Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 13

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 61-67).
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CHAPITRE XIII.

DISCOURS DE NÂRADA.


SÛTA dit :

1. Vidura, dans son voyage aux étangs sacrés, ayant appris de Mâitrêya le moyen de faire son salut, se rendit à la ville d’Hâstinapura, content d’avoir ainsi obtenu ce qu’il désirait connaître.

2. À chaque question que le guerrier (Vidura) avait adressée à Kâuçârava (Mâitrêya), sentant naître en lui une dévotion exclusive à Gôvinda, il avait obtenu une réponse satisfaisante.

3. À l’arrivée de leur parent, le fils de Dharma et ses jeunes frères, ainsi que Dhrĭtarâchṭra, Yuyutsu, l’écuyer (Samdjaya), Çâradvata (Krĭpa), Prĭthâ,

4. Gândhârî, Drâupadî, Subhadrâ, Uttarâ, Krĭpî, les épouses des parents de Pâṇḍu, et les autres femmes de la famille accompagnées de leurs enfants, tous allèrent à sa rencontre avec joie, comme les organes d’un corps que vient ranimer le souffle de la vie.

5. L’ayant accueilli comme il convenait y en le saluant et le serrant dans leurs bras, ils versèrent un torrent de larmes, émus à la pensée de leur longue séparation ; le roi lui offrant un siège et des serviteurs, lui rendit les honneurs qui lui étaient dus.

6. Quand Vidura eut pris son repas et se fut reposé, assis sur un siège commode, le roi s’inclinant avec respect, lui adressa la parole au milieu de ses parents qui écoutaient.

7. Eh quoi ! vous vous souvenez de nous qui croissions à l’ombre de vos ailes, quand vous nous sauviez avec notre mère d’une foule de dangers, tels que l’incendie et le poison !

8. Comment avez-vous vécu tandis que vous parcouriez le monde ? sans doute, vous avez, pendant votre pèlerinage, visité les plus célèbres des étangs sacrés.

9. Les sages, dévoués comme vous à Bhagavat, sont eux-mêmes, seigneur, de véritables étangs consacrés ; ils rendent purs les saints étangs, parce que le Dieu qui porte la massue (Krǐchṇa) est en eux.

10. Et les fils de Yadu, nos amis, nos parents, dont Krǐchṇa est le Dieu, les avez-vous vus, ou en avez-vous entendu parler ? Vivent-ils heureux dans leur ville de Dvârakâ ?

11. Ainsi interrogé par Dharmarâdja, Vidura lui raconta, dans l’ordre où les faits s’étaient passés, tout ce qu’il savait ; mais il ne parla pas de la destruction de la race de Yadu.

12. Il ne leur fit pas connaître l’accomplissement de cet événement funeste dont la nouvelle les eut si cruellement frappés ; sa tendresse n’eût pu supporter de voir ses parents malheureux.

13. Il resta quelque temps au milieu des siens, traité par eux comme un Dieu, enseignant à son frère aîné la voie du salut, et faisant plaisir à tous.

14. C’est que Vidura était Yama lui-même qui avait été condamné par la malédiction [de Mâṇḍavya] à passer dans la condition de Çûdra une période de cent années, pendant laquelle Aryaman infligeait aux méchants la juste punition de leurs crimes.

15. Cependant Yudhichṭhira, qui avait recouvré l’empire, se voyant un petit-neveu destiné à continuer sa race, jouissait d’une félicité parfaite au milieu de ses frères qui brillaient semblables aux Gardiens du monde.

16. Pendant qu’ils vivaient ainsi, livrés au monde et exclusivement occupés des soins de leurs maisons, le Temps, dont la marche est irrésistible, s’écoulait pour eux sans qu’ils s’en aperçussent.

17. Vidura ayant remarqué son approche, dit à Dhrĭtarâchṭra : Quitte promptement ta demeure, ô roi ! vois le danger redoutable qui s’avance,

18. Et auquel rien dans ce monde n’a jamais pu résister ; c’est Kâla lui-même, le souverain de toutes choses, qui arrive pour nous tous.

19. L’homme devant lequel il se présente est à l’instant privé de cette vie qui lui est si chère. Que sera-ce donc de ses richesses et des autres biens de ce monde ?

20. Oncle, frère, enfants, amis, tu as tout perdu dans les combats ; ta jeunesse s’est évanouie, ton corps est en proie à la vieillesse et tu consens à vivre dans la maison d’un autre !

21. Ah ! qu’il faut que l’amour de la vie soit bien puissant chez l’homme, pour que, comme le chien de garde qui avale le gâteau qu’on lui jette, tu te sois résigné au sort que t’a infligé Bhîma !

22. À quoi sert l’existence quand on la tient de ceux contre qui on a employé le feu et le poison, dont on a insulté les femmes, que l’on a dépouillés de leur empire et de leurs richesses ?

23. Malheureux que tu es ! ce corps même dont tu désires prolonger l’existence, se détruit malgré toi, usé par l’âge comme un [vieux] vêtement.

24. Celui qui, sans passions, affranchi de tous les liens, et dérobant sa marche à tous les regards, quitte, un corps désormais inutile, celui-là est appelé un homme courageux.

25. Il est appelé le meilleur des hommes celui qui, plein d’indifférence, maître de lui ; et fixant Hari dans son cœur, abandonne sa maison ou celle d’un autre, [pour devenir anachorète.]

26. Pars donc vers la région du nord, reconnaissant de toi-même ton chemin ; car le temps qui doit venir anéantira toute vertu parmi les hommes.

27. Ainsi éclairé par son jeune frère Vidura, le roi de la race d’Adjamîḍha, auquel il ne restait plus que les yeux de l’intelligence, brisant les liens d’affection qui l’attachaient à sa famille, sortit avec fermeté de sa demeure, suivant la voie que venait de lui indiquer son frère.

28. La vertueuse fille de Subala, dévouée à son mari, le suivit dans sa marche vers l’Himalaya, où les rois qui renoncent au sceptre, trouvent le même bonheur que les héros au milieu d’un combat acharné.

29. Cependant Adjâtaçatru qui venait d’invoquer Mitra, de sacrifier au feu, et de présenter aux Brâhmanes une offrande composée de sésame, d’or, d’une vache et d’une portion de terre, étant entré dans la maison pour se prosterner devant ses maîtres spirituels, n’y vit plus ses vénérables parents (Vidura et Dhrĭtarâchṭra), ni la fille de Subala.

30. En proie à une vive inquiétude, il demanda à Sam̃djaya, qu’il voyait assis : Fils de Gavalgaṇa ! où est notre vieux père privé de la vue, et notre mère qui gémit sur le meurtre de ses enfants, et notre oncle paternel si bienveillant pour nous ?

31. Coupable imprévoyance ! serait-ce que mon malheureux oncle, dont tous les parents ont été tués, redoutant, ainsi que sa femme, quelque outrage, se serait jeté dans le Gange ?

32. Depuis la mort de Pâṇḍu notre père, nos deux oncles paternels nous protégeaient contre le malheur, nous tous leurs parents et leurs disciples ; et maintenant, où sont-ils allés ?

33. Désolé de leur absence, troublé par l’attendrissement que produisait en lui la pitié, l’écuyer ne voyant plus son maître, ne put, dans l’excès de sa douleur, faire aucune réponse.

34. Mais bientôt essuyant ses larmes avec ses mains, et rappelant le courage en son âme, il adressa ces paroles au roi Adjâtaçatru, en songeant aux pieds de son maître.

35. Guerrier puissant, joie de ta race ! je ne connais pas le dessein de tes magnanimes parents, ni celui de Gândhârî, car j’ai été trompé par eux.

36. Sur ces entrefaites arriva le bienheureux Nârada, avec Tumburu. Le roi accompagné de ses jeunes frères, se levant et se prosternant avec respect, adressa ces paroles au solitaire :

37. Bienheureux sage ! je ne sais ce que sont devenus mes parents. Où sont-ils allés en partant d’ici ? Où est allée aussi ma malheureuse mère qui gémit sur le meurtre de ses enfants ?

38. Tu le sais, toi qui te montrant à moi comme un vaisseau sur l’océan sans bornes, m’en fais voir l’autre rive. — Le bienheureux Nârada, le meilleur des solitaires, lui répondit en ces termes :

59. Ne plains aucun mortel, ô roi ! car l’univers est dans la dépendance de l’Être suprême, du maître de toutes choses auquel les mondes avec leurs gardiens adressent leur offrande.

40. De même que la réunion et la séparation des objets qui servent à un jeu dépendent ici-bas de la volonté du joueur, ainsi dépendent de celle du souverain Maître la réunion et la séparation des hommes.

41. Que tu regardes l’homme comme permanent ou bien comme passager, ou comme n’étant ni permanent ni passager, ou comme étant à la fois passager et permanent, tu ne dois, dans aucun cas, cédant uniquement à un sentiment d’affection né de l’erreur, pleurer ceux que tu as perdus.

42. Secoue donc l’abattement où l’ignorance jette ton âme, [quand tu te dis :] Comment feront ces infortunés sans appui, privés de mon secours ?

45. Ce corps, agrégat des cinq éléments, esclave du temps, de l’action et des qualités, comment peut-il protéger d’autres créatures ? C’est comme si un homme dévoré par un serpent voulait porter secours à un autre homme.

44. Les êtres qui n’ont pas de mains servent à la nourriture de ceux qui en ont ; ceux qui n’ont pas de pieds, à celle des quadrupèdes ; les petits, à celle des grands : la vie, en un mot, est le soutien de la vie.

45. Cet univers tout entier, c’est Bhagavat, l’Être unique, âme des créatures douées d’une âme, intelligent par lui-même, qui paraît au dedans et au dehors des choses ; reconnais, ô roi, que c’est Mâyâ qui le multiplie.

46. Aujourd’hui, grand roi, cet Être qui donne l’existence aux créatures, Bhagavat, est descendu dans ce monde sous la forme de Kâla, pour l’anéantissement des ennemis des Suras.

47. Il attend que sa mission utile aux Dêvas soit remplie jusqu’au bout. Restez donc vous-mêmes en ce monde, autant de temps qu’y séjournera le souverain Seigneur.

48. Dhrîtarâchṭra et son frère, avec Gândhârî sa femme, sont partis pour l’ermitage des Rǐchis situé dans la partie méridionale de l’Himâlaya.

49. À l’endroit où le fleuve céleste (le Gange) s’est partagé en sept courants pour satisfaire les sept Rǐchis, se trouve cet ermitage, qui porte le nom de Saptaçrôtas,

50. Là, faisant dans le fleuve les ablutions prescrites aux trois moments du jour, et jetant dans le feu les offrandes, comme il est ordonné par la loi, Dhrĭtarâchṭra, dont l’eau est la seule nourriture, réside dans l’ermitage, calme et exempt de tout désir.

51. Assis dans une posture difficile, retenant son haleine, maître des six organes des sens, il a secoué, à l’aide de la méditation dont Hari est l’objet, les souillures que produisent les trois qualités des Ténèbres, de la Passion et de la Bonté.

52. Après avoir uni sa conscience à son intelligence, absorbé son intelligence dans son âme [portion individualisée de Brahma], et celle-ci dans Brahma qui contient toutes choses, il s’est confondu avec lui, comme l’air d’un vase se perd dans l’atmosphère.

53. Affranchi des conséquences des qualités qui appartiennent à Mâyâ, tenant sous sa dépendance les organes des sens et son cœur, insensible à toute impression, Dhrĭtarâchṭra est en quelque sorte devenu immobile comme un tronc d’arbre.

54. Maintenant qu’il a complètement renoncé à l’action, ne sois point, ô roi, un obstacle à sa pénitence ; dans cinq jours à partir de celui-ci, il abandonnera son corps qui sera réduit en cendres.

55. Pendant que son corps et la hutte [qu’il habitait] seront consumés par les feux [consacrés que l’anachorète a emportés avec lui], sa femme vertueuse, restée dehors, entrera dans les flammes pour suivre son mari.

56. Et Vidura, ô fils de Kuru, après avoir vu ce prodige, ému à la fois de plaisir et de douleur, quittera l’ermitage pour aller visiter les étangs sacrés.

57. Ayant ainsi parlé, Nârada remonta au ciel avec Tumburu ; Yudhichṭhira, fixant ses paroles en son cœur, fut délivré des inquiétudes qui le tourmentaient.


FIN DU TREIZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DISCOURS DE NÂRADA,
DE L’ÉPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.