La saoulerie américaine/11

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 81-92).

CHAPITRE XI

Le Vol du canot de pêche


Cependant aucun goût pour l’alcool ne naissait encore en moi, et mon organisme ne réclamait pas cet ingrédient chimique. Des années d’ivrognerie n’étaient pas parvenues à m’en inculquer le désir. Boire était un des modes de l’existence que je menais, une habitude des hommes avec oui j’étais mêlé. Lorsque je partais en croisière sur la baie, je n’emportais aucun spiritueux ; au large, jamais l’envie de la boisson ne me tourmentait. Mais, une fois le Razzle-Dazzle à quai, et dès que je pénétrais dans ces lieux de réunion qui bordent la côte, où l’alcool coulait à flots, l’idée s’implantait chez moi que l’offrande et l’acceptation mutuelles de liquides constituaient un devoir social.

Parfois, lorsque mon bateau était amarre à quai ou mouillé de l’autre côté de l’estuaire, sur le banc de sable, la Reine, sa sœur, son frère Pat et Mrs Hadley venaient à bord. En ma qualité d’hôte, je ne pouvais offrir l’hospitalité que sous la forme admise par mes invités. Je dépêchais l’Araignée, l’Irlandais ou Scotty, ou qui conque composait mon équipage, avec le bidon pour la bière ou la dame-jeanne pour le vin rouge.

Il arrivait aussi, par certains jours embrumés, quand je me trouvais à quai en train de vendre mes huîtres, que d’énormes policemen ou des mouchards en civil montaient à bord du Razzle-Dazzle. Vivant dans la crainte constante des policiers, nous nous empressions d’ouvrir des huitres pour les offrir aux intrus, avec un jet de sauce au poivre, et nous envoyions quelqu’un remplir notre cruche de bière ou chercher du tord-boyaux en bouteille.

J’avais beau lever le coude, je ne parvenais pas à aimer John Barleycorn. Je le prisais fort pour les gens avec qui il frayait, mais je détestais son goût particulier. Pendant toute cette époque, je m’efforçais de paraître un homme parmi les hommes, tout en caressant le désir inavouable de sucer des sucreries. Je serais mort plutôt que de le laisser deviner. Les nuits où je savais que mon équipage allait dormir en ville, je m’octroyais une vraie débauche. Je filais jusqu’à la bibliothèque gratuite, j’échangeais mes livres, j’achetais pour vingt-cinq cents de bonbons de toutes sortes qui se mâchaient et duraient dans la bouche, puis, regagnant le Razzle-Dazzle, je m’enfermais dans ma cabine. Je me couchais et restais étendu de longues heures béates à lire et mastiquer mes friandises. Et c’étaient les seuls moments où j’avais conscience d’en avoir pour mon argent. Des dollars et des dollars gaspillés sur le zinc ne pouvaient me procurer la même joie que ces vingt-cinq cents dépensés chez un confiseur.

À mesure que je m’adonnais à l’alcool, je me confirmais dans l’opinion que les minutes les plus brillantes de la vie survenaient immanquablement au cours de ces débauches. Les saouleries restaient toujours mémorables. Elles enfantaient des événements extraordinaires. Des hommes tels que Joe l’Oie s’en servaient comme points de repère pour dater leur existence. Tous les caboteurs attendaient avec impatience leur noce du samedi. Nous autres, pilleurs d’huîtres, nous ne commencions vraiment notre bordée qu’une fois nos marchandises vendues ; cependant quelques verres, glanés çà et là, et la rencontre fortuite d’un ami précipitaient par fois la cuite.

Aussi bien ces cuites inattendues étaient les meilleures, car elles provoquaient des incidents plus bizarres et plus captivants encore, témoin ce dimanche où Nelson, French Frank et le capitaine Spink dépossédèrent Whisky Bob et Nicky le Grec d’un canot pour la pêche au saumon qu’eux-mêmes avaient volé. Des changements s’étaient produits dans les équipages de pilleurs d’huîtres. Nelson s’était battu avec Bill Kelley, à bord de l’Annie, et avait la main trouée d’une balle ; il s’était également querellé avec Le Peigne et avait rompu leur association. Le bras en écharpe, il avait mis le Reindeer à la voile, en compagnie de deux marins de haute mer ; ceux-ci furent tellement épouvantés par ses frénésies qu’ils ne tardèrent pas à le lâcher. Une fois à terre, ils répandirent sur sa témérité de telles histoires que personne du port ne voulait plus sortir avec lui.

Le Reindeer, sans équipage, restait donc ancré de l’autre côté de l’estuaire, sur le banc de sable. À proximité était mouillé le Razzle-Dazzle, avec son grand brûlé, et Scotty et moi à bord. Whisky Bob, maintenant brouillé avec French Frank, était parti pour faire une incursion en amont du fleuve, sous les ordres de Nicky le Grec.

Ils ramenèrent un canot de pêche neuf, venant de la Rivière Colombie, raflé à un pêcheur italien. Dans son enquête pour découvrir le voleur, l’Italien visite tous les pilleurs d’huîtres sans exception. Nous autres, nous étions convaincus, par ce que nous savions de leurs faits et gestes, que Whisky Bob et Nicky le Grec étaient les coupable. Mais où diable se trouvait le canot ? Des centaines de pêcheurs italiens et grecs avaient remonté le fleuve et descendu la baie, et fouillé en vain les moindres coins et recoins.

Lorsque le propriétaire, en désespoir de cause, offrit une récompense de cinquante dollars, notre intérêt s’accrut et le mystère s’épaissit.

Un dimanche matin, je reçus la visite du vieux capitaine Spink, qui désirait s’entretenir avec moi sous le sceau du secret. Il venait de pêcher dans son canot sur la vieille cale d’Alameda.

À marée descendante, il avait remarqué, sous l’eau, un cordage attaché à un pieu et incliné vers le fond. En vain Spink avait essayé de ramener à la surface l’objet accroché à l’autre bout. Un peu plus loin, à un deuxième pieu, se trouvait un autre cordage pareillement disposé, qu’il ne parvint pas davantage à hisser. Sans doute il s’agissait du canot de pêche au saumon.

— Si nous le rendions à son légitime propriétaire, ajouta-t-il, il y aurait cinquante dollars à partager.

Mais je professais à cette époque d’étranges notions sur l’honneur entre filous ; aussi je refusai de me mêler en quoi que ce soit à cette affaire.

D’autre part, French Frank s’était querellé avec Whisky Bob et ne s’entendait pas non plus avec Nelson. (Pauvre Whisky Bob ! C’était un être sans méchanceté, un caractère excellent et généreux. Né faible, élevé dans la pauvreté, incapable de résister aux exigences de son organisme pour l’alcool, il poursuivait encore sa carrière de pirate de la baie, quand son cadavre fut repêché, au bout de quelques jours, près du quai d’un bassin où il était tombé criblé de balles.)

Une heure ne s’était pas écoulée depuis mon refus d’accepter les propositions du capitaine Spink, que je vis celui-ci descendre jusqu’à l’estuaire, à bord du Reindeer avec Nelson. French Frank partait, de son côté, sur sa goélette.

Peu après, les deux embarcations remontaient l’estuaire, suivant des parallèles étrangement voisines. Comme elles se dirigeaient droit sur le banc de sable, on put bientôt apercevoir le canot submergé, dont les plats bords affleuraient la surface, suspendu par des cordes à la goélette et au sloop. La marée était à moitié basse. Ils s’avancèrent carrément sur le sable, et échouèrent leurs bateaux en ligne, le canot de pêche entre les deux.

Aussitôt, Hans, un des matelots de French Frank, sauta dans un canot et fila à toute allure vers la rive nord. Une grosse dame-jeanne à l’arrière expliquait le motif de sa course. Ces hommes ne pouvaient différer d’un instant leur hâte à fêter les cinquante dollars si facilement gagnés.

Ainsi procèdent les fidèles de John Barleycorn. Quand la fortune leur sourit, ils boivent. Si elle leur fait grise mine, ils boivent dans l’espoir d’un de ses retours. Est-elle adverse ? Ils boivent pour l’oublier. Ils boivent dès qu’ils rencontrent un ami ; de même s’ils se querellent avec lui ou perdent son affection. Sont-ils heureux en amour, ils désirent boire pour augmenter leur bonheur. Trahis par leur belle, ils boiront encore pour noyer leur chagrin. Désœuvrés, ils prennent un verre, persuadés qu’en augmentant suffisamment la dose les idées se mettront à grouiller dans leur cervelle, et ils ne sauront plus où donner de la tête. Dégrisés, ils veulent boire ; ivres, ils n’en ont jamais assez.

On ne manqua pas de nous convier à la beuverie, Scotty et moi, les inséparables du port. Nous contribuâmes à arrondir le trou pratiqué dans ces cinquante dollars, que personne n’avait touchés encore. Cet après-midi d’un dimanche tout ce qu’il y a de plus ordinaire devint une orgie somptueuse et noyée dans la pourpre. Tout le monde parlait, chantait, déclamait et se glorifiait à la fois. Et sans cesse, French Frank et Nelson faisaient circuler les verres.

Nous étions en pleine vue du port d’Oakland et notre vacarme attira des amis. Les canots, l’un après l’autre, traversaient l’estuaire et abordaient sur le banc de sable. Le rôle le plus ardu échut à Hans, obligé de ramer sans relâche, en quête de liquides.

Sur ces entrefaites arrivèrent Whisky Bob et Nicky le Grec. Ils n’étaient pas ivres, eux, et ils s’indignèrent de voir leur plan ainsi déjoué par des camarades en piraterie. French Frank, assisté de John Barleycorn, prôna hypocritement la cause de la vertu et de l’honnêteté ; bientôt, malgré ses cinquante ans, il provoqua Whisky Bob sur le sable, et se mit en de voir de l’étriller. Comme Nicky le Grec, armé d’une pelle à manche court, accourait à l’aide de Whisky Bob, Hans lui régla son compte en un tour de main. Et, quand les carcasses endommagées de Bob et de Nicky furent arrimées dans leur canot, il va de soi qu’on célébra ce dénouement par de nouvelles rasades.

Pendant ce temps les visiteurs avaient afflué, en un méli-mélo de nationalités et de tempéraments, tous stimulés par John Barleycorn, et libérés de la moindre retenue.

Les anciennes querelles, les haines à demi éteintes se ranimaient. Un vent de bataille soufflait dans l’air. Chaque fois qu’un caboteur se rappelait quelque grief contre un matelot de goélette, ou vice-versa, chaque fois qu’un pilleur d’huîtres ruminait en lui-même ou rallumait chez autrui une vieille rancune, un poing se tendait et donnait le signal d’une autre rixe. Toutes finissaient par une nouvelle tournée générale, et les combattants, soutenus et encouragés par La foule, s’embrassaient et se juraient une amitié éternelle.

Soup Kennedy choisit précisément cet instant pour venir reprendre une de ses vieilles chemises oubliées à bord du Reindeer lors de son voyage en compagnie du Peigne. Il avait pris le parti de celui-ci dans sa querelle avec Nelson. En outre, il venait de boire à la maison Saint-Louis, et c’est bien John Barleycorn qui l’amenait au banc de sable, à la recherche de sa liquette.

Après un bref échange de paroles, Soup Kennedy s’empoigna avec Nelson dans le poste du Reindeer ; au cours de la mêlée, il faillit avoir la cervelle fracassée par une barre de fer que brandissait French Frank. furieux de voir un homme possédant l’usage de ses deux bras en attaquer un autre dont une main était invalide. (Si le Reindeer flotte toujours, la marque de la barre de fer doit subsister dans la lisse en bois dur de son poste.)

Mais Nelson retira de l’écharpe sa main trouée d’une balle : tandis que nous le retenions, il hurlait en pleurant, sur sa foi de Bereker, qu’il viendrait à bout de Soup Kennedy avec une seule main. Nous les laissâmes se débrouiller sur le sable. À un moment où Nelson semblait avoir le des sous, French Frank et John Barleycorn, mauvais joueurs, intervinrent sournoisement dans la lutte ; aussitôt Scotty protesta et essaya d’atteindre French Frank, celui-ci fit volte-face et lui tomba dessus et, l’ayant fixé dans un corps-à-corps après une glissade de vingt pieds sur le sable commença à le marteler de coups de poings. Comme nous essayions de les séparer, une demi-douzaine de batailles particulières s’engagèrent entre nous.

Elles prirent fin de façon ou d’autre. Nous séparâmes mes combattants les plus enragés en leur offrant à boire. Cependant Nelson et Soup Kennedy continuaient à se colleter. De temps en temps, nous reformions le cercle autour d’eux, et, les voyant épuisés, sur le sable, incapables de frapper un autre coup, nous leur donnions des avis de ce genre : « Lance-lui du sable dans les yeux ! » Ils suivaient notre conseil, puis, reprenant des forces, s’empoignaient de nouveau. La bataille dura jusqu’à qu’à l’épuisement des adversaires.

Après toute cette description de scènes viles ridicules et bestiales, essayez de vous imaginer ce qu’elles signifiaient pour un enfant de seize ans à peine, consumé par le désir des aventures, la tête farcie d’histoires de boucaniers, de pilleurs d’épaves, de villes mises à sac, de rencontres à main armée, et surexcité par la drogue absorbée. J’avais devant moi la vie brutale et nue, sauvage et libre, la seule à laquelle ma naissance me permettait d’atteindre.

Bien plus : cette scène renfermait une promesse. Ce n’était qu’un début. Du banc de sable, la route menait, par la Porte d’Or, à l’immense aventure du monde, où se livraient des batailles non plus pour de vieilles chemises ou des canots de pêche volés, mais pour des desseins élevés et romanesques.

Finalement, comme je reprochais à Scotty de s’être laissé régler son compte par un vieux comme French Frank, nous nous disputâmes, ce qui redoubla encore la gaîté de la fête. Scotty abandonna ses fonctions d’équipage et disparut dans l’obscurité avec une paire de mes couvertures.

Or, pendant la nuit, tandis que les pilleurs d’huîtres étaient vautrés, abrutis, sur leurs couchettes, la goélette et le Reindeer flottèrent tout naturellement à ma rée haute et virèrent sur leurs ancres. Le canot de pêche, toujours rempli de pierres et d’eau, restait au fond.

De bonne heure, le lendemain, j’entendis des cris sauvages provenant du Reindeer, et je dégringolai de ma couchette, dans l’aube grise et froide, pour assister à un spectacle qui fit rire tout le port pendant plusieurs jours. Le magnifique canot de pêche au saumon gisait à même le sable, aplati comme une galette, et sur lui étaient perchés la goélette de French Frank et le Reindeer. Malheureusement, deux planches du Reindeer avaient été en foncées par la puissante étrave de chêne du canot. La marée montante s’était introduite par la brèche et venait d’éveiller Nelson en s’insinuant dans sa couchette. Je prêtai la main pour pomper l’eau du Reindeer la main et réparer les avaries.

Ensuite Nelson fit cuire le déjeuner et, tout en mangeant, nous examinâmes la situation. Il était sans le sou. Moi aussi. Il ne fallait plus escompter la récompense de cinquante dollars pour ce misérable tas de débris écrasés sur le sable. Nelson avait une main blessée et plus d’équipage. Moi j’avais ma grand’voile brûlée et pas de second.

— Si on partait ensemble, toi et moi ? demanda Nelson.

Je répondis :

— Je suis ton homme.

Et voilà comment je devins l’associé du Jeune Griffeur, Nelson, le plus farouche, le plus fou de la bande. Nous empruntâmes à Johnny Heinhold l’argent nécessaire pour une provision de vivres, nous emplîmes nos barils d’eau douce et cinglâmes le jour même vers les bancs d’huîtres.