La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 23

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 159-197).
LETTRE XXIII


Albany (New-York), près de l’Hudson.

Me voici, chère Agathe, dans la capitale de l’État Empereur avec un déluge véritable de pluie qui m’empêche de rien voir de la ville et de son Capitole ; je continue donc ma conversation avec toi. Je crois t’avoir dit, dans ma dernière lettre, que je me disposais à aller, avec Marcus et Rébecca, voir une société de Trembleurs établie dans le New-Libanon. J’ai remonté l’Hudson par une journée parfaitement belle ; j’ai revue sa partie montagneuse, le faîte de la demeure de Downing, qui dominait le parc touffu, je lui ai adressé un regard d’affection, et j’ai joui de la vie avec la nature, Marcus, Rébecca, Eddy, durant la marche de notre magnifique et commode bateau à vapeur. Vers le soir, nous sommes arrivés à Hudson, petite ville où nous avons pris terre ; puis une voiture nous a conduits en trois heures à New-Libanon, célèbre source minérale, à un demi-mille anglais du village des Trembleurs. Pendant cette belle soirée, je suis sortie avec Marcus pour en avoir une idée.

Nous vîmes quelques maisons en bois, peintes en jaune clair et à deux étages, construites dans de bonnes proportions, avec toits en tuile ; elles sont situées sur des hauteurs verdoyantes, entourées au loin de collines encore plus élevées. Cette perspective était belle et romantique, la vue des maisons dégagée et les vitres grandes. La vie intérieure des Trembleurs ne paraissait pas le moins du monde sombre, étroite, comme je me l’étais représentée. Nous vîmes quelques frères dans les champs, commodément occupés à ramasser du foin, le regain, à ce que je présume. Ils ne se hâtaient pas.

Hier, dimanche, nous avons assisté, ainsi qu’un grand nombre d’étrangers, au service divin. L’église est une grande salle qui pourrait contenir deux à trois mille personnes ; elle a de très-grandes fenêtres, est haute, très-claire, sans aucun ornement. En y entrant, je fus surprise de voir une foule de figures de femmes pâles comme la mort, ressemblant par leur costume à des cadavres ensevelis, assises sur des chaises alignées le long du mur, roides, immobiles comme des momies : c’étaient les femmes de la société des Trembleurs. Leur aspect, véritablement sinistre, aurait été triste sans la nouveauté du spectacle. Dans un pays où toutes les femmes ont le même costume, celles qui s’habillent différemment des autres ne deviennent intéressantes que par là. Toutes les sœurs portaient des jupes blanches, grises ou jaune clair rayées, des souliers à talons hauts, des fichus blancs attachés de telle façon sur la poitrine, que ses formes en devenaient invisibles ; les robes paraissaient faites aussi de manière à faire ressembler le corps à un tronc d’arbre dépourvu de lignes. Ces femmes portaient sur la tête un petit bonnet comme ceux des quakeresses et dont le voile uni était serré sur la figure. Je m’aperçus qu’il était passé au bleu, ce qui contribuait à donner au visage sa couleur cadavéreuse.

Les frères Trembleurs entrèrent en cortége de l’autre côté de la salle ; tous étaient en culotte courte, bas, et souliers à haut talon, veste, manches de chemise, tête nue, les cheveux coupés droits sur le front et tombant sur la nuque. La réunion, composée de cent personnes environ de chaque sexe, s’assit sur des bancs qu’on apporta, les hommes pour eux et les femmes pour elles, mais en face les uns des autres. Deux sœurs portèrent en silence et amicalement des bancs aux spectateurs qui remplissaient tout un côté de la salle, en plus grand nombre que les Trembleurs. Un moment après, ceux-ci se levèrent vivement, les bancs furent enlevés, les frères et les sœurs restèrent un instant debout, en ligne, vis-à-vis les uns des autres ; un homme âgé s’avança, parla un moment, mais je n’entendis pas ce qu’il disait. Ensuite les frères et les sœurs se mirent à chanter et à danser, avançant et reculant à petits pas, chacun pour soi, alignés, avec figures symétriques, d’après une mesure dont le rhythme avait quelque chose de gai et de balançant. Durant toutes les variations de ce chant revenait un mouvement de triolet que les Trembleurs faisaient presque toujours ressortir par des coups de talon frappés avec beaucoup d’énergie, tandis qu’ils remuaient les mains en mesure, à peu près comme lorsqu’on dandine un enfant.

La danse et le chant s’arrêtèrent court pendant quelques minutes ; un nouveau prédicateur s’avança, parla, puis la danse et le chant recommencèrent et continuèrent un peu de temps ; ils me parurent ennuyeux et dépourvus d’âme. Ces femmes pâles, habillées uniformément, piétinant, trottant, faisant la bascule, tournant sur elles-mêmes les yeux baissés et sans signe de joie ou de vie naturelle, me paraissaient contre nature au plus haut degré ; elles avaient des visages doux mais sans expression ; je n’en ai pas vu un seul de joli. Les hommes étaient mieux et plus naturels ; ils dansaient avec plus de vie, quoique cet exercice eût souvent l’air ridicule. Tout redevint calme une seconde fois, et les Trembleurs s’assirent sur leurs bancs. Alors s’avança un frère (d’une quarantaine d’années environ), front étroit, yeux noirs très-enfoncés, étincelants ; tout son extérieur annonçait un homme à idée fixe et fanatique pour elle ; se plaçant en face des spectateurs, il leur parla à peu près ainsi :

« Vous nous voyez réunis dans une salle que nous avons construite nous-mêmes, pour y pratiquer un culte en conformité avec notre conscience. Si vous êtes venus pour nous voir, par considération pour nous et notre culte, et si vous vous conduisez en conséquence, vous serez les bien-venus. Dans le cas contraire, vous n’êtes pas les bien-venus. Causons maintenant ensemble, voyons ce qu’il y a entre nous, ce qui nous sépare. » Il continua en faisant le portrait de la société des Trembleurs, en la mettant en opposition avec la société mondaine : la première renonce au monde et ne vit que pour le ciel ; la seconde ne vit que pour les jouissances égoïstes de la terre. Nous eûmes tous une verte réprimande à l’occasion de nos péchés, interrompue seulement par des invitations du genre de celle-ci : « Venez, méditons ensemble ! répondez-moi, » etc. Il aurait été extrêmement facile de répondre à ce bon frère l’Ancien Évans (comme on l’appelait), de réfuter une grande partie de ses accusations et surtout l’éloge qu’il faisait de sa secte. Je fus étonnée de ne pas entendre une voix de l’assemblée, si fortement sermonnée, s’élever pour lui répondre ; mais on garda le silence. La danse prit une nouvelle vie après cette mercuriale ; un cercle composant le chœur permanent se forma ; autour de lui s’agitèrent des cercles dansants qui semblaient s’allonger en se tressant pour ainsi dire les uns dans les autres avec beaucoup de méthode et d’art. Toute l’assemblée des Trembleurs prit part à la danse, deux à deux, puis trois par trois, par rangs, et toujours en frappant des pieds en mesure, en agitant les mains et chantant d’un ton plus animé qu’auparavant.

À mesure que la danse et le mouvement se prolongeaient, ils s’animaient sans jamais sortir de l’amble, — et je vis des gouttes de sueur se perler sur maint visage ; mais les yeux des femmes continuèrent à rester baissés, et leurs visages à ne point avoir d’expression. Les hommes avaient un air plus animé : leur danse prenait de la vie à mesure que le mouvement de leurs mains ressemblait davantage au jeu de la harpe. Il était facile de penser durant cette ronde qu’elle était un symbole de la vie, et j’ai appris depuis qu’elle représentait le progrès des âmes dans le chemin de la vie. Le chœur, au milieu de la salle, chanta pendant tout le temps en agitant les mains. Quant à moi, je ne vois pas pourquoi la danse ne ferait pas aussi bien partie du culte que le chant, la musique, etc., etc. ; elle devrait être l’expression naturelle de certains mouvements de la vie religieuse. Quand le roi David dansa devant l’arche et joua de la harpe en chantant les louanges du Seigneur, il suivait une inspiration vraie. Je n’ai contre la danse des Trembleurs que son manque de vie. Elle est évidemment aujourd’hui une œuvre de la tradition, de l’habitude et du calcul. C’était différent il y a quelques années, et, comme je l’ai entendu dire à mademoiselle Sedgewick, cette danse produisait des phénomènes fort singuliers ; des trembleurs tournaient sur eux-mêmes comme les fakirs, jusqu’au moment où ils tombaient à terre sans connaissance et dans des extases convulsives, ce qui n’a plus lieu que rarement, dit-on, ou bien on veille à ce que le public n’en soit pas témoin. L’élément pratique économique, qui distingue l’enthousiasme religieux de la secte des Trembleurs, paraît avoir pris le dessus dans ces derniers temps.

La cérémonie finit tranquillement comme elle avait commencé. Les frères et les sœurs emportèrent leurs bancs, et sortirent ensuite de la salle chacun de son côté. Mais j’étais décidée d’en apprendre davantage sur cette secte et son intention ; c’est pourquoi je me suis mise à la recherche de quelques uns de ses administrateurs ; je leur communiquai mon désir et demandai la permission de revenir pour causer avec eux. Ils y consentirent amicalement, me prièrent même de rester, puisque j’étais sur place, m’invitèrent à dîner et à rester jusqu’au lendemain. Je ne pus accepter leur invitation, car j’attendais mes jeunes amis les Lowell. Après avoir dîné avec Marcus et Rébecca à New-Libanon, je revins avec eux au village des Trembleurs. Il y régnait un calme profond ; tous les étrangers étaient partis, et les maisons jaunes, solitaires, sur les hauteurs verdoyantes, étaient éclairées par le soleil.

Nous fûmes reçus par deux sœurs qui nous conduisirent dans une chambre, où deux femmes d’un certain âge, ainsi que quelques jeunes filles, se trouvaient. Les joues de ces dernières fleurissaient comme des roses sous leurs bonnets blancs de linon empesé, et je m’aperçus que la société des Trembleurs n’envoyait pas ses plus jolis membres à la danse. Les hommes et les femmes âgés étaient ce qu’on appelle ici des Anciens et les administrateurs de la famille chez laquelle nous nous trouvions. La société du New-Libanon est partagée en deux familles, celle du nord et celle du sud. Chaque famille a ses maisons, ses administrateurs, son ménage séparé.

Je présentai mes questions aux Anciens et ne tardai pas à m’apercevoir qu’ils ne pouvaient pas y répondre. L’un de ces hommes était riche, avait quitté sa femme et sa famille pour entrer dans la société des Trembleurs, à laquelle il avait donné une partie de sa fortune. Plus tard, l’une de ses filles était venue le rejoindre. Cet homme, déjà âgé, fortement constitué, avait l’air bon, et un visage qui exprimait plus de sentiment que de vigueur dans la pensée. L’autre Ancien était doué d’un extérieur noblement patriarcal ; tous deux n’avaient presque rien à dire. Les femmes paraissaient douces mais bornées ; elles avaient cherché et trouvé un port à l’abri des tempêtes de la vie et ne voulaient pas en savoir davantage.

Mais l’Ancien Évans, au front étroit et haut, aux yeux enfoncés, entra, et la conversation prit une autre allure. Je fus surprise de trouver dans ce prédicateur fanatique un homme fort sensé, ayant, généralement parlant, une manière de penser libérale, quoique peu profonde dans le sens de ce mot. Il comprenait la base de la vie des Trembleurs, et savait en rendre compte. Avec lui, la conversation fut véritablement intéressante pour moi, et nous y fûmes tous deux très-sérieux.

Parmi les questions et les réponses qui eurent lieu entre nous, je ne citerai que celles-ci :

D. Quelle idée attachez-vous à votre danse, est-elle symbolique ou disciplinaire ?

R. L’une et l’autre. Nous dansons parce que nous ne pouvons pas nous en empêcher, parce que nous devons exprimer ainsi les sentiments de nos âmes ; nous régularisons notre danse, afin qu’elle nous représente notre foi, notre devoir, et devienne ainsi, pour nous, la leçon vivante de nos sens, de notre âme et de notre corps.

D. Vous représentez, dites-vous, quelque chose de tout nouveau dans le monde. Je vous observerai cependant que des sectes, séparées du monde, et renonçant à ses convoitises, pour mener une vie sainte, ont existé à toutes les époques. En quoi votre société se distingue-t-elle des ordres religieux qui se sont formés immédiatement après l’introduction du christianisme, et qu’on trouve encore dans bien des pays ?

R. La différence est fort grande. Les ordres religieux dont vous parlez veulent aider les hommes à atteindre la perfection en séparant l’homme de la femme ; Dieu les a cependant créés pour former une unité spirituelle. Nous disons, au contraire, que de l’union spirituelle de l’homme et de la femme peut résulter un homme parfait.

D. La pensée fondamentale de votre société est par conséquent le mariage spirituel ?

R. Nous ne lui donnons pas le nom de mariage, nous disons seulement que l’homme et la femme ne deviennent bons et des créatures humaines parfaites que par l’union spirituelle intérieure, les relations journalières, conformément au dessein de Dieu.

D. Mais, si tous les hommes pensaient comme vous, si le monde entier, c’est-à-dire notre monde, devenait une société du genre de la vôtre, sans mariage ni enfants, il finirait bientôt et s’éteindrait.

Évans réfléchit un peu, et dit ensuite que, si notre monde finissait d’une bonne manière, s’il avait une bonne et sainte fin, autant valait qu’elle arrivât bientôt, puisque nous avions tous devant nous notre transformation et l’espoir d’une vie meilleure.

Je réfléchis un instant à mon tour et ne trouvai rien à répondre ; il me semblait que le frère n’avait pas tout à fait tort. Je soupçonnai cependant et soupçonne encore que l’espèce humaine a un travail plus considérable à faire sur cette terre que nous n’aurions de temps pour l’exécuter, si nous participions tous à la vie et à la mort des Trembleurs. Ne voulant pas soulever l’océan sur lequel ni Evans ni moi nous ne pourrions voguer convenablement, je me proposai de chercher d’autres lumières sur la vie et les institutions de la secte des Trembleurs.

Son but est le développement spirituel de l’homme par la vie de communauté spirituelle et sainte. Relations chrétiennes toutes d’amour sous le rapport de l’esprit et des actions entre hommes et femmes, avec prière, travail, pour et avec chacun, tels sont les ressorts qui la font agir. La répression des appétits temporels et une vie ascétique corporelle, tels sont les moyens destructeurs des obstacles qui s’y opposent.

Je demandai à une jeune fille : « Vous aimez-vous réellement beaucoup les uns les autres ?

— Oh ! oui ! nous nous aimons en vérité, » répondit-elle. Et ses beaux yeux bleu foncé rayonnèrent. Les rapports que j’ai eu l’occasion d’observer une couple de fois entre ces jeunes filles et les hommes d’un certain âge m’ont paru des plus affectueux ; on aurait dit des filles avec leur père.

Au milieu de notre conversation, James Lowell monta l’escalier en courant et entra dans la chambre où j’étais assise au milieu de la compagnie des Trembleurs. Son visage, rayonnant d’une vie pleine de fraicheur, brillait comme un soleil d’été dans cette réunion si pâle, quoique cordiale. Lowell venait d’arriver avec Marie, et notre rencontre au milieu des frères et des sœurs qui souriaient avec douceur et nous regardaient avec intérêt, fut des plus affectueuses. Ils nous invitèrent tous à souper avec eux, mais M. et madame Lowell continuèrent leur course vers New-Libanon, Marie ayant besoin de se reposer.

Marcus, Rébecca et moi, nous descendîmes dans une salle où l’on avait dressé une table à notre intention, et sur laquelle était placé du thé, du lait, du pain, du beurre, des gâteaux, de la confiture, le tout avec abondance. Nous fûmes servis par les sœurs ; quelques-uns des plus vieux frères se mirent à table avec nous, mais sans manger. Rébecca dit à l’une des sœurs qui nous servait, au moment où celle-ci se baissait pour offrir quelque chose : « Vous avez un air si bon que je ne puis m’empêcher de vous embrasser. » La sœur sourit et parut contente. Plusieurs autres entrèrent pour nous voir ; je remarquai parmi elles quelques femmes d’un âge moyen, dont l’air était remarquablement bon et noble. Le calme et une douceur grave les distinguaient toutes ; elles me rappelaient une douce mais sombre matinée de septembre en Suède ; l’air est pur, le sol encore vert, c’est encore gracieux et calme ; mais une certaine mélancolie repose sur le paysage ; le soleil, les fleurs, le chant des oiseaux lui manquent ; rien ne pousse, tout est immobile, et si un oiseau commence un petit gazouillement, il s’arrête immédiatement. Cependant je végète bien dans l’atmosphère tranquille et douce de septembre, et les sœurs voyaient avec plaisir l’intérêt que nous paraissions leur porter, ainsi qu’à leur société.

Elles étaient intimement amicales et agréables, beaucoup plus que je ne l’aurais cru d’après la scène du matin. Je leur dis en les quittant : « Je vous salue toutes en vous donnant un baiser spirituel, car je présume que vous n’en voudriez pas d’autre. — « Nous ne sommes pas étroites à ce point, » dit une jeune fille en souriant, en avançant sa jolie tête et en m’embrassant. Les autres l’imitèrent, et nous nous embrassâmes cordialement. Comme les jeunes filles souriaient : « Je ne croyais pas, leur dis-je, que vous pouviez sourire. » Et elles recommencèrent avec bonté et douceur. L’une des plus âgées dit : « Je ne voudrais pas pour beaucoup être privée de mon bon rire ! » Elles étaient véritablement gracieuses, agréables, mille fois plus que certaines femmes du monde et irréfléchies de l’hôtel de New-Libanon, qui prenaient un air hautain et important en parlant des « pauvres Trembleurs. »

Leur société m’a laissé une impression favorable, et j’ai ouï dire à des personnes qui ont été pendant plusieurs années en rapport avec elle, beaucoup de bien des Trembleurs, surtout relativement à leur vie tout empreinte d’amour chrétien, leur bonté envers les pauvres, et les soins tendres qu’ils donnent aux enfants qui leur sont confiés, soit par les pauvres en dehors de leur société, soit par les familles qui en deviennent membres et vivent alors sans reconnaître les liens naturels. Les soins qu’ils donnent aux malades de leur société sont parfaits aussi, à ce que m’a dit mon petit docteur féminin de Boston, mademoiselle Hunt, médecin de deux ou trois sociétés de Trembleurs. Elle m’a parlé de mainte existence humaine aigrie par le monde, d’époux malheureux, de femmes isolées, d’hommes rudement éprouvés par les chagrins, qui ont trouvé chez les Trembleurs un port à l’abri des orages de chaque jour, des amis, des soins, le comfort et la paix de la vie, dont ils n’auraient pas pu jouir dans le monde. Ces sociétés sont des communautés monastiques mitigées, et, je crois, des institutions raisonnables, bien appropriées à leur but, en exceptant la danse, qui pourrait être plus jolie.

L’un des Anciens, Richard Bushnell, m’a donné, au moment des adieux, un volume contenant l’histoire de l’origine et de l’organisation de « l’Église de mille ans, ou société unie des croyants appelés les Trembleurs. » J’y vois que cette secte est née en France pendant une assemblée qui eut lieu dans le Dauphiné à la fin du seizième siècle. Une foule d’hommes et de femmes furent pris d’extases religieuses qu’ils considérèrent comme des effets du Saint-Esprit, accompagnés de visions, d’exhortations intérieures à une vie sainte, ascétique et consacrée à Dieu. Inquiétés et persécutés en France, plusieurs de ces sectaires passèrent en Angleterre.

Anne Lée, fille d’un forgeron, jeune, et qui, dès son enfance, avait eu des révélations et des inspirations du genre de celles dont il est parlé dans l’histoire d’une célèbre Suédoise, sainte Brigitte, fit connaissance de ces pieux Français, et, quoique ne sachant ni lire ni écrire, elle ne tarda pas à se distinguer par sa science relativement à la Bible et aux choses saintes. Après des luttes spirituelles intérieures qui la maigrirent, elle arriva à un état d’extase durant lequel son âme et son corps prirent une nouvelle vie et firent d’Anne Lée le point central, l’institutrice et la directrice de la petite bande dispersée de ceux qui croyaient aux inspirations supérieures de cet état extatique. Une foi vigoureuse, un génie inné, aidèrent cette femme, dépourvue de la culture la plus ordinaire, à faire un système de ce qui n’était auparavant que des phénomènes et des pressentiments sans base. Anne Lée et son influence établirent cette doctrine, que le monde, étant tombé par la première Ève, serait complétement relevé par la seconde ; que le nouvel avénement du Christ aurait lieu par l’œuvre du Saint-Esprit et intermédiaire de la seconde Ève, qui donnerait la vie en Dieu à la race que la première avait conduite à la défection envers lui. Une chasteté complète en était la principale condition, ainsi qu’une vie tournée vers Dieu en travaillant pour les frères et pour les sœurs.

La secte des Trembleurs vit dans Anne Lée cette nouvelle révélation de Dieu sur la terre. Ils l’appelèrent « mère Anne Lée » et se laissèrent gouverner par ses inspirations. Le culte dansant qu’elle fonda, où les extases étaient violentes, comme cela arrive naturellement dans toute secte jeune, fut bientôt troublé par la populace ; Anne Lée et plusieurs de ses adhérents furent jetés en prison. Cependant on les relâcha, les avertit de ne pas recommencer, les menaça, ce fut inutilement. Ils se réunirent de nouveau pour chanter et louer Dieu ; le chant devint une danse, un chant d’actions de grâces, qui les fit sauter, bondir. Constamment harcelés et menacés en Angleterre, les Trembleurs, comme tous les enthousiastes persécutés de l’Europe, tournèrent les yeux vers le Nouveau-Monde, au delà de l’Océan ; Anne Lée eut la révélation d’y fonder la société de New-Libanon.

En 1774, elle traversa la mer avec une petite bande de fidèles ; balancés sur les flots, ils dansèrent et chantèrent avec extase. Le capitaine du navire, ne comprenant rien à ce culte, menaça de les jeter à la mer s’ils n’y renonçaient pas ; mais ils continuèrent à chanter et à danser. Une tempête survint, une planche se détacha du navire, l’eau s’y précipita. Le capitaine, furieux contre les Trembleurs, vit dans leurs pratiques impies la cause de ce malheur et allait réaliser sa menace, lorsque la mère Anne Lée s’écria : « Bon courage, capitaine, pas un cheveu de ta tête ne tombera et ne sera endommagé. Je vois deux anges debout près du mât de ton navire. » Et au même moment, dit la narration, une vague remit la planche en place, l’eau n’entra plus dans le vaisseau et les hommes des pompes s’en rendirent maîtres. La tempête ne tarda pas non plus à se calmer ; après quoi le capitaine laissa les Trembleurs en paix. Ils continuèrent à danser et à chanter ; ce fut ainsi qu’ils arrivèrent dans le Nouveau-Monde.

Mère Anne Lée et ses fidèles achetèrent de la terre non loin des bords de l’Hudson, cultivèrent le désert, bâtirent des maisons et fondèrent en 1776, au mois de septembre, leur première église sous le nom de New-Libanon.

Le mari d’Anne Lée, le pauvre homme auquel on l’avait unie avant l’époque de ses extases religieuses, fit dans le commencement partie de ses fidèles, mais il finit par se séparer d’elle, tomba dans l’ivrognerie et autres vices. La société de New-Libanon prospéra, grandit sous la direction d’Anne Lée et donna naissance à de nouvelles sociétés de Trembleurs dans d’autres États ; Anne Lée les visitait pour y répandre sa doctrine. Elle mourut dans un âge avancé, généralement estimée et aimée.

Les principes et préceptes donnés par elle, qui ont été conservés dans ce livre, annoncent un esprit pieux et doux, entaché parfois de la croyance présomptueuse qu’elle était un autre Christ, et indiquent une raison fort sage, économique et pratique. Cependant toutes les règles qu’elle donne concernant le travail, l’économie, sont rapportées à Dieu comme au donateur de tout ce qui est bon. « Les aliments sont un produit de la bénédiction de Dieu, c’est pourquoi nous ne devons rien gâcher. »

Quant à l’extérieur d’Anne Lée, il est dit : « Sa taille était un peu au-dessous de la moyenne pour les femmes, passablement ramassée, mais droite et bien proportionnée ; son teint blanc et clair ; ses traits étaient réguliers, ses yeux bleus mais perçants ; sa physionomie était expressive et douce, en même temps solennelle et grave. Bien des gens du monde la trouvaient belle ; aux yeux de ses fidèles elle possédait à un haut degré la beauté et l’amabilité céleste qu’ils n’avaient jamais vues jusque-là chez aucun mortel. Dans les moments où Anne Lée était sous l’influence du Saint-Esprit, son visage rayonnait avec une magnificence divine et angélique. Le pouvoir, l’influence de son esprit dans de pareils moments dépasse toute description. Personne ne pouvait la contredire ni résister à la puissance qui la faisait parler. »

Il y a maintenant aux États-Unis dix-huit sociétés de Trembleurs répandues dans divers États, depuis le New-Hampshire jusqu’à l’Ohio et Indiana ; cependant cette secte ne paraît pas compter au delà de quatre mille membres. La société de New-Libanon en a de sept à huit cents. Chaque société est divisée en deux ou trois familles spéciales, parmi lesquelles est sa famille d’Église, composée d’hommes et de femmes choisis qui gouvernent les affaires spirituelles de la société. Les affaires temporelles sont administrées par les Anciens. Toutes les sociétés de Trembleurs sont dans une certaine dépendance de celle du New-Libanon, appelée la société-mère. La propriété de la société est en commun, personne n’y possède rien à soi. Les Anciens font les distributions. Quiconque entre dans la société et y dépose quelque fortune, peut reprendre son bien s’il la quitte au bout d’un certain temps ; mais si cette fortune a été donnée à la société avec volonté et connaissance de cause complète, on ne peut pas la retirer.

La plupart des sociétés de Trembleurs paraissent être en bonne position ; celle de New-Libanon passe pour riche ; elle augmente continuellement ses propriétés, et vit d’agriculture, de l’élève des bestiaux, surtout des métiers. Les objets confectionnés par les Trembleurs sont solides, mais un peu bizarres de formes et de couleurs, dépourvus de goût. Le jaune-gris ou le brun-jaune pâle sont les couleurs dominantes. Les Trembleurs vivent bien, travaillent commodément, parce qu’ils n’ont pas de plaisirs ni de superflu, et travaillent également pour tous. La secte ne grandit pas, ne paraît pas non plus décroître ; on ne cite sur son compte aucune histoire scandaleuse. Il paraît cependant qu’assez souvent un jeune couple s’enfuit pour se marier et vivre en dehors de la société. On les considère comme perdus et l’on ne s’inquiète pas d’eux.

Une fois (à ce qu’on m’a raconté), un enfant nouveau-né fut déposé devant la porte d’une maison de Trembleurs. Lorsqu’on le trouva le matin, cet événement produisit une grande sensation dans la société ; tous les Trembleurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, vinrent voir cette singulière chose appelée un « nourrisson ; » l’enfant devint un objet de curiosité et d’intérêt pour toute la société ; son bien-être, son accroissement, son développement, furent le sujet de toutes les conversations, de l’attention générale. Pendant longtemps, c’était le principal personnage de leur société.

Tu dois en avoir assez sur le compte des Trembleurs. Quant à moi, je désire en apprendre davantage sur eux et leur société ; et j’espère trouver plus tard l’occasion de les mieux connaître. Mère Anne Lée ! combien de filles d’Ève (et de fils aussi) devraient aller à l’école chez toi (mais non pas celle de danse) !

J’ai passé la soirée avec mes amis et fini par me disputer avec Marcus et Rébecca ; il s’agissait de nouveau d’une vieille histoire, c’est-à-dire qu’il me fut impossible d’obtenir la permission de payer ma part de voyage et de séjour à l’hôtel. Le mari et la femme ont des milliers d’expressions et de manières pour me réduire au silence et me forcer de passer par où ils veulent sans même les remercier. Mais, je le sais, ils comprennent mes sentiments ; on dirait que nous sommes frères et sœurs.

Marcus et Rébecca sont retournés à New-York, et je me dirige vers l’Ouest, avec les Lowell, par bateau à vapeur et chemin de fer. Nous avons été pris par une pluie épouvantable ; elle nous a traversés, ainsi que nos valises, en passant d’un bateau sur l’autre. Trempés par cette pluie torrentielle, qui transformait en rivières les rues d’Albany, nous sommes arrivés à un hôtel où — on n’a pas voulu nous recevoir. Il devait y avoir deux jours après une foire de l’agriculture dans la ville, toutes les chambres étaient retenues d’avance. Mais lorsque nous promîmes de n’y passer que la nuit, on se décida à nous en donner, et il me sembla bon de pouvoir me sécher à un feu flamboyant, de prendre du thé bien chaud.

Je suis ici au centre de l’État le plus puissant de l’Amérique du Nord, dont la population est aussi considérable et infiniment plus riche que celle de toute la Suède, et qui deviendra plus puissant encore. L’État de New-York n’a pas d’origine ni de souvenirs intéressants comme ceux. du Massachusett, de la Pennsylvanie et de la Géorgie. C’est l’intérêt commercial qui a commencé à peupler ce pays ; ses premiers colons sont venus de la Hollande. Ils appelèrent ce pays la Nouvelle-Néerlande, et la presqu’île où est située la ville de New-York, s’appelait Manhattan ; ce magnifique nom indien signifie vaillant ; je voudrais qu’on pût le rendre à New-York. Ce fut pour le compte d’une compagnie hollandaise que Hudson se rendit en Amérique et découvrit la splendide rivière qui porte son nom. « Ses alentours, dit-il, sont ce qu’on peut voir de plus beau et de la nature de ceux où l’on peut mettre le pied avec profit. » Maintenant encore, cet État est rempli de Hollandais qui vivent entre eux, ne veulent pas suivre les écoles et autres établissements utiles fondés par le peuple dominant et législateur actuel. L’État de New-York ne paraît pas avoir coopéré au trésor intellectuel des grandes idées du Nouveau-Monde, mais celle d’une république fédérative est née aux États-Généraux de la Hollande, et a été importée par New-York dans l’Amérique du Nord.

Maintenant, bonne nuit, chère Agathe, je suis fatiguée et j’ai sommeil.


Niagara, 7 septembre.

Je t’écris au milieu du fracas produit par cette belle et célèbre merveille du Nouveau-Monde, le — Niagara ! C’est grand, merveilleusement beau, et cependant si simple, si facile à comprendre, qu’on saisit sur-le-champ l’impression que cette scène produit sur l’âme et le corps, où elle reste ineffaçable. J’ai été moins surprise que je ne m’y attendais ; mais ce spectacle s’est agrandi en moi, et… je t’en dirai davantage une autre fois.

Il fait sombre dehors, et c’est à la lumière, au fracas du courant qui passe sous mes fenêtres, presque sous mes pieds (car nous demeurons à l’hôtel de la Cataracte, au-dessus des rapides écumants qui courent avec la vélocité de l’éclair vers la grande chute), que je veux causer un moment avec toi, te rendre compte de ma vie ces jours passés.

La dernière fois que je t’ai écrit, c’était d’Albany ; la pluie nous retint au logis toute l’après-midi et le soir ; le matin suivant se présenta gris et sombre. Je regardais le ciel de travers en craignant la pluie, mais je vis les nuages s’amincir, des percées bleues se montrer, et la gaieté me revint. La journée a été magnifique, le voyage également, dans la belle et fertile vallée de Mohawk qui longe la rivière du même nom, petite, bruyante, aux ondes transparentes, légèrement rouges et courant à travers des champs verdoyants. Les nuages prirent des ailes, s’envolèrent dans l’espace bleu, disparurent et laissèrent le ciel rayonnant et clair. Le sol resplendissait d’hélianthes partie sauvages, partie cultivées, près des petites habitations. Je n’en ai jamais vu d’aussi grandes et d’aussi riches ; bon nombre d’entre elles ressemblaient à de jeunes arbres. Dans un endroit, j’ai vu une petite maison autour de laquelle ces fleurs formaient comme un bosquet ; il est vrai que la maison était basse. Le pays paraissait bien cultivé ; le soleil brillait sur cette belle et riche contrée que la pluie de la veille faisait briller à son tour, l’ensemble était frais et joyeux. Nous volions sur ce bon chemin de fer et appuyés dans des fauteuils excellents, vers l’Ouest, cette terre promise du soleil couchant… Nous traversâmes ainsi une foule de villes nouvellement nées, Syracuse, Rome, Oswego, Auburn, Vienne, Amsterdam, Schnectady, Onéida, Chute-de-Seneca, Genève, etc., toutes agréables, en croissance, ayant de jolies habitations et jardins, plusieurs églises, des édifices élégants, un hôtel de ville dominant la cité par sa position et son caractère ; le tout rendait témoignage de l’ordre, du bien-être, se ressemblait malgré les différentes nuances indiquées par le nom de ces villes. J’aime voir les noms célèbres du Vieux-Monde mêlés à ceux du Nouveau, car j’y pressens une prophétie populaire concernant la métamorphose plus haute à laquelle ce pays, ce peuple, donneront naissance, et dans laquelle la vie de l’Ancien-Monde sera représentée, mais dans un sens plus élevé, plus spirituel. Ces noms de tous les pays et de tous les peuples semblent annoncer la grande assemblée des nations des diverses parties de la terre, qui aura lieu un jour ici.

Nous passâmes aussi devant plusieurs lacs aux bords romantiques, Cayuga, Seneca, Canandaigua, Onéida, etc. Le paysage, dépourvu de grands traits, était d’une gentillesse et d’une fertilité infinies. Les vergers, resplendissant des plus jolies pommes, des plus belles pêches, environnaient des maisons de campagne et des fermes bien bâties. On m’avait parlé du voyage à travers la partie occidentale de l’État de New-York comme étant fort intéressant par le spectacle de la vie riche et florissante qu’on y voit. C’est bien cela, c’est une fête champêtre incessante ; sa grâce variée fait oublier une certaine uniformité dans les scènes.

Mes jeunes amis en jouissaient comme moi, à mesure que la journée avançait et que le soleil descendait vers l’occident, but de notre course ; plus il se baissait, plus sa couleur était ardente. Je regardais cet astre comme une fille du Pérou aurait pu le faire, je le regardais comme les hélianthes de la route et en rapport intime avec elles.

Nous arrivâmes le soir à Utique, où nous devions passer la nuit. Tandis que Marie reposait, que James faisait les préparatifs de notre excursion du lendemain (nous nous proposions d’aller voir la chute de Trenton), j’entrepris un voyage de découvertes dans la petite ville au vieux nom républicain, en me disant : « Allons à la recherche de Caton, son esprit revient peut-être ici, » et en effet, quoique sous une autre forme ; c’est-à-dire que je vis sur quelques maisons, un placard imprimé, où je lus : « Les couturières de la ville d’Utique sont convoquées à … mercredi prochain, pour aviser au moyen de remédier à l’oppression sous laquelle nous travaillons et sur la meilleure manière de conquérir nos droits. »

Antique et sévère champion des droits du peuple, qui n’a pu vivre en les voyant étouffés par les mains de César, Caton, au noble esprit, toi qui es mort pour la liberté républicaine, — tu as vaincu ! Ce que tu voulais, la chose pour laquelle tu as combattu, est en vigueur ici. Dans cette nouvelle république, créée deux mille ans après ta mort, la partie la plus infime du peuple peut se lever pour revendiquer ses droits, faire des discours au forum de l’État comme les grands, et obtenir justice. Vieux républicain, tu as vaincu ! ton esprit vit ici plus puissant que dans la vieille Rome. Les couturières de la cité d’Utique en rendent témoignage dans la ville qui porte le nom du lieu de ta naissance ; il est fâcheux seulement qu’elles n’écrivent pas leurs invitations un peu plus grammaticalement. Mais qu’importe ? le sens en est clair.

Je retournai donc à l’hôtel, contente d’avoir rencontré l’esprit de Caton à Utique, d’avoir vu plusieurs maisons fort jolies, construites avec goût et entourées de plantations. Les rues, dans les petites villes américaines, sont des avenues bordées de maisonnettes de campagne isolées, avec pelouse, jolie grille, jolis arbres devant la maison. Dans la partie de la ville où se trouvent les boutiques, les maisons se touchent et sont bâties en vue des affaires plutôt que de la beauté ; cependant l’élégance et les bonnes proportions les distinguent toutes, l’ordre, la propreté règnent partout. « Vivez-vous contents et heureux ici ? » demandai-je dans une boutique à un jeune commis qui paraissait fort bien. « Oh ! oui, en vérité ! répondit-il avec franchise et cordialité ; nous avons de bons amis, de bons voisins, tout est bon. Nous ne pouvons rien désirer de mieux. » Bonheur et satisfaction bien rares !

Le jour suivant, nous allâmes avec chevaux et voiture (manière de voyager qui commence à n’être pas commune) à Trenton, pour voir la chute, cousine du Niagara sous le rapport de la célébrité ; sauvage et violente, elle se précipite d’une hauteur d’un demi-mille anglais assurément. Cette masse, qui a la couleur d’un vin de Sherry clair, s’élance entre de hautes et sombres montagnes, de redans en redans, avec un fracas des plus sauvages. Elle brille au soleil, se précipite dans l’abîme, bondit sur des blocs de rochers et des troncs d’arbre ; arrache, entraîne tout ce qu’elle trouve sur sa route, disperse à droite et à gauche une poussière d’eau sur la forêt qui reste pour ainsi dire sans voix et tremblante devant le procédé violent de ce puissant héros gigantesque. C’est magnifique, mais bruyant, trop dépourvu de réflexion. On est assourdi par le bruit, presque aveuglé par l’impétuosité avec laquelle ces masses d’eau se précipitent ; on s’en fatigue comme de quelque chose de déraisonnable, malgré sa beauté. On n’entend point ses propres pensées, encore moins celles des autres, quand même ils crient dans votre oreille ; la fureur du géant couvre la voix, enivre, subjugue. C’est uniquement dans sa couleur transparente et enflammée que je vis le feu divin, et lorsque, placée sur une terrasse de rocher, à côté de la chute, j’ôtai mon chapeau et me laissai mouiller par la poussière d’eau qui tombait comme un brouillard. La nature, autour de Trenton, est sauvage, d’une beauté pittoresque, mais étroite.

Nous passâmes la journée à Trenton, faisant société avec ce géant et ses alentours. L’auberge était excellente comme presque toutes celles de ce pays, et située dans un vallon romantique, Nous fûmes bien nourris, nous dormîmes bien, et j’aurais désiré pouvoir rester ici plus longtemps ; mais nous retournâmes le lendemain à Utique, et continuâmes de là notre voyage.

Cette fois aussi le soleil était avec nous, et la contrée riche, fertile comme auparavant. La rapidité de notre course ayant mis le feu à quelque chose du convoi, on s’arrêta pour l’éteindre. Nous prîmes la chose froidement, restâmes assis dans nos fauteuils commodes, n’éprouvant d’autre inconvénient de l’aventure qu’un peu de fumée ; le danger fut détourné avec prestesse et sang-froid. Le convoi s’était arrêté le long d’un grand et beau verger qui n’était clos, du côté de la route, que par une palissade en bois assez basse. Au moment où j’attirais l’attention de Marie Lowell sur la beauté et la perfection, dignes du paradis, de quelques jeunes pommiers dont les fruits brillaient des plus jolies teintes rouge et jaune d’or, je vis avec surprise, et, — je dois le dire, — avec chagrin, une foule d’hommes de vingt à trente et quelques années, bien mis, ayant de bonnes manières sous tous les rapports, sauter par-dessus la clôture, entrer dans le verger, attaquer, dépouiller de la façon la plus impitoyable ces beaux et riches arbres fruitiers. Des branches furent rompues et arrachées au milieu du rire et du bavardage de cette compagnie de brigands, augmentée constamment par d’autres qui sortaient du convoi et sautaient par-dessus la clôture dans le jardin. Mais alors on entendit une voix bien avant dans la plantation ; elle a dû produire sur ces fils d’Adam, avides de pommes, le même effet que celle de Dieu dans le Paradis, lorsqu’il s’adressa à notre premier père, et quoique cette voix fût assurément moins redoutable, tous les voleurs n’en recoururent pas moins à leurs jambes. Ils jetèrent sur la route, par-dessus la clôture, toutes les pommes qu’ils purent arracher, franchirent la clôture en riant, en se lançant des pommes, et rentrèrent dans les wagons, laissant le propriétaire du verger contempler ses arbres maltraités et dépouillés.

Je conviens que cette scène et l’esprit dans lequel on l’avait jouée m’étonnèrent beaucoup. « Est-il possible, dis-je à Lowell, que ces jeunes hommes soient des gens comme il faut ? » Il secoua la tête en silence.

J’avais déjà plusieurs fois entendu parler de vols de fruits et de fleurs commis par des jeunes gens dans les jardins des grandes villes (surtout autour de Philadelphie) ; j’avais interrogé Downing et Marcus à cet égard. Ils sont convenus du fait, en ajoutant pour l’excuser : « Les fruits sont tellement abondants et à si bon marché dans ce pays, que d’en prendre n’est pas considéré comme une illégalité. » Cependant les jeunes hommes du convoi se sont sauvés à la voix du propriétaire comme des voleurs de fruits ordinaires. La seule différence qu’il y a entre eux et les voleurs de même genre en Europe, c’est que les premiers n’éprouvent aucune honte. Voler des fruits, maltraiter les arbres, fuir devant le jardinier, tout cela dénonce un esprit de la plus basse espèce.

Nous arrivâmes vers l’heure du dîner à Rochester, l’une des grandes artères par lesquelles le commerce de l’Ouest pénètre dans les États de l’Est, et celui de ceux-ci dans l’Ouest. La ville est située entre l’Ontario et la Genessée, dont les diverses chutes font marcher des moulins à farine célèbres. Par les grands lacs, elle est en rapport avec tous les États qui les entourent, et avec le Canada ; par la Genessée, l’Hudson, le canal d’Érié et d’innombrables chemins de fer, elle se trouve en relation avec les contrées orientales.

Rochester est bien l’enfant du grand Ouest sous le rapport de sa croissance. Fondée en 1812 par Nathaniel Rochester et quelques autres émigrants du Maryland, elle avait, en 1820, quinze cents habitants ; on en compte maintenant (1850) quarante mille : c’est ce qu’on peut appeler du progrès. La mouture est sa principale industrie ; ses moulins produisent, dit-on, cinq mille barils par jour de farine magnifique. Des personnes fort bien et amicales, amies des Lowell et enfants du Massachusett, s’emparèrent de nous à Rochester. Elles nous menèrent en voiture visiter le lion de la ville, c’est-à-dire les factoreries situées sur la berge élevée de la Genessée. L’eau qui fait mouvoir les machines est prise plus avant dans la rivière ; son travail achevé, on la laisse courir, et elle descend en cascades écumantes ; on dirait de turbulents écoliers qui, sortis de l’école, se hâtent de jouir de la liberté.

Sur la rive en face et aussi élevée sont établis plusieurs jardins de plaisir, où l’on trouve des carrousels, des tirs et autres distractions, et la vue d’un paysage des plus vastes. Dans les prés verdoyants non enclos paissent de beaux troupeaux ; le soleil couchant embellit cette jolie scène : comme c’est bien imaginé et heureusement trouvé, de placer, non loin du travail un lieu de plaisir, et de leur montrer à tous deux ce magnifique panorama !

Nous nous promenâmes un moment seules, Marie Lowell et moi, le long de la rivière, et nous vîmes des cascades plus agrestes, trop agrestes et jolies pour faire marcher des moulins. Elles n’étaient pas considérables, mais d’une beauté très-pittoresque ; des arbres et des plantes touffues croissaient autour d’elles. Nous allâmes ensuite, en voiture, voir un moulin à farine ; je le visitai jusque dans ses moindres parties, donnant des poignées de main à tous les meuniers, ce qui me couvrit de farine. Les rues de la ville étaient animées par les allants et venants à pied, en voiture, et dans la foule des Européens on voyait des Indiens en couverture blanche, cheveux courts, noirs, rudes, tombants, entrer et sortir des boutiques.

Le lendemain, j’ai fait connaissance avec ce qu’on appelle les coups de Rochester : ces coups magiques qui tiennent du lutin, et se font entendre depuis longtemps dans l’Ouest, partout où se trouvent deux jeunes femmes du nom de Fish. On prétend qu’ils sont produits par des esprits qui suivent les deux sœurs et en rapport avec elles. Une foule de personnes de la ville sont allées les voir, ont entendu les coups, ont vu les tables se promener toutes seules dans la chambre, et autres phénomènes, le tout opéré par les prétendus esprits. Quelques personnes y croient, le plus grand nombre ne croit pas et considère ces jeunes femmes comme des trompeuses qui produisent elles-mêmes ces bruits et ces effets singuliers, les sœurs Fish prenant de l’argent pour se faire voir et entendre : cette dernière opinion est la plus probable. Cependant ces femmes ont demandé une enquête, consenti à se laisser lier les pieds et les mains en présence d’un comité composé des personnes les plus respectables de la ville, et pendant tout ce temps le bruit et les coups se sont fait entendre autour d’elles. Les membres du comité ont publié dans les journaux une déclaration signée d’eux, comme quoi ils n’avaient rien découvert qui donnât lieu d’accuser ces jeunes femmes de tromperie. Depuis lors, on les a laissés en paix ; mais la bonne société de la ville paraît considérer comme une preuve de mauvais goût et jugement d’aller voir ces femmes.

Depuis mon enfance, j’ai tellement entendu parler de ces histoires de revenants, moi-même j’ai entendu des choses que je n’ai pu expliquer comme produites par des causes naturelles connues, et, depuis mon voyage en Amérique, les journaux mentionnant continuellement les « coups de l’Ouest, » j’étais curieuse de les entendre de mes propres oreilles. Les Lowell partageant ma curiosité, nos amis de Rochester nous conduisirent à l’endroit où, pour le moment, ils se font entendre.

La vue seule des deux sœurs suffit pour me convaincre que les esprits avec lesquels elles étaient en rapport n’étaient pas d’une nature spirituelle bien respectable ; les personnes qui sont en relation avec des esprits supérieurs doivent avoir un autre air. Du reste, ce que j’ai expérimenté durant cette visite, qui, à certains égards, a été assez remarquable, m’a fait arriver à cette conclusion : c’est que les esprits ne comprenaient pas le suédois, sinon ils ne se seraient pas laissé braver et menacer en cette langue, comme je l’ai fait ; que ces coups étaient un jeu des deux sœurs, elles me paraissaient assez malignes pour cela. Ce qui me surprend, c’est que des personnes raisonnables et même spirituelles puissent chercher, par l’intermédiaire d’esprits qui frappent des coups, à se mettre en communication avec des êtres chéris qui n’existent plus, comme cela est arrivé et arrive encore de notre temps. Mais, hélas ! le chagrin du cœur et le doute de la pensée peuvent mener loin. J’aimerais mieux ne jamais avoir sur cette terre de communication avec les bien-aimés que j’ai perdus, que de recourir pour cela à de misérables coups. Les relations avec des esprits, des anges, sont d’une nature plus élevée et plus sainte.

De ce lieu qui m’a laissé une impression désagréable, nous sommes allés faire une visite à Frédéric Douglas, nègre fugitif du Maryland, et devenu célèbre par ses dons intellectuels, le talent oratoire dont il a fait preuve dans les réunions abolitionnistes, le courage avec lequel il travaille en faveur de la cause de ses frères noirs. Douglas est rédacteur d’un journal, « l’Étoile du Nord, » publié à Rochester ; il se trouve pour le moment dans cette ville, mais souffrant d’un mal de gorge qui l’a empêché de venir chez moi. Je suis donc allée vers lui. Il m’avait inspiré de l’intérêt, surtout par sa biographie, qui rend témoignage d’un esprit énergique, profondément sensible, et de la vérité de ce qu’il raconte. Ce n’est pas le cas pour les autres autobiographies des ci-devant esclaves, où l’on trouve un mélange évident de fable, de vérité et beaucoup d’exagération.

Il y a dans cette narration un passage qui m’a fort émue par sa beauté : le voici ; il te donnera une idée de l’homme et de sa position pendant son esclavage, qui est la plus dure période de sa vie. Il avait alors dix-sept ans :

« J’étais un peu malaisé à mener lorsque j’arrivai chez M. Covey ; mais quelques mois de discipline me comprimèrent. M. Covey eut le bonheur de parvenir à me rompre. J’étais rompu de corps, d’âme et d’esprit. Mon élasticité naturelle était brisée, mon intelligence énervée ; le goût de la lecture me passa, la joyeuse étincelle qui s’arrêtait dans mes yeux se retira, la nuit obscure de l’esclavage se répandit sur moi, — un homme était transformé en un animal !

« Le dimanche était mon seul moment de liberté. Je le passais dans une sorte de disposition animale tenant du sommeil et de la veille, sous un arbre. Quelquefois je me levais : un éclair énergique de la vie de liberté flambait à travers mon âme, suivi d’une lueur d’espoir qui disparaissait un instant après, et je retombais à terre en m’affligeant de la position misérable où je me trouvais. Parfois j’étais tenté de mettre un terme à ma vie, à celle de M. Covey ; mais un sentiment d’espoir et de crainte me retenait.

« Notre maison était à quelques pas de la baie de Chesapeak, dont la large poitrine resplendissait continuellement de voiles venant de toutes les parties de la terre. Ces beaux navires, dont l’aspect est ravissant pour les yeux de l’homme libre, étaient pour moi des fantômes couverts de leur linceul venus pour m’effrayer, me tourmenter de réflexions sur mon état si misérable ; souvent, dans le calme profond d’un dimanche d’été, je me suis tenu seul, debout, sur les bancs élevés de cette magnifique baie, le cœur pesant, les yeux pleins de larmes, regardant la multitude innombrable de voiles qui voguaient vers le grand Océan. Leur vue m’émotionnait profondément, ma pensée cherchait à s’exprimer, et, avec le Tout-Puissant pour unique auditeur, la douleur de mon âme s’exhalait à ma manière, rude, inculte, et je disais à ces navires : « Vous êtes débarrassés de vos câbles et libres : mes chaînes sont solides, et je suis esclave ! Vous vous balancez gaiement au vent, tandis que je suis excité au travail par le fouet sanglant ! Vous êtes les anges aux ailes rapides de la liberté ; vous parcourez le monde entier, et je suis retenu par des liens de fer ! Oh ! si j’étais libre ! si j’étais sur l’un de vos magnifiques ponts, sous votre aile protectrice ! Hélas ! entre vous et moi roulent des eaux fangeuses. Allez ! allez ! Si je savais nager, si je pouvais fuir !… Oh ! pourquoi suis-je né homme, pour qu’on fasse de moi un animal ! Le joyeux navire a disparu ; un brouillard lointain le cache, et je reste dans l’enfer brûlant d’un esclavage éternel ! O mon Dieu ! sauvez-moi, délivrez-moi ! Que je devienne libre ! Y a-t-il un Dieu ? Pourquoi suis-je esclave ? Je veux fuir, je n’endurerai pas ceci plus longtemps ! Libre ou enchaîné… je veux m’enfuir, je n’ai qu’une vie à perdre ! Autant vaut mourir en courant que sur place ! Voyons, — cent milles droit vers le nord et je suis libre ! Dois-je essayer ? Oui ; Dieu m’aidera ; il m’est impossible de mourir esclave. Je me confierai à l’eau ; cette baie me conduira vers la liberté ; de meilleurs jours approchent !… »

Et il devint libre — quelques années plus tard ; Dieu soit loué ! il a eu le bonheur de se sauver. Son autobiographie est l’une des plus intéressantes qu’on puisse lire. Depuis quelques années Douglas est homme de lettres, et agit pour son grand but : l’abolition de l’esclavage, l’ennoblissement des esclaves libres.

C’est un mulâtre clair de trente et quelques années, d’un extérieur des plus agréables, et tel que je me représente celui d’un chef arabe ; ses beaux yeux étaient animés d’un feu sombre. Il souffrait beaucoup de son mal de gorge et parlait avec peine. Quelques paroles amères se firent jour avec vivacité, contre l’usage d’enlever aux travailleurs noirs le salaire qu’ils ont gagné. Voici comment cela se pratique : Le propriétaire d’esclaves en loue, moyennant une rétribution fixe, par exemple un dollar par jour (ou de sept à neuf dollars par semaine) ; les esclaves sont obligés d’apporter ce salaire, à la fin de la semaine ou du mois, à leur maître. Beaucoup de propriétaires d’esclaves vivent de l’argent gagné de cette manière par leurs esclaves ; en retour, ils les habillent et doivent en prendre soin pendant leurs maladies ou leur vieillesse. Bon nombre de ces esclaves gagneraient donc au delà du nécessaire si on leur laissait le salaire reçu.

La femme de Douglas est une négresse très-noire, aux formes pleines, grasse, à l’air bon. Leur petite Rosette est noire et laide ; une femme blanche lui sert d’institutrice et habite la maison de Douglas. J’ai admiré la force de caractère de cette gouvernante, qui lui fait supporter les ennuis qu’elle doit s’attirer de la part des blancs, si remplis de préjugés ; ils forment encore des légions, même dans les États libres. J’ai vu Douglas trop peu et dans des circonstances trop défavorables pour avoir une impression bien nette de ce qu’il est. Si l’amertume est plus puissante chez lui que la générosité, qui pourrait s’en étonner ?…

Mais il faut que j’arrive à l’Ontario, où nous avons pris le bateau à vapeur le soir, en quittant Rochester, pour aller plus loin. Les amis qui nous ont rendu notre séjour dans cette ville si agréable nous ont accompagnés jusqu’au rivage, après nous avoir donné une quantité de fleurs, les plus beaux fruits et les plus excellents. Rochester nous a laissé un souvenir des plus aimables.

Nous avons traversé l’Ontario par une nuit paisible, sombre, éclairée seulement par les étoiles qui scintillaient au-dessus de nous entre les nuages. Au point du jour, nous sommes entrés dans la Niagara, petite mais romantique et jolie enfant de la grande chute de ce nom. Au lever du soleil, nous prîmes terre et montâmes en voiture pour aller vers la cataracte.

Le matin était magnifique, un peu froid, mais clair et plein de vie. Au bout de deux heures nous étions arrivés au but, mais nous entendîmes longtemps auparavant la voix tonnante du monstre. Les visiteurs étant peu nombreux, vu la saison avancée, on nous donna les meilleures chambres de l’hôtel de la Cataracte, puis nous nous hâtâmes de sortir pour voir — l’objet.

Il produit une grande et joyeuse impression, mais n’a rien qui étonne ou frappe de stupeur quiconque le regarde. En s’avançant vers la grande chute (elle est sur le territoire du Canada), on voit une pesante masse d’eau tomber perpendiculairement en forme de fer à cheval ou croissant à la suite d’un large et calme miroir du plus beau vert émeraude. C’est seulement dans sa chute que se montre la sauvage puissance de sa nature ; mais ici encore elle est plus majestueuse que sauvage. Trenton est un jeune héros qui, enivré par la jeunesse de la vie et le vieux Sherry se précipite avec un orgueil aveugle dans une lice terrible. Niagara est une déesse calme, digne, au moment même où elle fait usage de toute sa force. Elle est puissante, mais sans violence ; elle a de grandes et paisibles pensées, en inspire de pareilles chez ceux qui peuvent la comprendre ; elle ne frappe pas d’étonnement, elle impose et ravit par sa beauté élevée. On est assis à ses genoux, et cependant on s’entend soi-même, on entend les autres et même la gouttelette qui tombe des arbres aspergés par ses eaux. Elle est trop grande pour vouloir imposer silence et dominer autrement que par sa puissance intellectuelle. Elle est… hélas ! ce que les hommes ne sont pas, ce qui les ferait ressembler à des dieux.

Mais les milliers de personnes qui viennent ici tous les ans (environ soixante mille, dit-on), doivent grandir et devenir meilleures en voyant cette grandeur, en s’y mirant. Je me réjouis donc de ce que tant de gens songent à venir voir chaque année le Niagara.

C’est des sources cachées du Saint-Laurent, des quatre grands lacs le Michigan, le Huron, l’Érié et le lac Supérieur, (ils contiennent, dit-on, le quart des eaux non salées du globe) que viennent les eaux de la célèbre cataracte. Le courant qui se dirige de ce côté, en sortant du lac Érié, rencontre dans sa route la petite île d’Iris (appelée aussi l’île des Chèvres), qui le partage en deux bras, dont l’un forme la chute du Canada, le second (il passe rapidement et avec fracas sous mes fenêtres), celle des États-Unis ; la première est la plus riche et la plus belle. Entre les deux chutes se trouve un espace de vingt et quelques pieds couvert d’arbrisseaux ; la chute du Canada et son beau demi-cercle est au centre du courant principal. Une haute pyramide de vapeur s’élève vers le ciel de l’abîme écumant qui est à ses pieds ; on dirait le génie de la cataracte, dont la tête nuageuse se meut au vent. Le courant de la chute du Canada ne tarde point à se réunir à celui des États-Unis, et forme plus loin ce qu’on appelle l’étang-tourbillon, à l’endroit où ce courant fait un coude. Les eaux s’écoulent ensuite avec toujours plus de calme dans la rivière ou détroit du Niagara, qui a vingt-cinq milles de long, se jette dans le lac Ontario, de celui-ci dans le magnifique Saint-Laurent, le fleuve aux mille îles, et, par ce dernier, dans l’océan Atlantique.

La chute de Trollhætta en Suède n’a pas la même masse d’eau ni la majesté du Niagara, mais elle est plus historique, plus romantique. Le Niagara n’a guère qu’une grande scène, une seule et sublime action.

Ce qui m’a surprise à Niagara et me ravit tous les jours, c’est, en outre de la couleur vert émeraude de l’eau, le jeu des arcs-en-ciel au-dessus et autour de la chute, selon que les rayons y tombent ou que le vent fait mouvoir la pyramide mobile de l’esprit des eaux. C’est un spectacle incessant de jolies visions toujours variées et ravissantes, quelque chose qui me réjouit et m’oppresse en même temps, car je voudrais en mieux comprendre la signification. Je sens que le Niagara a beaucoup de choses nouvelles à me dire, ou que je n’ai pas encore comprises. Rien ne me réjouit complétement, aussi longtemps que je n’en saisis pas la pensée intime. Dans ma jeunesse, la danse elle-même ne m’a amusée qu’au moment où j’en ai compris l’intention.

Nous avons déjà passé ici quarante-huit heures, et nous y resterons probablement deux ou trois jours encore. Le matin je regarde la chute américaine lorsque le soleil levant jette des centaines de ponts éclatants sur le nuage formé par les eaux. Dans l’après-midi et le soir, je contemple la cataracte du Canada, quand le soleil se couche sur le territoire anglais. Le matin, je prends un bain dans ce qu’on appelle le Mammoth, lit de la rivière, où les eaux entrent avec une telle impétuosité dans la maison des bains, qu’on a de la peine à s’y tenir accroché. Ce bain est extrêmement fortifiant. Immédiatement après le dîner, nous nous asseyons, mes jeunes amis et moi, sur la terrasse qui est devant nos chambres ; nous regardons le courant passer avec rapidité, j’écoute son chant. Il m’arrive souvent de me tenir longtemps sur l’une des petites jetées établies au-dessus du courant ; j’aspire la bonne odeur de l’eau, car elle à un parfum d’une fraîcheur délicieuse que je ne puis comparer à rien. Il me semble qu’on pourrait rajeunir de corps et d’âme en le respirant.

Hier au soir, James Lowell et moi (Marie, ayant un rhume de cerveau, n’a point osé sortir à cette heure) nous avons traversé la rivière et nous nous sommes promenés sur la rive du Canada au soleil couchant. À chaque mouvement de l’esprit des eaux, ou brouillard, de nouvelles figures se formaient ; tantôt les arcs-en-ciel s’arrondissaient les uns au-dessus des autres, s’élevaient vers l’espace bleu ; tantôt des flammes, rayonnantes de toutes les couleurs du prisme, étincelaient au-dessus des vagues vertes de l’abîme : c’était une clarté incessante, toujours variée et d’une beauté enchanteresse. Quelle vie ! quel échange de chants entre le ciel et la terre ! À mesure que le soleil baissait, les arcs lumineux s’élevaient, pénétraient dans la masse des nuages qui grandissaient ; des nuées d’un rouge-clair nageaient dans le ciel bleu pâle au-dessus de la chute vert émeraude entourée de bancs élevés couverts d’une forêt en magnifique parure d’automne, comme on n’en voit que dans les forêts américaines ; tout était silencieux et calme, excepté la chute d’eau, à laquelle la nature semblait prêter une oreille attentive. Mais — il est inutile de chercher à peindre la beauté et la paisible grandeur de cette scène.

Le 9 septembre.

Je vais te raconter une petite histoire :

Au matin des temps, avant la création de l’homme, la Nature était seule avec son Créateur. Réchauffée par son feu divin, éclairée par son regard, elle s’éveilla au sentiment de la vie. Son cœur se gonflait d’amour pour celui dont elle avait aspiré l’amour ; elle était impatiente de lui offrir un holocauste, de répandre devant lui la vie qu’elle en avait reçue. Jeune, animée de toute la vie primitive, elle n’en sentait pas moins son impuissance comparée au pouvoir du Créateur. Que pouvait-elle lui donner de tout ce qu’elle avait reçu ? Son cœur rempli d’un amour, d’une douleur, d’une impatience sans limites, finit par déborder et devient le Niagara ; l’encens éternel de sa reconnaissance s’éleva de la profondeur des eaux vers le ciel. Le Seigneur le vit, et son Esprit entoura celui de la Nature d’arcs lumineux. Ceci se passa au matin de la vie terrestre ; il en est encore de même aujourd’hui. Le Niagara, c’est l’esprit de la nature qui s’élève vers le ciel, lui offre sa vie en une hymne sans paroles, et le Ciel l’entoure de la lumière et des flammes de son amour divin.

Le Niagara, c’est l’union de la vie terrestre avec celle du ciel. Il me l’a dit aujourd’hui ; je puis m’en éloigner maintenant, je connais son origine.

Le 10 septembre, au matin.

Nous partons aujourd’hui, j’en suis contente, car j’ai un peu mal à la tête ; le fracas incessant de cette chute, l’impétuosité continuelle du courant qui passe sous ma fenêtre, deviennent fatigants pour les nerfs. Et puis on s’habitue à tout, même à ce qui est beau, et lorsque on commence, auprès de cette merveille, à entendre, à suivre ses propres pensées sur les choses journalières, on peut s’en éloigner. Je ne t’ai pas raconté les différentes scènes de la vie près du Niagara, ni parlé du petit bateau à vapeur qui monte vers la chute jusqu’à ce qu’il en reçoive une douche et s’en retourne : de mes promenades botaniques dans l’île d’Iris, des Indiens que l’on rencontre encore, errant dans les environs ; ni du grand pont en fer, léger et fort en même temps, jeté sur le courant, un peu au delà de la chute, ni d’autres choses remarquables d’ici. Tout cela est petit comparativement à la cataracte, elle a été pour moi l’objet principal sur lequel mon attention s’est fixée.

Les Indiens que l’on trouve autour du Niagara font partie de la tribu des Senécas. Comme nous sommes au moment de leurs chasses dans le désert, je n’ai vu ici que quelques Squaws ; elles offraient leurs ouvrages composés de broderies sur écorce de bouleau, représentant des fleurs, des animaux dessinés et faits avec enfantillage, mais bien ; des brosses en hérisson, de petites nattes, des corbeilles, des mocassins, de petits grelots confectionnés avec une herbe odoriférante. Il y a dans les environs plusieurs boutiques remplies de ces mêmes ouvrages, mais on les vend fort cher. Marcus et Rébecca ont vu ici, il ya quelques années, une grande, solennité indienne des Senécas, c’est-à-dire l’élection d’un nouveau chef pour remplacer celui qui venait de mourir. Les Indiens s’étaient réunis à cet effet au fond d’une forêt. La dernière scène de cet acte remarquable fut celle-ci : Le jeune chef s’agenouilla, après son élection, devant sa vieille mère qui lui imposa les mains pour le bénir. La femme, que les Indiens traitent d’ordinaire avec tant de mépris, acquiert cependant de la considération chez eux, quand elle est la mère d’un guerrier distingué, et parfois aussi par son pouvoir mystique comme sorcière, quand elle est douée d’une nature vigoureuse. Mais la femme indienne s’élève rarement au-dessus du joug qu’on lui a imposé dès son enfance, sous le rapport de l’esprit et du corps.

Je suis impatiente d’en savoir davantage relativement à ces habitants primitifs du Nouveau-Monde, et j’espère en trouver l’occasion pendant mes excursions dans l’Ouest. J’ai la certitude, — sans trop savoir quand et comment, — que je remonterai le Mississipi jusqu’à la chute de Saint-Anthony, c’est-à-dire jusqu’à Minnesota, où il cesse d’être navigable. Ce jeune pays, situé à l’extrémité nord-ouest de l’Union, n’est pas encore un État, mais presque entièrement un désert habité par des tribus indiennes sauvages. Je descendrai ensuite le Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, sans savoir pourquoi j’irai dans cette ville ; mais je sens que je dois y aller ; ainsi le veut quelque chose que j’appellerai en la voix intérieure : elle m’a conduite jusqu’ici avec une puissance mystérieuse, mais absolue, et je n’hésite pas un instant à lui obéir. Elle parle d’un ton tellement décidé et net, que j’éprouve du plaisir à m’y soumettre ; c’est mon étoile dirigeante. Je vais d’ici à Chicago, puis aux colonies suédoises et norwégiennes dans l’Illinois et le Visconsin.

Parmi les souvenirs du Niagara se trouvent des événements douloureux, dont l’un s’est passé l’été dernier. Un jeune homme, sa fiancée et la petite sœur de celle-ci sont venus voir la cataracte. Tandis qu’ils étaient sur le bord, le jeune homme prit l’enfant sur ses bras et menaça, en badinant, de la jeter dans le gouffre. Dans son effroi, la petite fille fit un mouvement, échappa des bras de son oncle futur et tomba dans l’abîme. Le jeune homme s’élança après elle, tous deux disparurent : on n’a retrouvé que leurs cadavres.

Plus tard.

Oniaagarah ou Ochniagarah est, à ce qu’il paraît, le nom primitif du Niagara (les Indiens l’appellent encore ainsi), et signifie, dit-on, « fracas de l’eau. » Les Européens l’ont abrégé pour en faire Niagara. Je viens de jeter mon regard d’adieu sur cette grande scène. La couleur verte de ses eaux, leur parfum délicieux, inexprimable, vivifiant, me ravissent toujours. Je suis bien aise de partir, mais je forme le souhait de revenir pour voir cette cataracte dans sa magnificence d’hiver, quand elle se couronne de fleurs, de fruits, de mille ornements fantastiques en glace ; quand la pleine lune forme son arc lunaire au-dessus. Nous verrons, nous verrons. Je suis, en attendant, infiniment reconnaissante d’avoir vu le Niagara. Il restera gravé dans mon âme avec sa grandeur, sa puissance calme, sa couleur, son parfum, le jeu de ses arcs-en-ciel sur la blanche figure des nuages.

Il m’en coûte de me séparer de mes jeunes amis ; ils m’accompagneront jusqu’à Buffalo seulement.