Le Citoyen/Chapitre XV

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 339-373).

Section III : La religion

CHAPITRE XV

Du règne de Dieu par la nature.

SOMMAIRE

I. Proposition des matières suivantes. Il. Sur quelles personnes c’est que Dieu est dit régner. III. Il y a trois sortes de paroles de Dieu : la raison, la révélation, la prophétie. IV. Il y a deux sortes de règnes de Dieu, le naturel et le prophétique. V. Que le droit par lequel Dieu règne est pris de sa toute-puissance. VI. Cela est confir­mé par la Sainte Écriture. VII. Que l’obligation d’obéir à Dieu naît de l’imbé­cillité humaine. VIII. Que les lois de Dieu, dans le règne par la nature, sont celles qui ont été rapportées ci-dessus, chap. II et III. IX. Ce que c’est qu’honneur et culte. X. Que le culte consiste aux paroles ou aux actions. XI. Et qu’il y en a de naturel et d’arbitraire. XII. De commandé et de volontaire. XIII. Quelle est la fin et le but du culte. XIV. Quelles sont les lois naturelles touchant les attributs de Dieu. XV. Quelles sont les actions par lesquelles le culte se rend naturellement. XVI. Que dans le règne de Dieu par la nature, l’État peut instituer un culte divin tel que bon lui semble. XVII. Que Dieu régnant par la seule nature, c’est à l’État, c’est-à-dire à cette personne ou à cette cour qui a, après Dieu, l’autorité suprême, d’être interprète de toutes les lois. XVIII. Solution de quelques doutes. XIX. Ce que c’est que péché, et crime de lèse-majesté divine dans le règne de Dieu par la nature.


I. Que l’état de nature, c’est-à-dire d’une liberté absolue ? telle qu’est celle de ceux qui ne gouvernent point et qui ne sont sous aucun gouvernement, soit une anarchie, et un état de guerre et d’hostilité ; que les maximes par lesquelles on évite un si fâcheux état soient les lois de nature ; qu’aucun État ne puisse point subsister sans une souve­raine puissance. qu’il faille obéir absolument à ceux qui l’exercent, c’est-à-dire en tout ce qui ne répugne point aux commandements de Dieu, c’est ce qu’aux chapitres précédents j’ai démontré, ce me semble, assez clairement et par la raison et par des témoignages de la Sainte Écriture. Il reste un point seulement pour avoir une entière connaissance de tous les devoirs de la société civile : que nous sachions quelles sont les lois ou les commandements de Dieu. Car, autrement, nous ne pourrions point savoir, si ce qui nous est commandé de faire par l’autorité souveraine du magistrat n’est point contraire à la loi divine. D’où il arriverait nécessairement, ou que par une trop grande obéissance au bras séculier et à la puissance temporelle, nous serions rebelles envers la majesté divine, ou que par la crainte d’offenser Dieu, nous tombe­rions dans la félonie et mépriserions les ordonnances de l’État. Afin donc d’éviter ces deux écueils, il est nécessaire que nous connaissions quelles sont les lois divines ; mais parce que la connaissance des lois dépend de celle du royaume, il faut qu’au reste de cet ouvrage nous parlions du règne de Dieu.


II. Le prophète royal David au psaume 97. verset 1. dit : l’Éternel règne, que la terre s’en égaie ; et au psaume 99. verset 1. le même psalmiste ajoute : l’Éternel règne, que les peuples tremblent, il est assis entre les chérubins, que la terre soit ébranlée. En dépit que les hommes en aient, Dieu est roi de toute la terre, et bien qu’il s’en trouve de si insolents qu’ils nient son existence ou sa providence, leur témérité pour­tant ne peut pas le chasser de son trône. Mais quoique Dieu gouverne tellement les hommes par sa providence, qu’aucun ne saurait rien exécuter contre sa volonté ou sans permission, ce n’est pas néanmoins en cela qu’il est dit régner proprement et en une signification exacte ; car ce n’est pas le gouvernement qui s’exerce en agissant qu’on nomme régner, mais celui qui se pratique de bouche par l’autorité des com­mandements, et par la crainte des menaces. De sorte que dans le règne de Dieu on ne doit pas mettre au rang de ses sujets les corps inanimés, ni les choses privées de raison, encore qu’elles soient soumises à la puissance divine ; à cause qu’elles ne sont pas capables de recevoir les commandements, ni d’entendre les menaces que Dieu leur ferait. On en doit aussi exclure les athées qui ne croient pas l’existence de la divinité, et ces autres qui, après l’avoir admise, lui ôtent le gouvernement des choses du monde ; car, encore que malgré qu’ils en aient, Dieu les gouverne par sa puissance, toutefois ils ne reconnaissent point ses ordres et ne craignent point ses menaces. Mais ceux-là seulement sont sous le règne de Dieu, qui lui laissent la conduite de toutes choses, qui avouent qu’il a donné des ordonnances aux hommes et qui confessent qu’il a établi des peines à ceux qui les transgressent. Tous les autres doivent être tenus pour ses ennemis et ne peuvent point être honorés du titre de ses sujets.


III. Cependant l’on ne peut pas dire que quelqu’un règne par l’autorité de ses édits, s’il ne les déclare ouvertement à ceux qu’il gouverne : car, les commandements des souverains servent de loi aux sujets ; et les lois ne sont point dignes de ce nom augus­te, si elles ne sont clairement promulguées, en sorte qu’on n’en puisse pas prétendre cause d’ignorance. Les hommes publient leurs lois par l’entremise de la parole, ou de vive voix et n’ont point d’autre moyen de signifier en général leur volonté. Mais Dieu publie les siennes en trois façons. Premièrement, par le secret instinct de la droite raison. Secondement, par une révélation immédiate, ou qui se fait par une voix surna­turelle qu’on entend, ou par une vision qui surprend la vue, ou par des songes mystérieux, ou par une inspiration divine dont l’âme se trouve subitement remplie. En troisième lieu, par la bouche de quelque saint personnage, que Dieu recommande pardessus les autres et fait connaître digne de foi par les vrais miracles qu’il lui donne d’opérer. Or, celui duquel il plaît à la sagesse divine de se servir en cette sorte pour être l’interprète de sa volonté envers les autres hommes, est nommé prophète. Comme ces trois diverses manières peuvent être nommées la triple parole de Dieu, à savoir la parole de la raison, la parole des sens, et la parole des prophètes : à quoi répondent trois façons, desquelles nous sommes dits entendre la voix de Dieu, le raisonnement, les sens et la foi. Celle des sens, que je nomme la parole sensible de la divinité, s’est fait entendre à peu de personnes et Dieu n’a guère parlé par cette révélation aux hommes que seul à seul, et en déclarant choses diverses à diverses personnes, car il n’a promulgué en cette sorte à aucun peuple les lois touchant son règne.

IV. Or, suivant la différence qu’il y a entre la parole de Dieu raisonnable et la parole prophétique, on attribue à Dieu deux sortes de règnes : le naturel, dans lequel il gouverne par les lumières du bon sens et qui s’étend généralement sur tous ceux qui reconnaissent la puissance divine, à cause de la nature raisonnable commune à tous les hommes et le prophétique, dans lequel Dieu règne aussi par la parole prophétique, mais qui est particulier, à cause que Dieu n’a pas donné à tous des lois positives, mais tant seulement à un peuple particulier et à certaines personnes qu’il avait choisies.



V. Au règne de nature, Dieu tire tout son droit de régir les hommes et de punir ceux qui enfreignent ses lois de sa seule puissance à laquelle il n’y a pas moyen de résister. Car, tout droit sur autrui vient de la nature, ou de quelque pacte. Au sixième chapitre, j’ai fait voir l’origine de ce droit de régner par la vertu du contrat ; et il naît de la nature, en cela même qu’elle ne l’ôte point, vu que la nature laissant à tous un droit égal sur toutes choses, celui que chacun a de régner sur tous les autres, est aussi ancien que la nature. Mais la cause pourquoi il a été aboli n’a point été autre que la crainte mutuelle, comme je l’ai démontré au chapitre II, art. III, la raison en effet nous dictant, qu’il fallait quitter ou relâcher de ce droit pour la conservation du genre humain ; d’autant que l’égalité des hommes entre eux à l’égard de leurs forces et puis­sances naturelles était une source de guerre inévitable et que la ruine du genre hu­main s’ensuivait nécessairement de la continuation de cette guerre. Que si quelqu’un surpassait tellement les autres en puissance, qu’ils ne pussent pas, quoique ligués tous ensemble, lui résister, il n’y eût eu aucune raison pourquoi il se fût départi du droit que la nature lui avait donné. Il lui fût donc demeuré inaliénablement un droit de dominer sur tous les autres, qu’il n’eût dû qu’à l’excès de sa puissance, par laquelle il eût pu les conserver en se conservant soi-même. De sorte que le droit de régner vient à ceux à la puissance desquels on ne peut point résister et par conséquent à Dieu qui est tout-puissant, en vertu de cette même puissance. Et toutes fois et quantes que Dieu punit un pécheur, ou qu’il le fait mourir, bien qu’il le punisse à cause qu’il avait péché, on ne peut pas dire pourtant, qu’il n’eût point droit de le maltraiter, ou de le perdre, s’il n’eût été coupable. De plus, si la volonté de Dieu en châtiant peut avoir égard à quelque faute précédente, il ne s’ensuit pas de là, que le droit de punir ou de tuer ne dépend point de la puissance divine, mais dérive toujours du péché de l’homme.


VI. C’est une question célèbre parmi les controverses qui, de tous temps, ont été agitées et à laquelle se sont exercés les meilleurs esprits de l’Antiquité, pourquoi c’est qu’il arrive du mal aux gens de bien et du bien aux méchants. Elle tombe dans notre thèse, par quel droit Dieu dispense le bien et le mal aux hommes ? Et je trouve que la difficulté n’a pas ébranlé le vulgaire seulement, mais que les plus grands philosophes en ont été confondus, et ce qui est encore plus étrange, que la foi des plus saints per­son­nages sur le point de la providence divine en a reçu quelques secousses. Oyez, je vous prie, le prophète David au psaume 73. Quoi que ce soit, Dieu est bon à Israël, à savoir à ceux qui sont nets de cœur. Or, quant à moi mes pieds m’ont presque failli et ne s’en a comme rien fallu que mes pas n’aient glissé. Car, j’ai porté envie aux insen­sés, voyant la prospérité des méchants. Et Job ce saint homme, combien grièvement se plaint-il à Dieu, de ce qu’étant juste, il ne laissait pas d’être exposé à tant et à de si grandes calamités ? Mais Dieu même prenant la parole en cette occasion, donne à Job la solution de cette difficulté et lui représente quel est son droit, par des raisons tirées de sa propre puissance, plutôt qu’en lui remettant ses péchés devant les yeux. Car, Job et ses amis disputent de telle sorte, que ceux-ci le veulent toujours faire passer pour coupable, à cause des châtiments qu’il éprouve en sa personne ; et lui, au contraire, les refuse par des preuves de son innocence. Après quoi, Dieu ayant ouï les raisons de part et d’autre, répond aux plaintes de son serviteur sans le charger de péchés ni d’aucune injustice, mais en lui représentant sa souveraine puissance : où étais-tu, lui dit-il, quand je fondais la terre ? Si tu as entendement, montre-le. Qui a posé ses mesures ? Qui y a appliqué le niveau ? Sur quoi sont fichés ses pilotis, ou qui est celui qui a assis la pierre du coin pour la soutenir ? etc. Job. 38. Puis se tournant vers ces fâcheux amis Eliphaz Temanite, Bildad et Tsophar, il leur dit : ma fureur est embrasée contre vous, pour ce que vous n’avez point parlé droitement devant moi comme lob mon serviteur. Cet arrêt est conforme à la sentence que notre Sauveur prononce en faveur de l’aveugle-né, lorsque ses disciples l’interrogèrent, disant : maître, qui a péché, celui-ci, ou son père, ou sa mère, pour être ainsi né aveugle ? Jeh. 9. Ni celui-ci, répondit-il, n’a péché, ni son père, ni sa mère, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui. Et encore qu’il soit dit, Rom. 5, 12. que la mort est entrée au monde par le péché, il ne s’ensuit pas que Dieu n’eût pu rendre les hommes sujets aux maladies et à la mort, quoiqu’ils n’eussent jamais transgressé ses ordonnan­ces ; de même que les autres animaux qui ne peuvent pas pécher, ne laissent pas d’être mortels et d’être exposés aux infirmités naturelles.


VII. Si Dieu tient le droit de régner de sa toute-puissance, il est manifeste que les hommes sont obligés de lui obéir à cause de leur imbécillité *. Car, l’obligation qui naît du pacte, dont il a été parlé au deuxième chapitre, ne peut pas avoir lieu ici, où le droit de commander vient de la nature, sans qu’il soit intervenu aucune convention. Or, il y a deux sortes d’obligation naturelle ; l’une, où la liberté est ôtée par des empêchements corporels, suivant laquelle nous disons que le ciel, la terre et toutes les créatures obéissent aux lois communes de leur création. L’autre, où la liberté est ôtée par l’espérance et par la crainte ; suivant laquelle le plus faible ne peut point désobéir au plus fort auquel il désespère de pouvoir résister. De cette seconde sorte d’obli­ga­tion, c’est-à-dire, de la crainte, ou de la connaissance de notre propre faiblesse (com­parée à la puissance divine) vient que nous sommes obligés d’obéir à Dieu sous son règne par la nature : car la raison enseigne à tous ceux (lui confessent la puissance de Dieu, et qui admettent sa providence, qu’il ne faut pas regimber contre l’aiguillon.


Remarque :

  • [A cause de leur imbécillité.] « Si la chose semble rude à quelqu’un, je le prie de considérer à part soi, s’il y avait deux tout-puissants, lequel des deux serait tenu d’obéir à l’autre. Je crois qu’il m’avouera que ni l’un ni l’autre le devrait céder à son compagnon. Si cela est vrai, ce que j’ai avancé est vrai aussi, que les hommes sont soumis à Dieu à cause qu’ils ne sont pas tout-puissants. Et en effet, notre Sauveur admonestant saint Paul (qui en ce temps-là était ennemi de l’Église) de ne pas regimber contre l’aiguillon, ne semble exiger de lui obéis­sance, qu’en considération du peu de forces qu’il avait pour lui résister. »


VIII. D’autant que la parole de Dieu régnant par la se ule nature, n’est supposée être autre chose que la droite raison ; et que les ordonnances des souverains ne peuvent être connues que par leur seule parole, il est évident que les lois naturelles sont les seules lois de Dieu régnant par la nature ; et ce sont les mêmes que j’ai rapportées aux chapitres II et III, et tirées de ce qui résulte des maximes du bon sens, la modestie, l’équité, la justice, la débonnaireté et les autres vertus morales qui servent à entretenir la paix, ou qui regardent les devoirs des hommes les uns envers les autres ; et celles en outre que la droite raison enseigne touchant l’honneur et le culte dû à la majesté divine. Il n’est pas besoin que je répète en cet endroit quelles sont les lois de nature, ou les vertus morales. Mais il faut voir quels honneurs et quel culte divin, c’est-à-dire quelles lois sacrées nous dicte cette même raison naturelle.


IX. L’honneur, à parler proprement, n’est autre chose que l’estime que l’on fait de la puissance de quelqu’un, accompagnée de bonté. Et honorer une personne est le même que l’estimer beaucoup. D’où il s’ensuit, que l’honneur n’est pas en celui qui est honoré (comme il se dit communément), mais en celui qui honore. Puis donc que l’honneur gît en l’opinion, il y a trois affections qui en naissent nécessairement : l’amour, qui se rapporte à la bonté, l’espérance et la crainte qui regardent la puissance. De ces trois sources procèdent toutes les actions extérieures, par lesquelles on a accoutumé de gagner le cœur des personnes puissantes, et qui étant des effets de l’honneur, en sont des caractères et des marques naturelles. Mais, dans la façon de parler ordinaire, le titre d’honneur est accordé, même à ces effets extérieurs du vér­itable honneur qui se rend dans le fonds de l’âme, auquel sens nous sommes dits honorer quelqu’un, lorsque nous témoignons en paroles et en actions les favorables sentiments que nous avons de sa puissance ; de sorte que le mot d’honneur signifie en cet usage même chose que le culte. Toutefois le culte, à le bien prendre, est l’acte extérieur, caractère et signe visible de l’honneur interne ; et en ce sens-là, nous som­mes dits révérer ou honorer une personne, dont par toutes sortes de devoirs, nous tâchons d’apaiser la colère, si elle est fâchée contre nous, ou de laquelle nous nous étudions d’acquérir les bonnes grâces, si nous n’avons à surmonter que ses froideurs et son indifférence.


X. Tous les signes qui nous font connaître le dedans de l’âme, se peuvent réduire aux paroles et aux actions et par conséquent tout culte consiste en l’une de ces deux choses. L’une et l’autre se rapporte à trois sortes d’effets, dont le premier est la louan­ge, par laquelle on prêche hautement la bonté d’une personne ; le second s’occupe à publier partout la puissance qu’elle a dans l’état des affaires présentes, ce qui est pro­pre­ment priser et que l’on peut nommer l’estime d’une personne. Le troisième révè­le son bonheur par la considération du ferme établissement de sa puissance, qui n’a rien à craindre, et d’où on la juge et on la fait passer pour bienheureuse. Chacune de ces trois sortes d’honneur ne consiste pas, comme j’ai dit, tant seulement en paro­les, mais il faut en regarder aussi les actions. Nous louons en paroles, lorsque nous tenons des discours avantageux, et que nous avançons des propositions, ou dogma­tiquement et avec grande affirmation, nous attribuons à une personne des titres qui servent grande­ment à la faire honorer de tout le monde, comme si nous disions qu’elle est sage, vaillante et libérale. Nous louons par nos actions, toutes fois et quantes qu’elles marquent la supposition de quelque qualité recommandable et qu’elles don­nent occa­sion de tirer quelque bonne conséquence ; ainsi par les remerciements, nous faisons connaître la bonté d’une personne ; par notre soumission, nous faisons éclater sa puissance ; et dans nos congratulations, nous supposons et laissons juger aux autres de son bonheur et de sa félicité.


XI. Mais soit que nous voulions louer quelqu’un de paroles ou en effets, nous trouverons assez d’autres choses qui signifient partout l’honneur et la révérence, comme sont entre les attributs les noms généraux des vertus et des puissances, qu’on ne peut jamais détourner en un mauvais sens, tels que seront ces épithètes de bon, beau, vaillant, juste et autres semblables ; et entre les actions, l’obéissance, les remer­cie­ments, les prières, et telles autres choses qui donnent toujours à entendre quelque vertu ou quelque puissance dans le sujet que l’on révère. Nous en trouverons aussi qui signifient de l’honneur chez quelques-uns, et qui parmi d’autres peuples dont les coutumes sont diverses, seraient prises pour des injures, ou tenues pour indifférentes : comme sont entre les attributs les noms qui ont du rapport aux vertus ou aux vices, à l’honnête ou au déshonnête, suivant la diversité des opinions reçues ; duquel rang je mets avoir tué son ennemi, s’être enfui de la bataille, être philosophe ou orateur et choses semblables, qui sont en estime chez quelques-uns et qui tombent dans le mépris chez quelques autres. Et parmi les actions, celles qui dépendent de la coutume du lieu où l’on est, ou de l’ordonnance des lois civiles, comme de se découvrir pour saluer une personne, de quitter ses souliers, d’incliner le corps, de demander quelque chose debout, prosterné, ou à genoux et telles autres cérémonies qui se pratiquent diversement. Le culte qui est toujours et par toute la terre reçu pour une marque d’honneur est naturel ; mais l’autre qui s’accommode aux lieux et aux coutumes peut être nommé arbitraire.


XII. Au reste, le culte peut aussi être commandé, c’est-à-dire, enjoint par l’ordre de celui à qui on le rend, ou volontaire, à savoir tel qu’il plaît à celui qui s’en acquitte. S’il est commandé, les actions que l’on emploie ne signifient point de l’honneur comme telles, mais en tant qu’elles sont commandées, car elles marquent immédia­te­ment l’obéissance et ensuite de celle-ci la puissance ; de sorte que le culte commandé gît en l’obéissance et le volontaire enferme de la révérence dans la nature même des actions, tellement que si elles sont des signes d’honneur à ceux qui les voient, le culte s’en ensuit, ou au contraire il en rejaillit quelque outrage, si elles sont prises d’autres façons, et si elles sont sujettes à être sinistrement interprétées. Derechef, le culte est ou public, ou privé. Le public ne peut pas être volontaire a l’égard des particuliers, mais bien au regard de l’État qui l’institue. Car, ce que l’on fait volontairement se pratiquant au gré de celui qui le fait, on ne rendrait pas une seule forme de culte, mais chacun usant de son franc-arbitre, il y aurait presque autant de cultes que de diverses personnes, si quelque autorité souveraine ne restreignait la liberté des esprits qui seraient ingénieux à en inventer et si la volonté d’un supérieur n’en réglait la manière. Mais le culte privé peut demeurer entièrement volontaire, s’il est rendu en secret ; car, pour celui que l’on rend en public, la sévérité des lois, ou les mouvements de la honte lui apportent quelque contrainte, qui répugne à la nature du volontaire.


XIII. Or, afin de connaître quelle est la fin et le but pour lequel on révère une personne, il faut en considérer la cause et voir pourquoi c’est que les hommes se plaisent à la révérence qu’on leur porte. Sur quoi il est nécessaire de supposer ce que j’ai démontré ailleurs, que la joie est fondée sur la contemplation que quelqu’un fait de sa vertu, de sa force, de son savoir, de sa beauté, de ses amis, de ses richesses, ou de telle autre puissance qui lui appartient, ou laquelle il considère comme sienne propre ; et qu’elle n’est autre chose que la gloire ou le triomphe de l’âme qui pense qu’elle est honorée, c’est-à-dire, qu’on l’aime et qu’on la craint ; ce qui lui signifie aussi, que tout le monde est prêt de lui rendre service et de l’assister en sa nécessité. Cependant, à cause que les hommes estiment volontiers puissants ceux qu’ils voient honorés, c’est-à-dire ceux que les autres mettent en réputation de grand crédit et de grande autorité, il arrive que l’honneur s’augmente par le culte qui lui est rendu et que souvent, de la réputation du pouvoir, l’on passe à l’acquisition d’une véritable puis­sance. La fin donc de celui qui commande ou qui souffre qu’on le révère, est de ranger par ce moyen, c’est-à-dire par l’amour ou par la crainte, le plus de personnes qu’il peut sous son obéissance.


XIV. Maintenant afin de savoir quel culte la raison naturelle prescrit de rendre à la divinité, commençons par ses attributs. Où d’abord nous découvrirons évidemment qu’il lui faut attribuer l’existence ; car, nous ne saurions avoir la volonté portée à honorer celui dont l’être serait purement imaginaire et que nous ne croirions pas exister dans la nature. En après, que les philosophes qui ont dit que le monde, ou que l’âme du monde (c’est-à-dire une de ses parties) était Dieu même, ont parlé indigne­ment de sa divine majesté, pour ce que non seulement ils ne lui attribuent rien, mais qu’ils l’ôtent du nombre des choses ; vu que par ce nom de Dieu on entend la cause du monde ; et qu’en disant que le monde est Dieu, ils font qu’il n’a aucune cause, ce qui est nier l’existence de la divinité. Que ceux-là aussi sont tombés dans la même absurdité, qui ont assuré que le monde n’avait point été créé et qu’il était éternel ; car ce qui est éternel ne pouvant point avoir de cause et le monde n’en ayant aucune, on ôte à Dieu toute son existence. Que ceux-là pareillement ont des sentiments injurieux à ce souverain arbitre de l’univers, qui le plongeant dans la fainéantise et l’assou­pissant d’un morne loisir qui le prive de toute action, lui ôtent l’inspection des affaires humaines, et le gouvernement du monde. Car, quelque tout-puissant qu’ils le confes­sent, toutefois s’il n’a point de soin des choses d’ici-bas, qu’est-ce qui empêchera qu’on ne dise, suivant cette maxime ancienne, ce qui est au-dessus de nous ne nous touche point ; et n’y ayant aucun sujet de craindre ou d’aimer une divinité inutile, elle est certes à l’égard de ceux qui la font passer pour telle, comme dénuée de tout le fondement de sa subsistance. D’ailleurs nous remarquerons que, parmi les attributs qui signifient grandeur et puissance, ceux qui désignent quelque chose de fini et de déterminé ne sont point des signes d’une âme pleine de respect et de révérence ? d’autant que nous n’honorons pas Dieu dignement, si nous lui attribuons moins de grandeur et moins de puissance que nous ne pouvons lui en attribuer. Or, le fini est au-dessus de ce que nous pouvons, vu qu’il nous est très aisé de concevoir et d’ajouter toujours quelque nouveau degré de perfection à une chose finie. Cela étant ainsi, il ne faudra pas attribuer à Dieu aucune figure, parce que toute figure est déterminée ; et nous ne dirons point aussi que nous en concevions l’essence, que notre imagination s’en forme d’idée, ou qu’aucune faculté de notre âme soit capable de se le présenter ; car il serait fini s’il était de notre portée, et si par nos faibles efforts il nous était permis d’atteindre à une hauteur tout à fait inaccessible. Et bien que ce terme d’infini marque une conception de notre esprit, il ne s’ensuit pas que notre entendement forme aucune pensée propre à exprimer une chose infinie. En effet, lorsque nous disons qu’une chose est infinie, nous ne signifions rien en ce qui est de la chose en elle-même, mais nous témoignons l’impuissance de notre âme, et c’est le même que si nous avouions franchement que nous ne savons si cette chose-là est finie, ni où c’est qu’elle rencontre ses limites. Et c’est parler de Dieu avec fort peu de respect, que de dire que nous en ayons l’idée dans l’âme ; car l’idée n’est autre chose que notre concep­tion, et nous ne sommes capables de concevoir que des choses finies. Il se faudra bien garder aussi de dire que Dieu soit composé de parties, ou qu’il soit un Tout, parce que ces façons de parler sont des attributs qu’on donne à des choses finies ; ni qu’il est en quelque lieu, car, rien ne peut occuper un lieu qui ne reçoive de tous côtés des bornes de sa grandeur, ni qu’il se meut ou qu’il se repose, d’autant qu’en l’un et en l’autre on supposerait qu’il est dans un lieu, et qu’il occupe quelque espace, ni qu’il y a plusieurs dieux, parce qu’il ne peut y avoir plusieurs natures infinies. Au reste, touchant les attributs de la félicité, nous penserons que tous ceux-là qui signifient quelque douleur sont indignes de Dieu (si ce n’est qu’on ne les prenne pas pour une affection, mais figurément et par métonymie pour un certain effet) tels que sont ceux de la repen­tance, de la colère, de la pitié ; ou qui emportent quelque défaut, comme ceux de l’appé­tit, de l’espérance, de la convoitise, et cette sorte d’amour qu’on nomme aussi concupiscence ; car ils marquent je ne sais quelle disette, vu qu’il est impossible de concevoir que quelqu’un désire, espère, ou souhaite, si ce n’est quelque chose dont il souffre la privation ; ou qui dénotent en la personne à laquelle on les donne quelque faculté passive ; car souffrir est le propre d’une puissance limitée et qui dépend de quelque autre. Quand donc nous attribuons à Dieu une volonté, il ne faut pas l’ima­giner de même que la nôtre, que nous nommons un appétit raisonnable : d’autant que si Dieu désirait, il manquerait de quelque chose, ce que l’on ne peut pas avancer sans lui faire injure ; mais il faut supposer je ne sais quoi d’analogue, qui a du rapport et que nous ne pouvons pas nettement concevoir. Ainsi, quand nous attribuons à Dieu la vue et les autres actions des sens, ou la science et l’entendement, qui ne sont en nous que des émotions de l’âme suscitées par les objets extérieurs qui frappent les organes, il ne faut pas estimer qu’il arrive en lui rien de semblable ; car cela montre une puissance qui dépend d’autrui, chose très contraire à une félicité parfaite. Celui donc qui voudrait ne donner à Dieu aucuns titres que ceux que la raison enseigne, devrait se servir de noms qui fussent ou négatifs, tels que sont ceux d’infini, d’éternel, d’incompréhensible, ou au superlatif, comme ceux du très bon, très grand, très fort, etc., ou indéfinis, tels que sont ceux de bon, juste, fort, créateur, roi et semblables ; et les employer en ce sens, que son dessein ne fût pas d’exprimer ce que son ineffable majesté est en elle-même (ce qui serait la renfermer dans les étroites limites de notre imagination) ; mais de confesser qu’en la voulant contempler, on est ravi en admira­tion et soumis à une entière obéissance, ce qui est demeurer dans les termes d’une respectueuse humilité et lui rendre véritablement le plus grand hommage qu’il est possible. En effet, la raison ne nous dicte qu’un seul nom qui signifie la nature de Dieu, à savoir, celui qui existe, ou simplement, celui qui est ; et un autre par lequel il se rapporte à nous, à savoir celui-là même de Dieu, qui comprend en sa signification ceux de roi, de seigneur et de père.


XV. C’est une maxime de la raison qui est de fort grande étendue, touchant les actions extérieures par lesquelles il faut révérer la divinité, aussi bien que touchant ses attributs, qu’elles portent comme gravées des marques visibles du respect et de l’honneur qu’on lui veut rendre. Sous ce précepte général, sont contenues première­ment les prières.


Qui fingit sacros auro vel marmore vultus,
Non facit ille Deos ; qui rogat, ille facit.


Ce n’est pas l’artisan, ni la riche matière
Dont il forme l’idole, encore moins le lieu
Où l’autel est dressé, qui composent le Dieu ;
Mais l’homme en est l’auteur, qui lui fait sa prière.


Car les prières sont des signes de l’espérance que l’on met en une personne et l’esprit est une reconnaissance de la bonté et de la puissance divines.

En deuxième lieu, les actions de grâces, qui sont un signe de la même affection, si ce n’est que les prières précèdent le bienfait et les remerciements le présupposent.

En troisième lieu, les dons ou oblations et sacrifices, car ce sont des actions de grâces.

En quatrième lieu, ne jurer point par quelque autre. Car le serment est une impré­cation qu’une personne fait contre soi-même, en cas qu’elle manque à sa parole, de la colère de celui qui ne peut ignorer le dedans de son cœur et qu’il peut la punir, quelque puissance qu’elle soit. Ce qui n’appartient qu’à Dieu seul. En effet, s’il y avait un homme à qui la malice de ses sujets ne pût demeurer cachée, et à qui aucune puis­sance humaine ne pût résister, il suffirait de lui donner sa parole, sans aucun serment qui l’accompagnât ; parce qu’il pourrait bien se venger si l’on venait à la rompre, et le serment ne serait pas nécessaire.

En cinquième lieu, parler de Dieu considérément ; car c’est une marque de crainte ; et la crainte est un aveu de la puissance. De ce précepte il s’ensuit, qu’il ne faut pas employer le nom de Dieu témérairement, ni le prendre en vain ; vu que l’une et l’autre de ces choses est pleine d’inconsidération ; qu’il ne faut pas jurer hors de besoin ; car cela serait en vain. Or, il est inutile d’en venir là, si ce n’est entre deux villes, pour éviter ou ôter les violences qui naîtraient nécessairement du peu d’assurance qu’on aurait aux promesses et dans les affaires particulières pour mieux établir la certitude des jugements. Pareillement, qu’il ne faut point disputer de la nature divine, car, l’on a supposé qu’au règne de Dieu par la nature, toutes nos recherches et toutes nos découvertes se font par la seule raison, c’est-à-dire par les seuls principes de la scien­ce naturelle. Or, tant s’en faut, que par eux nous connaissions la nature de Dieu, que même nous ne pouvons pas bien comprendre les propriétés de notre corps, ni de quelque autre créature que ce soit. De sorte que de toutes ces disputes, il ne réussit autre chose, si ce n’est que nous imposons témérairement des noms à la majesté divine selon la mesure de nos faibles conceptions. Il s’ensuit aussi en ce qui regarde le droit du règne de Dieu, que la façon de parler de ceux qui disent : que telle, ou telle, ou telle chose ne peut pas s’accorder avec la justice divine, est téméraire et incon­sidérée. D’autant que les hommes mêmes se tiendraient offensés, si leurs enfants dispu­taient de leur droit et mesuraient leur justice à autre mesure qu’à celle de leurs commandements.

En sixième lieu, qu’il faut que dans les prières, dans les actions de grâces, et dans les sacrifices, tout ce qui est offert, soit le meilleur qu’il se peut en son genre, et porte le caractère de l’honneur et de la révérence. En effet, il ne faut point que les prières soient faites sur-le-champ et à la volée, ou d’une façon vulgaire ; mais avec un bel ordre et avec autant d’élégance qu’il est possible de leur donner. Certes, bien qu’il fût absurde parmi les païens d’adorer Dieu sous des images, ce n’était pourtant pas une chose si éloignée de la raison, d’employer dans leurs cérémonies sacrées les vers et la musique. Il faut aussi que les victimes soient belles, et les offrandes magnifiques, et que tout ce que l’on fait témoigne de la soumission, signifie de la reconnaissance, ou rappelle le souvenir des bienfaits que l’on a reçus : car tout cela part du désir d’honorer une personne.

En septième lieu, qu’il faut servir Dieu non seulement en secret, mais publique­ment et à la vue de tout le monde. Car le culte est d’autant plus agréable, comme j’ai dit ci-dessus, article XIII, qu’il produit du respect dans les autres ; de sorte que si personne ne voit quand on le rend, on lui fait perdre ce qu’il a de plus agréable.

Enfin, qu’il faut regarder avec un grand soin les lois de nature. Car la plus atroce de toutes les injures, est celle de mépriser les commandements de son supérieur ; comme, au contraire, l’obéissance vaut mieux que tous les sacrifices que l’on saurait offrir.

Et ce sont là les principales lois de nature, touchant le culte de Dieu, et celles que la raison enseigne à tous les hommes du monde. Mais dans les particuliers États, dont chacun est comme une personne privée, cette même raison naturelle commande en outre l’uniformité du service public. Car les actions que chacun fait selon son sens particulier et sa propre fantaisie, ne sont pas celles du public, ni par conséquent le culte que l’État ordonne. Or, ce qui est fait par tout le corps de la république, on entend qu’il est fait par le commandement du souverain ou de ceux qui gouvernent, et ainsi du consentement unanime de tous les citoyens, c’est-à-dire uniformément.


XVI. Les lois de nature, touchant le service de Dieu, qui sont rapportées en l’arti­cle précédent, ne commandent de rendre que des preuves naturelles de notre révé­rence. Sur quoi il faut considérer qu’il y a deux sortes de signes ; les uns sont naturels, et les autres sont conventionnels, c’est-à-dire dépendants d’une constitution expresse ou tacite. Or, d’autant qu’en toute langue l’usage des noms et des titres naît de ce qu’on en est convenu, il peut être changé par une convention nouvelle ; car ce qui dépend, et qui tire toute sa force de la volonté des hommes, se peut changer ou abolir du consentement de cette même volonté ; et ainsi les noms qui sont attribués à Dieu par une constitution humaine peuvent être changés par le même moyen, mais, c’est au public de faire de telles constitutions générales ; de sorte que l’État seul (c’est-à-dire ceux qui le gouvernent) a le droit de juger quels noms, ou quels titres sont honorables à sa majesté divine et quels ne le sont pas ; c’est-à-dire, quelles doctrines peuvent être reçues et publiquement professées, touchant la nature de Dieu et ses œuvres. Quant aux actions, elles ne signifient pas par la constitution des hommes, mais naturelle­ment, comme les effets sont des signes de leurs causes ; ainsi, il y en a qui sont toujours des marques de mépris de ceux en la présence desquels on les pratique, comme celles qui leur découvrent quelque vergogne du corps, ou par lesquelles on exerce une chose qu’on aurait honte de faire devant ceux que l’on respecte. Il y en a d’autres qui se prennent toujours pour des signes d’honneur, comme de s’approcher et de parler à quelqu’un avec humilité et bienséance, de se détourner à sa rencontre pour lui faire place et semblables. Le public n’a rien à y changer et ne doit pas y mettre la main. Mais il y en a une infinité d’autres qui sont indifférentes, en ce qui est du mépris ou de l’honneur ; et ce sont celles-ci sur lesquelles l’État a de la juridiction, qui peuvent être établies comme des marques d’honneur et de révérence, et qui le sont effectivement, lorsqu’elles sont une fois autorisées. D’où il n’est pas mal aisé de comprendre, qu’il faut obéir à l’État en tout ce qu’il nous commande de faire comme un signe de l’honneur, et du culte que nous devons rendre à Dieu ; pourvu que rien n’empêche l’institution de ce signe au sens qu’on lui veut donner, et qu’il puisse recevoir le caractère de respect qu’on lui veut imprimer ; ma raison est, qu’une action est un vrai signe d’honneur, si elle est reçue pour telle par ordonnance de la répu­blique.


XVII. Je viens de montrer quelles sont les lois de Dieu tant sacrées que tem­po­relles ou séculières en son règne par la seule nature. Mais d’autant qu’il n’y a personne qui ne se puisse tromper en ses raisonnements, et qu’il arrive en la plupart des actions que les hommes sont de différentes et contraires opinions, on peut demander en outre lequel c’est que Dieu a voulu établir interprète de la droite raison, c’est-à-dire de ses lois. Et quant à ce qui est des lois séculières, c’est-à-dire de celles qui regardent la justice, et les mœurs des hommes les uns envers les autres, j’ai fait voir par ce que j’ai touché ci-dessus de la constitution des États, qu’il était raisonnable que tous les jugements fussent entre les mains de la république ; et que les jugements n’étaient autre chose que l’interprétation des lois ; d’où j’ai tiré cette conséquence, que les États, c’est-à-dire ceux qui ont la souveraine puissance dans les républiques, étaient les interprètes des lois en tous les endroits de la terre où la politique s’exerce. Touchant les lois sacrées, il faut ici considérer derechef ce que j’ai démontré ci-devant au cinquième chapitre, article XIII, que chaque citoyen a transféré de son droit à celui ou à ceux qui commandent, dans l’État, autant qu’il a pu en transférer. Or, rien n’a empêché qu’il n’ait transporté le droit de déterminer la manière en laquelle il faut honorer Dieu. D’où je conclus que le transport en a été fait réellement. Mais que chaque particulier ait eu cette puissance, il est manifeste de ce que la façon d’honorer Dieu avant l’établissement de la société civile devait être prise du raisonnement de chaque personne privée. Or, rien n’empêche que chacun soumette sa raison privée à la générale de l’État. D’ailleurs, si chacun suivait sa propre fantaisie en l’honneur qu’il rend à Dieu, par une si grande diversité d’adorateurs, l’un estimerait le culte de l’autre indécent, ou même impie et l’un ne semblerait pas honorer Dieu au sens de l’autre, d’où il arriverait cet inconvénient, que le culte le plus raisonnable ne mériterait point ce titre, à cause que la nature du service consiste en ce qu’il soit un signe de l’honneur que l’on rend intérieurement a une personne ; et puisqu’il n’y a que ce qui signifie quelque chose à autrui qui doive être nommé un signe, ce qui ne le paraît pas aux yeux d’un autre ne pourrait pas être une marque d’honneur et un signe de révérence. De plus, cela est un vrai signe, qui passe pour tel dans le commun consentement des hommes ; donc il y a de l’honneur en ce que le consentement général, c’est-à-dire le commandement du public en a établi un signe ; et ainsi l’on ne contrevient point à la volonté de Dieu révélée par la seule raison, quand on lui rend les signes d’honneur que la république ordonne. Les particuliers donc peuvent transférer le droit de déterminer la mamère en laquelle il faut servir Dieu à l’État dans lequel ils vivent, c’est-à-dire à ceux qui le gouvernent. Voire même ils le doivent ; car autrement toutes les plus absurdes opinions touchant la nature divine, et toutes les plus impertinentes et ridicules cérémonies qu’on ait jamais vues en diverses nations se rencontreraient dans une seule ville ; ce qui donnerait occasion à chacun de croire que tous ses conci­toyens qui ne pratiquent pas le même culte que lui font tort à la divinité qu’il adore. Ce qui étant de la sorte l’on ne pourrait pas dire véritablement qu’aucun servît Dieu ; parce que personne ne le sert, ou ne l’honore extérieurement, s’il ne fait des choses desquelles il apparaisse aux autres qu’il le révère ; je puis donc conclure, que l’inter­prétation des lois naturelles tant sacrées que séculières, sous le règne de Dieu par la nature, dépend de l’autorité du magistrat, c’està-dire de cette personne publique, ou de la cour à laquelle on a commis la souveraine puissance et que tout ce que Dieu com­mande, il le commande par sa bouche ; comme au contraire, que tout ce que l’État ordonne touchant le service de Dieu et touchant les choses temporelles, doit être reçu de même que s’il était commandé de Dieu immédiatement.


XVIII. Cependant quelqu’un pourrait former diverses objections contre ce que je viens de dire, et demander premièrement, s’il ne s’ensuit pas de nos maximes qu’il faudrait obéir à l’État, s’il commandait directement d’offenser Dieu, ou s’il défendait de le révérer. Mais je nierais cette conséquence, et dirais qu’il ne faut point obéir ; car, on ne peut pas prendre le mépris, l’outrage, ni la privation de tout le culte, pour une manière de servir Dieu ; outre qu’avant l’établissement de la société civile, per­son­ne n’a eu droit, reconnaissant Dieu comme roi du monde, de lui refuser l’hon­neur qui lui appartient en cette qualité ; ni donc eu le pouvoir de transférer à l’État le droit de commander des choses si étranges. Si l’on demande ensuite, s’il faut obéir à l’État en cas qu’il commande de dire ou de faire quelque chose, qui n’est pas à la vérité directe­ment injurieuse à Dieu, mais d’où par raisonnement on peut tirer des conséquences qui lui sont outrageuses, comme s’il était ordonné de le révérer sous une image en la présence de ceux qui tiennent que cette façon d’adorer est permise, et qu’elle est pleine de révérence ? Certainement j’ose dire qu’il faudrait le faire. Car le culte est institué en signe d’honneur ; or, est-il que cette manière de service est une marque de respect, et qu’elle avance la gloire de Dieu parmi ceux qui approu­vent cette espèce de vénération ; ou s’il était commandé de donner à Dieu un nom duquel la signification nous serait inconnue, ou duquel nous ne compren­drions pas le rapport qu’il aurait avec sa majesté ? Il faudrait faire cela aussi, parce que les choses que nous faisons par honneur et que nous ne concevons point tendre à autre fin, si elles passent commu­nément pour des signes de respect, elles le sont effec­ti­vement, et en refusant de les faire, nous refusons de travailler à l’avancement de la gloire de Dieu. Il faut dire le même de tous les attributs et de toutes les actions qui regardent le service de Dieu fondé en la seule raison, desquelles on peut dispu­ter et qui tombent en controverse. Pour ce qu’encore que de tels commandements puis­sent être quelquefois contraires à la droite raison, et qu’ainsi ils soient des péchés en ceux qui les font ; si est-ce qu’ils ne sont pas contraires au bon sens, ni des péchés à l’égard des sujets qui y obéissent, et desquels la droite raison est de se soumettre à la raison de l’État en des matières controversées. Enfin, si cet homme ou cette cour souveraine à qui on a commis l’autorité suprême de la république, commande qu’on la révère par des titres et par des actions dont il faut adorer la divinité, il reste à savoir, si l’on est tenu de lui obéir. Je réponds, qu’il y a plusieurs choses qui peuvent être attribuées à Dieu, et aux hommes en commun ; car on peut louer ceux-ci, et en élever le mérite, et il y a quantité d’ac­tions par lesquelles on peut rendre de l’honneur à Dieu et aux hommes de la même manière. Mais il faut considérer tant seulement ce que les attributs et les actions signifient, de sorte que nous nous abstenions, quelque commandement des puissances supérieures qui intervienne, d’employer des titres ou des attributs, par lesquels nous donnions à connaître que nous estimons quelque personne si absolument souveraine, qu’elle ne dépende point de Dieu, qu’elle soit immortelle, d’une vertu infinie, ou de telle autre façon qui ne peut convenir qu’à l’essence divine ; comme aussi des actions qui ont la même signification, et qui passent à ce même excès de louange, telles que sont celles de prier un absent, de demander à un homme ce que l’on ne peut obtenir que de Dieu seul, comme la pluie et le beau temps, de lui offrir ce que Dieu seul peut recevoir, comme des holocaustes, ou de lui rendre un culte au-delà duquel il ne s’en trouve point de plus grand, tel qu’est le sacrifice. Car, toutes ces actions-là tendent à faire croire que Dieu ne règne point, contre ce qui a été supposé dès le commen­cement. Au reste, il est permis, même dans la pratique de la civilité ordinaire, de se mettre à genoux, de se prosterner et de ployer le corps en diverses autres manières ; d’autant que ces choses peuvent signifier l’aveu d’une puissance tant seulement civile. Et de vrai, le culte religieux n’est pas distingué du civil par le mouvement du corps, par sa posture, par ses habits, ni par ses gestes, mais par la déclaration du sentiment que l’on a de la personne que l’on révère ; tellement que si nous nous prosternons devant quelqu’un avec dessein de déclarer par là que nous le tenons pour Dieu, ce culte-là est divin, mais si nous le faisons en signe de reconnaissance d’une autorité politique, le culte n’est que civil. Ces deux cultes ne sont non plus distingués par aucune de ces actions que l’on entend d’ordinaire sous les noms de Latrie et de Dulie, dont le premier représente le devoir, et l’autre la condition des esclaves ; mais qui sont en effet divers noms d’une seule chose.


Remarque :

  • [Qu’il faudrait le faire.] « J’ai dit en l’article XIV de ce chapitre que ceux qui prescrivent des bornes à Dieu offensent la loi naturelle touchant son culte. Maintenant j’ajoute que ceux qui adorent Dieu sous une image lui donnent des limites et qu’ainsi ils font ce qu’il ne faudrait pas faire ; d’où il semble que ce dernier passage soit contraire au précédent. Sur quoi il faut savoir première­ment, que ce ne sont pas ceux qui, contraints par la force du commandement, adorent Dieu de cette sorte, que l’on doit accuser de mettre des bornes à la nature divine, mais bien ceux qui publient cette injuste ordonnance ; car ceux qui adorent à contrecœur, ne laissent pas d’adorer véritablement, et font leurs cérémonies en un lieu où le légitime souverain leur a commandé de les faire.

Secondement, je ne dis pas qu’il le faille faire toujours et partout, mais supposer qu’il n’y a point d’autre règle du service divin que ce que dicte la raison humaine ; car, alors la volonté de l’État tient lieu de raison. Mais dans le règne de Dieu par l’alliance nouvelle ou ancienne, où l’idolâtrie est expressément défen­due, bien que l’État le commande, si est-ce qu’il ne faut point le faire. Et je pense que si ceux qui ont estimé qu’il y avait de la contrariété entre cet article et le quatorzième, consi­dèrent bien ce que je viens de dire, ils n’auront plus de sujet de demeurer dans leur opinion. »


XIX. On peut recueillir des discours précédents, que sous le règne de Dieu par la seule raison naturelle, les sujets pèchent, premièrement s’ils enfreignent les lois morales que j’ai expliquées aux chapitres II et III. En deuxième lieu, s’ils trans­gressent les lois ou les ordonnances de l’État en ce qui regarde la justice. En troi­sième lieu, s’ils n’adorent pas Dieu selon les coutumes et les lois du pays. En quatrième lieu, s’ils ne confessent publiquement et devant tout le monde, de parole et d’effet, qu’il y a un Dieu très bon, très grand, très heureux, roi suprême de l’univers et de tous les rois de la terre, c’est-à-dire, s’ils ne l’adorent point par cette confession. Ce quatrième péché est dans le règne de Dieu par la nature, suivant ce que j’ai dit en l’article II du chapitre précédent, le crime de lèse-majesté divine. Car il nie la puissance de Dieu et tombe dans l’athéisme. Les péchés qui se commettent en ceci sont tout de même que si l’on supposait, qu’il y a un prince souverain qui, étant roi absolu dans un royaume, en laisse le gouvernement en son absence à un vice-roi. Ce serait un crime contre l’autorité de ce dernier, si on ne lui obéissait pas en toutes choses, excepté s’il voulait usurper le royaume, ou le donner à quelque autre : mais ceux qui lui obéiraient si abso­lument, qu’ils n’apporteraient pas cette légitime exception, ils devraient être tenus comme criminels de lèse-majesté.