Laura. ― Voyage dans le cristal/II

La bibliothèque libre.
◄   I III   ►



II

Deux ans, durant lesquels je travaillai avec plus de fruit, s’écoulèrent sans que je revisse Laura. Elle avait été passer ses vacances à la campagne, et, au lieu de l’y rejoindre, j’avais été forcé de suivre mon oncle dans une excursion géologique en Tyrol. Enfin, Laura, plus belle et plus aimable que jamais, reparut un jour d’été.

― Eh bien, me dit-elle en me tendant les deux mains, tu n’es pas embelli, mon brave Alexis ; mais tu as une bonne figure d’honnête garçon qui fait qu’on t’aime et qu’on t’estime. Je sais que tu es redevenu parfaitement raisonnable et que tu es resté laborieux. Tu ne casses plus les vitrines de la collection avec ta tête sous prétexte de te promener dans les géodes d’améthyste et de gravir les pics escarpés du quartz hyalin laiteux. Tu vois qu’à force de te les entendre répéter durant ta fièvre, je sais les noms de tes montagnes favorites. À présent, tu deviens mathématicien, c’est plus sérieux. Je veux te remercier et te récompenser par une confiance et par un don. Sache que je me marie et reçois mon cadeau de noces, avec la permission de mon fiancé.

En me parlant ainsi, d’une main elle me désignait Walter, de l’autre elle passait à mon doigt la jolie bague de cornaline blanche que j’avais vue si longtemps au sien.

Je restai abasourdi, et je n’ai aucune idée de ce que je pus dire ou faire pour exprimer mon humiliation, ma jalousie ou mon désespoir. Il est probable que tout se concentra en moi au point de me faire paraître convenablement désintéressé ; car, lorsque j’eus recouvré la notion de ce qui m’environnait, je ne vis ni mécontentement, ni raillerie, ni surprise sur les bienveillantes figures de mon oncle, de ma cousine et de son fiancé. Je me jugeai quitte à bon marché d’une crise qui eût pu me rendre odieux ou ridicule, et j’allai m’enfermer dans ma chambre avec la bague, que je plaçai devant moi sur ma table, et que je contemplai avec l’amère ironie qu’exigeait la circonstance.

Ce n’était pas une cornaline vulgaire, c’était une pierre dure fort jolie, veinée de nuances opaques et translucides. À force de les interroger, je sentis qu’elles s’étendaient autour de moi, qu’elles remplissaient ma petite chambre jusqu’au plafond et qu’elles m’enveloppaient comme un nuage. J’éprouvai d’abord une sensation pénible comme celle d’un évanouissement ; mais peu à peu le nuage s’allégea, s’étendit sur un vaste espace et me transporta mollement sur la croupe arrondie d’une montagne, où tout à coup il se remplit au centre d’une vive irradiation d’or rouge qui me permit de voir Laura assise près de moi.

― Ami, me dit-elle en me parlant dans cette langue connue d’elle seule, qui avait le don de se révéler à moi subitement, ne crois pas un mot de ce que je t’ai dit devant notre oncle. C’est lui qui, voyant que nous nous aimions, et que tu étais encore trop jeune pour te marier, a imaginé cette fable pour t’empêcher de te distraire de tes études ; mais, sois tranquille, je n’aime pas Walter, et je ne serai jamais qu’à toi.

― Ah ! ma chère Laura, m’écriai-je, te voilà donc enfin redevenue brillante d’amour et de beauté, comme je t’ai vue dans l’améthyste ! Oui, je crois, je sais que tu m’aimes, et que rien ne peut nous désunir. D’où vient donc que, dans notre famille, tu te montres toujours si incrédule ou si railleuse ?

― Je pourrais te demander aussi, répondit-elle, pourquoi, dans notre famille, je te vois laid, gauche, ridicule et mal vêtu, tandis que, dans le cristal, tu es beau comme un ange et drapé dans les couleurs de l’arc-en-ciel ; mais je ne te le demande pas, je le sais.

― Apprends-le-moi. Laura ! Toi qui sais tout, donne-moi le secret de te paraître à toute heure et partout tel que tu me vois ici.

― Il en est de cela, mon cher Alexis, comme de tous les secrets des sciences que vous appelez naturelles : celui qui les sait peut vous affirmer que les choses sont, et comment elles sont ; mais, quand il s’agit du pourquoi, chacun donne son opinion. Moi, je veux bien te dire la mienne sur l’étrange phénomène qui nous place ici vis-à-vis l’un de l’autre en pleine lumière, tandis que, dans le monde appelé le monde des faits, nous ne nous voyons plus qu’à travers les ombres de la vie relative ; mais mon opinion ne sera rien autre chose que mon opinion, et, si je te la disais ailleurs qu’ici, tu me regarderais comme une insensée.

― Dis-la-moi, Laura ; il me semble qu’ici nous sommes dans le monde du vrai, et qu’ailleurs tout est illusion et mensonge.

Alors, la belle Laura me parla ainsi :

― Tu n’ignores pas qu’il y a en chacun de nous qui habitons la terre deux manifestations très distinctes en réalité, quoiqu’elles soient confuses dans notion de notre vie terrestre. Si nous en croyons nos sens bornés et notre appréciation incomplète, nous n’avons qu’une âme, ou, pour parler comme Walter, un certain animisme destiné à s’éteindre avec les fonctions de nos organes. Si, au contraire, nous nous élevons au-dessus de la sphère du positif et du palpable, un sens mystérieux, innomé, invincible, nous dit que notre moi n’est pas seulement dans nos organes, mais qu’il est lié d’une manière indissoluble à la vie universelle, et qu’il doit survivre intact à ce que nous appelons la mort.

» Ce que je te rappelle ici n’est pas nouveau : sous toutes les formes religieuses ou métaphysiques, les hommes ont cru et croiront toujours à la persistance du moi ; mais mon idée, à moi qui te parle dans la région de l’idéal, c’est que ce moi immortel n’est contenu que partiellement dans l’homme visible. L’homme visible n’est que le résultat d’une émanation de l’homme invisible, et celui-ci, la véritable unité de son âme, la face réelle, durable et divine de sa vie, lui demeure voilé.

» Où est-elle et que fait-elle, cette fleur de l’esprit éternel, tandis que l’âme du corps accomplit sa pénible et austère existence d’un jour ? Elle est quelque part dans le temps et dans l’espace, puisque l’espace et le temps sont les conditions de toute vie. Dans le temps, si elle a précédé la vie humaine, et si elle doit lui survivre, elle l’accompagne et la surveille jusqu’à un certain point ; mais elle n’est pas sous sa dépendance et ne compte pas ses jours et ses heures au même cadran. Dans l’espace, elle est certainement aussi dans une relation possible et fréquente avec le moi humain ; mais elle n’en est pas l’esclave, et son expansion flotte dans une sphère dont l’homme ne connaît pas les bornes. M’as-tu compris ?

― Il me semble que oui, lui répondis-je, et, pour résumer ta révélation de la façon la plus vulgaire, je dirais que nous avons deux âmes : l’une qui vit en nous et ne nous quitte pas, l’autre qui vit hors de nous et que nous ne connaissons pas. La première nous sert à vivre transitoirement, et s’éteint en apparence avec nous ; la seconde nous sert à vivre éternellement, et se renouvelle sans cesse avec nous, ou plutôt c’est elle qui nous renouvelle, et qui fournit, sans s’épuiser jamais, à toutes les séries de nos existences successives.

― Que diable écris-tu là ? s’écria près de moi une voix âpre et discordante.

Le nuage s’envola, emportant avec lui la rayonnante figure de Laura, et je me retrouvai dans ma chambre, assis devant ma table, et traçant les dernières lignes que Walter lisait par-dessus mon épaule.

Comme je le regardais avec stupéfaction, sans lui répondre :

― Depuis quand, ajouta-t-il, t’occupes-tu de billevesées philosophiques ? Si c’est avec ce nouveau genre d’hypothèses que tu prétends avancer dans la science pratique, je ne t’en fais pas mon compliment… Allons, laisse ce beau manuscrit, et viens prendre place au repas de mes fiançailles.

― Est-il possible, mon cher Walter, lui répondis-je en me jetant dans ses bras, que, par amitié pour moi, tu te prêtes à une feinte indigne d’un homme sérieux ? Je sais fort bien que Laura ne t’aime pas, et que tu n’as jamais songé à être son mari.

― Laura t’a dit qu’elle ne m’aimait pas ? reprit-il avec une tranquillité railleuse. C’est fort possible, et, quant à moi, si je songe à l’épouser, ce n’est pas depuis longtemps à coup sûr ; mais ton oncle a arrangé cela de longue main avec son beau-frère absent, et, Laura n’ayant pas dit non, j’ai dû consentir à dire oui… Ne crois pas que je sois épris d’elle ; je n’ai pas le temps, moi, de mettre mon imagination en travail pour découvrir dans cette bonne petite personne des perfections fabuleuses. Elle ne me déplaît pas, et, comme elle est fort sensée, elle ne m’en demande pas davantage pour le moment. Plus tard, quand nous aurons vécu des années ensemble, et que nous aurons associé nos volontés pour bien mener notre ménage et bien élever nos enfants, je ne doute pas de la bonne et solide amitié que nous aurons l’un pour l’autre. Jusque- là, c’est du travail à mettre en commun avec l’idée du devoir et le sentiment des égards réciproques. Tu peux donc me dire que Laura ne m’aime pas sans me surprendre et sans me blesser. Je serais même surpris qu’elle m’aimât, puisque je n’ai jamais songé à lui plaire, et je serais un peu inquiet de sa raison, si elle voyait en moi un Amadis. Vois donc, toi, les choses telles qu’elles sont, et sois sûr qu’elles sont telles qu’elles doivent être.

Je trouvai Laura parée pour le dîner ; elle avait une robe de taffetas blanc de perle à ornements de gaze rosée qui me rappela confusément le ton doux et chaud de la cornaline ; mais sa figure me sembla abattue et comme éteinte.

― Viens me donner confiance et courage, me dit-elle avec franchise en m’appelant à son côté. J’ai beaucoup pleuré aujourd’hui. Ce n’est pas que Walter me déplaise, ni que je sois fâchée de me marier. Je savais depuis longtemps qu’on me destinait à lui, et je n’ai jamais eu l’intention de devenir vieille fille ; mais le moment venu de quitter sa famille et sa maison est toujours pénible. Sois gai pour m’aider à oublier un peu tout cela, ou parlemoi raison pour que je redevienne gaie en croyant à l’avenir.

Combien le langage et la physionomie de Laura me parurent différents de ce qu’ils étaient dans le nuage émané de la cornaline ! Elle était si vulgairement résignée à son sort, que je reconnus bien l’illusion de mon rêve ; mais, chose étrange, je ne sentis plus aucune douleur à l’idée qu’elle épousait réellement Walter. Je retrouvais le sentiment d’amitié que ses soins et sa bonté m’avaient inspiré, et je me réjouissais même à l’idée que j’allais vivre près d’elle, puisqu’elle quittait sa résidence et venait s’installer dans notre ville.

Le repas fut très-gai. Mon oncle en avait chargé Walter, qui, en homme positif, s’entendait à bien manger, et qui l’avait commandé à un des meilleurs cuisiniers de louage de Fischhausen. Laura n’avait pas dédaigné de s’en occuper aussi, et la gouvernante l’avait rehaussé de quelques mots italiens de sa façon, fortement épicés et cuits dans un vin généreux. Walter mangea et but comme quatre. Mon oncle s’égaya même au dessert jusqu’à faire quelques madrigaux galants à l’adresse de la gouvernante qui n’avait guère plus de quarante-cinq ans, et il voulut ouvrir la danse avec elle lorsque les jeunes amies de Laura réclamèrent les violons.

Je valsais avec ma cousine. Tout d’un coup il me sembla que sa figure s’animait d’une beauté singulière et qu’elle me parlait avec feu dans le tourbillon rapide de la valse.

― Sortons d’ici, me disait-elle, on y étouffe ; traversons ces glaces qui répercutent le feu des bougies dans un interminable lointain. Ne vois-tu pas que c’est l’image de l’infini, et que c’est la route qu’il nous faut prendre ? Allons ! un peu de courage, un élan, et nous serons bientôt dans le cristal.

Tandis que Laura me parlait ainsi j’entendais la voix railleuse de Walter, qui me criait lorsque je passais près de lui :

― Hé ! attention, toi ! Pas si près des glaces ! Veux- tu donc briser aussi celles-là ? Ce garçon est un véritable hanneton qui va donnant de la tête dans tout ce qui brille.

On servit le punch. Je m’en approchai un des derniers, et me trouvai assis près de Laura.

― Tiens, me dit-elle en m’offrant le nectar refroidi dans un beau gobelet de cristal de Bohême, bois à ma santé, et montre-toi plus enjoué. Sais-tu bien que tu as l’air de t’ennuyer, et que ta figure distraite m’empêche de m’étourdir comme je le voudrais ?

― Comment veux-tu que je sois gai, ma bonne Laura, quand je vois que tu ne l’es pas ? Tu n’aimes pas Walter ; pourquoi se presser d’épouser sans amour, quand l’amour pourrait venir pour lui… ou pour un autre ?

― Il ne m’est pas permis, répondit-elle, d’en aimer un autre, puisque c’est lui que mon père a choisi. Tu ne sais pas tout ce qui s’est passé à propos de ce mariage. On t’a jugé trop jeune pour t’en faire part ; mais, pour moi qui suis encore plus jeune que toi, tu n’es pas un enfant, et, puisque nous avons été élevés ensemble, je te dois la vérité.

» Nous étions d’abord destinés l’un à l’autre ; mais tu t’es montré d’abord fort paresseux, ensuite fort pédant, et maintenant, malgré ta bonne volonté et ton intelligence, on ne sait pas bien encore à quelle carrière tu es propre. Je ne te dis pas cela pour te faire de la peine ; je trouve, quant à moi, qu’il n’y a pas encore de temps perdu pour ton avenir. Tu t’instruis, tu es devenu laborieux et modeste. Tu pourras fort bien être un savant universel comme mon oncle, ou un savant spécial comme Walter ; mais mon père, qui désire me voir mariée quand il reviendra se fixer près de moi, a chargé mon oncle et ma cousine Lisbeth de me trouver un mari d’un âge assorti au mien, c’est-à-dire un peu plus âgé que toi et occupé d’études très positives. Il met sur le compte de l’ignorance et de l’imagination les commencements malheureux de sa carrière commerciale, et il veut un gendre savant dans quelque industrie.

» À présent, mon père, las de voyages et d’aventures, paraît satisfait de sa position : il m’envoie une assez jolie somme pour ma dot ; mais il n’a pas voulu s’occuper de mon établissement. Il prétend qu’il est devenu trop étranger à nos usages, et que le choix fait par mes autres parents sera meilleur que celui qu’il pourrait faire lui-même ou seulement conseiller.

» Voilà donc les plans de ma pauvre mère renversés, car elle voulait nous unir ; mais elle n’est plus, et il faut bien avouer que la combinaison actuelle assure mieux mon avenir et le tien. Tu ne désires certainement pas entrer si tôt en ménage, et tu n’as ni fortune ni état lucratif, puisque tu ne sais pas même encore quelle est ta vocation.

― Tu parles de tout cela bien à ton aise, répondis-je. Il est possible qu’on me trouve, avec raison, un peu jeune pour me marier ; mais c’est un défaut dont on se corrige par la volonté. Si l’on ne m’eût pas laissé ignorer tout ce que tu me révèles, je n’aurais été ni paresseux ni pédant… Je ne me serais pas laissé entraîner par l’oncle Tungsténius dans l’examen d’hypothèses scientifiques que sa vie et la mienne ne suffiront pas à résoudre, et où d’ailleurs je ne suis peut- être pas porté par un génie spécial et une passion enthousiaste. J’aurais écouté les conseils de Walter, j’aurais étudié la science pratique et l’art industriel : je me serais fait forgeron, mineur, potier, géomètre ou chimiste ; mais il n’y a pas encore tant d’années perdues. Ce que mon oncle m’enseigne n’est pas inutile : toutes les sciences naturelles se tiennent étroitement, et la connaissance des terrains me conduit tout droit à la recherche et à l’exploitation des minéraux utiles. Donne-moi deux ou trois ans, Laura, et j’aurai un état, je t’en réponds, je serai un homme positif. Ne peux-tu m’attendre un peu ? es-tu si pressée de te marier ? n’as-tu aucune amitié pour moi ?

― Tu oublies, reprit Laura, une chose bien simple : c’est que, dans trois ans, j’aurai, aussi bien que toi, trois ans de plus, et que, par conséquent, il n’y aura jamais entre nous la distance d’âge exigée par mon père.

Et, comme Laura disait cela en riant, je m’emportai contre elle en reproches.

― Tu ris, lui disais-je, et moi, je souffre ; mais cela t’est bien égal, tu n’aimes ni Walter ni moi : tu n’aimes que le mariage, l’idée de t’appeler madame et de porter des plumes sur ton chapeau. Est-ce que, si tu m’aimais, tu ne ferais pas un effort pour réagir contre la volonté d’un père qui n’est probablement pas sans entrailles, et qui tient moins à ses idées qu’à ton bonheur ? Si tu m’aimais, est-ce que tu n’aurais pas compris que je t’aimais aussi, moi, et que ton mariage avec un autre me briserait le cœur ? Tu pleures de quitter ta maison de campagne, et ta cousine Lisbeth, et ta gouvernante Loredana, et peut-être aussi ton jardin, ton chat et tes serins ; mais pour moi tu n’as pas une larme, et tu me demandes de t’égayer pour que tu oublies tes petites habitudes où mon souvenir n’est absolument pour rien !

Et, comme je parlais ainsi avec dépit, en retournant dans ma main crispée mon verre vide, car je n’osais regarder Laura dans la crainte de la voir irritée contre moi, je vis tout à coup sa figure se refléter dans une des facettes du cristal de Bohême. Elle souriait, elle était merveilleusement belle, et j’entendis qu’elle me disait :

― Sois donc tranquille, grand enfant ! Ne t’ai-je pas dit que je t’aime ? Ne sais-tu pas que notre vie terrestre n’est qu’une vaine fantasmagorie, et que nous sommes à jamais unis dans le monde transparent et radieux de l’idéal ? Ne vois-tu pas que le moi terrestre de Walter est obscurci par les âcres vapeurs de la houille, que ce malheureux n’a aucun souvenir, aucun pressentiment de sa vie éternelle, et que, tandis que je me plais sur les hauteurs sereines où la lumière du prisme rayonne des feux les plus purs, il ne songe qu’à s’enfouir dans les opaques ténèbres de la stupide anthracite ou dans les sourdes cavernes où la galène opprime de son poids effroyable tout germe de vitalité, tout essor vers le soleil ? Non, non, Walter n’épousera en cette vie que l’abîme, et moi, fille du ciel, j’appartiens au monde de la couleur et de la forme ; il me faut les palais dont les murs resplendissent et dont les aiguilles chatoient dans l’air libre et l’éclat du jour. Je sens autour de moi le vol incessant et j’entends battement harmonieux des ailes de ma véritable âme, toujours emportée vers les hauteurs ; mon moi humain ne saurait accepter l’esclavage d’un hymen contraire à mes véritables destinées.

Walter m’arracha aux délices de cette vision, en me reprochant d’être ivre et de contempler ma propre image dans le cristal enfumé de mon verre. Laura n’était plus à mes côtés. J’ignore depuis combien d’instants elle était partie ; mais, jusqu’à celui où Walter vint me parler, j’avais vu distinctement sa charmante image dans le cristal. J’essayai d’y voir celle de Walter ; je reconnus avec terreur qu’elle ne s’y dessinait pas, et que cette substance limpide repoussait le reflet de mon ami comme si son approche l’eût changée en un bloc de charbon.

La soirée s’avançait. Laura s’était remise à danser avec une sorte de frénésie, comme si sa légèreté de caractère eût voulu protester contre les révélations de son être idéal. Je me sentis très-fatigué du bruit de cette petite fête, et je me retirai sans qu’on y prît garde. Je demeurais toujours dans une partie de l’établissement séparée du logement oncle par le jardin botanique ; mais, comme j’étais passé aide- conservateur du musée à la place de Walter, monté en grade, et que j’exerçais une jalouse surveillance sur les richesses scientifiques confiées à ma garde, je pris le chemin de la galerie minéralogique pour regagner mon domicile.

Je me dirigeais le long des vitrines, promenant la clarté de ma bougie sur les casiers, sans regarder devant moi, lorsque je me heurtais presque contre un personnage bizarre et de qui la présence en ce lieu, dont j’avais seul les clefs, ne laissa pas que de m’étonner beaucoup.

― Qui êtes-vous ? lui dis-je en lui portant ma lanterne près du visage et en lui parlant d’un ton de menace. Que venez-vous faire ici, et par où vous êtes- vous introduit ?

― Apaisez cette grande colère, me répondit le bizarre inconnu, et sachez qu’étant de la maison, j’en connais les aitres.

― Vous n’êtes pas de la maison, puisque j’en suis, moi, et que je ne vous connais pas. Vous allez Vous allez me suivre chez mon oncle Tungsténius pour vous expliquer.

― Alors, mon petit Alexis, reprit l’inconnu, car ce ne peut être que toi qui me parles, tu me prends pour un voleur !… Sache que tu te trompes considérablement, vu que les plus beaux échantillons de cette collection ont été fournis par moi, la plupart à titre de don gratuit. Certes, ton oncle Tungsténius me connaît, et nous irons le voir tout à l’heure ; mais, auparavant, je veux causer avec toi et te demander quelques renseignements.

― Je vous déclare, repris-je, qu’il n’en sera pas ainsi. Vous ne m’inspirez aucune confiance malgré la richesse de votre costume persan, et je ne sais ce que signifie un déguisement de ce genre sur le corps d’un homme qui parle ma langue sans aucune espèce d’accent étranger. Vous voulez certainement endormir mes soupçons en feignant de me connaître, et vous croyez m’échapper sans que je m’assure…

― Je crois, le ciel me protège, que tu comptes m’arrêter et me fouiller ! répliqua l’étranger en me regardant avec dédain. Ferveur de novice, mon petit ami ! C’est fort bien vu de prendre à cœur les devoirs de son emploi ; mais il faut savoir à qui on s’adresse.

En parlant ainsi, il me saisit par le cou avec une main de fer, sans me serrer plus qu’il n’était nécessaire pour m’empêcher de crier et de me débattre ; il me fit sortir de la galerie, dont je trouvai les portes ouvertes, et il me conduisit jusque dans le jardin sans me lâcher.

Là, il me fit asseoir sur un banc et s’assit à mes côtés en me disant avec un rire aussi étrange que sa figure, son habit et ses manières :

― Ah çà ! fais-moi le plaisir de me reconnaître et de demander pardon à ton oncle Nasias de l’avoir pris pour un crocheteur de portes. Reconnais en moi l’ex-mari de ta tante Gertrude et le père de Laura.

― Vous ! m’écriai-je, vous !

― Nasias est mon nom à l’étranger, répondit-il. J’arrive du fond de l’Asie, où j’ai fait, grâce à Dieu, d’assez bonnes affaires et d’assez précieuses découvertes. Apprends que je suis domicilié maintenant à la cour de Perse, où le souverain me traite avec la plus grande considération à cause de certaines raretés que je lui ai procurées, et que, si je me dérange de mes grandes occupations pour venir ici, ce n’est pas dans l’intention de dérober à votre petit musée quelques misérables gemmes dont le moindre rajah de l’Inde ne voudrait pas pour orner les doigts de pied ou le nez de ses esclaves. Laissons cela, et dis-moi si ma fille est mariée.

― Elle ne l’est pas, répondis-je avec impétuosité, et elle ne le sera pas encore, si vous consultez sa véritable inclination.

Mon oncle Nasias prit ma lanterne, qu’il avait posée près de nous sur le banc, et me la porta au visage comme j’avais fait envers lui quelques instants auparavant. Sa figure n’était pas précisément menaçante comme avait été la mienne ; elle était plutôt railleuse, mais avec une expression d’ironie glacée, implacable, navrante. Comme il me contemplait à son aise, j’eus dans mon angoisse le loisir de l’examiner aussi.

Dans mes souvenirs d’enfance, le père de Laura était un homme gras, blond, vermeil, d’une figure douce et riante ; celui que j’avais devant les yeux était maigre, olivâtre, d’un type à la fois énergique et rusé. Il portait sous le menton une petite barbe très noire qui ressemblait assez à celle d’une chèvre, et ses yeux avaient acquis une expression satanique. Il était coiffé d’un haut bonnet de fine fourrure d’un noir de jais et vêtu d’une robe chamarrée d’or et de broderies d’une richesse incomparable. Un magnifique cachemire de l’Inde ceignait sa taille, et un yatagan couvert de pierreries étincelait à son côté. Je ne sais si le soleil de l’Orient, les grandes fatigues des voyages, l’habitude des grands périls et la nécessité d’une vie mêlée de ruse et d’audace l’avaient transformé à ce point, ou si mes souvenirs étaient complètement infidèles : il m’était impossible de le reconnaître, et je restais dans le doute si je ne me trouvais pas aux prises avec un imposteur effronté.

Ce soupçon me donna la force de soutenir son regard acéré avec une fierté dont il se montra tout à coup satisfait. Il reposa la lanterne sur le banc et me dit d’un ton calme :

― Je vois que tu es un honnête garçon et que tu n’as jamais cherché à séduire ma fille. Je vois aussi que tu es un naïf, un sentimental, et que, si tu l’aimes, ce n’est point par ambition ; mais, d’après tes paroles, tu es amoureux et tu voudrais bien me voir rompre le mariage auquel j’ai consenti pour elle. Mets-toi bien dans l’esprit, mon cher neveu, que, si je le rompais, ce ne serait pas à ton profit, car tu n’es qu’un enfant, et je ne trouve dans ta figure aucune énergie spéciale qui promette une destinée brillante. Réponds-moi donc avec désintéressement, tu n’as rien de mieux à faire, et avec sincérité, puisque le hasard t’a fait naître honnête homme : qu’est-ce que ce Walter dont mon beau-frère Tungsténius et sa cousine Lisbeth m’ont écrit un si grand éloge ?

― Walter, répondis-je sans hésiter, est le plus digne garçon du monde. Il est franc, loyal et d’une conduite irréprochable. Il a de l’intelligence, du savoir et l’ambition de se distinguer dans la science pratique.

― Et il a une profession ?

― Il va en avoir une dans six mois.

― Fort bien, répliqua mon oncle Nasias, c’est le gendre qui me convient ; mais il aura la bonté d’attendre qu’il ait réellement le titre de son emploi. Je ne suis pas homme à changer d’idée, et je vais sur-le- champ le lui déclarer tout en faisant connaissance avec lui. Quant à toi, dépêche-toi d’oublier Laura, et, si tu veux devenir en peu de temps hardi, intelligent, riche et actif, apprête-toi à me suivre. Je repars dans quelques jours, et il ne tient qu’à toi que je t’emmène. Allons maintenant voir si la famille me reconnaîtra et me fera un meilleur accueil que le tien.

Je ne me sentis pas le courage de le suivre. J’étais brisé par la fatigue. Mon oncle Nasias était loin de m’être sympathique et n’annonçait point devoir être favorable à mes espérances ; mais le mariage de Laura était retardé, et il me semblait qu’en six mois, d’immenses événements pouvaient survenir et changer la face des choses.

Quand je m’éveillai, aux premières lueurs du jour, je fus surpris de voir Nasias dans ma chambre, étendu dans mon vieux fauteuil de cuir, et si profondément endormi, que j’eus le loisir de faire ma toilette avant qu’il eût ouvert les yeux. Il était tellement immobile et livide dans le crépuscule du matin, que, si je l’eusse vu pour la première fois ainsi, il m’eût effrayé comme un spectre. Je m’approchai de lui et le touchai. Il était singulièrement froid, mais il respirait très régulièrement et d’une façon si paisible, que sa figure inquiétante en était toute modifiée. Il paraissait ainsi le plus calme des trépassés et sa laideur étrange avait fait place à une étrange beauté.

Je me disposais à sortir sans bruit pour aller vaquer à mes occupations, lorsqu’il s’éveilla de lui-même et me regarda sans hostilité ni dédain.

― Tu es surpris, me dit-il, de me voir dans ta chambre ; mais sache que, depuis plus de dix ans, je ne me suis pas étendu dans un lit. Cette manière de dormir me serait insupportable. C’est tout au plus si, de temps à autre, en mes jours de paresse, je me couche dans un hamac de soie. En outre, habitué à une escorte, je n’aime pas à dormir seul. J’ai trouvé hier au soir la porte de ta chambre entrouverte, et, au lieu d’aller m’étouffer dans l’édredon que Laura m’avait fait préparer en plein été, je suis entré chez toi, et j’ai pris possession de ce fauteuil de cuir qui me convient beaucoup. Tu ronfles un peu fort, mais j’ai cru dormir au rugissement des lions qui rôdaient autour de mes bivacs, et tu m’as rappelé des nuits d’émotions assez agréables.

― Je suis heureux, mon oncle, lui répondis-je, que mon fauteuil et mon ronflement vous agréent, et je vous prie d’en disposer aussi souvent qu’il vous plaira.

― Je veux te rendre ta politesse, reprit-il ; viens maintenant dans ma chambre, j’ai à te parler.

Quand nous fûmes dans l’appartement que l’oncle Tungsténius lui avait fait préparer, et qui était le plus beau de l’établissement, il me montra son bagage dont l’exiguïté me surprit. Le tout consistait en une robe et un bonnet de rechange avec une petite caisse de linge de corps en foulard jaune, et une cassette de bronze encore plus petite.

― Voilà, me dit-il, la manière de voyager sans embarras d’un bout à l’autre de notre planète, et, quand tu auras adopté mes habitudes, tu verras qu’elles sont excellentes. Il faudra commencer par maigrir et par perdre les roses criardes de ton teint germanique, et, pour cela, il n’est pas de meilleur régime que de manger peu, de dormir tout habillé sur le premier siège venu, et de ne jamais s’arrêter plus de trois jours sous le même toit ; mais, avant de me charger de ton sort, ce qui n’est pas une médiocre faveur à te faire, je veux quelques explications sincères, et tu vas me répondre comme si tu étais devant…

― Devant qui, mon cher oncle ?

― Devant le diable prêt à te rompre les os en cas de mensonge, répondit-il en reprenant son sourire méchant et son regard infernal.

― Je n’ai pas l’habitude de mentir, lui dis-je ; je suis un honnête homme, et je ne fais pas de serments.

― Très-bien ; alors, réponds ! Qu’est-ce que cette

histoire de vitrine cassée, d’hallucinations, de voyage dans le cristal, dont mon beau-frère, durant ta maladie d’il y a deux ans, m’avait écrit quelque chose d’assez embrouillé que je me suis fait raconter hier soir par Laura ? Est-il vrai que tu aies voulu entrer par la pensée dans une géode tapissée de cristaux d’améthyste, que tu aies cru y entrer réellement, et que tu y aies vu la figure de ma fille ?

― Tout cela est malheureusement vrai, répondis-je. J’ai eu une vision extraordinaire, j’ai brisé une vitrine, je me suis fait une blessure à la tête, j’ai eu la fièvre, j’ai raconté mon rêve avec la conviction qu’il m’avait laissée, et, pendant quelque temps, on m’a cru fou. Pourtant, mon oncle, je ne le suis pas ; je suis guéri, je me porte bien, je travaille à la satisfaction de mes professeurs, je n’ai point une conduite extravagante, et rien ne m’eût rendu indigne d’être l’époux de Laura, si vous n’eussiez donné l’autorisation de l’engager à un autre qui désire médiocrement sa main, tandis que moi…

― Il ne s’agit pas de Laura, dit l’oncle Nasias avec un geste d’impatience ; il s’agit de ce que tu as vu dans le cristal. Je veux le savoir.

― Vous voulez m’humilier, je le vois bien, me faire dire que je n’ai pas ma raison, afin de me prouver ensuite par mes propres aveux que je ne peux pas épouser Laura…

― Encore Laura ? s’écria Nasias en colère. Vous m’ennuyez avec vos niaiseries ! Je vous parle de choses sérieuses, il faut me répondre. Qu’avez-vous vu dans le cristal ?

― Puisque vous le prenez ainsi, lui dis-je, irrité à mon tour, ce que j’ai vu dans le cristal est plus beau que ce que vous avez vu et verrez jamais dans le cours de vos voyages. Vous voilà bien fier et bien impérieux, parce que vous avez visité peut-être l’Océanie ou franchi l’Himalaya. Jeux d’enfant, mon cher oncle ! joujoux de Nuremberg en comparaison du monde sublime et mystérieux que j’ai vu comme je vous vois, et que j’ai parcouru, moi qui vous parle !

― À la bonne heure, voilà comment il faut parler ! reprit mon oncle, dont la figure courroucée était redevenue suave et caressante. Allons, raconte, mon cher Alexis ; je t’écoute.

Surpris de l’intérêt qu’il prenait à mon aventure, et au risque d’être engagé par lui dans un piège, je cédai au plaisir de raconter ce qui avait laissé en moi un souvenir si cher et si précis, ce que personne encore n’avait daigné écouter sérieusement. Je dois dire que j’eus, cette fois, un auditeur incomparable. Ses yeux brillaient comme deux diamants noirs, sa bouche entrouverte semblait boire avidement chacune de mes paroles ; il bondissait avec enthousiasme, m’interrompait par des cris de joie qui ressemblait à des rugissements, se tordait comme une couleuvre avec des éclats de rire convulsifs, et, quand j’eus fini, il me fit recommencer et nommer chaque station de mon voyage, chaque aspect du pays fantastique, en me demandant la distance relative, l’étendue, la hauteur, l’orientation de chaque montagne et de chaque vallée, comme s’il se fût agi d’une contrée réelle, et possible à parcourir autrement que sur les ailes de l’imagination.

Quand il eut cessé de s’écrier et que je crus pouvoir lui parler raison :

― Mon cher oncle, repris-je, vous me faites l’effet d’un esprit bien exalté, permettez-moi de vous le dire. Que ce pays existe quelque part dans l’univers, je ne peux pas en douter puisque je l’ai vu et que je peux le décrire ; mais qu’il soit utile de le chercher sur notre planète, voilà ce que je ne saurais croire. Nous n’avons donc pas à en trouver le chemin ailleurs que dans les facultés divinatoires de notre esprit et dans l’espérance de l’habiter un jour, si notre âme est aussi pure que le diamant, emblème de sa nature incorruptible.

― Mon cher enfant, répondit l’oncle Nasias, tu ne sais de quoi tu parles. Tu as eu une révélation, et tu ne la comprends pas. Tu ne t’es pas dit que notre petit globe était une grosse géode dont notre écorce terrestre est la gangue et dont l’intérieur est tapissé de cristallisations admirables, gigantesques, eu égard à ces petites aspérités de la surface que nous appelons des montagnes, et qui ne forment pas plus de saillies relatives que n’en offrent les rugosités d’une peau d’orange par rapport à la grosseur d’une citrouille. C’est ce monde que nous appelons souterrain qui est le véritable monde de la splendeur ; or, il existe certainement une vaste partie de la surface encore inconnue à l’homme, où quelque déchirure ou déclivité profonde lui permettrait de descendre jusqu’à la région de gemmes et de contempler à ciel ouvert les merveilles que tu as vues en rêve. Voilà, mon cher neveu, l’unique rêve de ma vie, à moi, l’unique but de mes longs et pénibles voyages. J’ai la conviction que cette déchirure ou plutôt cette crevasse volcanique dont je te parle existe aux pôles, qu’elle est régulière et offre la forme d’un cratère de quelques centaines de lieues de diamètre et de quelques dizaines de lieues de profondeur, enfin que l’éclat des amas de gemmes apparentes au fond de ce bassin est l’unique cause des aurores boréales, ainsi que ton rêve te l’a bien clairement démontré.

― Ce que vous dites là, mon cher oncle, n’est fondé sur aucune saine notion géologique. Mon rêve m’a présenté en grand des formes connues, des formes que les échantillons minéralogiques mettaient en petit sous mes yeux. De là l’espèce de logique qui m’a conduit dans le monde enchanté du système cristallo-géodique. Mais que savons-nous de la conformation intérieure de notre planète ? Nous sommes aussi certains que possible d’une seule chose : c’est qu’à trente ou trente- trois kilomètres de profondeur, la chaleur est si intense que les minéraux n’y peuvent exister qu’à l’état fusible. Comment, à supposer qu’on pût y descendre, serait-il donc possible à l’homme de n’être pas calciné en route, état que, vous en conviendrez, n’est pas favorable à l’exercice de ses facultés d’observation ? Quant aux aurores boréales…

― Tu es un écolier qui veut faire l’esprit fort, reprit mon oncle. Je te pardonne cela, c’est ainsi qu’on vous instruit, et je sais d’ailleurs que le fameux Tungsténius prétend tout expliquer sans tenir compte des instincts mystérieux qui sont plus puissants chez certains hommes que ces facultés d’observation trompeuse dont ton oncle est si vain. Sépare-toi dès aujourd’hui des arides dissertations de mon beau-frère, et n’écoute que moi, si tu veux t’élever au-dessus d’un vulgaire pédantisme. Tu es un voyant naturel, ne torture pas ton esprit pour le rendre aveugle.

» Sache que je suis un voyant, moi aussi, et que, devant les sublimes clartés de mon imagination, je me soucie fort peu de vos petites hypothèses scientifiques. Des hypothèses, des analogies, des inductions, la belle affaire ! Je vous en ferai par milliers, moi, des hypothèses, et toutes bonnes, bien que se contredisant les unes les autres.

» Voyons ! que signifient votre intensité du calorique et vos matières minéralogiques en fusion à trente-trois kilomètres de profondeur ? Vous procédez du connu à l’inconnu, et vous croyez saisir ainsi la clef de tous les mystères. Vous savez qu’à la profondeur de quarante mètres la chaleur est de onze degrés, et qu’elle augmente d’un degré centigrade par trente-trois mètres. Vous faites un calcul, et vous raisonnez sur ce qui se passe à deux ou trois mille kilomètres plus bas, sans songer que cette chaleur constatée par vous n’est peut- être due qu’à la rareté de l’air au fond d’un puits, tandis que, dans les grandes dislocations intérieures qui vous sont inconnues, circulent peut-être des masses d’air, des ouragans considérables qui ont, depuis des milliers de siècles, alimenté certains foyers volcaniques, lorsque sur d’autres points ils avaient, avec l’aide des eaux, éteint à jamais l’énergie du prétendu foyer central. Vous savez, d’ailleurs, que cette chaleur centrale n’est en rien nécessaire à l’existence terrestre, puisque toute vie à la surface est l’œuvre exclusive du soleil. Donc, votre noyau en fusion est une pure hypothèse dont je ne m’embarrasse guère, et que, d’ailleurs, je paralyse localement, dans la supposition d’une ouverture vers les pôles. Pourquoi, si les pôles sont nécessairement aplatis en raison de la force centripète qui agit sur eux d’une manière continue, ne seraient-ils pas creusés plus profondément qu’on ne le suppose par la réaction de la force centrifuge agissant toujours vers l’équateur ? Et si les pôles sont creusés jusqu’à la profondeur de trente- trois kilomètres, ce qui est en réalité une misère, comment la chaleur y subsisterait-elle depuis le temps que le fond de cet abîme est en contact avec le climat glacé de la région qu’il occupe ?

― Permettez, mon oncle ; vous parlez de climat glacé aux pôles. Vous n’ignorez pas que l’on croit aujourd’hui à l’existence d’une mer libre au pôle Nord. Les voyageurs qui ont pu en approcher y ont vu flotter des brumes et voler des oiseaux, indices certains d’une masse d’eau dégagée des glaces, et jouissant par conséquent d’une température supportable. Donc, s’il y a là une profondeur notable, il y a nécessairement une mer, et, s’il y a une mer ou seulement un lac, il n’y a pas de cratère où l’on puisse descendre, et votre hypothèse, car c’en est une bien plus hasardée que toutes celles de la science, tombe dans l’eau, c’est le cas de le dire.

― Mais, imbécile que tu es, reprit avec une colère brutale l’oncle Nasias, tout bassin maritime est un cratère, je ne dis pas volcanique, mais un cratère, une croupe d’origine ignée, et, si tu crois à l’existence d’une mer polaire, tu m’accordes la nécessité d’une immense excavation pour la contenir. Reste à savoir si cette excavation est vide ou remplie d’eau. Moi, je dis qu’elle est vide, parce qu’un foyer d’expansion quelconque la vide sans cesse, et qu’elle donne passage aux phénomènes électriques des aurores boréales, phénomènes dont je sais bien que tu voulais me parler. J’admets qu’elle exhale une douce chaleur, car je t’accorde, si tu y tiens absolument, un noyau igné situé au centre, et très loin de la cristallisation géodique à laquelle je me flatte de parvenir. Oui, je m’en flatte, et je le veux ! J’ai assez parcouru le monde équatorial pour être bien certain que la surface terrestre est très pauvre en gemmes, même dans ces contrées relativement riches, et ma résolution est prise d’aller explorer celles où la force centripète retient et concentre leurs incommensurables gisements, tandis que la force centrifuge ne fait que repousser vers l’équateur de misérables débris arrachés aux flancs appauvris de la planète, comme ces esquilles d’os brisés que rejettent les blessures tuméfiées de l’homme.

J’avoue que mon oncle Nasias me parut complètement fou, et que, craignant de le voir entrer dans quelque accès de fureur, je n’osai plus le contredire.

― Expliquez-moi donc, lui dis-je, pour changer un peu la marche de la conversation, quel intérêt si puissant, quelle curiosité si ardente vous poussent à la recherche de ces gisements de gemmes que je ne veux pas qualifier d’imaginaires, mais que vous me permettrez de croire difficiles à atteindre.

― Tu le demandes ! s’écria-t-il avec véhémence. Ah ! c’est que tu ne connais ni ma volonté, ni mon intelligence, ni mon ambition ; c’est que tu ignores par quelles spéculations patientes et immenses. Je vais te l’apprendre. Tu sais que je suis parti, il y a quinze ans, comme commis d’une maison qui faisait le commerce de la bijouterie de pacotille avec les naïves populations de l’Orient. Nos élégantes montures en chrysocale et la taille chatoyante de nos petits morceaux de verre charmaient les yeux des femmes et des guerriers demi-sauvages qui m’apportaient en échange d’antiques bijoux d’une valeur incontestable et de véritables pierres fines d’un très grand prix.

― Permettez-moi de vous dire, mon cher oncle, que ce commerce-là…

― Le commerce est le commerce, reprit mon oncle sans me donner le temps d’exprimer ma pensée, et les braves gens à qui j’avais affaire croyaient fermement de leur côté me prendre pour dupe. En de certaines localités où les gemmes se trouvent, ils pensaient, en me donnant un caillou ramassé sous leurs pieds, se moquer de moi, bien plus que je ne me moquais réellement d’eux en leur donnant, en échange d’une gemme qui ne leur coûtait rien, un produit de notre industrie européenne qui, en somme, valait quelque chose. Ils s’étonnaient même de ma libéralité, et, quand je la voyais sur le point de leur devenir suspecte, je jouais la folie, la superstition ou la poltronnerie ; mais je passe rapidement sur ces détails. Il te suffira de savoir que, du petit peuple, je passai assez vite aux petits souverains, et que mes cristaux montés en cuivre leur tournèrent également la tête.

» De succès en succès et d’échanges en échanges, j’arrivai à posséder des gemmes d’une grande valeur et à pouvoir m’adresser aux riches des contrées civilisées. Alors, je rendis à ma maison de commerce bon compte de ma mission ; je lui assurai d’utiles relations avec des peuples barbares que j’avais visités, et, sans cesser de lui être utile, je me créai pour mon compte une autre industrie qui fut de vendre ou de troquer de véritables pierres précieuses. À ce métier, je suis devenu un savant lapidaire et un brocanteur habile ; j’ai fait ma fortune.

» Je pourrais donc me reposer désormais, avoir un palais à Ispahan ou à Golconde, une villa au pied du Vésuve, ou un château féodal sur le Rhin, et manger mes rentes d’une façon princière sans m’inquiéter du pôle Nord ou Sud, et sans m’occuper de ce qui se passe dans ta cervelle ; mais je ne suis pas l’homme du repos et de l’insouciance : la preuve, c’est qu’en apprenant ta vision, j’ai résolu de tout quitter, au risque d’encourir la disgrâce du shah de Perse, pour venir ici t’interroger.

― Et aussi pour vous occuper du mariage de votre fille !

― Le mariage de ma fille est un détail. Je n’ai jamais vu ma fille dans le cristal, et je t’y ai vu, toi.

― Moi ? vous m’y avez vu ? Vous y voyez donc aussi ?

― Belle demande ! sans cela, croirais-je à ta vision ? Le cristal, vois-tu, et par cristal j’entends toute substance minéralogique bien et dûment cristallisée, n’est pas ce que pense le vulgaire ; c’est un miroir mystérieux qui, à un moment donné, a reçu l’empreinte et reflété l’image d’un grand spectacle. Ce spectacle fut celui de la vitrification de notre planète. Dites cristallisation si vous voulez, ce m’est tout un. La cristallisation est, selon vous, l’action par laquelle les molécules intégrantes d’un minéral se réunissent après avoir été dissoutes dans un fluide ? Que ce fluide soit brûlant ou glacé, peu m’importe, et je déclare qu’à l’égard des substances primitives vous n’en savez pas plus long que moi. Moi, j’admets l’ignition du monde primitif ; mais, si je t’accorde l’existence d’un foyer encore actif, je déclare qu’il brûle au centre d’un diamant qui est le noyau de la planète.

» Or, entre cette gemme colossale et la croûte des granits qui lui servent de gangue, s’ouvrent des galeries, des grottes, des intervalles immenses. C’est l’action d’un retrait qui a laissé certainement de grands vides, et ces vides, quand le calme s’y est rétabli, se sont remplis des gemmes les plus admirables et les plus précieuses. C’est là que le rubis, le saphir, le béryl, et toutes ces riches cristallisations de la silice combinée avec l’alumine, c’est-à-dire tout bonnement du sable avec l’argile, se dressent en piliers gigantesques ou descendent des voûtes en aiguilles formidables. C’est là que la moindre pierrerie dépasse la dimension des pyramides de l’Égypte, et celui qui verra ce spectacle sera le plus fortuné des lapidaires et le plus illustre des naturalistes. Or donc, ce monde cristallin, je l’ai vu dans une parcelle échappée du trésor, dans une gemme merveilleuse qui m’a montré ton image en même temps que la mienne, de même que tu as vu celle de Laura et la tienne propre dans une autre gemme. Ceci est une révélation d’un ordre extra-scientifique qui n’est pas donnée à tout le monde, et dont j’entends profiter.

» Il est évident pour moi que nous possédons tous deux un certain sens divinatoire qui nous vient de Dieu ou du diable, peu importe, et qui nous pousse irrésistiblement à la découverte et à la conquête du monde sous-terrestre. Ton rêve, plus complet et plus lucide que les miens, précise admirablement ce que j’avais pressenti : c’est que la porte du souterrain enchanté est aux pôles, et, comme le pôle Nord est le moins inaccessible, c’est vers celui-là qu’il faut nous diriger au plus vite…

― Permettez-moi de respirer, mon cher oncle, m’écriai-je à bout de patience et de politesse. Ou vous vous moquez de moi, ou vous mêlez à quelques notions scientifiques très incomplètes les chimères puériles d’un cerveau malade.

Nasias n’éclata point comme je m’y attendais. Sa conviction était si entière, qu’il se contenta, cette fois, de rire de mon incrédulité.

― Il faut en finir, dit-il, il faut que je constate un fait. Ou tu vois dans le cristal, ou tu n’y vois pas ; ou ton sens idéal subsiste en dépit des sottises de ton éducation matérialiste, ou ces sottises l’ont éteint en toi par ta faute. Dans ce dernier cas je t’abandonne à ta misérable destinée. Apprête-toi donc à subir une épreuve décisive.

― Mon oncle, répondis-je avec fermeté, il n’est pas besoin d’épreuve. Je ne vois pas, je n’ai jamais vu dans le cristal. J’ai rêvé que j’y voyais la représentation de mes fantaisies. C’est une maladie que j’ai eue, et que je n’ai plus, je le sens, du moment que vous voulez me démontrer l’évidence de ces vains fantômes. Je vous remercie de la leçon que vous avez bien voulu me donner, et je vous jure qu’elle me profitera. Permettez- moi d’aller travailler et de ne jamais reprendre un entretien qui me deviendrait trop pénible.

― Tu n’échapperas pas à mon investigation, s’écria Nasias en me regardant avec ironie essayer d’ouvrir sa porte, dont il avait préalablement, et sans que j’y fisse attention, retiré la clef. Je ne me paye pas de défaites, et je ne suis pas venu du fond de la Perse pour m’en aller sans rien savoir. N’essaye pas de te soustraire à mon examen, c’est fort inutile.

― Qu’exigez-vous donc, et quel secret prétendez-vous m’arracher ?

― J’exige une chose fort simple : c’est que tu regardes l’objet contenu dans cette petite boîte.

Il ouvrit alors avec une petite clef qu’il portait sur lui le coffret de bronze que j’avais déjà remarqué, et il plaça devant mes yeux un diamant d’une blancheur, d’une pureté, d’une grosseur si prodigieuses, qu’il me fut impossible d’en soutenir l’éclat. Il me sembla que le soleil levant entrait dans la chambre par la fenêtre et venait se concentrer dans ce brillant avec toute la puissance de son rayonnement matinal. Je fermai les yeux, mais ce fut inutile. Une flamme rouge remplissait mes pupilles, une sensation de chaleur insupportable pénétrait jusque dans l’intérieur de mon crâne. Je tombai comme foudroyé, et j’ignore si je perdis connaissance, ou si je vis dans le reflet de cette gemme embrasée quelque chose dont je fusse capable de rendre compte…

Il y a une grande lacune à cet endroit dans ma mémoire. Il m’est impossible d’expliquer l’influence qu’à partir de cet événement mystérieux Nasias exerça sur moi. Je ne fis plus, à ce qu’il faut croire, aucune objection à son étrange utopie, et ses fantasques aperçus géologiques m’apparurent sans doute comme des vérités d’un ordre supérieur qu’il ne m’était plus permis de discuter. Décidé à le suivre aux limites du monde, j’obtins seulement de lui qu’il imposerait à mon oncle Tungsténius l’obligation de ne pas disposer de la main de Laura avant notre retour et, de mon côté, je m’engageai à ne confier à personne, soit au moment des adieux, soit par lettres subséquentes, le but du gigantesque voyage que nous allions entreprendre.

Voilà, du moins je le présume, ce qui se passa entre mon oncle Nasias et moi ; car, je le répète, tout est confus pour moi dans la journée qui s’écoula entre la scène que je viens de rapporter et notre départ. Je crois me rappeler que je passai cette journée couché sur mon lit et anéanti par la fatigue, que, le lendemain, à la pointe du jour, Nasias m’éveilla, me posa sur le front je ne sais quelle amulette invisible qui me rendit spontanément mes forces, et que nous quittâmes la ville sans prévenir personne et sans emporter les souhaits et les bénédictions de la famille, enfin que nous gagnâmes rapidement le port de Kiel, où nous attendait un navire appartenant à mon oncle et tout équipé en vue d’un voyage au long cours dans les mers polaires.