Le Beau Danube jaune/Introduction
PRÉFACE
LE BEAU DANUBE JAUNE RETROUVE SA COULEUR
Bleu selon Strauss, jaune selon Verne, le Danube du Beau Danube jaune, dernier roman posthume de Jules Verne, coule aujourd’hui dans la couleur décrite par l’auteur. Le fils de l’écrivain, Michel Verne, utilise le manuscrit de son père pour écrire en 1908 une œuvre bien différente, un roman policier, sous le titre du Pilote du Danube.
Pour apprécier et comprendre Le Beau Danube jaune, il faut tout à fait oublier le précédent Pilote du Danube et le lire comme une nouvelle œuvre inédite, dans le registre fantaisiste. On sait que Jules Verne aimait ainsi alterner un roman sérieux et un roman léger.
Date de création
La date de 1880, attribuée par certains à la rédaction du Beau Danube jaune, provient d’une justification d’Hetzel fils pour le changement de titre :
Mais, à l’examen des pages manuscrites du roman, l’écriture correspond à une période plus tardive, semblable à celles des derniers romans : Le Volcan d’or et En Magellanie[2]. En revanche, l’écriture d’un roman des années 1880 diffère nettement, avec des lettres plus petites, fermes et rondes. Sans pouvoir préciser avec certitude l’année de création du Beau Danube jaune, on peut formellement rejeter la date — avancée sans preuves — de 1880 et proposer celle de 1895. On y retrouve en effet les mystérieuses lettres « XKZ », reprises, en 1898, dans Le Testament d’un Excentrique.
Le texte de Jules Verne
Le texte du Beau Danube jaune souffre d’un manque évident de révision. Jules Verne écrit vraisemblablement par à-coups, passe d’un roman à un autre et oublie souvent à la reprise de son texte les dates et les épisodes précédents. Plutôt que de vérifier tout de suite, il ajoute de nombreux « (?) » pour attirer son attention lors de la correction. D’autre part, les précisions ignorées, telles que distances, nombre d’habitants, sont laissées en blanc pour être complétées plus tard.
Nous supprimons tous les « (?) » : soit, le doute de l’auteur n’est pas justifié et l’indication exacte, soit, en cas d’erreur évidente, nous rétablissons le bon texte. Par exemple, quand il indique « quarante-huit heures (?) » au lieu de « vingt-quatre heures », faute qu’il voulait vérifier et qu’il aurait corrigée.
En revanche, les blancs du texte sont toujours respectés et signalés par le signe conventionnel : « (…) »
Parfois, enfin, manque involontairement un mot. Nous le remplaçons, mais en le mettant entre parenthèses, pour signaler son absence initiale.
Seules sont systématiquement corrigées les fautes d’orthographe et sont ajoutées ou supprimées quelques virgules ou majuscules, comme nous l’avons déjà fait pour tous les autres romans posthumes publiés avec la collaboration de Christian Chelebourg, que je remercie.
Les sources
Comme pour En Magellanie, on trouve les sources du Beau Danube jaune dans la revue Le Tour du Monde : Victor Duruy, historien et homme politique, y relate dans les années 1861 et 1862 son voyage, réalisé en 1860, De Paris à Bucharest, illustré par D. Lancelot.
V. Duruy, étant empêché par ses nouvelles fonctions de ministre de l’Instruction Publique de poursuivre la rédaction de ce voyage, la revue confie à son illustrateur, le peintre Lancelot, le soin de terminer à sa place le récit, qui reprend donc en 1865 et en 1866.
Toutes les descriptions touristiques du roman de Jules Verne proviennent de la relation de voyage de Duruy-Lancelot, que le romancier transforme à sa fantaisie. Sans multiplier les exemples, je citerai chez les deux auteurs les descriptions de Pest et de Belgrade.
Lancelot décrit ainsi l’arrivée à Bude et à Pesth :
Chez Jules Verne, réduit à quelques touches, cela devient :
À l’arrivée à Belgrade, Lancelot voit
Quant à Ilia Krusch, il voit
Tous les détails géographiques du Beau Danube jaune se retrouvent donc dans le récit du Tour du Monde. Bien entendu, dans W. Storitz, pendant la descente du Danube, toutes les descriptions des rives proviennent de la même source. Les habitants de Pesth y portent le deuil du comte Téléki, qui donnera son nom au boulevard entourant la maison du docteur Roderich[5].
Sur la « Carte du bassin oriental du Danube » (reproduit en hors-texte), figure bel et bien la ville de Racz, sur les rives de la Theiss. D’ailleurs, dans le Beau Danube jaune, Jules Verne précise à plusieurs reprises qu’Ilia Krusch est natif de Racz Becse. Dans Storitz, Racz devient Ragz et se déplace sur le Danube, après Vukovar. Reste à expliquer pourquoi dans ses deux œuvres danubiennes, Jules Verne choisit de glorifier cette petite ville inconnue dont Lancelot ne parle pas.
En dehors de la carte du Danube, je reproduis en hors-texte quelques illustrations de Lancelot, non pour leurs qualités artistiques, mais pour donner l’ambiance du récit de voyage dont Jules Verne s’est inspiré.
Le thème de l’œuvre
Le Beau Danube jaune relate simplement un voyage sur le Danube, depuis pratiquement sa source jusqu’à son embouchure ; thème repris au début de Storitz, où Henry Vidal descend le même fleuve de Vienne à Ragz, à bord du dampfschiff Mathias Corvin.
Le Beau Danube jaune, conçu comme une paisible promenade fluviale, décrit avec complaisance les diverses curiosités touristiques rencontrées en route. La qualité de maître pêcheur de l’ancien pilote du Danube, Ilia Krusch, permet d’exposer avec bonheur et humour toutes les finesses de ce noble sport. Le roman prend parfois des allures de manuel de la pêche à la ligne. Bien entendu, le sérieux n’est qu’apparent ; quand l’auteur déclare que la ligne du pêcheur « est un instrument qui a quelquefois une bête à son extrémité et toujours une bête à l’autre », il le pense sans doute, tout en affirmant le contraire. On le devine à l’aspect benêt — mais sympathique — de son héros, le brave Krusch, dont le nom se lit facilement comme une « cruche » !
L’adjonction d’un trafic de contrebande pimente discrètement l’action et permet de soupçonner le brave pêcheur qui se retrouve emprisonné. L’innocent serait coupable ! des partis se forment, des Kruschistes et des antikruschistes. Pour le lecteur de 1900, à l’évidence, comment ne pas penser à l’innocent Dreyfus et aux partis de dreyfusards et d’antidreyfusards ? sans doute, mais de là à conclure aux sentiments dreyfusards de Jules Verne…
Christian Chelebourg, amateur de l’oralité vernienne[6], découvre avec plaisir dans le Beau Danube jaune l’incroyable importance accordée aux boissons et aux mets. Le roman débute par une pantagruélique orgie à la bière et aux liqueurs, au son des hochs et des hoquets. Les héros ne se refusent pas chaque matin un petit coup d’eau-de-vie, un verre de bon vin à l’occasion ; quand I. Krusch fait des courses en ville, il achète — pour améliorer l’ordinaire, plutôt poissonneux — des tripes et même des escargots (ch. iv), sans oublier naturellement de fumer une bonne pipe.
Les transformations de Michel Verne
Michel Verne n’apprécie pas du tout la bonhomie paisible et souriante de l’œuvre de son père. D’un roman léger et ironique, il fait une œuvre sombre et policière, sans humour. On comprend dès lors que Jean Jules-Verne n’y retrouve plus « la bonne humeur railleuse » de son grand-père[7]. Alors que, justement, comme me le fait remarquer Philippe Lanthony, « cette ‘bonne humeur railleuse’ est la caractéristique principale du Beau Danube jaune ».
Michel Verne amplifie considérablement la partie policière initiale de l’œuvre au détriment des descriptions touristiques, des exploits de pêche et des fantaisies gastronomiques des deux compagnons, Krusch et Jaeger. Dans Le Pilote du Danube, la simple contrebande devient meurtres, rapines et trafic d’armes. Ilia Krusch se nomme Brusch, rajeunit, devient coupable et d’emblée suspect avec le port de ridicules lunettes noires pour cacher ses yeux bleus ; déguisement et maquillage, à l’image des récents exploits d’Arsène Lupin et autres personnages des romans policiers de l’époque[8].
Décidément, si déjà En Magellanie différait nettement des Naufragés du « Jonathan », les deux Danube du père et du fils n’ont plus qu’un point commun : le début et le lieu de l’action. Ce ne sont plus quelques variantes à relever, mais une œuvre initiale inédite, entièrement refondue par Michel Verne, avec nouveaux personnages, changement complet de caractères — l’innocent devient coupable ! —, douze chapitres nouveaux, suppression de l’humour, climat d’intrigues et de suspicion !
L’une des modifications de Michel Verne faillit d’ailleurs lui coûter cher, puisqu’il n’échappe que de justesse à un procès en diffamation. Piero Gondolo della Riva rapporte en 1977 cette affaire judiciaire[9] :
Michel Verne donne maladroitement (c’est le moins que l’on puisse dire) à un bandit de son invention le nom véridique d’un Hongrois, Jackel Semo, rencontré au cours d’un voyage à Belgrade. Ce dernier n’apprécie pas du tout cette qualification de malhonnêteté et devine que l’œuvre parue n’est pas de la main de Jules Verne, comme l’écrit son avocat :
Plutôt que d’étaler au grand jour toutes ces malversions, Hetzel fils corrige au plus vite l’édition fautive, remplace Jackel Semo par Yacoub Ogul et obtient l’étouffement de l’affaire. Détail étonnant, les avocats des deux parties deviendront célèbres : René Cassin, défenseur de Jackel Semo, sera l’illustre rédacteur de la « Déclaration des Droits de l’homme », Prix Nobel de la Paix, et Raymond Poincaré, défenseur de Michel Verne, grand orateur politique, deviendra Président de la République.
L’humour
Cette œuvre tardive n’a pas la puissance créatrice des romans de la maturité ; elle appartient aux œuvres mineures, souvent humoristiques, qu’il ne convient pas, pour autant de mépriser, comme on a tendance à le faire, car, peut-être, Jules Verne est-il plus vrai, plus vivant et plus moderne dans ces romans légers et ironiques, comme Le Rayon vert, Une Ville flottante ou L’École des Robinsons.
Philippe Lanthony distingue deux sources d’humour dans Le Beau Danube jaune[11] : « l’apothéose de la pêche à la ligne » et le naïf personnage d’Ilia Krusch, « qui ne comprend rien à rien » du début à la fin, mais incarne, en digne « lauréat de la Ligne Danubienne », toute la sagesse philosophique du vrai pêcheur à la ligne. Cet homme simple et bon suscite la sympathie. Pour Ph. Lanthony, « ce Hongrois échappé de Quiquendone est une des plus comiques personnalités qu’ait inventée la plume ironique de Jules Verne ».
L’écrivain peut conclure en souriant ce roman à la gloire de la pêche à la ligne :
Symbolique de l’œuvre
Tous ces fleuves descendus dans les dernières œuvres ne sont pas sans signification. À l’exception de La Chasse au météore — où pourtant la ville est « baignée des eaux claires du Potomac » —, dans tous les romans posthumes coulent des fleuves : le Canal du Beagle, autre Styx, dans En Magellanie[12] ; le Danube dans Storitz ; les rivières, les lacs et le Yukon dans Le Volcan d’or ; et enfin dans Le Beau Danube jaune, la descente complète du Danube, de sa source à son embouchure. Bouche terminale, Kilia, qui donne son prénom au héros : Ilia K. de K/ilia.
Fleuves, symboles de la vie, qui, dans le cas du Danube, aboutit à la Mer Noire, couleur de mort.
Pendant cette descente, un spectateur, un « voyeur », dévore des yeux le spectacle. Ce personnage passif, M. Jaeger, n’est-ce pas l’écrivain lui-même qui, avant sa mort, accumule ces dernières visions, en « chasseur » (Jaeger, chasseur en allemand) d’images ? D’ailleurs, le nom de Jaeger peut aussi se lire comme l’anagramme de Verne, à deux lettres près : JaEgER-JvERnE. Le brave Krusch, lucide pour une fois, soupçonne l’observateur Jaeger de cette activité littéraire :
Et, comme Ilia Krusch le pressentait à cet égard :
« Il y a quelque chose comme cela, répondit-il en souriant. » (ch. XIV)
Et, à la légitime inquiétude de l’auteur sur une éventuelle lassitude du lecteur, M. Jaeger[13] répond avec bonhomie et justesse, car le sympathique Krusch mérite d’être accompagné :
— Alors, il ne vous paraît pas trop long ?
— Oh, monsieur Krusch, en votre compagnie… en votre compagnie !… » (ch. XIV)
Après l’Amazone et l’Orénoque, cette paisible descente du Danube permet à l’auteur de contempler les beaux paysages hongrois, de boire et de fumer sa pipe dans la barque du plus calme de ses personnages, ouvert à l’amitié, sans arrière-pensées ou ambitions, enfin, un parfait honnête homme, un philosophe voltairien, comme Jules Verne se plaît à en décrire, frère du digne juge Proth, de La Chasse au météore, et avec lequel je vous souhaite, à votre tour, un bon voyage sur les eaux du Beau Danube jaune.
- ↑ Note d’Hetzel à Me Droz, le 23 décembre 1911, citée par P. Gondolo della Riva, BSJV no 44, p. 102.
- ↑ Les romans posthumes originaux de Jules Verne sont en cours de publication à la Société Jules Verne. Ont déjà paru : Le Secret de Wilhelm Storitz (1985), La Chasse au météore (1986), En Magellanie (1987) et Le Beau Danube jaune (1988) ; Le Volcan d’or est à paraître.
- ↑ Le Tour du Monde, 1re sem. 1865, p. 34.
- ↑ op. cit., p. 65.
- ↑ Dans le manuscrit de Storitz, l’écrivain hésite entre les deux anagrammes, Tékéli ou Téléki : Tékéli, souvenir d’E. Poë et Téléki, le célèbre comte hongrois. (voir Ch. Chelebourg, « Le blanc et le noir », BSJV no 77, pp. 22-30.)
- ↑ Ch. Chelebourg, “Le texte et la table dans l’œuvre de Jules Verne”, BSVJ no 80, pp. 8-12.
- ↑ Jean Jules-Verne : Jules Verne, Hachette-Littérature, 1973, p. 354.
- ↑ Conan Doyle n’a pas été traduit en français avant 1905 et les premières aventures d’Arsène Lupin datent de la même année.
- ↑ Piero Gondolo della Riva, « L’affaire Pilote du Danube », BSVJ no 44, pp. 99-102.
- ↑ id., page 100.
- ↑ voir O. Dumas, « Un roman ironique inédit, Le Beau Danube jaune », BSJV no 84, pp. 4-5
- ↑ Voir O. Dumas, « La nuit du Kaw-djer dans la barque du Kharon », BSJV no 77, pp. 19-20.
- ↑ M. Jaeger — ou Karl Dragoch — dans Le Pilote du Danube est jugé ridicule par Francis Lacassin (Préface du Pilote du Danube, 10/18, p. 15). Dans Le Beau Danube jaune, au contraire, ses qualités d’observateur, son courage, ses amicales relations avec Ilia Krusch, en font un policier compétent et sympathique. On ne peut donc plus dire, depuis la révélation du vrai Karl Dragoch, que le « policier, vu par Jules Verne, est (toujours) odieux, sinon ridicule ». Le fils de l’écrivain en est responsable dans les dernières œuvres (voir « la main du fils dans l’œuvre de son père », BSJV no 82, pp. 21-24).