Labrador et Anticosti/Chapitre VI
CHAPITRE SIXIÈME
Baie-de-la-Trinité — Îlets-Caribou
La rivière Trinité, qui se jette dans la baie de même nom, est louée pour la pêche au saumon. On n’y prend guère plus chaque année qu’une soixantaine de pièces, dont les plus grosses atteignent le poids de vingt-sept livres.
Dans le fleuve, on pêche le saumon au filet et on le vend à l’état frais. La morue et le hareng s’y trouvent aussi, et la pêche que l’on en fait donne de bons revenus. On sale ces poissons pour les divers marchés de la Province.
À cette baie de la Trinité, nous descendons chez la famille Francis Poulin. Nous sommes cordialement accueillis. La demeure est parfaitement montée, comme une maison de ville. Madame Poulin est une Anglaise tout fait canadianisée, et qui sait faire les honneurs de sa maison. — Le dîner était à peine fini, qu’il fallut nous rembarquer presque aussitôt, afin de profiter du bon vent qui soufflait. Quand on a toujours à son service les bateaux à vapeur ou les chemins de fer, on s’occupe bien peu de la direction ou de la force du vent ; quand on ne peut avancer qu’à la voile, ces détails météorologiques nous intéressent bien davantage.
(Photog. par N.-A. Comeau.)>
Nous quittons avec regret cette respectable famille Poulin, et nous confions de nouveau à l’élément perfide. Quand nous passons, plus à l’est, vis-à-vis les résidences de MM. Boucher et Ambroise Bilodeau, autres respectables citoyens de la Baie-de-la-Trinité, des coups de fusil rendent hommage à Monseigneur ; on nous fait le triple salut du drapeau, notre vaisseau répond par le triple salut du pavillon.
Vers trois heures de relevée, nous arrivons à Sainte-Anne-des-Ilets-Caribou[1], mais non sans peine, car le vent a cessé à peu près, et il faut recourir aux rames pour faire entrer la chaloupe dans la petite baie qui s’étend entre les îlets.
Toute la population est réunie sur le rivage, pour souhaiter la bienvenue à son premier Pasteur qui vient la visiter.
Vendredi, 31 mai. — Ici, comme partout sur la Côte, les habitations sont bâties près du rivage. Tout le long règne une lisière de terrain, de quelques arpents de large, où il n’y a pas d’arbres et qui, semble-t-il, doit son origine au sable apporté par la mer et accumulé en dunes par le vent. Quelques plantes apparaissent et croissent sur ces petites élévations, en attendant qu’une nouvelle poussée de sable les recouvre. On trouve même des os de baleine ensablés à plusieurs arpents de la mer. À la limite de cette lisière de terrain, commence la forêt vierge qui s’étend vers le nord sans autre interruption que celle de lacs innombrables. C’est dans ce territoire immense que chassent maintenant les sauvages et grand nombre de blancs.
À chaque extrémité du petit village, se trouve un îlot de rochers en grande partie dénudés, et relié à la terre ferme par une dune de sable au-dessus de laquelle passent les vagues de la mer, lorsque le vent est très fort. Entre les deux îlots est un bon havre protégé contre le vent d’ouest ; en dehors de l’îlot ouest, il y en a un autre dans lequel les vaisseaux sont en sûreté contre les vents qui soufflent de l’est. Ces îlots étaient autrefois couverts d’arbres et l’on y tuait, ainsi qu’à terre, beaucoup de caribous : d’où le nom donné à la localité.
Jadis il y avait ici nombre de familles sauvages, même plus de cinquante à la fois. Il n’en reste plus une seule. Les premiers blancs qui s’y fixèrent furent les familles Antoine et Pierre Volant, en 1845, et, en 1846, celle des Maclure ; c’était à l’époque où le père de M. Francis Poulin s’établit à la baie de la Trinité.
(Photog. par N.-A. Comeau.)
Les Pères Oblats, chargés autrefois de la desserte de tout ce pays, bâtirent la chapelle (30 pieds sur 20) qui existe encore, et qui fut commencée par le Père Arnaud, vers 1860. Cette chapelle est la plus ancienne de tout le territoire desservi par M. l’abbé Lemay[2]. L’extérieur en est assez convenable ; mais l’intérieur était encore, en 1805, dans un état très primitif. Toutefois on se préparait à y travailler prochainement. Et, de fait, j’ai su que le zèle de la bonne population des alentours a fait merveille pour la décoration du petit sanctuaire. En la fête de Noël de 1895, le missionnaire est venu y célébrer la messe de minuit, et cette solennité, qui se faisait pour la première fois aux Îlets-Caribou, a paru à ces braves gens une belle récompense de leur générosité.
Pas plus qu’à Godbout, il n’y a ici ni chevaux, ni voitures. En été, les trajets se font par eau, quand la navigation est possible. Les embarcations usitées sont, comme sur toute la côte, la goélette, le yacht, la chaloupe, la barge, le canot. En hiver, on se sert du cométique. Aussi, chaque famille possède trois ou quatre chiens. Cette quantité de représentants de la race canine n’a d’inconvénients que durant la nuit. En effet, lorsque, pendant la nuit, l’un de ces chiens juge qu’il a un motif quelconque d’aboyer, tous les autres chiens du village croient de leur devoir d’en faire autant : et le vacarme est joli à entendre, surtout quand les aboiements se transforment en hurlements, comme c’est souvent le cas.
La possession de ces chiens a toutefois encore un autre désavantage : il faut renoncer à l’élevage des moutons. Car il est presque impossible de détruire, chez les chiens du Labrador, la croyance que ces bêtes, d’humeur douce et de chair si succulente, sont destinées à leur alimentation. On n’a pas réussi non plus à persuader aux moutons qu’ils auraient le droit de se défendre contre ces bandits de chiens. Aussi, on a dû renoncer presque partout à garder des moutons, l’élevage n’en étant profitable qu’aux chiens.
C’est pour la même raison, je suppose, qu’il y a si peu de chats dans ce pays ; je n’en ai vu qu’à de rares endroits. Ce serait donc ici, à ce qu’on pourrait croire, le paradis des rats et des souris. En tout cas, comme les chiens n’entrent pas dans les maisons, ne tentent même jamais de le faire, je crois que les gracieux quadrupèdes dont je parle pourraient, sous la protection du drapeau britannique, couler une existence sans histoire, c’est-à-dire paisible et heureuse, ici comme dans les autres parties du Canada.
Si la faune des animaux domestiques n’est guère variée, comme on le voit, la faune des animaux sauvages est tout autre, et l’on en profite pour faire durant l’hiver une chasse profitable. Renards, castors, martes, loutres, visons, pékans, loups-cerviers, ours, lièvres, perdrix : voilà les victimes ordinaires des nemrods du lieu. Il y a bien aussi les divers gibiers de mer, comme on dit sur la côte. L’on ne manque pas, par exemple, de proclamer que la chasse d’aujourd’hui ne vaut pas celle d’autrefois.
L’été, c’est la pêche qui est l’unique occupation des gens. On néglige de prendre le hareng, au printemps, parce qu’on le trouve trop maigre. Alors, on le laisse s’engraisser à loisir, et l’automne on s’occupera de lui.
De la fin de mai jusqu’à la mi-juillet, on fait la pêche au saumon au moyen de filets tendus jusqu’à une certaine distance du rivage. Il faut un permis de l’administration fédérale pour occuper, sur le bord de la mer, un endroit de pêche au saumon, et l’obtention de ces permis est regardée comme un grand avantage, pour lequel il y a beaucoup moins d’élus que de candidats. On paie ces licences à proportion de la quantité de poisson que l’on capture, à raison de quarante cents par deux cents livres de saumon sortant de l’eau. Il y a sept de ces licences accordées à des pêcheurs des Îlets-Caribou.
Chaque concessionnaire de permis arrive à prendre, durant la saison de pêche, de deux à neuf ou dix mille livres de saumon. Tout ce poisson est vendu à l’état frais. Aussi, dès qu’on l’apporte à terre, on se hâte de l’emmagasiner dans la glace.
Les MM. Holliday, de Québec, achètent depuis plusieurs années tout le saumon que l’on prend sur la Côte. Ils ont pour cet objet conclu avec les pêcheurs des arrangements qu’ils renouvellent tous les cinq ans. Une de leurs goélettes, aménagée en glacière, fait constamment des croisières depuis les Îlets-Caribou jusqu’à la Pointe-de-Monts, et prend à son bord le poisson capturé dans les quatorze stations de pêche. Deux fois la semaine, un steamer vient ramasser le saumon emmagasiné dans cette goélette et dans les autres qui croisent en divers endroits de la Côte et le transporte rapidement sur le marché de Québec.
Le temps de la pêche au saumon n’est pas encore fini, que la morue arrive. Généralement, c’est dans les premiers jours de juillet qu’elle entre en scène ; elle joue son rôle jusqu’au mois de novembre.
Les Îlets-Caribou sont assez renommés comme endroit de pêche à la morue. Mais, ici comme ailleurs, les années se suivent et ne se ressemblent pas, même en cette matière ; et rien n’est inconstant comme le rendement de la grande pêche. Quinze à vingt barges constituent la flotte de pêche, aux Îlets-Caribou, et s’éloignent depuis un mille jusqu’à trois milles au large, pour rencontrer les bancs de morue. La bouette, c’est-à-dire l’appât dont on se sert ici pour engager la morue à s’accrocher elle-même au perfide hameçon, c’est le hareng, c’est le lançon ; et à défaut de ces poissons, on emploie les clams, mollusques bivalves qu’il faut aller déterrer dans le sable où ils s’enfoncent durant la marée basse.
La morue prise aux Îlets-Caribou et dans les environs n’est pas destinée à l’exportation. Chaque pêcheur sale et met en baril ce qu’il en prend, puis vend ce poisson aux commerçants dont les goélettes voyagent sans cesse le long de la Côte, ou bien il l’expédie à Québec.
Durant l’automne, on fait aussi la pêche du hareng.
On estime à cinq cents piastres le revenu annuel de l’habitant des Îlets-Caribou qui se livre à la chasse au loup marin, à la pêche du hareng, du saumon et de la morue. Sans doute, il y a des années où les profits sont moins considérables. Mais cela n’empêche pas que beaucoup de cultivateurs et d’ouvriers des autres parties de la Province doivent, même dans les bonnes années, se contenter de moindres bénéfices.
Ce soir, Monseigneur a fait la bénédiction d’une superbe barge de pêche, la Sainte-Anne, que l’on mettra demain à la mer.
La population d’alentour s’était rassemblée sur le rivage pour assister à la cérémonie. Cette température douce qu’il faisait ; sous nos yeux, ce fleuve large comme un océan et dont la surface, paisible pour le moment, reflétait les derniers feux du soleil ; ces braves gens, recueillis et pieux, qui entouraient le pontife appelant la protection du Ciel sur ce frêle bateau, destiné sans doute à courir bien des dangers dans sa future carrière : le spectacle était impressionnant et inoubliable. Elles ne sont pas rares, dans notre sainte religion, les scènes qui parlent à l’esprit et au cœur ! Le chrétien pour qui ces choses n’ont pas de voix, est bien malheureux.
Dimanche, 2 juin. — Monseigneur a terminé, ce matin, les exercices de la mission aux Îlets-Caribou.
Cette cérémonie de clôture s’est faite à une heure matinale, afin que nous pussions profiter du bon vent, s’il y en avait, pour nous rendre au poste voisin, la Pointe-aux-Anglais. Malheureusement, le vent resta contraire. Sans doute il n’y avait qu’à attendre qu’il devînt favorable. Ce ne fut pourtant pas à ce parti que se décida Monseigneur. Quand on ne peut se rendre par eau à la paroisse voisine, eh bien, on s’y rend par voie de terre ! Il est vrai qu’il n’y a guère de chemin de tracé, sur cette côte, d’un poste à l’autre… Mais il y a toujours bien le rivage, que l’on dit être une route, sinon facile, du moins généralement passable. L’un des plus forts obstacles à ce voyage, c’était vraiment la douzaine de milles à parcourir à pied. Cela n’émut pas davantage le prélat. — La décision, aussitôt prise, fut mise à exécution. Et bientôt une vive fusillade salua le départ de Monseigneur, qui se mit en route avec une escorte de quelques hommes habitués à de semblables excursions. D’après les nouvelles que nous reçûmes bientôt, le voyage alla fort bien. On dîna chez un pêcheur, le long de la route ; dans l’après-midi, on traversa à l’île aux Œufs, dont l’unique habitant, M. Paul Côté, faisait partie du cortège de Monseigneur. Puis, vers le soir, on se rendit en canot à la Pointe-aux-Anglais.
Quant à moi, je n’ambitionnai pas de prendre part à cette petite marche de quatre lieues, et je me résignai facilement à attendre que le vent devînt favorable pour m’en aller vulgairement en chaloupe, avec les bagages, rejoindre Monseigneur.
Je ne tardai pas à me féliciter d’être demeuré aux Îlets-Caribou. Dans la soirée même, en effet, causant avec les pêcheurs, j’appris que plusieurs d’entre eux avaient vu le « serpent de mer ». Peu s’en était donc fallu que je perdisse l’occasion de me renseigner enfin sur le fameux monstre marin, dont l’existence est toujours un sujet de discussion chez les savants ! Mais, puisqu’on l’a vu, comment peut-on refuser de croire à sa réalité ? Il est vrai que si on l’a rencontré à diverses reprises et en différents points de l’Océan, on ne l’a jamais capturé… Et tant que les gens de science, peu crédules d’ordinaire, n’auront pas l’animal étendu là à leurs pieds, tant qu’ils ne l’auront pas palpé, pesé, mesuré, disséqué, ils diront toujours que le serpent de mer n’est qu’un mythe. Ils ont raison, sans doute, les gens de science ; et leur peu d’empressement à admettre facilement les choses extraordinaires nous est une garantie précieuse de certitude, quand ils affirment la réalité de certains faits étonnants, comme il s’en présente si souvent dans l’histoire des sciences.
Quant aux pêcheurs des Îlets-Caribou, ils ne se laissent pas arrêter par les dénégations des savants. Ils croient au serpent de mer, parce qu’ils l’ont vu de leurs yeux. Il a été visible durant un mois entier, à différents jours ! Beaucoup de canots, qui faisaient alors la chasse au loup marin, ont constaté son apparition ! Ce poisson était bien trop effilé pour être une baleine ; d’ailleurs, on connaît cela, une baleine ! Enfin, il y a assez longtemps qu’on vit sur la mer, et que l’on est familier avec ses habitants : eh bien, cet animal ne ressemblait à rien de ce qu’on avait rencontré auparavant.
On me désigna, comme celui qui avait approché de plus près le monstre marin, l’un des principaux citoyens du lieu, M. P.-Z. Comeau, le frère du fameux trappeur de Godbout, homme très intelligent et d’une certaine instruction. En ma qualité de journaliste, je fis ce que tout journaliste aurait fait en telle occurrence : j’allai soumettre M. Comeau à une interview. Il s’y prêta de la meilleure grâce du monde. Mais, craignant de ne pas rapporter assez fidèlement son récit, je le priai de le rédiger lui-même. Le Naturaliste canadien a publié, en novembre 1895, ce compte rendu extraordinaire que je réédite ici en faveur des gens qui, à leur grand désavantage… et au mien, ne reçoivent pas cette revue scientifique. Je conserve à ce rapport ses quelques incorrections de style, estimant que la critique sera clémente à M. Comeau, dont la vie de labeur lui a laissé peu de loisir pour s’exercer la plume.
« À la demande que vous m’en avez faite, je me permets de vous transmettre le détail au sujet du serpent de mer[3] que j’ai eu occasion de voir à diverses reprises.
« En 1884, le 19 décembre, un nommé David Picard et son fils me firent rapport qu’ils avaient vu un poisson d’une longueur d’à peu près une centaine de pieds, et environ quatre pieds de large. Nous crûmes à une farce et personne n’en tint compte, lorsqu’en 1885, en hiver encore, le même David Picard, accompagné d’un nommé Thomas Jourdain, vit encore le même monstre, mais toujours à une distance trop éloignée pour en donner une description très exacte. Le même hiver, en janvier, le 26, à ma grande satisfaction, j’ai pu me convaincre par moi-même de la véracité de ces rapports. J’ai vu ce monstre à une distance de 300 verges, il se tenait dans une mare d’eau entourée de glace, dormant sur l’eau, paraissant se réchauffer au soleil, car le temps était exceptionnellement beau pour la saison. À peu près 40 pieds de l’animal flottait à la surface de l’eau, et probablement beaucoup plus long n’était pas visible. Voici la position dans laquelle j’aperçus ce poisson extraordinaire[4], n’apercevant ni tête ni queue, mais seulement ces deux bosses.
Je l’ai examiné là pendant une couple d’heures, regrettant beaucoup de ne pouvoir l’approcher en raison des glaces, que je ne pouvais passer, étant en petit canot d’une douzaine de pieds : vaisseau dont on se sert en hiver, dans les glaces, pour chasser le phoque, ou loup marin, tel qu’on le nomme ici. En février, la même année, je l’ai vu de nouveau, et plusieurs aussi l’ont vu comme moi. Il faisait des bonds hors de l’eau droit en l’air, la tête montant à une cinquantaine de pieds de haut, quittant à l’eau on ne sait quelle longueur. Il fit quatre sauts de cette manière, montant droit hors de l’eau et se laissant abattre à plat sur l’eau. En mars, nous l’avons vu plusieurs. Enfin, le 14 avril, la dernière fois que je le vis, il paraissait encore dormir sur l’eau dans la même position où je le vis la première fois. Le temps étant beau, calme et doux, très favorable à mon projet, je résolus de l’approcher et de lui décharger quelques balles. Nous partîmes deux canots, lorsque, rendus à 300 verges, les gens montant le canot qui m’accompagnait, pris de peur, retournèrent en arrière. Je l’approchai à une distance de trente pieds, sans qu’il bougeât ; rendu là, l’animal commença à se plonger, la queue la première, jusqu’à ce qu’il ne resta sur l’eau qu’une partie de la tête, c’est-à-dire la mâchoire d’en haut, gueule ouverte d’au moins dix pieds de haut ; la mâchoire d’en bas je ne l’ai point vue. Ce que j’ai trouvé de plus monstrueux et horrible, c’est l’œil qui m’a paru d’une grosseur énorme et d’une malice à faire trembler. Je m’apprêtais à tirer, lorsqu’il prit une position menaçante, et, ne cédant pas un pouce de terrain, se tint ainsi la gueule ouverte, paraissant attendre ce que nous allions faire. Alors, j’ai cru plus prudent de ne pas l’attaquer, n’étant pas équipé pour une pareille chasse. Nous nous sommes éloignés et il est disparu, et n’a plus été revu. La peau était d’une couleur noire, l’écaille paraissant dure ; la queue d’une baleine, plate sur le sens de l’eau.
« C’est le détail que je puis vous donner à ma meilleure connaissance. Veuillez excuser ce griffonnage et cette description, exacte, mais insuffisante… « Pierre-Z. Comeau. »
— Mais, écrivis-je à M. Comeau, c’est durant l’hiver de 1884-85 que vous avez fait rencontre de votre serpent de mer, tandis que les messieurs Jourdain, des Îlets-Caribou, m’ont parlé d’un serpent qu’ils ont vu il n’y a que quatre ans, à la Pointe-de-Monts. Suivant leur rapport, ce monstre était long d’une centaine de pieds, et de la grosseur d’une tonne. Ce n’est pas le même animal que vous avez vu.
Mon correspondant me répondit ce qui suit, le 22 août suivant :
« Voici l’explication de ce qui paraît être une inexactitude dans les dates. Ce qu’ont vu les frères Jourdain, et que j’ai vu moi-même, pouvait fort bien être le serpent ; mais je n’ai pas voulu en faire mention dans mon rapport, parce que je ne le tiens pas pour assez certain. Il y a quatre ans, en effet, nous avons remarqué un poisson extraordinaire, mais à une si grande distance qu’on n’en pouvait pas distinguer l’espèce ; je crois autant, moi, que nous avions affaire à une baleine ; cela me paraissait trop gros et massif pour un serpent ; dans tous les cas, je n’en tins aucun compte. »
Eh bien, grâce à M. Comeau, la Province de Québec n’a rien à envier aux autres nations, en fait de serpent de mer. On accusera encore les Canadiens-Français d’être toujours en arrière !
Je connais M. Comeau, j’ai confiance en son honorabilité, et je crois à son entière bonne foi, corroborée d’ailleurs par le témoignage d’autres braves gens des Îlets-Caribou. Malgré tout cela, je le répète, jamais la science n’admettra l’existence de ces serpents de mer de cinquante, soixante, quatre-vingts pieds ou plus, tant que l’on ne pourra en faire comparaître un, en personne, dans un cabinet d’étude. Car, voilà le malheur ! On a rencontré tant de fois ces monstres effroyables, et jamais l’on n’a pu en tuer un seul, et le faire voir à un naturaliste. On tue couramment les plus énormes baleines ; il ne saurait être plus difficile de faire passer un serpent de mer de vie à trépas.
Qu’il existe encore bon nombre de petits insectes inconnus à la science, cela est certain ; les explorateurs n’ont pas non plus fait connaissance avec toutes les classes de microbes. Mais comment admettre qu’il y ait encore, dans ce siècle où les recherches scientifiques se sont poursuivies avec tant de zèle et même de passion, comment admettre qu’il y ait encore, en ces océans si fréquentés, des animaux marins de taille gigantesque qui aient échappé aux investigations des savants ? Il n’est sans doute pas impossible qu’il existe de ces grands serpents de mer ; mais la science n’y croira que de visu ; elle dira aux personnes qui lui raconteront qu’elles ont rencontré de ces monstres : Les illusions d’optique, surtout en pleine mer, sont bien fréquentes, et l’on peut s’y tromper, comme sur terre, avec la plus entière bonne foi !
En tout cas, à quoi tiennent les choses ! Si le vent avait été favorable, au matin du 2 juin, je perdais l’occasion, probablement unique dans ma vie, de voir l’homme qui a vu le serpent de mer du Saint-Laurent !
Lundi, 3 juin. — Le propriétaire de la Sainte-Anne avait eu le bonheur de la faire bénir par Monseigneur lui-même, ainsi que je l’ai raconté. Voulant étrenner sa chaloupe d’une façon non moins extraordinaire, il avait invité Sa Grandeur à se servir de cette embarcation pour se rendre à la Pointe-aux-Anglais. Mais l’obligeant nautonier dut se contenter, pour ce voyage d’inauguration, de passagers bien moins distingués… je veux parler de moi et… des bagages. Donc, aujourd’hui, « nous » fiant aux promesses d’une brise légère qui soufflait de l’ouest, nous nous embarquâmes ; et les blanches voiles se levèrent pour la première fois. Mais la petite brise nous joua le tour de s’endormir une demi-heure à peine après le départ. Il fallut rabattre les blanches voiles, et la Sainte-Anne s’en revint piteusement à la rame reprendre sa place dans le havre des Îlets-Caribou.
(Photog. par N.-A. Comeau)
La vie n’est pas mouvementée dans ce hameau des Îlets-Caribou. Il n’y faut pas songer à se distraire en regardant passer le monde : il ne passe jamais personne. Il n’y a pas davantage à attendre les journaux du soir pour avoir des nouvelles. Dans ces villages de pêcheurs, c’est la mer qui est l’unique distraction et l’unique préoccupation ; ses divers états de calme ou d’agitation, avec les variations atmosphériques de chaque instant, favorables ou défavorables à la pêche, sont presque les seuls aliments des pensées et de la conversation.
Plusieurs fois par jour, les pêcheurs vont en canot visiter les filets à saumons, pour en détacher les poissons qui s’y sont pris. C’est d’un intérêt toujours nouveau, grâce à l’incertitude où l’on est toujours, naturellement, du nombre et de la grosseur des pièces que l’on va capturer. Et l’on s’avance tout le long du filet, scrutant avec avidité les profondeurs de l’eau, pour voir si l’on apercevra à travers le flot ces reflets de l’argent qui recouvre à profusion les flancs du saumon. Tantôt le noble poisson est déjà mort, suspendu aux mailles du filet. D’autres fois, il ne fait que de s’y emprisonner ; il a encore toute sa vigueur, et, s’il est d’une taille considérable, ce n’est pas la chose la plus facile du monde que de le décrocher et de l’embarquer dans le canot. Lorsqu’il y a, au fond de l’embarcation, trois ou quatre gros saumons qui se débattent dans une longue agonie, la position n’est pas très gaie pour les autres occupants du canot. Car il y a toujours de l’eau, souvent peu limpide, au fond d’un canot. Alors le bel habit du monsieur qui est venu voir et qui s’est réfugié tout au bout de la barque, court le plus grand péril. Mais, heureusement, les pêcheurs ne sont pas méchants pour leur hôte, et ils ont vite fait d’assommer ces poissons qui mettent trop de temps à mourir.
Quand la mer « adonne », de l’un des îlots qui bordent le havre de Caribou, on peut faire un peu de pêche à la ligne, et l’on a une chance de s’emparer de quelques-unes de ces belles truites du Saint-Laurent, dont la présence, au bout de la fourchette non moins qu’au bout de la ligne, est toujours hautement appréciée. Parfois, ce n’est pas une truite que l’on soulève de l’eau, mais un crapaud de mer, dont le nom scientifique, Hemitripterus americanus, Rich., ne suffit pas à exprimer l’aspect absolument étrange. « Ces poissons, écrivait l’abbé Provancher, nous rappellent toujours ces paysannes sans goût qui s’imaginent se rendre d’autant plus élégantes qu’elles se surchargent de colifichets et de fanfreluches plus ou moins bizarres. Voyez cette tête aplatie, toute chargée de pointes, d’épines, de projections de toute forme, ces mâchoires d’où pendent sous forme de barbillons des appendices cutanés, découpés, allongés, ramifiés en tous sens, ces nageoires à rayons eux-mêmes appendiculés, ces plaques écailleuses sur le dos et les côtés, et dites s’il était possible de multiplier davantage les ornements de mauvais goût. » Disons, pour défendre un peu le crapaud de mer, que ce n’est pas de sa faute s’il est habillé de la sorte et que, du reste, ce vêtement lui est une armure.
Un autre habitant des eaux qui n’a pas plus la beauté pour partage, c’est la poule de mer, Lumpus Anglorum, Will., que le flot apporte parfois sur le rivage ; il porte, lui aussi, une armure de tubercules épineux qui lui donnent une apparence caractéristique.
Je ne dirai rien d’un autre poisson ou individu d’un autre embranchement de l’histoire naturelle, dont je trouvai sur le sable du rivage plusieurs spécimens qui servaient de jouets à la vague. Les pêcheurs m’ont dit que c’était le « concombre de mer ». Je n’ai rien compris à l’organisation de cet être extraordinaire. Et comme je n’écris ici que d’après mes souvenirs, ils sont loin d’être assez précis pour que j’essaie de décrire cet étrange animal. Les livres ne me sont pas en cette affaire de plus de secours. Car il n’y a que dans les écrits des botanistes que l’on trouve mentionné le nom du concombre et cette humble cucurbitacée, qui fait l’ornement de nos potagers est loin d’avoir le pied marin. Qu’est-ce donc que le concombre de mer ?
Mardi, 4 juin. — Il y a encore, sur les bords de la mer, bien d’autres formes intéressantes de la vie végétale ou animale à étudier. Sans compter que, de temps en temps, le passage d’un navire à vapeur ou à voile, dans le lointain, ajoute à ces observations un nouvel élément de distraction. Bref, l’ennui ne m’avait pas encore gagné aux Îlets-Caribou, lorsqu’on vint m’informer, cette matinée, que le vent était favorable, et qu’il fallait s’embarquer pour la Pointe-aux-Anglais. Cette fois, la Sainte-Anne put commencer sérieusement sa carrière maritime, et se rendre à destination en quatre heures. Il y avait à bord un vieux marin qui connaissait sa Côte Nord par cœur, et qui, chemin faisant, nous raconta maints et maints naufrages dont elle a été le théâtre. Sur tous ces rivages, depuis la Pointe-de-Monts jusqu’à la Pointe-aux-Anglais, il n’y a presque pas d’endroit où quelque navire ne se soit perdu[5]. Ces terribles accidents sont heureusement devenus assez rares, depuis l’érection de phares en certains points de la Côte. D’ailleurs, la plupart des vaisseaux suivent à présent la côte méridionale du fleuve, route encore mieux pourvue de feux et de signaux d’alarme.
La Sainte-Anne reçut une ovation en jetant l’ancre vis-à-vis la Pointe-aux-Anglais, et l’on fit parler la poudre, sur un diapason très élevé, en l’honneur du vaisseau, de l’équipage et des passagers.
- ↑ Statistiques. Population, 13 familles, 90 âmes, dont 63 communiants. Confirmés, 20. Une école, suivie par 12 enfants.
- ↑ Le missionnaire vient aux Îlets-Caribou cinq ou six fois par année.
- ↑ C’est au large de la Pointe-de-Monts que l’on vit ce monstre marin (a.).
- ↑ M. Comeau a figuré, en cet endroit de sa lettre, les deux replis du monstre qu’il a vus en dehors de l’eau (A.).
- ↑ Les messieurs Chs et J. Jourdain (descendants d’une famille écossaise, « Jordan »), dont j’ai été l’hôte aux Îlets-Caribou, ont à leur crédit plusieurs sauvetages de naufragés ; et plus d’une fois le ministère de la Marine les a récompensés de leur courage.