Le Crime des Vieux/Texte entier
En mémoire d’une lointaine soirée où, parmi le heurt tumultueux des couleurs et des bruits, nous soufflions, dans l’air tiède, de frêles bulles d’hypothèses.
Avec ma vieille amitié.
EN GUISE DE PROLOGUE
Alléluia !
Voici que ce dernier jour de mars de l’an 2070, je franchis le seuil de mon cent soixante cinquième printemps. J’ai dit : cent soixante-cinq. C’est exactement, très exactement, ce nombre d’années qui s’appesantit, pas trop lourdement encore, sur mes épaules d’homme.
Je supplie qu’on veuille bien accepter cette affirmation, si plaisante ou téméraire qu’elle puisse paraître. Quand j’écris : cent soixante-cinq années, c’est bien cent soixante-cinq années. Et des années totalisant cinquante-deux semaines, des années de trois cent soixante-cinq jours, des années exprimant autant de voyages circulaires autour du soleil — cette Âme flamboyante de notre univers rétréci.
Des années, enfin, qui sont de véritables années. Et il y en a cent soixante-cinq. Cent soixante-cinq qui sont venues l’une après l’autre. Cent soixante-cinq qui seront suivies de plusieurs autres.
Oh ! j’entends d’ici les ricanements et les gloussements heureux. Il me semble voir les haussements d’épaules, les sourires de pitié, les grimaces dédaigneuses…
Cependant, qu’on s’étonne, ou qu’on s’indigne, ou qu’on s’esclaffe, je prétends poursuivre un récit que d’aucuns ne manqueront point d’estimer fantastique. Je le sens tout embroussaillé de difficultés, vêtu d’étrangeté. J’assure néanmoins, que je saurai le tremper dans la pure et claire vérité, l’étayer sur des faits, rien que des faits, vécus, observés, aisément contrôlables.
Si je poussais la présomption jusqu’à me considérer comme un écrivain — au sens que l’on accordait, naguère, à ce mot — j’insisterais volontiers sur cette matinée bruineuse où la tristesse d’hier le dispute mollement à la splendeur de demain et par quoi doit débuter une histoire aussi véridique qu’inadmissible. D’un pinceau hardi, je vous brosserais le ciel bas duveté de flocons gris perle frangés de rose. À moins que vous ne le préfériez pommelé de petits nuages rougeâtres rayés de vert tendre, avec des reflets mauves ou dorés… La lumière, naturellement, jouerait derrière ce rideau de nuées éclectiques et, dans l’air limpide, des vols d’hirondelles composeraient un amusant fouillis de traits capricieux, comme en un croquis d’écolier.
Tant il est vrai qu’on atteint à de faciles effets en tripatouillant les couleurs et en chiffonnant les phrases. Il est même extraordinaire qu’on ne soit point fatigué, jusqu’à l’écœurement, depuis des siècles et des siècles qu’on puise au même stock d’images poussiéreuses et qu’on emprunte à l’éternelle palette barbouillée où s’essorent les tons et les nuances.
Mais je ne suis pas un écrivain. J’aime autant décliner ma qualité de simple narrateur. Un piteux, timide et très embarrassé narrateur. Mon ambition se borne à conduire logiquement un récit terriblement ardu et compliqué qu’aggraverait encore toute ostentation de vaine littérature. Puissé-je m’en tirer avec quelque bonheur et, dans l’avenir indécis qui s’élabore, rencontrer des esprits assez sagaces pour me concéder quelque crédit.
Les hommes qui viennent, si toutefois ils daignent s’attarder à consulter ces pages, manifesteront quelque scepticisme.
Le vrai, nous enseignait-on autrefois, peut n’être pas vraisemblable. Quand la sublime et criminelle aventure aura touché à sa conclusion, elle entrera dans la cité des fables et des légendes. Elle ira rejoindre, dans la pénombre du passé, l’épopée burlesque des Titans dressés contre l’Olympe, l’orgueil immense de Prométhée, voleur de feu céleste, la folie d’Icare, fils trop inconséquent de Dédale ou, encore, la douceur fade de Jésus, triste volaille de Golgotha…
De mon cabinet de travail où, sollicité par le rêve, volontiers je cours me réfugier, les rires des enfants me parviennent. On dirait une tambourinade de grêle sur du cristal. Ils se poursuivent dans le jardin. Leurs cris de petits oiseaux candides criblent le silence.
Les enfants !… Mes enfants !… Ou les enfants de mes enfants ?… Car je n’ignore point, je ne puis ignorer que s’ils ont jailli du ventre maternel — n’y cherchez pas malice ! — et si je suis fondé à m’enorgueillir d’être ce qu’on appelle, dans le style ancien, l’auteur de leurs jours, il n’en reste pas moins qu’ils résultent d’individus fondus dans ma propre individualité. Ici, je sens qu’on ne comprendra point. C’est la faute des mots dont nous disposons. Les mots, les faibles mots demeurent impuissants. Mais pourquoi faut-il que j’aie entrepris de révéler un peu du mystère, de ce mystère qui, en somme, n’est, comme tous les mystères, qu’un phénomène naturel et laisse loin derrière lui les hypostases hilarantes du vieux bon Dieu des chrétiens ?
Mon aîné vogue, avec certitude, vers ses quinze ans. Je le veille, le soigne, le couve avec toute l’affection du créateur pour la créature issue de lui, et aussi, avec l’intérêt du monsieur qui a réussi un bon placement. Un peu de patience et le divin sacrifice sera consommé. L’enfant réintégrera le sein de son père, lui apportant l’étincelle qui ranimera la flamme vivante, s’incorporant à son être, s’habillant de lui-même, mariant son moi à peine éclos à un autre moi qui s’étiole, perpétuant le devenir sous la même enveloppe charnelle…
Mon petit Simon !… Je l’aime, certes. Je l’aime pour son intelligence prompte, ses yeux qui sont deux caresses, ses boucles d’un blond doré… Ses muscles accusent une souplesse et une vigueur dont je suis friand. Son corps est d’un jeune dieu. Mais qu’importe le vêtement périssable dont il est paré et que guette la vétusté. Son âme seule est en cause, ce qu’il peut offrir de son âme… Il est, devant moi, comme une fleur merveilleuse dont j’absorberai, d’une aspiration, tout le parfum pénétrant pour rejeter, ensuite, les pétales vidés de leur essence.
Le cadet, mon tout mignon Horace ? Il a du temps encore devant lui. Que sa magnifique innocence s’épanouisse dans les jeux ! Mais je ne songe point sans amertume à Hélène. La malheureuse est condamnée par son sexe. Elle subira le sort de la femme.
C’est étrange. Chaque fois que les années me rapprochent de l’indispensable opération, ma pensée bondit irrésistiblement vers des lectures d’antan qui bercèrent mon enfance, en un siècle de barbarie. Il m’arrive d’évoquer le lamentable Isaac traîné par le patriarche vers l’horreur du bûcher. Seulement, dans la légende biblique, le père sacrifiait son fils à une divinité cruelle qui, d’ailleurs, n’existait que dans son imagination. Plus tard, aussi, des pères firent don de leur progéniture au Dieu sanglant de la guerre. Qu’y a-t-il de commun entre nous, qui portons le flambeau de la vie, et ces sauvages semeurs de mort et de souffrance ?
L’inquiétude me taraude. Faut-il le proclamer, hautement, crûment ? Eh bien ! il y a des instants où je ne suis pas certain que nous ayons absolument le droit de capter la vie à notre profit et que nous servions ainsi la cause même de la vie. Des doutes se précipitent sur moi, semblables à des cavaliers armés de lances. Quelle faiblesse m’envahit ? Allons ! voyons les choses sans timidité ni crainte. Ugolin ne peut s’abuser. Ugolin règne. Ugolin est Dieu.
J’ai foi, j’atteste ma foi, mon inaltérable, mon indestructible foi en Ugolin.
Je jette un défi au ciel et à la terre.
Et, pourtant, quel instinct obscur m’a conduit, cette nuit, à ouvrir mes tiroirs, à fouiller mes paperasses, jaunies, à compulser mes notes de jadis, — d’un jadis si éloigné ! — griffonnées rageusement sur des feuillets épars en des jours de sombre doute et d’infernales angoisses ? Tout un passé aboli ressuscite. Oh ! mon ancêtre de l’an mil neuf cent trente-cinq, qui fut moi, qui reste moi tout en étant autre, vas-tu, à nouveau, me souffler tes épouvantes ?
J’ai cédé au besoin invincible de revoir tout cela, de le remâcher, en quelque sorte. Pourquoi ? Pour aider à l’Histoire, cette commère ? Pour d’autres qui chercheront, liront, voudront savoir ? Peut-être. Je ne puis me défendre de cette impression encore vague, qu’une loi inéluctable conduit la nature ! (oui ! encore un mot, je sais bien) par nous violentée et asservie. J’ai peur de la revanche de l’Inconnaissable. Je redoute que la plus formidable et la plus féconde des expériences tentée par des êtres faits de chair, d’os et de nerfs n’approche de sa fin.
Vais-je explorer mes notes, mes pauvres, mes antiques notes ? Toute ma vie ! Toutes mes vies !
Non ! Je laisserai ces choses. J’ouvre ma fenêtre. Je baigne mon front brûlant dans l’air frais. À mes yeux se révèle le paysage printanier du grand jardin peuplé de bruits, saupoudré de fine lumière. Il s’étire comme une femme pâmée. Les allées, toutes droites, s’enfuient dans la profondeur des feuillages naissants. Des formes ailées se taquinent. Tout un peuple inconnu s’agite. Un sang ardent et chaud va circuler dans les artères de ce vieux globe pourri, lancé comme une épave dans l’immensité désolée… Ah ! le secret ! le secret ! Qui nous dira l’énigme de la Vie, à nous qui nous en sommes rendus les maîtres ?
Tout, autour de moi, atteste le miracle de la résurrection. Du linceul de l’hiver s’élance la force nouvelle qui fendille le sol, fait craquer les bourgeons, fournit l’essor aux insectes. Ce mouvement, je le sens en moi, à chacun de mes printemps. Le phénomène est identique dans la vie de l’être et dans la vie du monde. Les énergies éparses se rejoignent que nous avons su capter et diriger à notre gré, nous qui muselons le froid et la vieillesse ; nous qui pouvons, à notre heure, créer ou féconder ; nous les rapetasseurs et fabricants de vieux neuf, qui tenons, dans nos pattes crochues, l’ombre et la lumière, la vie et la mort…
Et je me laisserai envahir par des appréhensions sournoises ? Je céderai à la crise qui menace après tant d’autres ? Non. Ugolin ne se trompe point. Son regard pénétrant, à l’éclat insoutenable, s’est posé sur l’univers. Il a sondé les abîmes. Ugolin voit. Ugolin ne faillit pas. Ugolin est toujours le Maître !
— Qui sait !
Je me retourne brusquement. Devant moi s’érige la haute silhouette du professeur Néer, l’un des Douze. Son visage est grave. Un sourire narquois erre sur ses lèvres, sous l’ombre des courtes moustaches blondes, et, dans ses yeux froids, je discerne une imperceptible nuance de raillerie.
Quand je parle du visage du professeur, je veux dire sa projection. Je sais parfaitement que Néer se trouve à quelques cent mille mètres d’ici, dans son laboratoire, construit sur un pic d’où il domine, comme une citadelle, toute la vallée limousine. Il s’y tient, impénétrable et souverainement égoïste, parmi ses serviteurs et ses enfants, tel un féodal d’autrefois.
Mais, tout en le sachant là-bas, je le vois s’installer, en même temps, dans mon cabinet, debout, les bras croisés sur sa vaste poitrine, avec sa physionomie sévère. C’est bien sa voix que j’entends ; ce sont bien ses yeux d’un gris glacé où passent, parfois, de rapides lueurs, qui se posent sur moi. Cependant, si je m’avisais de lui tendre la main et de saisir la sienne, je ne rencontrerais rien… rien que le vide. Et il est là à deux pas de moi. Et il parle. Et que le Mystère me pardonne, lui qui ne rit jamais, jamais, le voici qui ricane.
Ah ! n’allez pas surtout rêvasser à quelque abracadabrante manifestation de spiritisme, de dédoublement, de corps astral, d’envol de per-esprit. Ce sont là amusettes enfantines, d’un autre âge, du temps où nous étions vieux. Si Néer se dresse dans cette pièce, c’est qu’il peut y venir, naturellement, sans effort, par des moyens que nous savons, nous tous qui appartenons au Grand Cercle.
Les ondes d’énergie distributrice m’envoient son image et véhiculent ses paroles. J’ai laissé en action mon cinéphone, ce qui lui a permis d’entrer chez moi sans prévenir pendant qu’à mon insu ma propre image, bondissant dans l’espace, pénétrait dans cette salle lointaine que je connais si bien et où il s’acharne à de surhumains labeurs.
Nous sommes face à face. Il vient de prononcer un mot qui m’a bouleversé. J’interroge :
— Que voulez-vous dire ?
Néer hoche la tête.
— Voyez-vous, fait-il, il y a du flottement dans le Grand Cercle. Il semble que la confiance diminue et qu’Ugolin faiblisse. Moi-même, l’animateur, comme vous aimez à me qualifier, il m’arrive de douter et de me pencher sur mon âme pour écouter je ne sais quel obscur avertissement.
Une ombre voltige sur son front et son regard qui paraît chercher dans le lointain se voile de tristesse.
— Comprenez-moi bien, poursuit-il, il n’est point absolument prouvé que nous soyons à l’abri de la déchéance. Longévité n’est pas immortalité. Notre grossière enveloppe s’use lentement et j’ai peur, m’entendez-vous, j’ai peur de la catastrophe brutale qui peut s’abattre sur nous, à l’heure où nous y songerons le moins.
— J’ai déjà médité là-dessus, dis-je. Mais pourtant… Chaque expérience ne nous procure-t-elle pas un surcroît de vigueur…
Néer m’interrompt d’un haussement d’épaules.
— Chaque expérience, dites-vous. Mais, malheureux, c’est là, justement, ce qui m’inquiète. N’observez-vous pas, comme moi, que les opérations, espacées dans les débuts, se font, par la force des choses, plus fréquentes ? Les plus vieux jeunes sont condamnés à se renouveler beaucoup plus souvent… Ils fournissent une course de plus en plus brève. Un quart de siècle d’existence supplémentaire, en pleine forme, nous était assuré, au commencement. Êtes-vous certain, maintenant, de tenir, ce qui s’appelle tenir, avec vos facultés intactes, sans fatigue, sans dépression ?… D’où viennent vos anxiétés, vos doutes, vos retours vers le passé ?… Savez-vous à quoi je pense, parfois ?… Je me demande si nous n’avons pas reculé les limites de la vieillesse… reculé pour mieux sauter.
Il fait un geste, l’index pointé vers mon front, comme pour y clouer sa pensée.
— Après tout, ce serait déjà un résultat. L’animal humain vivait, naguère, à peu près une soixantaine d’années. C’était alors une moyenne honorable. Grâce à Ugolin, au terrible Ugolin, au divin Ugolin, il peut vivre, désormais, quelque chose comme deux siècles. Mais le problème n’est pas résolu. La mort est toujours au bout.
Un frisson me parcourt. La mort… la dispersion de notre intelligence… l’éparpillement de notre conscience… notre moi crevant comme une bulle d’eau sale, éjaculé dans le néant… Mourir… Je ne vois pas comment on peut mourir… Il y a deux jours, dans le jardin, j’ai écrasé, du talon, une chenille… Mais une chenille n’est qu’une moisissure sur l’herbe. Les cellules qui la composent iront s’agglomérer ailleurs, reconstituer des corps vivants… La cellule est immortelle. Tous les êtres vivants sont immortels. La mort n’est qu’un accident.
Néer continue :
— Je vous entends parfaitement. La Vie toujours, la Vie par-dessus tout… Mais la Vie dépasse l’Être… L’Être n’est qu’une manifestation provisoire de la Vie qui coule éternellement… Et vouloir enfermer la Vie dans l’individu qui, lui-même, constitue tout un monde gonflé d’autres individus en lutte perpétuelle, c’est folie… vous m’écoutez ?… folie pure…
Un instant, je ferme les yeux, absorbé. Je murmure :
— Ce doit être difficile de mourir quand on n’a plus l’habitude.
Néer ne répond rien. Il songe, de son côté, les yeux mi-clos, les lèvres serrées, une barre entre les sourcils.
Ce silence est saturé d’angoisse. J’ouvre la bouche pour une interrogation. Mais, comme s’il m’avait deviné, le professeur se secoue furieusement. De nouveau s’élève son ricanement funèbre :
— Bah ! Dormir a du bon. Après tout, pourquoi serions-nous condamnés à la vie à perpétuité ? Ce n’est déjà pas si gai…
Par un effort que je pressens formidable, de toute sa volonté tendue, il a réussi à s’oindre le visage de calme. Maintenant c’est d’une voix paisible, d’un ton indifférent, comme s’il débitait une leçon, qu’il explique :
— Nous ne savons pas tout du corps humain. Nous avons beau le fouiller jusque dans ses recoins les plus cachés, le disséquer, l’analyser, le peser… il y a toujours quelque point qui nous échappe. Nous avons traqué et vaincu les ennemis invisibles qui l’assaillaient du dehors et du dedans. Nous avons réduit ou supprimé les organes inutiles ou dangereux qui l’encombraient. Nous avons jeté dans les veines, dans le sang, dans la moelle, de la jeunesse et du printemps, à pleines mains. Les renouveaux se sont succédé triomphalement. Malgré tout, la machine se rouille, peu à peu ; il y a des rouages que nous suivons mal et qui se refusent à l’obéissance. Le corps humain est une machine délicate et compliquée où tout est réglé, minutieusement, où tout se combine et s’harmonise sous la direction des forces supérieures ; mais il suffit d’un rien, un choc ici, un vide ailleurs, une cellule participant à la vie commune qui reconquiert son indépendance et le sublime mécanisme est enrayé…
Il baisse instinctivement la voix :
— Le Maître, voici deux mois déjà, je l’ai ramassé sur un tapis, écroulé, victime d’une syncope. Cet accident imprévu, souvenez-vous, révolutionnait tout le monde. Je lui injectai du « soléol » liquide et je le vis sortir de son évanouissement, les yeux pleins d’hébétude, les traits du visage atrocement crispés… Je me suis courbé, haletant, sur ce revenant. Et, dois-je vous le dire, il m’a semblé, brusquement, retrouver le petit vieux que nous avons connu au siècle dernier… Hein ! vous le voyez d’ici, monsieur le journaliste, ce petit vieux dont le cerveau géant recélait tout le génie et toute la démence… C’est lui que j’ai tenu sous mon regard. Oh ! pas longtemps : quelques secondes… une éternité… Il portait sur sa face douloureuse le masque de l’antique vieillesse…
Néer se croise les bras et, sardonique, me jette :
— Que pensez-vous de cela ? Faut-il tenir compte, oui ou non, de l’avertissement ?
Doucement obstiné, je balbutie :
— Ugolin est le Maître.
— Faut-il, poursuit Néer, violemment, voir là un rappel discret de la loi naturelle ?
— Ugolin est toute Force, toute Sagesse !
— Et toute faiblesse aussi.
Il dit et recule de quelques pas. Je m’élance les mains tendues vers lui.
— Néer… Néer… ne partez pas encore. Tout ce que vous venez de me confier, je me le suis répété déjà maintes fois… Je connais les mêmes horribles doutes… Ainsi, vous croyez, vous aussi, que cette aventure aura son terme, que nous nous en irons, lentement, les uns après les autres, que les Cercles de l’Élite disparaîtront… Les calculs d’Ugolin seraient faux… Que va devenir le Monde ?
— Les moins vieux jeunes nous remplaceront.
— Les moins… oui, j’entends… La Vie transmise d’un être à l’autre… comme autrefois… et non plus résorbée en un seul être… Mais alors était-ce bien la peine de…
Je n’achève pas. Un carillon diabolique ébranle soudainement toute la pièce. Je me hâte vers ma table de travail ; je presse des boutons. Je ne sais quelle angoisse absurde vient de m’envahir. Je hurle, la tête penchée en avant, les mains accrochées aux bords de la table où je casse mes ongles :
— Quoi ?… que se passe-t-il ?… que me veut-on ?
Une voix faible, lointaine, plaintive, comme un glas :
— Ugolin.
— Eh ! bien !… Quoi… Ugolin ?…
— Ugolin évanoui… Mort peut-être.
Je lâche la table. Je me dresse éperdu, horrifié, n’osant plus un mouvement… Un grand froid me glace. Instinctivement, je cherche des yeux le professeur, quêtant un regard, un geste, un secours… Et voici que je m’abats, sans un mot, anéanti, abîmé, noyé dans une détresse sans fond.
Néer a disparu.
Il me serait difficile, maintenant que, rasséréné, ayant récupéré ma lucidité, j’examine mes bouts de notes et rassemble mes souvenirs, de dire exactement combien d’heures ou de minutes dura ma prostration. Je n’avais plus conscience du temps. La torpeur qui m’accablait m’ôtait toute possibilité d’observer et de juger. Quand je me levai, les membres lourds, tout le corps endolori, le soleil était déjà haut dans le ciel. Cette journée de printemps s’annonçait vraiment délicieuse et combien de joies ne promettait-elle pas ? Mais j’avais bien le loisir, vraiment, de goûter ces splendeurs. Je surgissais, brisé, d’un cauchemar mortel et l’image du Maître, vaincu, les paupières closes, la face livide, tendait comme un voile noir sur mes yeux.
Je fis quelques pas, péniblement, et sortis de mon cabinet. Une voix m’appela pour le déjeuner. Je n’écoutai point. Poussé, soudain, par une curiosité ardente, un besoin irrésistible de savoir, je me jetai dans l’escalier mouvant, sautant par-dessus les marches, bondissant d’un tapis à l’autre. Je gravis comme un fou plusieurs paliers, conduit par une fièvre d’impatience… Me voici devant la cage dont je rejette brutalement la porte. « L’avisette » est là, prête à s’envoler. Il me suffit d’appuyer sur un bouton. Elle roule légèrement, atteint la plate-forme. D’un regard, je m’assure que rien ne peut entraver son fonctionnement. Je place le point de direction vers le nord-est ; la machine ailée et souple prend son vol.
L’avisette — nous l’avons ainsi baptisée — nous a été offerte, voici un demi-siècle, par le professeur Stein, un des plus vieux jeunes du Grand Cercle. Elle va, sans pilote, avec sûreté, empruntant à l’atmosphère l’énergie qui l’actionne. Elle glisse sur un courant qu’elle détermine elle-même. Elle est façonnée d’un métal transparent et léger dont la solidité défie tous les chocs. Sa forme suggère une nacelle allongée, surmontée d’un couvercle de cristal en arc de cercle. Elle va, elle va, soulevant à l’arrière et à l’avant des vapeurs blanches. Commodément installé sur un siège moelleux, je me fais l’effet d’un de ces Olympiens que chantait Homère et qui s’exhibaient devant les mortels dans un nuage éblouissant.
La transparence du métal me permet de voir, au-dessous, le paysage qui fuit avec une vertigineuse rapidité. Toutes les couleurs se querellent comme en un kaléidoscope brouillé. Verts tendres, verts ardents, violets, gouttes de pourpre, nacarats, fleurs de soufre, bleus sombres et rouges brûlants se succèdent, se mêlent, s’épousent en une infinité de points dansants et sautillants, comme en ces tableaux d’autrefois qui visaient à une étrange synthèse lumineuse. La flamme drue du soleil tombant sur cet arlequin multicolore le fait exploser en gerbes d’or et en fusées. C’est un ruissellement d’incendie.
D’ordinaire, je m’attarde complaisamment à ce spectacle de féerie. Mais, aujourd’hui, d’autres soucis m’assiègent. Aujourd’hui, je file droit vers le palais d’Ugolin.
Ce palais, où les plus vastes intelligences de la création culminent et régissent l’univers terrestre, est bâti, exactement, à la place où s’élevait, il y a presque un siècle et demi, un monument assez curieux, voué depuis à la démolition. On l’appelait l’Arc de Triomphe. C’était assez banal du point de vue purement esthétique, ignoblement massif et surchargé. Mais, allégoriquement, il enfermait toute la laideur. Cela voulait symboliser la guerre, ses victoires et ses sacrifices. Les hommes du vingtième siècle, plongés dans une barbarie inimaginable, s’évertuaient périodiquement, pour des raisons qu’ils ne concevaient pas très bien, à s’entre-massacrer. Le feu, le fer, le poison, tous les engins de destruction étaient utilisés pour le carnage et la science — la science libératrice et créatrice ! — s’employait à perfectionner encore les instruments de mort. Des peuples entiers étaient ravagés, décimés, écrasés par les guerres. Après quoi, la stupidité humaine engendrait des monuments hideux destinés à perpétuer le souvenir sanglant de ces inexprimables atrocités.
Grâce à Ugolin, le super-rayon a pu anéantir à jamais ce témoignage écœurant de la sauvagerie ancestrale.
Le palais de « la Trinité Scientifique », tout rose sous le ciel limpide, avec ses frêles murailles de métal, ses escaliers mouvants, ses balcons de verdure, ses passerelles, sa large coupole qui nous apparaît comme le cerveau du monde, donne l’impression d’un énorme bijou serti dans l’ombre des jardins et des pelouses qui l’entourent et lui composent une parure harmonieuse. La place de l’Étoile est demeurée le vaste rond-point, non plus tumultueux de jadis, mais d’une douceur paisible d’où partent les vastes avenues bordées de maisons blanches baignées dans les feuillages, bruissantes de chants d’oiseaux…
Le cerveau du monde, ai-je dit. C’est là, en effet, que réside toute Autorité et toute Pensée. Un Dieu triple et unique veille sur nos destinées, prépare l’avenir, conduit à son gré la Vie.
J’arrive sur le Palais. Je descends lentement dans l’air diaphane et viens me poser sur une plate-forme. Un serviteur pousse l’avisette dans une cage de verre, cependant que, d’un élan, je me précipite dans les couloirs. Oh ! je connais les détours de ce palais qui n’a qu’une seule réplique sur le globe, l’asile de Tu-Tsin-Phou, le vieux jeune aux yeux bridés, à la peau ocre, à l’esprit fertile, qui vit son rêve sur une colline parfumée de thym et de romarin, face aux pâmoisons de la Méditerranée.
Je pousse la porte de la vaste salle du Conseil. Le Grand Cercle est presque au complet. Ils sont venus, les jeunes éternels, de tous les coins de la terre. Ils se tiennent là, muets, le visage solennel, le chef pliant sous une lourde anxiété. Je prends place, sans bruit, dans un fauteuil. Aucun d’eux ne risque un geste. Un silence atroce pèse sur tous les fronts…
Les heures ont fondu pendant que, dans mon cabinet, terrassé par une crise de désespérance infinie, je m’enlisais dans le sable de l’insensibilité. Les heures… Que s’est-il passé ?… Quels incidents nouveaux depuis que j’ai reçu le sinistre avertissement ?
Je fixe obstinément mes yeux sur la porte du fond, vers la droite. Je sais qu’elle conduit par un étroit couloir au cabinet où se tient, de préférence, le Maître. C’est de là que nous viendra, dans quelques instants sans doute, la parole de réconfort ou l’abominable certitude. Je n’ose bouger, interroger mes voisins dont la rigidité déconcertante atteste le noir souci qui leur mord le cœur.
Ma pensée vacille. Je me vois, tout enfant, dans une triste maison inconfortable, au fond d’un vieux quartier populeux de Paris. Mon père — je dis mon père et comme ce mot fait en moi une étrange et nostalgique musique — se tuait au labeur pour apporter la pâture et élever trois petites choses insignifiantes. Ma mère, la pauvre femme, recluse volontaire, sevrée de joies, nous distribuait sans logique ni parcimonie, les coups et les caresses. J’ai poussé au petit bonheur, jeté de l’école laïque (comme on disait alors) au lycée, ballotté d’examen en examen. Et le Paris, le pittoresque Paris de mon enfance, surgit soudain, avec ses rues sales, ses maisons lépreuses, ses quartiers ténébreux, ses rumeurs, le bouillonnement des foules sur le pavé, ses milliers de véhicules hallucinants — les uns trépidant, vomissant des appels suraigus, sifflements et rugissements mêlés, tels des monstres antédiluviens, les autres filant, glissant, se dérobant, sinueux et reptiliens — tout cela se heurtant, s’entre-choquant, terrifiant les piétons, éclaboussant les murs et les devantures des boutiques… le Paris étriqué, pléthorique, confus, mangé d’ombre et de crasse, immense tumulus de purulence, abcès crevant en sanies meurtrières, tout le champignonnage vénéneux de ce qu’ils nommaient, nos joyeux ancêtres, la Civilisation…
J’étais minuscule, tout minuscule, lorsqu’un jour j’entendis crier que c’était la guerre. Mon père partit. Il revint avec un poumon perforé et deux côtes brisées. La misère s’installa despotiquement chez nous. Ma mère mourut peu après. Un oncle me recueillit pour me livrer aux pédagogues et à l’ennui morne des salles d’études. Lugubre enfance ! Mais à quoi vais-je donc songer ? Cet individu que j’évoque, dans le désarroi de mes pensées, ne s’est-il pas mué en une série d’individus tout neufs, étrangers au premier et si différents ! Il a fallu que nous éternisions en nous la conscience pour que je me souvienne de cet aïeul qui persiste en moi et qui serait depuis longtemps aboli si nous avions laissé la Vie s’épandre librement.
Mais la porte, la porte… Ah ! voici qu’elle cède sous une poussée lente, silencieusement. La haute silhouette de Néer s’encadre dans le chambranle. Il est livide, le visage contracté, les yeux plissés. Un sourd murmure l’accueille. Il lève l’index :
— Cela va mieux, chuchote-t-il, Ugolin est sauvé, mais…
Il fait quelques pas en avant et promène son regard sur l’assistance :
— Mais il devra se résigner à garder son fauteuil. L’usage des jambes lui est à peu près interdit.
Tous demeurent muets, sauf le professeur Sévart qui interroge :
— Alors ?… rien à faire ?
— Rien, riposte Néer, sèchement.
— Cependant, s’il se renouvelait ?
— Ne s’est-il pas renouvelé, déjà, l’année dernière ?
— Pourquoi ne pas essayer ?
— Vous voudriez donc qu’il recommençât tous les mois… Ou encore toutes les semaines… Ou chaque jour ?
Ces questions et ces répliques ont été échangées avec quelque âpreté ; elles se répercutent dans mon crâne, ainsi que le froissement rapide de deux épées.
Le professeur Sévart s’est tu un instant, paraissant méditer ; puis, les paupières baissées sur la double flamme qui s’allume dans ses yeux, il reprend d’une voix doucereuse :
— S’il en est ainsi, le Suprême Conseil doit se réunir au plus tôt. Ugolin ne peut abdiquer sans qu’on avise. Il faut prévoir le cas et…
Il scande ses paroles :
— Et désigner le successeur, celui qui doit prendre place dans la Trinité Scientifique.
Néer plante son regard glacial, acéré comme une lame, dans celui glissant, mobile, de son interlocuteur.
— Parbleu ! fait-il, je savais bien que tel serait votre avis.
— C’est aussi le vôtre ?
— Vous pensez donc qu’il faut choisir parmi les Douze ?
— Je le pense.
— Vous pensez qu’il faut compléter la trinité défaillante ?
— Je le pense.
Le silence persiste, impressionnant, autour de ces deux hommes dont nous connaissons, tous, la longue rivalité, jusqu’ici dissimulée, tempérée par l’autorité suprême d’Ugolin. Il a suffi d’un incident pour que ces deux esprits également puissants, au génie fertile et dévorant, cédassent aux impulsions de la haine. Car la haine les bouleverse et fait grincer leurs nerfs. Eux-mêmes le sentent et s’efforcent à l’impassibilité. Sévart, comme honteux, fixe obstinément la pointe de ses chaussures. Néer, les bras croisés sur sa poitrine, dans sa pose familière, paraît rêver.
Ugolin disparu, que nous ménagent ces deux forces en lutte ? Je ne puis me défendre d’un frisson. Je me tourne vers mes voisins et je ne sais si c’est un effet de mon exaltation, il me semble voir courir sur leurs fronts les mêmes ombres d’inquiétude.
Tout un siècle de labeur formidable et ininterrompu… Le monde révolutionné, conquis à l’Intelligence… La science chassant les Dieux… La Vie perpétuée… L’évolution des êtres canalisée et dirigée en pleine conscience… les énergies naturelles domestiquées… Tout cela pourquoi ? Pour aboutir au réveil du vieil homme… de ce vieil homme que tant de jeunesses absorbées auraient dû desceller à jamais du rocher de l’hérédité !
Une main s’est posée sur mon épaule. Néer m’a poussé dans le parc, sous le panache des feuillages. Des rosiers grimpent autour de nous, s’accrochent, s’enlacent et se courbent sous le poids des fleurs énormes qui traînent jusqu’à terre, les unes délicatement jaunes et laiteuses, les autres vêtues de monstrueuse pourpre, pareilles à de larges gouttes de sang. À travers les nappes sombres qui s’étagent sur nos fronts, des coulées de soleil zigzaguant creusent des sillons de dentelles lumineuses, poudrerizent la verdure de poussière neigeuse… Tout ce que l’ingéniosité humaine a pu faire jaillir de parfums et de couleurs est rassemblé là en un bariolage infini et savant. Toutes les fleurs vivantes du monde, toutes, s’y donnent rendez-vous. Les nuances se rejoignent et s’accrochent depuis l’albe éclatant jusqu’au velours somptueux, depuis l’or en chair jusqu’aux ailes fluorescentes des merveilles équatoriales. Ugolin a « recréé » l’Éden, combiné d’étranges accouplements, abouti à d’extraordinaires symbioses. Une irrésistible griserie monte de la terre fraîche et, sur nos têtes, une étourdissante symphonie, traversée de strideurs ardentes, fait se fondre les âmes.
Néer m’entraîne. Dans cet immense parc, tels des courants à peine sensibles dans l’épaisseur de l’Océan, des sentiers capricieux glissent, contournant les haies, mourant aux pieds des pelouses, en un désordre qui n’est qu’apparent. Nous suivons une allée bordée de sycomores qui tendent une voûte imperméable sur nos fronts. Mais une éclaircie nous permet de respirer le ciel où le professeur me montre du doigt, là-haut, très haut, un essaim de petits points étincelants — les avisettes — tout un vol de mouches blanches.
Je n’ose risquer un murmure. Comme s’il devinait mon embarras, Néer s’est arrêté brusquement.
— Eh ! bien ! fait-il, que vous disais-je ?
Je garde le silence. Il n’est que trop vrai que les événements ont confirmé sa prévoyance. Cependant, le professeur me tient toujours par le bras et me pince fébrilement :
— Que vous disais-je ? Que vous disais-je ?
Je m’arrache à son étreinte et, les yeux dans les yeux, je formule brutalement, la question qui me brûle les lèvres :
— Il est condamné, n’est-ce pas ?
— Irrémédiablement. À moins que… Mais ce serait une méthode atroce… Oui, on pourrait… C’est le seul moyen qui nous reste.
Il fait quelques pas, soufflant bruyamment, hésitant ; puis, revenant vers moi :
— Comprenez-moi bien. On peut encore faire durer Ugolin. Mais l’opération classique est insuffisante. Ugolin est, aujourd’hui, comme un objet qui aurait besoin de réparations… Saisissez-vous ?… Il faut qu’on le répare… L’expérience que je vais tenter sera d’ordre anatomique.
Je le dévisage sans songer à lui cacher mon ahurissement. Qu’entend-il par son expérience anatomique ? Je sais quelle est la profondeur de son génie et à quelle résolution implacable peut l’entraîner la passion de la vérité scientifique. Rien ne compte pour lui quand il s’agit d’arracher un lambeau du mystère, d’enregistrer une nouvelle conquête sur l’inconnu.
Il n’a pas l’air, d’ailleurs, de se préoccuper de mon trouble. Il achève, tout à son idée :
— Anatomique… C’est bien cela… Ce qui faiblit chez Ugolin, ce qui faiblira en nous, c’est l’enveloppe. Il faut renouveler les muscles, greffer des membres jeunes à la place des membres usés, ayant fini leur temps. Pour tout dire, l’être humain doit être refait, par morceaux, au fur et à mesure des besoins. Tenez, j’ai tenté l’expérience sur des végétaux. J’ai obtenu des résultats inouïs. J’ai créé des types inédits, entièrement différents les uns des autres. Il n’est pas interdit de pratiquer les mêmes opérations sur l’animal humain…
Il respire avec force, tout en m’observant.
— Néer, Néer, dis-je, vous voulez greffer anatomiquement, remplacer les vieilles jambes d’Ugolin…
— C’est bien cela.
— Par des jambes plus vigoureuses, plus jeunes ?…
— Oui.
— Des jambes que vous emprunterez à d’autres ?
Il se tait et ses yeux glacés ont un petit clignotement.
— Néer, vous n’y pensez point sérieusement… Oh ! Je vous ai compris. Vous substitueriez, aux parties du corps hors d’usage, des parties nouvelles et vivantes. Vous êtes capable, certes, de miracles. Vous pouvez, si vous le voulez, reconstituer un individu, morceau par morceau et réussir ainsi à faire de chacun de nous un ensemble de pièces rapportées… Mais, pour cela, il vous faudra prendre le couteau du boucher et trancher dans de jeunes chairs palpitantes, sans anesthésie possible, si vous voulez garder aux tissus toute leur activité. Ce serait monstrueux. Ce serait tenter le Mystère qui nous tient lieu de Divinité. Et sommes-nous déjà si assurés de n’être point des criminels ?
Il n’a pas bougé sous l’apostrophe ; son visage fermé est demeuré d’une dureté froide, avec seulement, une légère crispation aux commissures des lèvres. Il prononce simplement :
— Inutile d’insister. J’ai déjà réfléchi et je me suis dit tout ce que vous pouvez me dire.
Je laisse tomber mes bras contre mes cuisses, atterré. Il est donc écrit que la prodigieuse aventure se terminera ainsi, sauvagement, dans un éclaboussement de sang, dans l’apothéose du découpeur-recolleur. Et qui sait même si ces expériences répétées ne finiraient point par exercer une action sur le cerveau… Le cerveau… La substance… la pensée… Quelle lueur vient, soudain, de fulgurer en mon esprit. Je pousse un cri !
— Qu’avez-vous donc ?
— Néer, Néer, écoutez-moi… Vous voulez remplacer des jambes, des bras, des poitrines, des poumons, tous les muscles, tous les organes, et le cœur lui-même. Vous le voulez et vous le pouvez… Et après ? Avez-vous pensé au cerveau… car il n’y a pas de raison pour qu’il échappe à la loi… Et comment vous y prendrez-vous ?… Saurez-vous substituer une âme à une autre ? Et même si vous essayez, si vous accomplissez un pareil tour, croyez-vous que le cerveau tout neuf qui fonctionnera dans une vieille boîte crânienne ne transformera pas complètement l’individu que vous ne voulez qu’améliorer et raccommoder ?
J’ai touché juste. Le professeur est livide. Du revers de son bras, il essuie les gouttelettes de sueur qui naissent sur son front. Il s’exclame, la voix sourde :
— Vous avez peut-être raison.
J’ajoute aussitôt, poursuivant mon avantage :
— Ces expériences, on les tentait jadis… Rapiècements et ravalements absurdes. Souvenez-vous… Ugolin n’a-t-il pas dû renoncer à ses chimères sur les glandes cérébrales, à ses recherches sur la pituitaire et la pinéale… Néer, mon cher Néer, nous ne sommes que pitoyable pouillerie sur cet atome terrestre, fragment de néant dans le vertige du Cosmos… L’inconscient nous submerge. Rampons, mon ami, rampons dans notre fange. Et gardons-nous du Rêve, ce brouillard errant dans le vide, du Rêve auquel nous devons la vie, cette illusion…
Néer n’écoute plus. Il lève, dans un aveu d’impuissance, ses deux bras désespérés vers le ciel. Il a, pour ce ciel d’un bleu tendre où les oiseaux, peu soucieux d’éternité, se pourchassent amoureusement, un regard chargé d’imprécations.
Ai-je dit que ma maison, enfouie dans la verdure où elle se chauffe comme un lézard sous les baisers du soleil, est perchée sur la colline de Meudon ? De la terrasse, on entrevoit le ruban vert de la Seine qui roule ses eaux, fastidieusement, entraînant tout son monde d’êtres vivants, agissant, bataillant, selon l’éternelle volonté ? Cette maison, je l’ai modifiée à peine au cours des ans, sans vouloir jamais l’abandonner, tant elle sue de récurrences ineffaçables. Car c’est là que je comparus, désemparé et pantelant, là devant le tribunal d’Ugolin, alors que j’étais encore un vieux jeune. C’est là que j’ai voulu vivre et que je vais peut-être mourir… Quel silence mielleux et sonore, parfumé de bruits roses ! Une infinie douceur lèche mes os, court au long de mes nerfs. Peu à peu le calme redescend en moi.
Après tout !… Mourir !…
Judith m’attend, Judith, c’est l’épouse et la confidente, mais, obscurément, je sens que c’est aussi l’ennemie. Tout le génie d’Ugolin s’est épuisé à vouloir supprimer le heurt des sexes. Il a, seulement, tué l’Amour. L’Amour, au sens où nous l’entendions, nous les barbares du vingtième siècle, l’Amour passion, l’Amour folie, l’Amour sottise, compliqué de jalousie féroce et tyrannique, escorté de ridicules souffrances. L’Amour ne se conçoit plus, aujourd’hui, qu’à la façon d’un frottement combiné avec art par deux créatures friandes de tortillements fugitifs. Échange savant de sensations fouillées et cueillies avec discernement. Prétexte à semer la vie… Après tant d’autres élues, j’ai choisi Judith, pour sa saine robustesse, sa sveltesse, la limpidité de sa chair. Le sang chaud du désir court dans ses veines, sous la transparence de la peau. Elle m’offre son corps comme un paysage toujours inédit où je découvre, inlassablement, des coins déjà explorés et, cependant, imprévus, des touffes d’ombre satinées, des replis où se glisse le poison de la volupté. Frêle objet de joies, instrument vibrant sous les appels de mes doigts, sensible à la mélopée des caresses, elle se plie, s’étire, s’abandonne ou se rue avec fougue… Mais ce que je traque en elle, faut-il le dire ? c’est le souvenir… un souvenir lointain et vague, qui, par instants, sous l’effet d’un geste, d’un soupir, d’un murmure, ressuscite une autre femme, une femme si peu semblable à Judith et, pourtant, si semblable !… Je les imagine calquées l’une sur l’autre et, paupières closes, leurs deux images s’associent pour me confondre.
L’autre était blonde et Judith arbore une chevelure de nuit profonde comme un gouffre. Mais le grain de la peau est le même et aussi l’ondulation des hanches… Je retrouve les globes lumineux des seins, les pilastres de marbre rose des cuisses à la courbe puissante et, surtout, la callipygie, l’attirante et mouvante callipygie qui rebondit orgueilleusement sous la cambrure des reins !… Suggestion ? Phénomène de la mémoire ?… Transposition ?… Car, enfin, Judith ne possède ni la voix aux inflexions narquoises, ni les gestes menus de la disparue. Elle a, en elle, plus de majesté. Toute frivolité s’abolit en son corps rayonnant qu’auréolent les sensualités. Et puis…, la première, c’est tellement éloigné, tellement effacé là-bas… de l’autre côté de ma vie !… Seulement voilà, il y a, avec mille nuances, que seul, je puis percevoir, il y a — et cela ne me trompe point — les yeux, ces yeux sans réplique, ces yeux uniques qui, tant de fois, ont empli les miens de leur délire.
L’autre, voici plus d’un siècle et quart, recélait dans ses inexprimables yeux qui me hantent encore, ses yeux d’un bleu sombre, la même ironie troublante… la même que je vois brûler dans la flamme noire de Judith. J’éprouve le malaise d’autrefois et la même étincelle jaillit de ses regards, précipitant la cavalcade des désirs dans tout mon épiderme qu’électrise un long tressaillement. Je cède à l’appel irrésistible. Judith ? Juliette ? Je ne veux pas savoir. Je l’attire contre moi et, sous la légèreté soyeuse de l’ample robe qui la vêt, mes mains s’égarent. Je tiens sa gorge dans ma paume et la pétris lentement. Éloquence chaude des seins ! Elle a, d’un geste rapide, découvert sa chair qui implore, où mes lèvres promptes écrasent des baisers fiévreux. Mes doigts, frôlant la peau, descendent vers le sublime épanouissement des rotondités, rôdent autour de l’exquisité du nid où se cuisine le plaisir. Ils s’attardent, complaisants et savants, surexcitant ses convoitises, cependant que je guette, dans le noir des prunelles, le cri du désir, l’élan impétueux du rut souverain. Elle s’est dégagée d’un bond. Tout son corps féerique apparaît. Mon être vers elle se tend éperdument.
Ah ! la symphonie ardente de la sexualité ! Avec quelle frénésie nous la recherchons et quels sacrifices nous lui consentons, nous, les hommes vraiment vivants de ce siècle. Et je ne songe pas sans quelque pitié amère que, du temps de ma vieille jeunesse, les morales absurdes et les religions criminelles condamnaient les divins accouplements, bannissaient les délices charnels. Un brouillard d’épaisse hypocrisie aveuglait les hommes, les incitait à voiler l’acte par quoi naît la plus savoureuse sensation et se perpétue l’espèce. Lamentables fous en proie à tous les vices odieux et qui se cachaient de l’Amour comme d’une monstruosité. Ils avaient inventé un terme abominable : la Pudeur ! et c’était dans le mystère le plus décevant et le plus abject qu’incapables de résister aux commandements naturels ils mendigotaient de rapides et incomplètes satisfactions.
La Pudeur ! la Pudeur, tueuse de beauté ! Cela signifiait que la femme devait dérober sa nudité splendide et la fleur de son sexe aux appétits de son compagnon. Il fallait au sacrifice amoureux le consentement officiel et les prières du prêtre. En dehors de ce qu’ils appelaient le mariage, les individus mâles et femelles ne voyaient que stupre et souillure. Deux êtres s’en allaient dans l’existence précaire que leur ménageaient l’ignorance et les superstitions comme deux forçats traînant les boulets du Code et liés par les chaînes du qu’en dira-t-on. Mais la nature invincible suscitait l’adultère, ornant de charmes inédits l’imprévu des rencontres illicites. Et les perversions monstrueuses s’épanouissaient. La satisfaction quémandée, obtenue par tous les moyens, payée, tarifée, offerte dans des maisons spéciales, entraînait de louches aberrations, poussait aux névroses, s’achevait quelquefois dans les débordements d’une bestialité aussi immonde qu’absurde.
Chaque fois, que, par-dessus le pont des âges, je risque un demi-tour en arrière, vers les temps de sauvage bêtise, je ne puis me défendre d’un sursaut d’horreur. J’ai pourtant vécu cela, moi. J’ai vu l’Amour bafoué, commercialisé, ravalé au-dessous de la honte… les hommes pourceaux et les femmes hystériques, les anormaux et les épuisés, les disciples d’Onan et les fidèles de Sodome, toute la lyre des dégénérescences, des lubricités maladives, des ardeurs vaines, des curiosités bêtes… Relâchement abject des instincts ! Relâchement des vulves et des sphincters ! Par là-dessus, les fléaux qui ravageaient le sang, tuaient la race, stimulaient les démences… Ah ! le joyeux siècle de pudibonderie odieuse, de vil mensonge, d’exécrable tartuferie où des êtres vivants, la chair torturée par les lances du désir, s’atrophiaient et s’anémiaient en des attouchements chimériques, dans l’enfer des illusions déprimantes et la renaissance toujours plus impérieuse des ardeurs inextinguibles.
Et l’enfant ?… le produit ?… il y avait aussi l’inévitable spermatozoïde en mal d’évolution. Dans les quartiers miséreux des grandes villes où grouillait le peuple du travail, toute une marmaille sordide, roulant dans les sentines, s’ébattait parmi la vermine. Cela grimpait et végétait au petit bonheur comme les herbes envahissantes des terrains pierreux. Cela sortait au hasard des fornications brutales — spasme fugace comme un hoquet chez l’homme, meurtrissure et lassitude chez la mère Gigogne. Les familles nombreuses, cependant, étaient données en exemple et la pondaison régulière et copieuse célébrée comme une vertu. Ah ! les brutes ! les ténébreuses brutes ! Imaginez que certains sociologues, timides et prudents, s’enhardissaient jusqu’à proclamer que la maternité devait demeurer libre, et qu’on jetait dans les geôles ces ennemis de la cité, coupables de vouloir réglementer les parturitions. Imaginez que de sévères, d’implacables moralistes — hautes et pures consciences — après avoir durement condamné l’avortement, l’adultère, la prostitution, se hâtaient, le soir venu, vers l’hospitalité nocturne de quelque Thélème à gros numéro. Là, on pouvait les contempler, hideux et grotesques, vomissant leur champagne, prosternés devant le nombril d’une hétaïre desséchée, parmi l’odieux chiqué des contorsions simulées et des vapeurs d’ipécacuana.
Nous pouvons, Judith, nouer nos chairs et mêler nos sueurs. Nous disposons librement de nos corps comme de nos âmes. Tu seras mère à ton gré, à ton heure. Te voilà sortie de l’abîme où mes caresses t’ont précipitée et dans tes paupières qui battent encore se lit une infinie reconnaissance. Va ! ô femme ! maîtresse et sœur ! Sous le règne d’Ugolin, ton affranchissement devient total. Tu rêvais, jadis, de puériles revendications. L’homme libéré a décrété l’égalité des sexes, l’égalité dans la liberté et dans l’amour. La fange du passé, les supplices de la maternité, l’esclavage sexuel, le despotisme du mâle, tout cela n’est plus que copeaux de souvenir. Ugolin l’a ainsi voulu. Ugolin a créé du bonheur et versé l’apaisement sur ce vieux monde. Femme, tu connais ta part et tu sais aussi qu’il te reste à subir la loi inexorable, la loi qui veut que, ta mission accomplie, tu t’anéantisses calmement, volontairement, embusquée dans l’extase pure et mielleuse du Non-Être.
Debout, je chasse d’un effort les hantises tournoyant dans les spires de mon esprit. Sur les fantasmagories du passé, il est très vrai qu’Ugolin a su installer le bonheur des siens. Un bonheur total de paix et de certitude pour le troupeau des neutrides comme pour celui des stérilisés. Nous seuls de l’Élite, autour du Maître parvenu au gratte-ciel de la Connaissance, luttons contre l’angoisse et n’ignorons point que ce microcosme périssable nous emportera dans la catastrophe sans remède. Nous nous sommes penchés sur la bouche sans fond du Néant et nous n’avons pas craint de nous colleter avec l’Inconscient. Dieu rayé de notre vocabulaire, la Vie, cette projection du rien, demeure notre seule préoccupation. Mais pourquoi Ugolin… ?
Judith, à cet instant même, me jette l’éclat de ses deux grands yeux sombres. J’ai comme la sensation qu’elle lit dans mon trouble. Elle plisse ses paupières et, de sa voix lente, d’une harmonie traînante, elle parle :
— Vous paraissez inquiet, mon ami ?
Elle s’appuie tout contre mon épaule, câline et les paupières entr’ouvertes, une lueur verte glissant des prunelles… Le regard de l’autre, encore… toujours… Je la repousse, faiblement, avec une plainte :
— Judith… ne vous moquez point. Entre toutes, je vous ai prise comme confidente. Vous savez bien des choses… trop peut-être…
— Je vous écoute, mon ami.
— Judith… Je devrais me taire… Mais à qui dire alors toute mon anxiété ?… Judith ! vous m’aimez, n’est-ce pas ?
— Je vous aime, mon ami. Ne suis-je pas votre compagne et votre épouse ?
— Eh bien ! Judith ! j’ai peur… vous m’entendez ?… j’ai peur… Ugolin…
Elle porte tout son corps vers moi, la tête penchée, les yeux avides.
— Ugolin est condamné…
— Ah !
Elle s’est détachée brusquement. Blafarde, les lèvres serrées, les doigts tremblants, elle m’enveloppe de son regard d’une étrange dureté où danse une joie mauvaise. Et c’est, dans tout mon être électrocuté, un choc irrésistible, comme une sorte de révélation soudaine… Un nom monte, fuse dans un souffle : Juliette ! Quelle est la femme qui se dresse là, rigide comme une sentence ? Judith !… Juliette !… Certes, je n’accorde aucune foi aux histoires de réincarnation, aux fantasmes des palingénésies. L’autre n’est plus qu’impalpable nuée dans l’impondérable. Mais pourquoi faut-il que des catacombes du passé surgissent des spectres hallucinants et qu’en moi-même, apeuré et désemparé, le vieil homme ressuscite.
— Juliette ?… Judith ?… Je ne sais plus.
Des bruits. Des pas. Une porte qui claque. Des appels.
— Maître ! Maître !
— Que se passe-t-il ?
— Maître ? L’enfant ?…
Je bondis vers le serviteur haletant. Je le pousse furieusement au milieu de la salle.
— Quoi, l’enfant ? Que voulez-vous dire ?
— Simon… votre aîné…
— Misérable… Explique-toi… Ou je ne réponds de rien…
— Pardonnez… Maître… L’enfant… votre Simon… disparu… enlevé… introuvable…
Sans un cri, je m’affale dans un fauteuil. Mais une clameur insensée roule dans ma gorge… Simon enlevé… ma jeunesse de demain… Il me semble que tout croule autour de moi et que la nuit dévore mon front.
Je lève les yeux sur Judith. Elle n’a pas bougé. Un pli amer entrouvre ses lèvres sur les dents serrées d’où s’évade un petit sifflement aigu. Une flamme tournoie sous l’abat-jour des paupières. Elle se tient debout, devant moi, provocante, énigmatique et sculpturale.
Affaissé sur la terrasse, tout au haut de la maison, tête nue, effroyablement las, je tâte le pouls de mes pensées dans l’énorme, dans l’inscrutable silence de la nuit.
Au-dessous s’étend une nappe d’ombre où serpente, coupée par endroits, une longue traînée d’argent, quelque chose comme le sillage d’une monstrueuse limace. Je devine le fleuve paisible marchant à sa destinée qui est le ventre de la mer. Au ciel fade, la lune montre sa face boursouflée et grimaçante de vieille commère crevant d’une fluxion. C’est son rire fané qui allume la Seine, et, autour d’elle, fait reculer d’horreur la chasteté limpide des étoiles. Millions et millions de lampadaires, larmes d’or voletantes, bestioles irradiantes, vous êtes autant de graines insipides dans le jardin céleste, de cellules aveugles promises au pourrissoir, sans âme ni conscience ! Que nous voulez-vous, myriades de pustules épanouies sur la carcasse du néant ? Quel sortilège macabre et quelle dérision vous conduisent à éclairer nos misères ?
Le temps est tiède ! Des senteurs puissantes s’envolent du sol. L’air est parfumé comme une chevelure d’enfant. Demain, l’aube sera radieuse et féconde. Demain ?… Jamais, je n’ai aussi âprement senti tout ce que ce mot contenait d’incertitude et d’angoisse. Je sais, maintenant, que nous ne sommes plus les maîtres de ce demain. L’avenir nous échappe… Ugolin s’est trompé. Nous nous sommes trompés. Faillite de toutes nos certitudes. Nous, les êtres supérieurs, les dominateurs, les dispensateurs de force, nous voici aussi veules et désemparés que les hommes d’autrefois, les vieillards des âges révolus qui ne prenaient pas le temps de vivre.
Cet autrefois, je l’aimante avec une obstination maladive. Je m’y plonge et m’y embourbe. Je croyais, jusqu’à ce jour, avoir desserré son étreinte ; il me raccroche de ses mains sales et tenaces. Il est sur moi, en moi, autour de moi. Juliette renaissant dans Judith. Ugolin retournant à son point de départ, redevenant le petit vieux ricanant, toussotant et sarcastique. Puis cet enfant qui disparaît, après tant d’autres. Car cet enlèvement n’est pas un fait isolé. Depuis plusieurs semaines, déjà, on nous signalait de bouleversantes disparitions, aussi inexplicables que d’autres… d’autres que je connus jadis !… Ce synchronisme confond ma raison. Je ne comprends plus ou je comprends trop. Le cycle s’achève. L’expérience se termine.
Qu’avons-nous gagné à bouleverser les lois éternelles ? Dans son orgueil incommensurable, Ugolin s’est improvisé Dieu. Mais il n’y a pas de Dieu. On ne fabrique pas Dieu. On ne devient pas Dieu.
Dieu !… Dieu ! Les étoiles clignotent vers moi avec un sourire complice. Pourquoi n’y a-t-il pas de Dieu ? Des générations et des générations d’hommes l’ont rêvé violemment, éperdument, ce Dieu, et à force de le rêver, elles ont réussi à le créer. Dieu, c’est entendu, je le sais, je le crie, ce n’est que la projection de nos espérances insensées, de nos aspirations, de nos soifs d’éternité et d’apaisement. Mais il fut si longtemps réalité. Et je la cherche, la réalité, je la cherche obstinément dans ce fouillis d’apparences qu’est le monde.
Les petits enfants vivent joyeux parmi les fées de leurs contes. Les grands enfants ont vécu avec Dieu. Mais Ugolin a supprimé Dieu pour toujours. Nous voici plongés dans ce silence éternel qui effrayait Pascal. Dans la carence du ciel, il n’y a plus rien, et plus rien sur la terre. Vers quelle solitude aride nous sommes-nous précipités ?
Dans les temps anciens, les troupeaux subissaient la loi du prêtre ou du guerrier. Plus tard, ils se courbèrent sous la loi du riche. Ugolin a égorgé tous les maîtres et il a dressé l’autorité presque surnaturelle du Savant. Ugolin a pris la vie, l’a pétrie dans ses mains formidables ; il a décidé que nous vieillirions, que nous agoniserions, que nous finirions avec ce globe qui nous entraîne dans une course sans but, sur une voie unique sans stations.
Ce serait, pourtant, si bon de croire. Le Monde, avec une Âme, une Loi de sagesse et de bonté ! Dieu ! Dieu ! Harmonie de l’univers ! Pourquoi n’y a-t-il pas de Dieu ? Et pourquoi, Dieu n’existant pas, Dieu n’étant qu’un leurre, cet élan de l’âme vers Dieu ? Dans le désert de la vie, les mortels poursuivaient un mirage séduisant. Fallait-il vraiment, fallait-il crever d’un coup de poing ce mirage, parmi tant d’autres, pour lui substituer d’inaccessibles chimères ?
C’est là, pourtant, la besogne d’Ugolin, l’œuvre dont nous étions si fiers ! Ah ! Maître !… Maître !… laissez-moi pleurer, cette nuit, dans la détresse de mon intelligence, dans l’abdication de mon orgueil, sur le vide de ce ciel qui me verse tout son mépris. Laissez-moi vous dire que, pour le bonheur des hommes, vous n’aviez peut-être pas le droit de tenter la terrible aventure.
Le bonheur des hommes ! Mes pensées tourbillonnent et s’entre-choquent dans une rougeoyante confusion. La hantise de la Mort, ce spectre depuis si longtemps conjuré, me frigorifie. Bonheur ! Mort ! Bonheur ! Le bonheur, ça peut nicher dans la mort. Avons-nous donc pensé l’assujettir, le fixer, le discipliner ? Le bonheur, je le goûtais, hier à pleines lèvres, je croyais le savourer. Longtemps, je l’ai puisé à cette source de voluptés inépuisables : la femme. J’ai tant, tant aimé de femmes depuis mon premier renouvellement. Longtemps, je l’ai glané sur les têtes innocentes de mes enfants. J’ai tant adoré de ces enfants, avant l’absorption indispensable. Et maintenant tout est dit. L’enfant ? Simon disparu. La femme ? Judith qui me fait boire l’épouvante.
Qu’est-il devenu, l’enfant, cet enfant qui m’était promis, dont je guettais l’épanouissement… ma vie nouvelle, ma vie de demain ?… Oh ! certes, je puis attendre ! Je ne suis pas au bout de mes forces et d’autres âmes s’offrent que je puis humer encore avant l’échéance… puisque échéance il y aura… Mais à quoi bon ? Ces jours derniers, assis à côté de Judith, dans un coin du grand jardin, sous la tignasse verte des arbres, j’écoutais, l’esprit quiet, le concert que nous donnait le peuple ailé. Les enfants jouaient à deux pas et je suivais d’un œil amusé les sautillements de ma frêle Hélène, gamine ingénue qui sera la femme, l’épouse, quand pour Judith sonnera l’heure du renoncement volontaire. Et, ce soir, me voici égrenant le chapelet de ma désespérance dans l’impavidité d’un espace sans antennes. L’odieux passé remonte en moi dans une nausée. Au plus obscur de mon être, de louches réminiscences rampent comme des larves.
Maudits soient les artisans de bonheur qui n’apportent que destruction et calamité !
Le bonheur, c’était peut être une femme qui aurait cheminé avec moi sur le grand trimard de la vie, des enfants qui m’auraient fermé les yeux !
Le bonheur, ce n’est pas la Science, ce n’est pas la Connaissance, ce n’est pas le Vouloir, ce n’est pas la Puissance.
C’est l’instabilité de la minute fuyante qu’on prend dans ses doigts mous et qui file comme une anguille.
Le bonheur, ma douce Hélène, chérubin au front pur, ange rose, n’est-ce point de caresser, lentement, doucement, très doucement, tes cheveux d’or, frissons de soleil ?
Le bonheur, n’est-ce point une fillette aux regards étonnés, au zézaiement craintif, qui, d’une voix tremblante vous récite des fables ?
Des fables en vers !…
PREMIÈRE PARTIE
LES VIEUX ONT SOIF !
I
L’année 1935 fut fertile en événements surprenants. À cette époque, j’approchais de la trentaine, c’est-à-dire de l’âge où l’on n’est pas encore trop mûr et gonflé d’expérience et où l’on a franchi, cependant, les limites de cette jeunesse dont Bossuet affirme qu’elle est téméraire et malavisée et dont un autre sage prétend qu’elle est la fièvre de la raison.
Je ne pense pas qu’il soit utile de vous renseigner abondamment sur ma modeste personne et d’alourdir ce difficile récit par un luxe de détails oiseux concernant mes ascendants, mes tares héréditaires, mes arcanes physiologiques, mes aptitudes et dispositions, comme cela se voit dans les romans de M. Honoré de Balzac et de quelques pâles imitateurs de ce grand romancier. Ce serait, d’ailleurs, d’une admirable banalité. Un père qui se tuait à la tâche, en un siècle où il fallait travailler pour vivre et non vivre pour travailler. La guerre, la fameuse guerre dite du « Droit, de la Justice et de la Civilisation » qui détériora sérieusement l’infortuné à qui je dois mes jours. Puis l’école, l’internat, les examens, toute une vie pénible, médiocre, exempte de joies et de lumière. Mais je passe. Qu’il suffise d’indiquer que, pourvu, un beau jour, d’un diplôme qu’on qualifiait alors de licence ès lettres, mais entièrement démuni de numéraire, je me risquai timidement à tenter mes premiers pas dans la carrière journalistique.
Je m’étais décidé pour le journalisme parce que, ma foi, je me sentais doué d’une assez vive intelligence et d’une remarquable faculté d’assimilation. Je cédais, de plus, assez volontiers aux œillades d’un agréable farniente, et, un certain amoralisme aidant, je cumulais toutes les qualités requises pour réussir brillamment dans le métier. Mais j’avais, malgré tout, préjugé de mes dons et qualités. Il faut beaucoup de travers et d’ignorance pour faire un parfait journaliste, mais il y faut aussi autre chose, ce je ne sais quoi (plus ou moins poétique), ce rien indéfinissable qu’on a baptisé le talent. Du talent, j’en monopolisais, on voudra bien me croire, le plus possible. Mais d’autres, à la grande foire du hasard, en avaient acheté davantage. De sorte que je me tenais à un rang honorable, sans trop d’outrecuidance.
Et puis je vivotais. En ces temps lointains, une petite minorité d’individus détenait à peu près toute la fortune publique. L’argent leur conférait la puissance. Les autres, à des degrés divers, se voyaient obligés de besogner pour assurer, plus ou moins largement, leur pitance. Car, on ne s’avisait pas encore que tout être vivant peut revendiquer d’abord et avant tout, le droit naturel, imprescriptible, de se nourrir, se vêtir, se loger, de même que le droit de respirer. Si j’insiste sur de telles bizarreries, longuement étudiées et signalées par nos historiens, c’est, précisément, pour en venir aux petits événements dont j’ai parlé plus haut.
Je me trouvais, cet après-midi là, en compagnie du poète Xavier Farigoulis, de l’école « Surpsychique », qui dans la salle de rédaction du Vespéral, disputait ferme avec le poète Antonin Coquelicot de l’école « Concentrologomachique ». Ces deux malheureux, torturés par leurs démons familiers, se mitraillaient de mots, de formules, de définitions, se bombardaient d’apophtegmes, se lançaient à la tête les plus inconcevables billevesées. J’étais nanti, encore, de quelques illusions et, pour avoir beaucoup lu les aînés, je n’imaginais les faiseurs de vers que sous l’aspect romantique : immense chevelure, larges cravates, barbiche au vent et feutre mou aux plates ailes. Combien différents s’avéraient mes bardes bardés de nonchalance, visages glabres, vertex déplumés, gestes menus, voix aigres, anatomies indigentes et moulées dans des complets aussi impeccables que désespérément résistants. Je savais que, chaque soir, avant de se glisser dans les draps de Morphée, Farigoulis, féru d’élégance, entassait, — Pélion sur Ossa ! — les tomes épais du Larousse sur son pantalon méticuleusement plié au bon endroit. Certes, le pli s’accusait, irréprochable, mais l’étoffe élimée luisait fâcheusement. Quant à Coquelicot, il laissait paraître plus de désinvolture dans ses façons vestimentaires ; par malheur, affligé d’un encombrant système pileux, il employait des heures à se raser et à se balafrer maladroitement un visage déjà constellé de bosses et d’apophyses où l’on distinguait du premier regard, sous le front indigent du pirate de la Savane, le nez rubescent, le trouble vaseux de la sclérotique et l’accentuation anormale des zygomas. Ajoutez à cela une petite toux opiniâtre et vous comprendrez que le pauvre bougre était la proie lamentable et désarmée d’une colonie de bacilles.
D’ordinaire, ces deux prêtres d’Apollon, objets des plus fines railleries, réjouissaient toute la rédaction. Mais je n’étais pas d’humeur à déguster leurs sornettes. Je guettais le téléphone. Ah ! l’horrible instrument de barbare supplice, heureusement aboli, qui nécessitait des stations interminables et des appels désespérés, provoquait de folles colères, finissait de détraquer nos nerfs ! Je n’empoignais le récepteur qu’avec une rage concentrée et je réclamais mon numéro comme on profère une menace. Pourtant le téléphone m’était, ce jour-là, plus sympathique, beaucoup plus sympathique. Parbleu ! J’attendais, non sans impatience, que retentît sa sonnerie, sa grinçante sonnerie, laquelle devait m’annoncer, à l’autre bout du fil, la présence, l’adorable présence de Juliette.
Eh ! oui ! De Juliette qui m’avait consenti un rendez-vous avant dîner, à condition que… car les femmes ne savent jamais exactement si elles seront libres et disposées. De Juliette dont ma pensée était emplie depuis quelques semaines — cette folle de Juliette, au rire clair, aux dents pointues de jeune louve, aux yeux pailletés de mystérieuses lueurs dansantes tels des feux follets…
Ma montre marquait près de cinq heures, ou dix-sept heures, si vous préférez. De congé, je n’étais venu au journal que pour ce coup de téléphone qui, à mon gré, tardait trop. Pour tromper mon impatience, je me rapprochai de mes deux fabricants de vers autour desquels quelques rédacteurs facétieux s’arrondissaient en cercle. Un instant, amusé, j’écoutai :
farigoulis. — Toute poésie doit être diaphane et fluide ; le vers exprime l’inexprimable, le flou, l’indécis. Le poète s’affranchit de la réalité, plonge dans les régions inaccessibles ; il baigne dans les ondes du psychisme !
coquelicot. — La poésie n’est que l’expression de la réalité profonde. Le vers ne s’envole pas ; il pénètre. Le vers doit être dissocié, morcelé comme les choses mêmes.
farigoulis. — Pardon ! L’indispensable eurythmie…
coquelicot. — Fadaises. La poésie est en tout. L’enclume du forgeron, vibrante d’étincelles, est une symphonie. On ne définit point les choses. On les souligne.
farigoulis. — La poésie, c’est l’envol, l’âme qui s’effeuille dans l’univers.
coquelicot. — La poésie, c’est le choc brutal, contre l’âme, de la sur-réalité.
farigoulis. — Je dis, dans la Revue Super-psychoformiste…
coquelicot. — Je publie, dans la Revue du Double Cosmos, oh ! un court poème, fait entièrement de sensations vibratoires. Voulez-vous me consentir l’amabilité de l’intégrer dans vos méninges ?
farigoulis, simplement. — Je vous ouïs.
coquelicot (il a une quinte de toux). — Voilà… euh !… Titre : « Le premier Hum ».
(Il déclame d’une voix fluette.)
Des façades sous le soleil en grappes de groseille.
Pluie fondue ; grêle ; vents et remords.
J’ai collé deux timbres-poste sur cette enveloppe.
Et, maintenant, j’exhume des souris.
Des souris couleur de pêche trop mûre,
Pour porter mon diadème en platine.
Sang, vermeil de la gloire ! Sang vermeil !
Jeanne d’Arc se profile dans les nuages.
Bifteek aux pommes ! Cagoules ! Chaussettes russes !
Tabatières ! Tabatières !
Hum ! Hum !
Brosse, Adam ! Brosse tes poils luisants !
Brosse, brosse, Adam !
Sans trêve
Et toi, Ève,
Rêve.
Brève
Est l’heure du serpent
Pan !
Dans la pomme !
Pomme d’Adam !
d’Am !
Dam !
Ah ! Dame !
(Applaudissements bruyants.) Farigoulis se dresse. Il est jaune, rouge, vert… l’envie suinte de son visage décomposé. D’un geste violent, il rejette sa chevelure en arrière, dans un nuage neigeux de fines pellicules, et réclame le silence.
farigoulis. — Écoutez… À mon tour… Un innocent poème qui doit figurer dans mon prochain recueil. Petits Chichis. Ça s’intitule : Lypothimie des soirs. Vous y êtes ?
(Il roucoule.)
Sous l’horizon frêle,
Le soleil éteint,
Dans les lointains, teint
Une mer pucelle.
Silent soir, montant
Sans apothéose.
C’est un couchant rose
Prosaïquement.
Quoi ! nulle fanfare !
L’astre décevant
S’efface devant
L’éveil bleu d’un phare.
Dans le ciel jauni,
Une clarté glauque,
Loque, pandeloque
Sur un fonds honni.
Oh ! ce crépuscule
Sans gloire, indolent,
Où le jour râlant
Pas à pas recule.
Oh ! la fade nuit !
Sphynxiale goule,
Qui tête et engoule
Le lumineux bruit.
Âme, âme errabonde !
Voici le coma,
Souhait où rama
Ton vœu de surmonde.
Et n’entend le son
Que cèle et décèle
La Celle que telle
Quêta ta chanson.
Comme un glis timide,
Au creux du néant,
De monde naissant,
Flou dans l’insipide.
Coquelicot tousse, tousse. Son nez revêt des teintes de langouste ébouillantée ; il atteint peu à peu à une extraordinaire coruscation. Les auditeurs, consternés n’ont même plus la force d’applaudir.
Drelin… drin… drrrin… Ah ! le téléphone. D’un saut, je me jetai sur l’appareil. Nul doute. C’était Juliette.
— Allô !… Oui… le Vespéral… C’est toi ?… Hein ! Vous dites… Ah ! sapristi !… Une communication urgente… C’est que je ne suis pas de service… moi, vous savez, je m’en balance… Ah ! c’est vous, Tapatou. Bon, j’écoute… Quoi ?… qu’est-ce que vous me sortez là ?… C’est impossible… La Banque des Pays Neufs… Elle aussi… Mais c’est fou… Entendu… Je vais prévenir le patron.
Je me tournai vers les rédacteurs, toujours empressés et hilares autour de mes deux aèdes, et d’un signe impérieux ordonnai l’attention :
— Eh là ! vous autres… Savez-vous ce qu’on vient de m’apprendre ?… La Banque des Pays Neufs… cambriolée… Trois millions évaporés, envolés, évanouis… Pffut !… Un trou dans le mur… Un veilleur endormi…
Tumulte dans la salle. Gloussements, glapissements, meuglements… Ça c’est un peu fort !… Mais c’est la troisième fois… Inouï !… Fabuleux !… Fantastique !… Nestor Coquet, vieux pamphlétaire endurci, blanchi sous les injures, fit deux pas dans ma direction et, de sa voix grave, formula :
— Quel beau papier on aurait fait avec ça… autrefois.
Il disait vrai, l’ancêtre… Quand je débutai dans la presse, on écrivait encore. On trouvait, dans les publiques feuilles, des chroniques, des échos, des « variétés », de petits articulets. On alimentait diverses rubriques. On signait ses productions hâtives, souvent marquées au coin d’une verve intarissable et, à force de signer, on se constituait une personnalité importante, on se hissait sur la crête de la notoriété, on devenait un « as » de la profession. Aujourd’hui tout est chahuté. Les journaux se sont transformés en usines et les plumitifs en servants de la machine à imprimer… Mais je n’avais pas le loisir de philosopher sur l’évolution des mœurs et la bassesse des hommes. Le rédacteur en chef — le Maître investi d’un formidable pouvoir — venait d’apparaître, sourcils froncés, regard sévère :
— Que se passe-t-il ?
— Une communication. On a cambriolé la Banque des Pays Neufs, par les mêmes procédés que pour le Crédit Illimité, l’autre semaine… Une large ouverture dans le mur… Les coffres éventrés… De plus, un gardien dans l’hypnose.
— Pas d’autres détails ?
— Non.
— Il faut voir ça au plus vite… C’est très intéressant. Voyons, vous, Farigoulis ?… Non. Vous n’êtes bon qu’à pisser des vers, et encore… Et vous, Nestor ?
Je revois la grimace de dégoût du vieux Coquet :
— Pas mon affaire, ça ! De mon temps…
— Ça va, ça va, trancha le chef… Ma foi, mon cher Doucet — il s’adressait à ma modeste personne — je ne vois guère que vous qui puissiez…
— Mais je suis de congé…
— Ça m’est égal… Vous prendrez votre congé un autre jour… Ne comprenez-vous pas que ça devient effarant… Trois inexplicables cambriolages en quinze jours… Des millions enlevés… Nous avons affaire à une bande organisée, supérieurement outillée et disciplinée… Il s’agit, d’ailleurs, de ne pas se faire griller. Vous avez sous la dent un superbe « hors rubrique ».
Je quittai le bureau, assez maussade. Dehors, sur les boulevards, dans la tiédeur de mai, grouillait une foule disparate et bariolée où dominaient les toilettes claires des femmes. Ça sentait la joie de vivre, l’ivresse de paresser. Et moi qui m’étais promis une soirée délicieuse avec Juliette ! Je rageais intérieurement et, sans me presser, à pas menus, je m’orientai vers la rue Bataille où je savais trouver la banque.
Peu à peu, cependant, les bruits de la rue et le soleil s’en mêlant, ma mauvaise humeur se dissipait. Après tout, si je ratais ma soirée, j’obtenais en échange un bon petit « hors rubrique ». Ici, il faut que j’explique rapidement ce qu’étaient les journaux en l’an de grâce 1935.
En très peu de temps, sous l’influence des méthodes et des goûts américains, la presse française, renonçant à de vieilles et chères coutumes, avait radicalement supprimé tout ce qui apparaissait comme superflu, je veux dire tout ce qui de près ou de loin touchait à la littérature. On ne se préoccupait plus du style. On négligeait la forme pour ne surveiller que les formes et leur descente vertigineuse. L’art du journaliste consistait à cueillir au vol le moindre fait, à le condenser en quelques lignes, à l’orner, au besoin, d’une manchette significative. Le tout agrémenté de photographies et de croquis. Chaque feuille était divisée en huit ou neuf colonnes qui correspondaient à autant de rubriques. Si l’on veut un exemple prenons la rubrique : Suicides (21 avril 1935). On y lisait :
Une jeune fille de dix-sept ans, blonde, désespérée, se jette à la Seine. Amour. Amour.
Le nommé Jean Siroce, employé de banque, se loge une balle dans la tempe. Motif ignoré.
Adélaïde Blanchard, concierge, cinquante ans, malade, se pend avec son cordon de sonnette. Détachée à temps et conduite à l’hôpital.
Deux jeunes gens, lui, vingt-cinq ans, elle dix-neuf ans. Ils s’asphyxient avec le gaz dans leur chambre d’hôtel. Deux lettres trouvées sur la table nous renseignent sur leurs raisons de quitter ce monde. Lui voulait un enfant. Elle n’en voulait pas.
Pol Kerrh, jeune écrivain, ne pouvant trouver un éditeur pour son roman idéo-synthétique s’empoisonne en avalant son manuscrit. À l’agonie.
Etc., etc.
Les autres rubriques étaient tenues d’identique façon. Elles s’intitulaient : Vols et cambriolages, Incendies, Assassinats, Accidents, Drames de la jalousie… La politique avait son rayon à part. Cela comportait les séances de la Chambre et du Sénat avec commentaires brefs, l’étude succincte des projets de loi, les déplacements et laïus des ministres. Tous les journaux recevaient le mot d’ordre du gouvernement et défendaient ce gouvernement, quel qu’il fût. Je note encore les rubriques qui hospitalisaient l’économie politique, la science et les arts, les sports, les théâtres… Mais la publicité jouait là un rôle prépondérant.
Ce qui importait surtout, c’était le fait divers. Car, à cette joyeuse époque, fleurissaient les attentats, les meurtres, les vols, les rixes… Le système social de ce temps, basé sur la propriété, et qui courbait, sous une poignée d’heureux privilégiés, la masse des humains, provoquait tout naturellement les révoltes et les crimes. Mais ceux qu’intéresserait particulièrement l’histoire du vingtième siècle pourront consulter avec fruit les ouvrages de nos spécialistes. Ils y verront que la société où s’épanouit ma jeunesse nécessitait des prisons, des bagnes, des forteresses, à tous les coins du pays, et entretenait une immense armée de gendarmes, policiers, gardes-chiourme, destinés à conjurer les ravages de l’autre armée, celle qu’on appelait l’armée du crime.
Tels étaient donc les grands journaux. Aux rares entêtés qui persistaient à vouloir s’escrimer de la plume et en tirer des revenus, s’offrait la ressource des multiples brûlots, pamphlets, gazettes, publications de tout ordre et de toutes couleurs qui sévissaient hebdomadairement et vivaient de plus en plus péniblement grâce au concours de la publicité financière et au maniement de l’escopette. Dans ces feuilles, on se permettait la fantaisie la plus échevelée, on polémiquait, on critiquait, on commentait, on écrivait. Certaines revues très graves et copieuses donnaient refuge à d’antiques pédants et d’authentiques cuistres, héritiers de Trissotin et de Vadius, qui masquaient leur impuissance en se livrant éperdument à la chasse aux incorrections et en épilant les phrases.
Enfin, parmi les quotidiens, on comptait quelques feuilles dites d’opinion qui reflétaient plus ou moins les aspirations de certaines fractions du public. Ces feuilles se faisaient rares. Les unes se proposaient de changer la forme du gouvernement et de revenir aux respectables traditions monarchiques ; elles subsistaient grâce aux largesses de leur clientèle. D’autres, prétendant représenter ce qu’on appelait alors la classe ouvrière, prêchaient la Révolution sociale. Leur catéchisme se résumait en ceci : qu’il fallait tout bouleverser pour mettre ceux qui ne possédaient rien à la place de ceux qui possédaient tout. Ce programme était net et précis. Avouerai-je qu’en ce temps-là, je suivais avec quelque sympathie ces « social-communistes » pour avoir hanté l’apôtre dont ils se réclamaient : un nommé Karl Marx qui sema quelques idées justes, mais qu’on a depuis complètement oublié et enterré.
Pour me résumer, le journal, le grand journal apparaissait comme une immense ruche, une sorte de vaste maison de commerce analogue à ces magasins colossaux qui nécessitaient des bataillons d’employés faméliques. Il fallait, pour le lancer d’abord, pour le développer ensuite, d’énormes capitaux. Gens d’affaires, industriels, commerçants, banquiers, fournissaient cet apport indispensable et composaient le Conseil d’administration, mystérieuse et redoutable Entité dont les arrêts étaient rendus dans l’ombre.
Cependant, on parlait volontiers de la liberté de la presse et les citoyens de la troisième République française se déclaraient toujours prêts à s’insurger contre toute tentative de censure.
On voit, dans de telles conditions, quel sublime, réconfortant et confortable métier j’exerçais et ce qui pouvait me rester de commun avec Théophraste Renaudot — cet ingénieux et néfaste précurseur.
Mais, comme disaient nos contemporains de l’an 1935, il fallait bien vivre. Primum vivere, ajoutaient certains olibrius frottés de latin douteux.
Justement, ce hors rubrique dont je venais, grâce à la libéralité de mon rédacteur en chef, de bénéficier, allait me permettre d’arrondir un peu ma bourse, généralement assez plate. Le « hors rubrique », c’était une aubaine qu’on ne consentait pas à tout le monde. Elle était conditionnée, en dehors de l’événement important qui la justifiait, par des qualités de flair, de « débrouillage » et une expérience très sûre ! J’avais, déjà, saisi mainte occasion de me muer en une sorte de détective et de manœuvrer à mon aise dans plus d’un imbroglio. Ma réputation, dans les milieux journalistiques, me donnait bien des droits. Parmi les « fouineurs » auxquels on a recours, dans les grandes occasions, j’étais tout désigné.
Je franchis assez facilement un épais barrage d’agents occupés à maintenir une foule trépidante de malsaine curiosité. Je pénétrai dans une des vastes salles de la Banque où des magistrats, encadrés de policiers, faisaient vis-à-vis au directeur qu’escortaient les chefs de services. Je me glissai dans un coin pour écouter, fidèle en cela à une méthode qui m’a toujours réussi. On glane beaucoup plus en écoutant et en observant. Malheureusement la conversation de ces messieurs n’apportait rien de neuf.
Dans le fond de la pièce, presque nue, je distinguai le coffre-fort dont la porte métallique laissait voir un large trou qui aurait pu donner passage, presque, à un enfant et qui affectait la forme d’un cercle mal dessiné. À la porte d’entrée du bâtiment, j’avais déjà repéré, d’un coup d’œil prompt, une ouverture du même genre, mais de dimensions plus vastes. Par quels procédés les énigmatiques cambrioleurs avaient-ils pu ainsi perforer un métal aussi résistant ? L’hypothèse du chalumeau classique, même perfectionné, ne tenait pas. Et je me rappelai les sages déductions de M. Henriet, professeur de chimie, directeur du laboratoire Municipal, touchant l’intervention probable de rayons inconnus doués d’une incalculable puissance de destruction. Dans ce cas — et j’avais signalé l’hypothèse au Vespéral — nous nous trouvions en présence, non pas de cambrioleurs vulgaires, mais de parfaits techniciens, extraordinairement armés et organisés.
J’essayai de soutirer quelques tuyaux au chef de la Sûreté. D’ordinaire il m’accueillait avec bienveillance et se prêtait volontiers à la « question ». Mais, ce jour-là, il arborait une mine funèbre, roulait de droite à gauche des yeux apeurés de bête aux abois et ne cessait de répéter :
— Tonnerre de tonnerre ! En voilà une histoire !
— Vous n’avez rien ?
Il eut un geste las.
— Que voulez-vous que j’aie ?… Rien… rien… Un trou… Cet imbécile qui roupillait… C’est tout… Tonnerre de tonnerre ! Quelle histoire !
Je me dirigeai vers le gardien. Le chef de la sûreté avait dit vrai. L’« imbécile » ne se souvenait de rien, se déclarait incapable de comprendre et d’expliquer pourquoi et comment il s’était endormi. Je le pressai vainement. À ce moment, une main toucha légèrement mon épaule et je reconnus en faisant volte-face, les yeux rieurs du petit Millot, de l’Aube.
— Pas la peine, me dit-il. Tu n’en sauras pas davantage. Les gens qui ont fait le coup sont très forts. Ils nous dépassent tous.
Je l’examinai avec un peu de méfiance.
— Vraiment, tu n’as rien appris ?
— Pas plus que toi… Veux-tu que je te dise ? Nous perdons là un temps précieux. Allons prendre un bock, sur les boulevards, et nous aviserons aux moyens de sortir un papier « potable ».
Je le suivis. Au dehors la foule était moins dense. Le soir tombait, un soir très doux où traînaient des parfums de fleurs et de femmes mêlés à l’odeur de moisi de la ville. Paris s’assoupissait comme une chienne fatiguée. À peine franchissions-nous le seuil que j’entendis, derrière moi, la voix furieuse et désenchantée du chef de la Sûreté :
— Quelle histoire ! Tonnerre de tonnerre ! Quelle histoire !
Comme nous luttions pour nous glisser hors de la masse des curieux, soudain, un cri :
— Robert.
— Toi, c’est toi, ici ?
Juliette, souriante, toute rose, Juliette qui posait sa main gantée sur mon bras, m’entraînait, vite, vite, écartant d’un geste menu, d’un regard, d’un « pardon » léger, les rangs pressés de la foule obstinée. J’ai toujours admiré qu’une femme puisse ainsi creuser son sillon et se faufiler là où l’homme le plus obstiné échoue. En quelques secondes, nous nous trouvions sur un trottoir, loin des badauds. Elle eut un petit rire heureux.
— Mais comment se fait-il ?
— C’est bien simple, mon ami. Je devais te téléphoner.
— En effet, et j’ai attendu.
— C’est ce que j’ai pensé. Alors, comme j’étais en retard, je me suis dit : Je vais toujours passer au journal. On me renseignera et je saurai peut-être où le retrouver.
— On t’a expliqué…
— Oui, une espèce de type… bizarre… Un poète : Voyons, comment l’appelles-tu ?
— Farigoulis.
— C’est ça. Farigoulis. Quel drôle de nom… C’est lui qui m’a appris que tu prenais l’affaire de la Banque des Pays Neufs… Naturellement j’ai fait un bond. Mais quelle sacrée peur de ne pas te rencontrer, dans toute cette foule… Et puis, tu sais, ton Fagri… ton Faroulis… enfin ton poète, quoi !
— Oui, eh bien ?
— Eh bien ! l’animal ne voulait pas me laisser partir. Il m’affirmait que je ne parviendrais pas à te rejoindre et qu’il valait mieux passer la soirée avec lui plutôt que de la perdre.
J’éclatai de rire.
— Farigoulis, lui !… Il t’a fait du boniment !
Juliette esquissa une grimace, les deux lèvres serrées, le nez plissé, les fossettes creusées. Signe évident de mécontentement auquel je ne me trompai point.
— Ben ! Quoi !… c’est pas la peine de rire… Ce n’est pas le seul qui m’ait fait du plat — ni le premier pour sûr.
— C’est ça… fâche-toi… mets-toi en colère. Tu es adorable.
Je ne songeais plus qu’à elle et je l’entraînais.
Je passai mon bras sous le sien. Mais soudain je me frappai le front, du poing, furieusement.
— Sacré nom… Et moi qui oubliais…
— Quoi donc, interrogea Juliette, inquiète déjà, que t’arrive-t-il ?
— Mon papier, sapristi de sapristi, mon papier ? Il faut que je fasse mon papier. Et Millot que j’allais plaquer sans crier gare.
— C’est Monsieur qui est Millot ? questionna Juliette.
— Mademoiselle, salua le reporter.
— Et Monsieur est journaliste ?
— Pour vous servir, mademoiselle.
— Eh bien ! pour une fois, pourquoi ne feriez-vous pas son « papier », gentiment, en bon camarade que vous êtes ?
Cela fut dit d’un tel ton, avec une voix si doucereuse et elle accompagnait sa prière d’un tel sourire ensorceleur que le petit Millot me regarda embarrassé, prêt à marcher.
J’insistai à mon tour.
— Pourquoi pas ? Quand ton papier sera terminé, il te sera facile de reprendre certains détails, de les corser, de les arranger… tu mettras ce que tu voudras… mais pas de blague… hein ?
— Oh ! monsieur, minauda Juliette, dites que vous voulez bien.
— Ma foi, fit Millot en riant, il me devient pénible de vous refuser. C’est entendu. Je confectionne le papier, je te l’apporte demain, dix heures, au Triboulet.
— Au Triboulet, dix heures, demain.
— Où me conduis-tu ? demanda Juliette, en s’appuyant un peu plus sur mon bras.
— Mais d’abord prendre l’apéritif ? Ça s’impose.
— Bon… Et dîner ? Où ça ?
— Veux-tu au Chat Gris, là-haut ?
— Dans ce même salon ?…
— Naturellement.
— Après ?
— Après ?… théâtre… music-hall… Et puis, dodo ?
— Ça va.
Elle se serra davantage contre moi.
Ce rendez-vous était exactement le cinquième que j’obtenais de cette étrange créature à laquelle je m’attachais sans y prendre garde, plus qu’il ne l’aurait fallu pour la tranquillité de mon esprit. Jusque-là, je n’avais connu que des amours de rencontre, sans grandes joies ni réelles peines, de ces amours fugaces qui, le lendemain, vous laissent de la poussière sale dans le cœur. Mais, cette fois, comme on disait, j’étais « chipé », outrageusement chipé. Je venais de diagnostiquer le mal, ce jour même, à la fièvre qui m’agitait alors que j’attendais impatiemment le coup de téléphone prometteur.
Un soir, guidé par l’ennui et ne sachant vraiment à quoi employer mon temps, je me risquai dans un « dancing ». Ainsi se dénommaient certaines salles où, la nuit venue, s’entassaient des bipèdes des deux sexes en proie à un étrange déséquilibre et qui se trémoussaient, se contorsionnaient, grimaçaient, suaient, au rythme d’un orchestre discordant. On appelait cela danser. Mais la chorégraphie en ces lieux se compliquait de gymnastique et d’arithmétique. Il fallait savoir compter. Un… deux… Sautez… reculez… Un… deux… trois… levez le pied… quatre… cinq… tournez… En avant les five step, les hupaa-hupaa, les gisaska, les volla, les passo-doblo, les saladéiska, les troustroustost, les grattoski… Charleston, Blac bottom, Maboul’tom… Saint Guy présidait à ces agitations frénétiques coupées d’ondulations de croupes et de roulis en pâmoisons. Et Satan conduisait le bal.
C’est là que je rencontrai Juliette. À vrai dire, elle n’avait pas l’air de se divertir beaucoup plus que moi. Deux doigts de conversation, une coupe de champagne et nous devenions de vieux camarades. Ah ! l’exquise petite femme, toute vibrante et sans inutile hypocrisie. Mais si bizarre, pourtant. Ses prunelles, qui devenaient immenses par instants, semblaient, sous le volet des paupières, abriter quelque inabordable secret. Des prunelles d’une déconcertante mobilité et de tons si changeants qu’on eût dit deux frémissantes agates. D’autres fois, quand le désir flambait en elle, des fulgurations inquiétantes zigzaguaient dans ces yeux profonds comme des puits de lumière. Les yeux de la femme ont toujours attiré l’homme, angoissé devant l’éternel problème qu’ils posent. On les scrute vainement. Ils échappent à toute investigation. Ils contiennent toutes les promesses et toutes les traîtrises. Quand mon regard se soudait au regard de Juliette, mon imagination ressuscitait les soirées chaudes d’août, alors qu’allongé sur le sable fin, devant la mer grondante, je lançais mon âme vers l’abîme céleste, parmi la pluie d’or des étoiles. Oui, les yeux de femmes sont des firmaments semés de pièges où l’âme plonge et se noie. Et je me répétais, dans un souffle, des vers lointains, des vers oubliés d’un vieux poète :
- Ah ! ce leurre d’aller voyager dans les yeux !
Au fait, étaient-ils bleus ou verts, ces yeux qui à l’heure des détentes se veloutaient de sombre violet ? Je les ai vus, quelquefois, sous le fouet de la colère, d’une dureté de métal, avec une petite flamme menaçante. J’ai senti leur douceur pénétrante amollir tout mon être. Les ravages de la passion les incendiaient et ils rougeoyaient, alors, comme deux brûlures. Mais, leur énigme se précisait surtout dans le calme, tant ils révélaient de gravité sereine avec je ne sais quel insaisissable soupçon d’ironie et de pitié.
Dirais-je la souplesse du corps menu, rose comme un matin, qui glissait, fluide, entre mes bras et toute la saveur de sa chair ? Juliette, Juliette, c’est tout ce que je savais de toi, ton corps d’aurore et le vertige de tes yeux. Et, qu’importait le reste ? Elle m’avait bien confié que, jeune orpheline, un vieux bonhomme d’oncle la recueillit et que cet original la laissait parfaitement libre d’employer son temps comme il lui plaisait. Elle ajoutait qu’elle utilisait ses loisirs à quelque vague représentation de dentelles, mouchoirs fins, objets de luxe féminin, pour la consommation anglo-saxonne. Pas d’autres détails. Mais que pouvais-je lui demander de plus que le don inappréciable de sa chair frémissante, experte aux folles voluptés, prompte aux dérobades exaspérantes ?…
Maintenant, je la tenais, sous moi, renversée, ses lèvres rouges entr’ouvertes comme un fruit mûr, découvrant la double rangée des dents pointues, prêtes à mordre. Elle ululait sous mon étreinte. Sa bouche buvait la mienne où sa langue sournoise s’insinuait comme un dard frétillant et agile, distillant le venin de la passion.
C’est ainsi que je commençai mon enquête sur les cambriolages sensationnels qui défrayèrent la chronique scandaleuse et surexcitèrent les foules de l’an 1935.
II
Mes « hors rubriques » sur l’affaire de la Banque des Pays Neufs n’ajoutèrent rien à ma renommée de reporter doué de flair et d’imagination. D’abord le petit Millot, en dépit de ses promesses, me fit faux bond (il m’expliqua plus tard qu’il avait suivi, toute une nuit, à Montmartre, un dessinateur marseillais alors très connu) et je dus, vers le coup de midi, bâcler je ne sais quel papier informe et décousu. J’essayai de me rattraper le lendemain, sans y parvenir. Mais une consolation m’était réservée. Les autres journaux n’en savaient, n’en disaient, n’en divulguaient guère plus que le Vespéral.
Cependant, les autorités, justement inquiètes, crurent devoir prendre certaines précautions. Le nombre des veilleurs de nuit fut multiplié dans les banques. Rien qu’à la Banque de la République on en comptait une demi-douzaine.
Et les jours coulèrent.
L’oubli tombait, peu à peu, et l’on commençait à s’occuper d’autres amusettes. Le Président du Conseil venait, précisément, de prononcer un grand discours sur les menées cléricales et les armements suspects de l’Allemagne lorsque la chose éclata comme une bombe. La Banque de la République cambriolée à son tour, mise littéralement au pillage. Et toujours la même signature, la même marque de fabrique, les mêmes procédés. Ouvertures dans les murs. Ouvertures dans les coffres-forts. De plus, l’équipe de gardiens vigilants écroulés comme des capucins de carte, emmaillotés dans un épais sommeil.
Dire l’émotion que provoqua non seulement à Paris, non seulement en France, mais dans le monde entier, cet extraordinaire événement, je ne saurais l’essayer. Un détective américain que le cinéma avait rendu célèbre, télégraphia au gouvernement français qu’il se mettait à sa disposition moyennant quelques milliers de dollars. Un député de l’opposition annonça qu’il allait interpeller et les journaux de droite comme d’extrême gauche s’indignèrent véhémentement, stigmatisant avec violence ce qu’ils appelaient la faiblesse et l’incurie gouvernementales.
Aussitôt, je m’étais jeté dans le bureau du rédacteur en chef, le suppliant de me confier l’enquête, l’assurant que cette fois, je ferais mieux que les autres. Et je tins parole. J’essayai, candidement, obstinément, je risquai l’impossible. Hélas ! je me heurtai aux mêmes incompréhensions, aux mêmes obscurités, et à cet idiot de chef de la Sûreté qui ne savait que répéter :
— Quelle histoire ! Tonnerre de tonnerre ! Quelle histoire !
Le même soir, visite de Juliette. Je résistai à la tentation. Mon devoir, c’est-à-dire mon papier avant tout. Je ne pouvais raisonnablement laisser s’envoler cette occasion de me réhabiliter et il me fallait bien quelques heures pour réfléchir, combiner. Je me souviens nettement qu’à ce moment, la jeune femme, d’une voix nonchalante, me jeta :
— Es-tu bête. Si j’étais à ta place, je sais bien ce que je dirais.
J’esquissai un sourire assez prétentieux. Mais Juliette ne parut pas le remarquer. Elle poursuivit :
— Voyons, supposons que ton équipe de cambrioleurs soit dirigée par un homme de science, une sorte de génie aux conceptions audacieuses… il faut de l’argent, beaucoup d’argent à ce savant pour qu’il réussisse à se procurer la matière à expérience et se rapprocher de ses chimères… Tu vois ça d’ici ?…
Si je voyais ! J’écrivis sur ce thème, deux colonnes bien tassées. Mon savant devenait un chimiste doublé d’un sociologue, affranchi de toutes contraintes, planant sur toutes morales. Il s’assignait un but formidable. Peut-être le bonheur de l’Humanité ! Peut-être sa destruction ! En tout cas, il disposait de telles armes que pas une précaution ne devait être négligée… Les jours suivants j’agrémentai cette hypothèse d’interviews extirpées à des célébrités de la Sorbonne et de l’Institut Pasteur. Pour comble de bonheur, M. Cornemuse, membre de l’Académie des Sciences, m’adressa une longue lettre de laquelle il ressortait que l’hypothétique savant pouvait bien avoir eu l’idée fantastique de se lancer à la conquête de la planète Mars. Notez qu’il n’y avait, dans cette suggestion, rien d’absolument invraisemblable. Les habitants de Mars, selon un historien anglais du nom de Wells, étant déjà venus occuper la Terre, il n’existait pas de raison sérieuse pour que les terriens ne leur rendissent leur politesse.
Le gouvernement, interpellé, déclara, au cours d’une orageuse séance, que tous les racontars des journaux ne correspondaient à rien ; qu’on se trouvait simplement en présence de cambrioleurs pourvus de certains moyens jusqu’alors ignorés ; que la police, d’ailleurs, était sur leur piste et qu’au surplus toutes les dispositions utiles seraient prises pour éviter le retour de semblables incidents (le ministre avait dit : incident, mais à l’Officiel, on lui substitua le terme : attentat).
Là-dessus, l’opinion se rassura. D’autant que les précautions annoncées parurent intéressantes. Un poste d’agents et de soldats fut établi devant chaque banque et des factionnaires s’installèrent, la nuit, à tous les coins du bâtiment. À l’intérieur on plaça, deux par deux, dans chaque salle, des policiers et des veilleurs. Dans de telles conditions il devenait évident, pour tout le monde, que les malfaiteurs ne pouvaient que renoncer.
Des semaines passèrent. De nouveau, l’oubli descendit sur ces « incidents », ainsi que disait le Président du Conseil. Le cadavre d’une femme, tenant entre ses doigts crispés la tête coupée d’un homme, happait l’attention passionnée du public. Puis l’on parla d’une Révolution sociale en Afghanistan ainsi que de la constitution d’une sixième internationale à Kandahar. De nombreux propagandistes étrangers, qui se répandaient dans le pays, avec des millions dans leurs sacoches, furent arrêtés et donnèrent lieu à des procès sensationnels qui se terminèrent par de glorieux acquittements. Et les cambriolages de banques s’effacèrent, peu à peu, des esprits.
Brusquement, se produisit une nouvelle explosion de stupeur et de fureur, tout à la fois. Je n’oublierai jamais, en dépit des années qui se sont succédé depuis, le vacarme qui éclata, emplit les bureaux de Vespéral, ce matin d’été, malgré les hurlements du rédacteur en chef, incapable de rétablir l’ordre. Le téléphone, l’odieux téléphone, nous apportait l’effroyable nouvelle. La Banque Internationale, la plus riche et la plus puissante, cambriolée elle aussi. Et, cependant, agents et soldats veillaient au dehors. D’autres agents et gardiens veillaient au dedans. Les malfaiteurs étaient-ils donc doués du pouvoir de l’invisibilité ? Comment expliquer un tel prodige ? Cela tenait du miracle.
Vers les onze heures du matin, on obtint des détails complets. Les gardiens et policiers venaient d’être trouvés endormis. Ceux de l’extérieur n’avaient rien vu, rien entendu. Mais au plafond d’abord, et ensuite en remontant vers le toit, d’immenses ouvertures irrégulières qu’on eût dit creusées par un énorme vilebrequin. Cette fois, les cambrioleurs étaient venus par en haut.
La stupéfaction, dans Paris, ne connut plus de bornes. Enfiévré, bouleversé, ne tenant plus en place, je me précipitai sur les boulevards. On ne rencontrait que des groupes agités, véhéments, qui disputaient avec violence. À la Banque Internationale, un triple cordon de forces contenait difficilement la foule hostile. J’eus de la peine, malgré ma qualité de journaliste, à pénétrer dans l’immeuble. J’examinai les lieux. Je constatai l’ouverture du plafond qui avait livré passage aux énigmatiques bandits. Je me penchai sur les coffres-forts ; j’interrogeai, sans résultat, les gardiens ahuris, à peine réveillés. Finalement je n’emportai de cette visite rapide que les doléances grotesques du chef de la Sûreté, de plus en plus abasourdi.
— Quelle histoire ! Tonnerre de tonnerre ! Quelle histoire !
Le soir même, le Vespéral, prenant les devants sur ses confrères, dénonçait l’incurie de l’Administration, réclamait la destitution des fonctionnaires de la police. Les journaux du lendemain firent chorus. Mais le grand quotidien Lutèce alla plus loin que les autres. Il rappela que, depuis des années, l’Allemagne violant les traités construisait des avions silencieux et demanda s’il n’était point permis de diagnostiquer dans les derniers événements la main de l’ennemi.
Cette accusation provoqua une émotion formidable. Le gouvernement crut devoir, dans un communiqué reproduit par toute la presse, démentir cette allégation. Mais nul ne prit le démenti au sérieux. Et la politique, naturellement, s’en mêla.
La politique ? Peut-on seulement soupçonner aujourd’hui la signification d’un tel vocable qui, après tant d’années englouties dans le tiroir du temps, ne correspond plus à rien de réel ? Qu’il me suffise d’indiquer qu’on comptait alors, en France, comme ailleurs, comme dans tous les pays dits civilisés, des masses multiples d’individus qui écoutaient et suivaient un homme, se pressaient derrière un drapeau, se réclamaient d’un ensemble d’idées, s’efforçaient de faire prévaloir leurs méthodes de gouvernement. Les uns rêvaient de détruire l’ordre social de fond en comble, avec son armée, sa police, ses tribunaux, ses administrations, ses multiples rouages. D’autres estimaient que tout était pour le mieux dans la meilleure des sociétés et défendaient l’ordre en même temps que leur porte-monnaie. Ces clans ou partis politiques se divisaient en groupements divers : les uns catholiques, les autres laïques ; les uns pacifistes, les autres belliqueux… Mais, par dessus tous ces partis, groupes, organisations, ligues, pullulant à travers le pays, on voyait s’élever, aux heures troubles, comme l’écume sur la mer houleuse, des cohortes d’illuminés qui se baptisaient eux-mêmes « nationalistes ». Leur programme tenait en un seul mot : La Guerre. Leur cri de ralliement : « Vive l’armée. » D’un bout de l’année à l’autre, ils déclamaient furieusement contre un ennemi qui n’était jamais tout à fait le même ni tout à fait un autre et apparaissait toujours menaçant. La haine et la gesticulation leur tenaient lieu de convictions et quand ils avaient fini de hurler : « Mort à l’Allemagne ! », c’était pour reprendre aussitôt : « Mort aux Anglais ! »
Les articles alarmants des journaux, l’agitation fébrile qui s’emparait du peuple, l’anxiété générale devenaient autant de prétextes à l’entrée en scène de ces bandes tumultueuses. Une nouvelle interpellation à la Chambre, qui provoqua un pugilat et manqua mettre le ministère en minorité, exaspéra encore les passions. Et l’on vit, sur l’ancienne place de la Concorde, une bruyante manifestation conduite par un général en retraite dont le plus clair mérite venait de ce qu’il n’avait rien compris à la grande guerre de 1914-1918 où il ne cueillit que de retentissantes défaites. Une contre-manifestation s’organisa immédiatement et la bagarre éclata. Les policiers se mêlant de l’affaire, le désordre régna bientôt, souverainement. Le sang coula sur le pavé. J’avais déjà assisté à quelques manifestations de ce genre. Mais je puis bien proclamer que jamais je ne vis autant de femmes piétinées, échevelées, hurlantes, et de faces démolies. Ce fut, pour tout dire, homérique et j’en tirai un papier qui fit sensation.
Cela, cependant, ne nous donnait pas la clé de l’énigme. On n’en apprenait pas davantage sur les redoutables oiseaux de nuit qui connaissaient si merveilleusement la façon dont on pénètre dans les immeubles les plus hermétiques, à la barbe des agents, des soldats et des veilleurs de nuit. Ce qu’on savait mieux, c’était le compte exact des sommes évaporées. Le total dépassait les deux milliards. Somme énorme en dépit de la cherté de la vie consécutive à la guerre.
Un soir que j’épiais anxieusement les prunelles de Juliette, ces sombres prunelles où l’ironie ne cherchait même pas à se dissimuler, elle m’enveloppa d’un étrange regard.
— C’est curieux, comme vous pataugez. Tout de même, si les Allemands disposaient d’avions silencieux et de procédés aussi puissants que ceux employés par les cambrioleurs inconnus, pourquoi s’amuseraient-ils à attaquer les banques et leurs coffres-forts. Il leur serait trop facile d’anéantir la moitié de Paris, en quelques heures.
— Je n’ai jamais cru à ces fables, protestai-je. Mais ton histoire de savant…
— Ce n’est pas mon histoire, interrompit Juliette vivement. C’est une simple idée qui m’est venue… Tu penses bien que je n’en sais pas plus que toi.
— Évidemment, fis-je en riant. Mais j’admets que ton savant, mon savant, notre savant ait eu besoin d’argent pour mener à bien certaines expériences et se procurer d’indispensables matières ? Cependant, deux milliards… Que compte-t-il donc faire avec une pareille somme ?
Un sourire aigu se dessina sur les lèvres de Juliette. Elle eut un mouvement comme pour répliquer, puis, après avoir secoué la tête, elle garda le silence.
Nous nous tûmes un long instant, absorbés dans nos réflexions ; Juliette parla la première :
— Si j’étais journaliste comme toi…
Je l’interrogeai des yeux, sans un mot.
— Eh ! oui ! si j’avais l’honneur d’écrire dans le Vespéral et de me voir chargée d’une aussi palpitante histoire, je sais parfaitement ce que je raconterais au public.
— Et que dirais-tu, ô devineresse ?
— Ce que je dirais, homme borné, c’est que mon savant, ton savant, notre savant, est un cerveau génial, sans vains préjugés, capable de bouleverser le monde et de changer le cours des destinées humaines. J’ajouterais qu’il tient, peut-être, entre ses mains, la vie et la mort du globe, qu’il rêve peut-être aussi, d’asseoir sa domination sur l’univers… Je le montrerais assisté de collaborateurs fidèles et soumis. Savant et prophète, tout à la fois. Surhomme, si tu veux.
Elle s’était levée, toute rouge, avec dans les yeux ces lueurs dansantes qui me troublaient si profondément. À la vérité, ses intuitions me désarçonnaient. Imagination ardente d’une femme, sans doute. Mais ces hypothèses n’étaient-elles pas des plus acceptables ? À cet instant, j’étais loin de me douter combien elles répondaient à la plus implacable réalité et je ne voyais dans cette petite poupée agaçante, d’une adorable perversité, que la plus splendide des maîtresses, à la fois délicieusement ingénue et diaboliquement rouée.
Ce fut, à peu près, dans ces mêmes jours, vers le milieu du mois de juin qu’on apprit un premier incident qui dans l’émotion non calmée, provoquée par tant d’attentats inexplicables, passa à peu près inaperçu. Cet incident, pourtant, n’était que le premier de toute une série et il inaugurait une ère nouvelle de déconcertants événements.
Le voici, tel que je l’ai retrouvé, dans un numéro du Vespéral, à la rubrique : Menus faits, sèchement et succinctement relaté.
M. l’abbé Forel, vicaire de la paroisse de Bourg-les-Dames a disparu depuis deux jours. On le recherche en vain.
C’était tout et il faut bien convenir que ça ne valait pas davantage. Un vicaire qui disparaît, ce n’est pas là un fait important de nature à distraire l’opinion publique de ses alarmes. Nul ne prit garde, j’en ai la certitude, à ces trois lignes et, moi-même, je ne leur aurais accordé aucune attention si je n’avais reçu, deux jours après, la visite d’un vénérable curé qui déclara se nommer l’abbé Constant.
— Monsieur, me dit cet homme d’Église, tassé et râblé, avec un visage rond et poupin où brillait le sourire de deux yeux d’enfant, je viens vous entretenir de l’affaire Forel.
— Vous dites ?… Forel ?
— L’abbé Forel est mon vicaire. Vous avez annoncé vous-même sa disparition.
— Ah ! oui !… parfaitement… Monsieur l’abbé… j’y suis maintenant. M’apportez-vous du nouveau à ce sujet ?
Le brave curé leva ses deux bras courts vers le plafond.
— Hélas ! pas le moindre indice. Et je commence à trembler sérieusement. Car cela fait près de cinq jours, monsieur, que ce malheureux Forel a disparu, brusquement, sans laisser la moindre explication… Qu’a-t-il pu devenir ? Je crains un crime, un accident mortel, quelque catastrophe.
— Monsieur le curé, vous auriez tort de vous alarmer… Un vicaire n’en est pas moins un homme… Qui sait s’il n’y a pas, au fond de tout cela, simplement une fugue… une amourette… une petite aventure sentimentale…
Le curé Constant me jeta un regard courroucé.
— Je connais l’abbé Forel, prononça-t-il. C’était un esprit sévère, tout à ses devoirs religieux… Il avait dompté la chair… Les sortilèges de la femme ne pouvaient rien sur son âme. Je réponds de lui comme de moi-même.
Je m’inclinai, ne jugeant pas utile d’insister. Le curé reprit :
— L’abbé Forel m’a quitté, lundi, comme d’habitude, me disant qu’il allait faire un petit tour, avant dîner. Il aimait les promenades solitaires et les méditations. Le soir, à table, je ne me suis pas trop inquiété de son absence. Mais le lendemain, pas de nouvelles. J’ai fait une rapide enquête. Un paysan croit l’avoir aperçu dans une allée bordée de tilleuls et de marronniers qui conduit sur la route de Paris, derrière l’église. Mais il n’affirme rien. Et c’est tout. Je n’en sais pas davantage. La police prévenue a perquisitionné dans sa chambre. On n’a rien trouvé… que ses livres et une chronique non terminée pour la Gazette Religieuse. Monsieur, c’est effroyable que des hommes puissent ainsi disparaître. J’ai peur, monsieur… J’ai peur…
Je m’efforçai de rassurer le brave homme et m’engageai à revenir sur cette affaire, dans le prochain numéro du journal. Puis, l’avouerai-je, le curé parti, je cessai d’y penser.
J’avais du reste d’autres chats à fouetter. L’abbé Forel n’était pas le seul dont j’ignorais le sort. Juliette, elle aussi, demeurait invisible. Juliette ne daignait plus me faire parvenir de ses nouvelles. Oubli ? Absence ? Accident ? J’enrageais de ne pouvoir la retrouver, la rejoindre et, surtout, de n’avoir su obtenir d’elle le moindre menu aveu. Que savais-je ? Qu’elle se nommait Juliette ; elle m’avait tout donné d’elle et elle m’avait tout dissimulé.
De service, ce matin-là, je me tenais, mélancolique, à ma table, bâillant à me décrocher la mâchoire, lorsque le poète Coquelicot fit son entrée.
— Quoi de neuf ? demandai-je sans lever la tête.
— Peuh ! rien… Ah ! si pourtant… Un jeune abbé disparu depuis trois jours, introuvable…
— Vous dites, un jeune abbé… Où ça ?
— À Suzy-les-Bois, dans la banlieue.
— C’est curieux… Ça fait le deuxième depuis une semaine… Vous vous rappelez… un vicaire nommé Forel, qu’on n’a pas retrouvé encore.
— C’est à croire qu’ils se sont donné le mot, affirma Coquelicot. Il doit y avoir du jupon là-dessous.
La conversation bifurqua. Dans un coin du bureau, le jeune Level racontait en riant qu’on avait installé des postes sur les toits et à tous les étages des banques menacées… Les agents, disait-il, la trouvaient mauvaise. Ils redoutaient de tomber dans l’hypnose brusquement, en plein air, et de perdre l’équilibre… Jamais on n’aurait osé imaginer situation aussi burlesque et aussi tragique. C’est « shakespearien » ripostait Farigoulis, l’auteur des « Petits Chichis ».
Pourtant et quoi que je pus dire, ces deux disparitions à des intervalles aussi rapprochés me tracassaient. Je n’ignorais point qu’il existe une mystérieuse loi présidant à des sortes de contagions. Nous qui sommes, en qualité de journalistes, des observateurs méticuleux des grands et petits faits sociaux, restons persuadés qu’il sévit, à certaines périodes, de véritables épidémies. J’ai vu, durant des mois entiers, la rubrique de suicide alimentée avec une telle abondance qu’on finissait par se demander si la chose n’était pas dans l’air, si la fréquence de ces suicides ne provenait pas d’une forme de névrose déterminée par quelque microbe inconnu. D’autres fois, s’accumulaient les rixes et les coups de couteau qui se succédaient avec une rigueur mathématique. Des fugues de jeunes prêtres pouvaient parfaitement assumer ce caractère de répétition classique. Et, cependant je ne sais par quelle bizarre intuition, mêlant les cambriolages des banques aux escapades des hommes de Dieu, j’étais harponné par une hypothèse que je m’efforçais en vain de rejeter, tant elle me paraissait absurde. Je tentais, malgré moi, de rattacher ces deux catégories de faits, d’ordre si différent, à une seule et même cause.
Il me fallait reconnaître qu’à cette période de mon existence, l’absence persistante et intolérable de Juliette dont j’avais obtenu, pourtant, des témoignages vibrants de fougueuse passion, agissait terriblement sur mon esprit et sur ma volonté. Je sombrais, lentement, dans une sorte de mélancolie noire, dédaigneux de toutes joies, fuyant les camarades, insensible à tout ce qui n’était pas ma souffrance. Véritablement, je souffrais. J’étais torturé par ce sentiment indéfinissable qu’on appelait alors la jalousie. Eh ! oui ! on était jaloux aux environs de l’année 1935, ce qui signifie qu’on était incapable de supporter sans rage ni douleur la pensée que la femme aimée pouvait passer dans les bras d’un autre — un rival, disait-on — et lui prodiguer les mêmes ardeurs. Sentiment redoutable et complexe, né lointainement de l’instinct de propriété et d’autorité qui aboutissait aux vertiges de la folie et du crime. On perçoit, aujourd’hui, très péniblement les manifestations de cette passion malsaine et qu’elle pût exercer, dans les cœurs, de tels ravages.
L’homme considérait la femme comme sa chose.
Elle était à lui de la tête aux pieds, et jusque dans les recoins les plus cachés de son âme. Il épiait sa pensée et se penchait sur ses rêves. Il la suppliciait atrocement, s’installant en dominateur dans ses plus hermétiques souvenirs et ses plus fugaces tentations. Et la femme, plus perspicace encore, le lui rendait avec usure.
Un soir, je m’étais précipité comme un dément à travers la file des véhicules, fendant la foule comme un bolide parce que j’avais cru la reconnaître, Elle, sur le trottoir d’en face, donnant le bras, nonchalamment, à un jeune homme imberbe et ravi qui lui parlait, tout doucement, à l’oreille. Juliette ! Juliette ! Mon amour m’avait-il rendu clairvoyant ou n’étais-je que la victime d’une hallucinante idée fixe ? Sur le trottoir, je me heurtai à des grappes d’imbéciles qui ne devinaient rien du drame qui se jouait en moi. Mais je cherchai sans résultat. Le couple s’était évanoui. Les nerfs crispés, frémissant à la fois de colère et d’espoir, je revins lentement sur mes pas. Et alors je la reconnus. C’était bien Elle… Les bras ballants, stupide, incapable du moindre geste, je la vis, Elle, Juliette, s’élancer souple et rieuse dans un taxi dont la portière se referma d’un claquement sec. La voiture fila et tourna dans une rue avant même que j’eus compris exactement ce qui venait de se produire.
Je me laissai tomber, accablé, à la terrasse d’un café. Ah ! la femme ! la femme ! Être éternel de perfidie. Abîme de ruses et de mensonges ! Je m’étais si fortement persuadé qu’elle m’appartenait sans réserves, qu’il ne pouvait exister, pour elle, d’autre homme, d’autre amant… Misérable aventurière !
Je crois bien que je fus tout près de sottises irréparables. Je songeai, sérieusement, à la mort. Par bonheur je ne suis fait que de velléités et d’imagination et, chez moi, il est rare que l’acte suive la pensée. Je passai une nuit de fièvre, rôdant sans but dans Paris, et, bêtement, je bus plus qu’il ne fallait. Il en résulta, le lendemain, une lassitude extrême. J’étais brisé physiquement et, sous le poids de cet accablement, les incidents qu’on me signalait me parurent dénués de toute espèce d’intérêt.
Ils avaient, cependant, leur importance, ces deux minces faits-divers fleuris dans la même journée. Il ne s’agissait rien de moins que d’une nouvelle et double disparition. Deux jeunes prêtres enlevés ou en fuite, sans la moindre trace. Mais ce fut inutilement que mon rédacteur en chef essaya de me remonter.
— Voyons, mon petit, vous en avez une tête, depuis quelques jours… Ça ne va donc pas ?… Des amours contrariées ?… Bah ! ça passera… Vous devriez vous remettre au travail.
Je levai les épaules avec lassitude.
— Mais si… Voyons… vous avez une affaire splendide… Et permettez-moi de rendre hommage à votre perspicacité… Vous aviez absolument raison. Ces disparitions de curés sont plus que bizarres… Allons, cherchez, voyez, faites-nous quelque chose là-dessus.
Je promis vaguement et rentrai chez moi, décidé à ne rien faire. J’avais bien la tête à ça. Mais, comme je glissai devant la loge, la concierge m’interpella :
— Monsieur, il est venu une dame.
— Vous dites une dame ?
— Oui, cette dame qui… enfin, vous voyez bien, votre bonne amie probablement.
Juliette. Mon cœur craqua dans ma poitrine. Elle osait… Elle osait, l’intrigante. Et moi qui n’étais pas là pour la recevoir !
— Vous la reverrez, me dit la concierge. Elle m’a prié de prévenir Monsieur qu’il veuille bien l’attendre chez lui.
Ah ça ! est-ce que je rêvais ?… Cette femme montrait vraiment toutes les audaces. Il est vrai qu’elle ne se doutait nullement que je l’avais surprise. Mais je me sentais disposé à lui dire ses vérités et brutalement ! Ah ! elle ne craignait point de se montrer. Eh bien ! on allait voir…
Elle entra, légère et désinvolte, me jeta un « bonjour, mon chéri », se débarrassa, en un tournemain de son chapeau. Je la contemplai sans un mouvement. Elle me dévisagea d’un coup d’œil vif.
— Qu’as-tu ?
— Moi, balbutiai-je… moi… rien…
— Tu en fais une drôle de bouillotte… Tu n’es pas malade… Alors ! qu’est-ce que tu attends pour m’embrasser ?
Ce que j’attendais ?… l’embrasser… Le moment était venu de lui demander des comptes, de la souffleter de son infamie… Oui, le moment était venu ! J’ouvris la bouche !
— Juliette.
Je tombai à ses pieds, le visage ruisselant de larmes.
— Tu sais, me dit Juliette, l’œil très noir, le front barré d’un pli, je n’aime pas beaucoup ce genre de crises… Est-ce que ça te prend souvent ?… Tu as cru me voir, affirmes-tu, avec un petit jeune homme. Et puis ?… Quels droits penses-tu posséder sur moi ? As-tu la prétention de m’annexer entièrement, corps et âme ?… Mon pauvre ami… ne me regarde pas ainsi, avec ces yeux de jeune ruminant qui a soif du lait de madame sa mère. Écoute-moi plutôt. Que supposes-tu que soit un homme pour moi ? Qu’est-ce, sinon un objet d’amusement, un passe-temps plus ou moins agréable. Et qui oserait m’interdire de changer de joujou ?
Sa voix avait des inflexions rauques et ses traits crispés lui composaient un masque étrangement dur. C’était une Juliette nouvelle, si loin et si différente de la petite chose charmante et rieuse qui se pelotonnait, comme une biche tremblante, contre ma poitrine. Aspects multiples de la femme ! Et puis, ce langage que je connaissais si bien pour l’avoir tant de fois entendu dans des bouches menues et tentatrices ! Les droits de la femme ! Vivre sa vie ! Égaler l’homme ! Maîtresse de son corps ! Toutes les sornettes qui passèrent en ouragan sur les fronts féminins, ruinèrent des foyers, suscitèrent des drames… Aujourd’hui que la femme, ramenée à une plus claire conception de ses devoirs, accepte humblement le rôle qui lui est assigné de par son sexe, sa faiblesse et, aussi, sa grâce, nul n’admet d’aussi baroques affirmations. La femme, l’enchanteresse, source de voluptés et de tendresses, amante et mère, née pour l’abdication !… Mais dans ce siècle hideux, où s’affrontaient les plus détestables passions, la barbarie régnante composait un humus propice à toutes les floraisons de sophismes.
Juliette s’était ressaisie. Elle changea de ton et sa voix devint plus caressante.
— Grosse bête !
C’est avec des mots de ce genre qu’on fait plier l’homme. Grosse bête, disait-elle. Je murmurai : « Ma chérie. »
Après, dans la ruée qui suivit, nous rivant l’un à l’autre, une vision tenace me hantait. Je ne pouvais m’empêcher de la revoir, sur le boulevard, penchée sur le bras d’un autre, lascive et provocante. Cette image se glissait entre nous. J’essayai de l’écraser, de l’anéantir, en resserrant plus farouchement l’étreinte qui nous collait peau à peau. Toujours la Juliette de l’autre jour se superposait à celle que je tenais haletante, sous des baisers qui semblaient mordre. De la rage et de la haine se mêlait à mes balbutiements de délire.
Apaisée, Juliette eut un petit rire. De nouveau elle prononça :
— Grosse bête !
Puis, sans transition :
— À propos, que deviens ton enquête ?
J’esquissai un geste vague.
— J’ai pensé souvent à ces histoires, affirma-t-elle, avec un hochement de tête, c’est tout à fait curieux… Voilà maintenant qu’on enlève des curés en plein jour, sans qu’on puisse savoir ce que ces malheureux sont devenus…
— Juliette, interrompis-je, que me font ces disparitions inexplicables ? J’aimerais tant parler de toi, savoir de toi tout ce qu’il est permis de savoir. Énigmatique petite femme, ne me confieras-tu rien de ton secret ?
Elle devint grave soudain.
— Mon secret, dit-elle. Oui, il y a peut-être un secret. Mais rassure-toi. Tu seras, avant peu, pleinement édifié.
L’accent de ces paroles, je ne sais pourquoi, me secoua d’un tremblement. Je la fouillai du regard. Dans ses yeux, une lueur trouble sautillait. Elle baissa les paupières.
Un petit silence gêné. Je rêvais à tout le mystère qui enveloppait cette affolante créature. Des soupçons encore imprécis m’assiégeaient. Elle questionna, inquiète :
— À quoi penses-tu donc ?
— Moi, dis-je, avec un effort, à rien… ou plutôt à des choses… Ces disparitions, en effet… c’est inouï…
Je parlais pour masquer mon embarras, semant des mots au hasard. Mais elle précisa :
— Ces disparitions, si on les joint aux cambriolages de ces derniers temps, peuvent parfaitement s’expliquer.
— Je ne vois pas très bien.
— Enfant ! Et ton savant, ton grand savant, chef de bande, qu’en fais-tu ?… Voyons, nous avions accepté comme très plausible que ce personnage, ayant besoin de beaucoup d’argent, recourût à des méthodes un peu particulières… Bon, maintenant le voilà en possession d’une fortune. Il va pouvoir se procurer les matériaux nécessaires. Mais qui te dit que ce type-là n’ait pas justement besoin de matière humaine ?
J’eus un sursaut.
— Quoi ? Pour ses expériences ?
— Et pourquoi pas ? S’il est bien tel que nous le concevions, une sorte de phénomène, de génie sans foi ni loi, traquant on ne sait quelle chimère, pourquoi n’opérerait-il pas sur de la chair vivante et palpitante ?
— Où vas tu pêcher de telles idées ?
J’étais stupéfait et quelque peu épouvanté. Mais il n’y avait en somme rien d’invraisemblable dans cette nouvelle hypothèse, pour monstrueuse qu’elle me parût. Car, enfin, quatre jeunes prêtres en quelques jours !… J’hésitai, pourtant, à avaliser de telles traites sur l’inconnu.
À cet instant, Juliette se rapprocha encore de moi. Ses yeux mi-clos laissaient échapper une double flamme. Jamais je n’oublierai cette minute. Elle parla, d’un ton très bas, doucement, ses lèvres contre les miennes, comme si elle voulait me souffler sa pensée, me faire absorber sa conviction.
— Réfléchis. Il y a, dans l’histoire des hommes des fables qui terrifient… des tentatives d’hallucinés. Qui te défend d’imaginer je ne sais quelle opération de transfusion de sang jeune ?… Ou des recherches sauvages dans le cerveau humain… Ou encore, car tout peut être vrai, n’est-ce pas ? un fanatique opérant pour la plus grande gloire d’une divinité sanglante et cruelle ? Et ce n’est pas tout. J’ai lu, quelque part, qu’il existait encore des sectes de cannibales… Non point que ces sauvages aient un goût prononcé pour la viande humaine, mais parce qu’ils lui attribuent des vertus de rajeunissement. Tu vois ça d’ici… Je te fournis le thème. Cherche, mon petit, cherche et brode là-dessus.
Je m’étais levé en proie à une agitation fébrile et mes talons claquaient dans la chambre.
— Ce n’est pas sérieux… C’est absurde. Non, vraiment, je ne puis écrire de telles choses. On me traiterait de feuilletoniste divaguant.
Juliette, de nouveau, égrena son petit rire aigu qui, cette fois, me sembla sonner étrangement faux.
— Moi, tu sais, ce que je t’en dis !…
Je la quittai, assez tard, dans la soirée, sur la promesse formelle qu’elle reviendrait la semaine suivante. Mais elle s’était refusée énergiquement à m’accorder le moindre détail sur son existence. Je n’étais guère plus avancé qu’à notre première rencontre.
Dans la rue, mi-satisfait, mi-maussade, je m’arrêtai devant un kiosque pour demander un journal que je déployai sans hâte, distraitement. À peine mon regard s’était-il posé sur la première page que j’étouffai un cri de surprise. Mes yeux papillotèrent. Je venais de lire, d’abord, ce sous-titre :
Au-dessus, en capitales grasses, énormes, flamboyantes, ce titre raccrocheur qui m’arracha un rugissement :
III
Voici que j’approche du point central de mon récit. Je puis bien le dire maintenant, ce furent d’une part, les suggestions de Juliette, d’autre part le récit du journal figurant au-dessous de ce titre dont je subis l’éblouissement : « Les mangeurs de curés », qui décidèrent du cours que devait prendre ma vie. Il faut peu de chose pour orienter la destinée d’un homme. Quelques paroles et quelques lignes imprimées allaient influer sur mon avenir et provoquer de formidables répercussions.
Je dévorai l’article. À la vérité, il n’apportait rien de bien inédit ni d’original. L’auteur plaisantait, s’ingéniait à de faciles facéties. Il mêlait la politique à ces histoires et semblait conclure, sur le mode plaisant, que l’anticléricalisme expliquait le mystère.
Peu après, dans les jours qui suivirent, on annonça une nouvelle disparition. Cela faisait le sixième abbé qui s’envolait, sans crier gare. Du coup, le public négligea complètement la série des cambriolages pour ne se passionner qu’à la série des enlèvements. Car nul n’hésitait à ce sujet : tout le monde croyait à des rapts d’un genre particulier. Les journaux, loin de chercher à calmer la surexcitation de la foule, jetèrent, au contraire, de l’huile sur tout ce feu. Les polémiques s’envenimèrent. Un organe de droite accusa nettement la franc-maçonnerie, sorte d’association occulte de l’époque, ennemie acharnée de la religion. D’autres attaquèrent les juifs. Bientôt, le régime lui-même fut mis en cause. Un groupe de cardinaux et d’évêques lança un appel véhément à la révolte, engageant les fidèles à défendre les serviteurs de Dieu et à combattre les lois laïques. Et le gouvernement de la Troisième République qui venait à peine d’échapper aux complications nées des cambriolages audacieux des principales banques, se retrouva dans une situation encore plus périlleuse.
Je résolus, alors, de dire mon mot. Ah ! je me souviendrai éternellement dans cette vie — si je la conserve — ou dans l’autre — s’il en est une — de l’article que j’écrivis d’un trait, à la table d’une brasserie du faubourg Montmartre, devant un demi de bière blonde. Cet article qui me valut, après rapide lecture, une collision avec mon rédacteur en chef, lequel se jeta à mon cou et m’embrassa fougueusement, je l’ai retrouvé dans mes notes, au fond d’un tiroir. Je le transcris ici pour la clarté de ma narration. Il s’ornait de manchettes, titres et sous-titres alléchants : voyez : Le Savant inconnu ou le Mystère des Cambriolages. L’Énigme des disparitions. Ce qu’on peut savoir ! Ce qu’on peut présumer. Ce qu’on peut redouter !
On connaissait déjà, expliquais-je, les mystères de la Sainte Trinité ou de l’Incarnation divine ou, encore, de l’Immaculée Conception. Nous voici, présentement, avec un nouveau mystère sur les bras : les disparitions de jeunes curés ! Notre sainte religion a plus que son compte.
Il convient de remarquer que ce mystère a été précédé d’un autre, d’aspect laïque, celui-là : les cambriolages successifs de nos plus riches banques, cambriolages que nul n’a pu élucider et dont les auteurs demeurent impunis.
Est-il possible de pénétrer ces énigmes ? J’aime à le croire et je me flatte sinon d’y parvenir entièrement, du moins de mettre nos lecteurs sur la voie. Il suffit pour cela de raisonner avec calme et méthode. Qu’on veuille bien me suivre.
Comment de jeunes prêtres peuvent-ils disparaître ainsi alors que la police, flanquée des plus adroits détectives privés, n’a su récolter le moindre indice. Une seule disparition, on eût pu la diagnostiquer : fugue et intervention diabolique d’une femme. Deux fugues, à la rigueur pouvaient être admises. Mais nous voici au sixième incident de ce genre et nous devons repousser l’hypothèse inadmissible d’une demi-douzaine d’ecclésiastiques oubliant leurs devoirs, rejetant toute discipline et fournissant un aussi détestable exemple à la chrétienté.
D’autre part, l’idée que des rivalités politiques ou confessionnelles entreraient en jeu frise l’absurdité. Certains confrères, sans souci des passions qu’ils alimentaient, ont jeté, dans cet imbroglio, la franc-maçonnerie et la Synagogue. Nous ne vivons plus aux époques troublées des guerres de religion et ce fanatisme n’est plus de notre temps. Je ne suivrai pas, sur ce terrain glissant, des écrivains mal inspirés.
On ne peut concevoir davantage que les malheureux prêtres se soient purement et simplement évaporés. Dieu n’a pas coutume de les rappeler à lui de cette manière. Mais si, comme tous les mortels, ils se composent de matière vivante, il paraît téméraire d’invoquer, avec la science, la dissociation de cette matière retournée à l’énergie primitive.
Cependant, six prêtres ont disparu, en quelques semaines. Voilà un fait contre lequel on ne peut rien.
Je me permets de rappeler aux lecteurs qu’un des premiers, dans la grande presse d’information, j’ai signalé, à propos des cambriolages, l’hypothèse d’un savant génial et redoutable, se procurant l’argent nécessaire à ses expériences. Les cambriolages ont cessé, non point parce que les forces policières se montraient capables de s’y opposer, mais, sans nul doute, parce que l’être énigmatique dont j’ai parlé dédaignait désormais de recourir à de telles expéditions.
Il doit posséder, aujourd’hui, avec ce qu’il a glané dans les coffres-forts, assez d’argent pour opérer à son aise et braver la gêne.
Mais l’argent ne suffit pas. Pour réaliser certaines expériences — peut-être scabreuses — il faut aussi des matériaux.
Qui nous prouve que le savant inconnu, entouré de serviteurs et de disciples fanatisés par son génie audacieux, ne travaille pas dans la chose vivante ?
Je pense qu’on m’a compris. Oui, il y a quelque part, loin de nos investigations, à l’abri de la justice, un être maudit qui prend l’argent où il sait le trouver, par des procédés à lui qui n’ont rien de commun avec les méthodes simplistes autant que caduques de vulgaires malfaiteurs. Et ce personnage fait procéder également à ces enlèvements de jeunes prêtres qui torpillent l’opinion. Il y a un lien évident entre les deux genres d’opérations.
Pourquoi de jeunes prêtres ? Nous le saurons, sans doute, un jour. Mais dès aujourd’hui, toutes les suppositions sont permises. Le savant ou le dément, le sphinx ténébreux dont l’existence ne me paraît point niable, cherche-t-il, dans des corps jeunes et neufs, le secret de la vie et de la mort ? Sonde-t-il les cerveaux et les cœurs ? Emprunte-t-il leur sang pour de subtiles analyses ? Dévore-t-il leur chair pantelante ? Je n’ose insister. Je ne veux point qu’on m’accuse de semer l’épouvante dans le public. Mais toutes les terreurs sont admissibles. Je clame, moi, ma conviction profonde. Il n’y a pas deux affaires distinctes. Cambriolages et disparitions procèdent de la même cause. Alors, cherchez ! Savant, prophète, fou furieux, vampire, cannibale !… Redoutons l’ennemi d’autant plus dangereux qu’il est invisible, inaccessible, inconnaissable. Que ceux qui assument la charge de notre sécurité y songent bien ! Demain peut nous réserver d’horribles catastrophes.
Cet article qu’on n’hésita point à qualifier de « sensationnel » mit tout Paris en émoi. Ce que j’ai pu recevoir, après sa publication retentissante, de lettres de demandes d’audience, d’avertissements, de suggestions, de conseils… Les autres journaux reprenaient mon papier, épousaient ma thèse, l’agrémentaient de commentaires et de paradoxes. L’idée du « Savant inconnu » se fixait dans tous les cerveaux. Le Président du Conseil demanda à me voir et m’interrogea longuement, sans que je pusse faire autre chose que lui répéter ce que j’avais résumé dans le journal. Et comme le muflisme ne perd jamais ses droits, de grands confrères me firent signe discrètement. Mais je tenais au Vespéral où j’avais débuté et où, d’ailleurs, mes appointements furent immédiatement doublés.
Je goûtais les joies de la célébrité. Des caricaturistes me représentèrent, un arc en mains, perçant de flèches une sorte d’animal difforme et confus qui symbolisait l’Être mystérieux, aux pieds duquel gisaient des coffres-forts éventrés et des cadavres de prêtres. Et, pour que rien ne manquât à mon bonheur, Juliette paraissait m’adorer. Elle venait maintenant deux jours par semaine, régulièrement, passer la soirée avec moi ; absente, elle jouait du téléphone à toute occasion. Elle tenait à se montrer à mon bras, avec un orgueil naïf, dans tous les lieux publics où mon apparition soulevait des murmures de curiosité. Heures inappréciables de joies sans mélange ! Je m’endormais dans une béatitude ensoleillée, sans autre pensée que de m’y couler, de m’y vautrer. Je ne songeais pas une minute que le réveil pouvait venir, terrible.
Un matin, d’un geste fatigué, j’éparpillais ma correspondance sur ma table de travail. Elle était, d’ordinaire, fastidieuse, totalement dépourvue d’intérêt. Je me donnais tout juste la peine de risquer un coup d’œil indifférent sur ces lettres que je lançais ensuite, en tas, dans un coin. Soudainement, mon attention fut attirée par une mention bizarre, placée bien en évidence sur une enveloppe : « Prière de ne pas jeter au panier. » Je décachetai vivement. En tête de la lettre, sur le côté gauche, inscrit en travers, cet avis : Attention ! Lire très attentivement ! J’eus un sourire et je murmurai : Celui-là va un peu fort ! Mais en même temps, par je ne sais quel obscur pressentiment, je sentis mon cœur se serrer.
Quand j’eus digéré le billet, je devais être assez pâle et quelque peu déconfit, car le petit Level qui s’approchait, à cet instant, de mon bureau, me questionna :
— Qu’est-ce que tu as !… Mauvaise nouvelle ?
Je grimaçai un sourire et lui tendis la lettre.
— Tiens, vois !
Level ajusta son lorgnon sur son nez et se mit à lire. Au fur et à mesure qu’il lisait, ses sourcils se rejoignaient, dans un froncement significatif. Quand il eut fini, à son tour, il laissa retomber ses bras, s’écriant :
— Ça, par exemple !
— Qu’en penses-tu ?
— C’est tout de même, un peu fort de café.
Des rédacteurs nous rejoignaient que les exclamations et la mimique de Level intriguaient. Ils interrogeaient :
— Qu’y-a-t-il donc ?
— Quoi ? Que vous arrive-t-il ?
— Serait-ce le fameux Savant inconnu qui t’écrit ?
Level se tourna, d’un seul mouvement, vers mon interlocuteur, lui criant dans le visage :
— Tu ne croyais peut-être pas si bien dire.
J’arrachai la feuille de ses doigts, furieusement, et d’une voix que je voulais assurée, sarcastique, mais traversée, néanmoins, de tremblements, j’articulai :
— Tu veux dire la lettre d’un fumiste… Ah ! mais !… On ne me la fait pas comme ça… Écoutez, vous autres… Je vais vous soumettre la chose :
Et je lus lentement, détachant soigneusement les mots, au milieu de la stupéfaction générale, je lus les lignes que voici, et qui se sont gravées, indestructiblement, dans ma mémoire :
- Monsieur le journaliste,
Permettez-moi de vous louer, sans la moindre arrière pensée. Votre perspicacité est au-dessus de tout éloge. Ainsi, vous avez, seul, sans le moindre concours, découvert la bonne piste, celle qui mène au « Savant inconnu ». Vous avez su comprendre et su dire que tout l’argent arraché à des individus, qui n’ont qu’un droit très discutable à sa possession, devait être utilisé pour de profitables recherches et expériences. C’est très bien, monsieur le journaliste, c’est très bien. Mais vous avez fait plus fort encore. Vous avez indiqué le lien qui existe entre les cambriolages et les disparitions inexpliquées de jeunes hommes en soutanes. Et ici, laissez-moi vous crier mon admiration. Vous m’apparaissez comme un maître.
Seulement, voyez-vous, la curiosité a ses périls. La sympathie que vous m’inspirez m’engage à vous prévenir que, vous obstinant dans vos déductions, vous iriez au devant de cruelles mésaventures. Non point que je craigne l’intervention des hommes. Je suis assez fort pour les braver. Mais j’ai besoin encore de quelque répit pour mener jusqu’au bout certaine œuvre essentielle à laquelle je tiens énormément. Il me serait très désagréable d’avoir à lutter et à me défendre avant l’heure que j’ai fixée. Je vous conseille donc, dans votre intérêt comme dans le mien, de ne pas pousser trop loin vos investigations. Je vous répète qu’il y a danger — et pas seulement de mort, ce qui ne serait rien — mais danger terrible, inimaginable, devant lequel l’être le plus étincelant de courage ne pourrait que reculer, apeuré.
Vous serez, d’ailleurs, fixé un jour prochain. Plus prochain même que vous ne l’espérez. Vous saurez ce que je fais des jeunes gens qu’on me procure et comment ils vont concourir, malgré eux, certes, au bonheur de l’humanité entière. Mais d’ici là, prudence. Tournez plusieurs fois votre plume dans votre encrier ou occupez-vous d’autre chose.
Cet avertissement inouï portait la signature : le savant inconnu.
Je froissai, un peu fiévreux, cette étrange missive dans mes doigts crispés. Puis je me croisai les bras et attendis. Mes camarades demeuraient muets de surprise. Je discernais sur leurs visages, les reflets de l’ahurissement. Seul, le vieux Coquet rompit le silence.
— J’ai connu, autrefois, le fameux Lemice-Terrieux…
Je l’interrompis violemment :
— Parbleu ! Tout à fait de votre avis ! C’est une blague, une sale blague. Pour qui me prend-on ?
Le poète Farigoulis risqua :
— Euh !… Après tout ce qu’on a déjà vu, rien n’est impossible.
Je le saisis par le col de son veston et, sans tenir compte de ses protestations, je me mis à le secouer brutalement.
— Alors, tu penses ?… Eh ! bien ! moi je veux bien… Soit… mettons qu’il s’agit réellement du Savant inconnu. Que faut-il faire ?… Publier ?
— Avec des réserves… Après tout, on ne sait jamais.
Je publiai. J’expliquai aux lecteurs que cette lettre comminatoire provenait, très probablement, d’un mauvais plaisant, mais qu’il ne fallait rien négliger… Le moindre indice était de nature à faciliter les recherches. Et si, d’ailleurs, on comptait éprouver mon courage, eh ! bien ! je ne demandais pas mieux que d’établir que j’étais un peu là !
Oserais-je l’écrire ? L’émotion que je pensais provoquer revêtit un caractère tout spécial. Ce fut très simplement une explosion de fou-rire. Les bons confrères s’en donnèrent à cœur joie. Des canards, qui affichaient des prétentions humoristiques, s’ingénièrent à pasticher la lettre. Des chansonniers qui opéraient dans les boîtes de nuit me criblèrent de traits aigus et de sarcasmes. Je parus dans les revues de café-concert. On me prêta les hypothèses et les déclarations les plus fantastiques. Tantôt, on me faisait assimiler le bandit insaisissable à l’ogre de la légende, l’ogre terreur des petits enfants qui achetait, très cher, de la viande fraîche pour ses repas. Tantôt, on me faisait parler d’une Messaline aux ardeurs inextinguibles, amatrice de beaux jouvenceaux. Et les railleries les plus perfides ne m’épargnaient même pas dans la salle de rédaction du Vespéral. Si bien que, lassé et désenchanté, je m’abstins d’y paraître.
Ah ! j’avais réussi là un joli coup.
Mais le trait le plus mortel, ce fut l’article de l’Aube qui m’accusa de créer une diversion pour éloigner les soupçons et qui remit en cause la franc-maçonnerie et la Synagogue. La plupart des quotidiens suivirent. Les polémiques refleurirent avec violence. Et, soudain le bouquet. On annonça qu’un autre prêtre — le septième — piquait, à son tour, une tête dans l’inconnu.
Dès lors, les passions s’exaspérèrent. Un israélite fut malmené par la foule sur les boulevards et on dut conduire cet héritier des prophètes, en sang, chez le pharmacien. Des manifestes véhéments, des appels à la résistance furent placardés sur les murs, lacérés par la police, placardés de nouveau. On exigea la démission des membres du cabinet qui appartenaient aux Loges. Le Gouvernement résista, fit décréter des poursuites contre certains journaux. Mais, deux jours après, à la suite d’une interpellation d’un député royaliste, le cabinet se vit obligé de démissionner.
Le Président de la République appela alors un homme à poigne. C’était un antique politicien, roublard et tenace, célèbre par son opposition systématique à tous les ministères quels qu’ils fussent. On le craignait pour son cynisme et la férocité de son esprit fertile en bobards. Immédiatement, il déclara qu’il entendait rétablir l’ordre, fit fonctionner la censure, jeta la police contre des groupes de manifestants, emplit les prisons. Ces mesures ne produisirent pas l’effet attendu. L’effervescence allait grandissant.
Cela se passait à peu près vers le Quatorze Juillet.
Quatorze Juillet ! Nos historiens n’ignorent point l’importance de cette date et vous diront que les Français du vingtième siècle célébraient, chaque été, l’anniversaire de la prise de la Bastille, une vieille forteresse royale dont la chute donna le signal de la Révolution. Les Français se déclaraient très fiers de leur Révolution, laquelle, à les entendre, leur avait apporté, dans ses rouges paumes, la liberté, l’égalité, la fraternité. C’est pourquoi, tous les ans, durant trois jours et trois nuits, ils se ruaient sur les places publiques, s’agglutinaient dans les puants carrefours, envahissaient les cafés et brasseries, dansaient, hurlaient, trépidaient et, surtout, oh ! surtout ! ingurgitaient les produits les plus effarants qui ruisselaient sur le zinc des comptoirs et le marbre poisseux des tables sans équilibre. Peu d’entre eux s’expliquaient exactement de quoi il s’agissait. On leur fournissait l’occasion de boire, de vociférer et de jouer de la croupe. Ils allumaient des lampions, organisaient des retraites aux flambeaux, ouvraient des bals à tous les coins de rue. Revanches périodiques du bimane primitif ! Trois journées glorieuses de bestialité splendide — un poète, Laurent Tailhade, proclamait : « Ça se fête dégueulando ! » — qui se soldaient par de juteuses saouleries, des altercations, des batailles, des coups de couteau, des cris aigus de femmes en rut… Puis les asiles d’aliénés submergés et, corollaire émouvant, une augmentation anormale de la natalité due à de trop abondantes et trop hétéroclites copulations perpétrées au petit bonheur des ivresses et d’une libido capricante.
Le Quatorze Juillet de l’an 1935 fut une véritable catastrophe. On ne parlait partout que des histoires d’enlèvements. On ne songeait qu’à ça. Dès la première nuit, la chaleur et l’alcool aidant, des querelles meurtrières furent signalées un peu partout. On releva de nombreux morts. La police débordée s’avoua impuissante. Le chef du gouvernement décida alors d’interdire le bal de la nuit suivante. Mais les citoyens exaspérés se souvinrent, à cette occasion, que leurs grands ancêtres — ces géants ! — avaient démoli la Bastille et ils organisèrent la résistance.
La nuit du quatorze au quinze se déroula entièrement en batailles rangées entre la foule qui persistait à vouloir danser et les policiers et soldats qui s’efforçaient de la disperser. À Belleville, on dut recourir à des sommations et charger férocement tout un peuple où dominaient femmes et enfants. Et, soudain, sans qu’on pût comprendre comment cela s’était produit, une masse compacte d’êtres déguenillés, farouches, émergés d’on ne savait quels repaires, armés de couteaux, de revolvers, de vieux fusils, d’outils, de matraques, descendit comme une marée sur les boulevards, saccageant tout sur son passage, grossissant sur sa route des flots de la foule ivre de colère. Ces cohortes se dirigèrent vers l’Élysée comme obéissant à un mot d’ordre.
La rencontre fatale se produisit aux environs de l’église de la Madeleine. On avait dissimulé des mitrailleuses et, sur tout ce peuple écumant, des avions ronronnaient sinistrement. Le vieil homme d’État, cynique et prêt à tout, tenait parole. Il rétablissait l’ordre.
Parmi des hurlements de douleur et d’épouvante la foule cherchait à s’évader, à fuir la mort. Des rafales de mitraille couchèrent sur les trottoirs et sur la chaussée des centaines de cadavres. Des blessés se relevaient, hagards, sanglants, avec des gestes de démence. Les survivants bondissaient les uns sur les autres pour échapper, s’accrochant, se frappant, se mordant, se déchirant. La Panique générale, après la décharge unique qui balaya les abords de la Madeleine, atteignit à une telle intensité que tous ces malheureux, détraqués par la peur, se piétinaient, s’entre-tuaient pour se soustraire aux coups des policiers qui les poursuivaient.
Le ciel très clair, fourmillant d’étoiles, semblable à une immense pelote piquée de millions de tête d’épingles, versait une lumière pâle sur cette boucherie.
Quelques heures après, un silence farouche s’installait sur la ville ensevelie dans la terreur.
Ces incidents, je ne les connus que par la suite, car depuis quelques jours, je ne sortais plus de chez moi, terrassé par le dégoût. Juliette, un soir, m’avait trouvé fiévreux et accablé. Elle, seule, était capable de me réconforter. Elle m’apprit que le Gouvernement garnissait les murs de proclamations invitant le public au calme, rejetait les insanités colportées par les journaux et s’engageait à réprimer, par tous les moyens, toute manifestation dans la rue. « Je ne tolérerai point le désordre », affirmait le Président du Conseil. Et les journaux étaient priés, rudement, de mettre un frein à leurs commentaires pour ne donner que les faits, rien que les faits, tout nus, tels qu’ils leur parvenaient.
L’état de siège était imminent.
Alors, je me décidai à sortir de ma coquille de morne indifférence. Je venais, d’ailleurs, d’apprendre du nouveau, oh ! pas grand-chose, évidemment ; mais, si mon intuition ne m’abusait point, l’heure de la revanche, me disais-je avec emphase, ne tarderait pas à retentir au beffroi de l’orgueil. Ce « nouveau », une bonne femme qui s’occupait de mon ménage et me montait, chaque jour, mes repas et mes journaux, me le confia ingénument. L’innocente ne se doutait pas le moins du monde de l’importance qu’il prenait à mes yeux.
Elle me dit paisiblement :
— Monsieur, vous savez… Le jeune Hyacinthe, le fils de la fruitière ?
— Ce grand garçon blond et rougeaud ?
— C’est ça même… Vous souvenez-vous qu’il devait se marier avec une petite ouvrière, fort gentille, ma foi ! Les noces étaient annoncées. Mais au jour d’aujourd’hui on ne voit plus vraiment à qui se fier. Voilà-t-il pas que ce garçon a pris ses cliques et ses claques et qu’il a fichu le camp.
Je tressaillis.
— Fichu le camp, dites-vous ! Où ça ?
— Est-ce qu’on sait ? fit la femme en haussant les épaules. Il est parti et voilà tout.
— Parti ?…
— Eh ! oui !… Sans donner de ses nouvelles. Bien malin qui le rattrapera.
Elle continuait, commentant cette disparition et la motivant par l’intervention probable de quelque coquine sans scrupules… Mais je n’écoutais plus. Je saisissais mon chapeau. Je me précipitais dans l’escalier.
— Monsieur, où allez-vous donc ainsi ?… Monsieur, est-ce qu’il faudra vous monter à dîner ?… Holà ! Monsieur !…
J’étais dans la rue. Je hélais un taxi :
— Sur les boulevards, au Vespéral, vite !
— Tiens, vous voilà tout de même. Alors ça va mieux ?
— Mon cher rédacteur en chef, je viens d’être très malade, en effet, malade mortellement… Ah ! les cochons ! M’ont-ils fait souffrir ! Mais, cette fois, je les tiens… Attendez, mes gaillards ! Je vais vous passer quelque chose.
— Calmez-vous, mon pauvre vieux… vous avez encore la fièvre ?
— Eh ! qu’importe ma fièvre ? Qu’importe tout ce qu’on a pu dire. Je tiens ma revanche, voilà le plus clair. Ah ! vraiment, messieurs mes confrères, ce sont les francs-maçons qui boulottent les curés, et mon histoire de savant mystérieux est une histoire incongrue, un conte à dormir debout ! Et le fils de la fruitière, alors ? Que faites-vous du fils de la fruitière ?…
— Quelle fruitière ? Quel fils ?
J’appelai à mon secours toute ma volonté pour me dominer et j’y parvins non sans peine. Plus calme, j’expliquai :
— Voici. Un de mes voisins, un jeune homme de vingt-six ans, grand, blond, superbement bâti, prêt à se marier avec une jeune fille qu’il adorait, vient subitement de disparaître. Nul ne sait où il niche, où il se cache, pas plus que les motifs de sa fugue, si fugue il y a. Et j’ai, moi, la certitude, vous m’entendez, la certitude que cet incident imprévu se rattache étroitement à tous les autres.
Le rédacteur en chef, tirant sur ses courtes moustaches, méditait.
— Vous pourriez bien avoir raison. Tout de même, il ne faut pas s’emballer… Donnez cette histoire sans trop insister… Mais quoi ?… Encore ?… Ce téléphone est assommant.
Il s’emparait du récepteur.
— Hein ! vous dites ! Ah ça ! par exemple !… Comment ?… Il arrivait de la caserne… oui, je vous entends… la famille croit à un enlèvement… Bon. Compris.
Il me fixa avec des yeux arrondis.
— Mon cher Doucet, je pense, en effet, que vous tenez le bon bout. Voilà qu’un autre jeune homme vient de se trotter, un soldat, cette fois, un permissionnaire. Les parents assurent qu’il y a là un coup du fameux type, votre savant, votre être imaginaire ou réel, je ne sais plus, moi. Ça fait en tout cas deux laïques. Enfoncés, les curés. Vous pouvez y aller. Mon cher… arrangez-moi ça aux petits oignons.
Il se frottait les mains, joyeux. Quant à moi, je sentais une bouffée de chaleur me monter au cerveau. Je filai dans la salle de rédaction et fouillai dans ma correspondance qui, durant mon absence, s’était accumulée. Rien de bien saillant. Des lecteurs qui protestaient. Des conseils toujours. Des réclamations. Mais, soudain, je poussai un cri de stupéfaction.
J’avais cru reconnaître l’écriture. Je déchirai l’enveloppe, hâtivement. J’exhibai une feuille de papier, pliée en quatre sur laquelle ces simples lignes :
Vous avez publié ma lettre et vous avez eu tort. Prenez garde !
Un petit tremblement naquit le long de mon échine, monta jusqu’aux épaules. Puis la colère surgit. Plaisantin ou non, savant, criminel, farceur ou adversaire, nous verrions bien. Je n’étais pas homme à céder à des menaces.
Et j’écrivis le papier qui devait me réhabiliter, imposer silence aux imbéciles. J’y contais le double enlèvement de deux jeunes gens, dont un soldat, et je demandais ironiquement en terminant : « Sont-ce maintenant les curés qui mangent les mécréants ? » Ce trait eut une fortune inespérée. On le répéta d’un bout de Paris à l’autre. Et ce fut suffisant pour déterminer, dans l’opinion, le revirement que j’escomptais.
Bientôt d’autres disparitions vinrent s’ajouter aux anciennes. Il y eut, quelquefois, maldonne. Certains des disparus se firent pincer en charmante et galante compagnie. Mais l’anxiété générale ne fut pas diminuée par ces intermèdes. Que de folles hypothèses prirent alors leur vol. Tantôt, on lançait de nouveau l’idée d’une Messaline insatiable, ou bien l’on évoquait la Tour de Nesle — Marguerite, ces cordes me font mal ; — tantôt, on parlait d’une troupe d’anthropophages. Le Préfet de police fit placarder des avis : « Jeunes gens, méfiez-vous ! ne suivez pas aveuglément la première aventurière de rencontre ! » Car chacun s’était mis dans l’esprit que l’auteur de ces rapts inexpliqués employait un bataillon de jupons pour attirer les téméraires. Et, toujours, la même question sur toutes les lèvres, dans toutes les feuilles : « Qu’en fait-il ? » IL, le Minotaure, l’Être de mystère, le Savant de proie, l’X… du problème. Les tuait-il, ces jeunes gens ? Les dévorait-il ? S’abreuvait-il de leur sang ? Toutes les stupidités des mois précédents, les accusations proférées contre les francs-maçons, contre les juifs, contre l’Allemand, s’évaporaient, balayées par un vent d’angoisse qui courbait tous les fronts, glaçait tous les cœurs.
C’est alors que je trouvai le mot, le qualificatif qui devait rester, l’épithète sanglante collée au monstre. « Les dévore-t-il ? » demandait-on ? Je répondis : Oui ! et je criai : Ugolin !
Ugolin !… Ugolin !… ces trois syllabes se répercutèrent à travers la France, franchirent les frontières. Ô Dante ! ô poète ! Le tyran de Pise, l’affamé de Gualandi qui mange ses enfants pour leur conserver un père, émergeait de la légende, se dressait, sinistre et ricanant, sur le monde terrifié… Oui, c’était bien cela. Le Savant inconnu, Ugolin, plongé dans d’affreuses et ignobles recherches, les manches retroussées sur des bras velus, fouillant les chairs torturées de son scalpel implacable. Ugolin ! Ugolin ! Buveur d’existences ! Broyeur de vies humaines ! Une feuille satirique voulut le représenter sous des traits hideux, la bouche fendue par un rictus sardonique, les yeux plissés d’atroce jubilation, accroupi sur un amas de débris d’os et de chairs, se prélassant sur des tas sanglants de tibias, de fémurs, de boyaux fumants… Horrible dessin tout bariolé de rouge éclatant. La censure intervint, fit saisir la feuille, interdit qu’on ajoutât encore à l’épouvante générale.
Ah ! il n’était plus question de manifestations et d’émeutes. Les partis politiques se réconciliaient dans la peur. Paris entier, et derrière lui la province, vivaient dans une sorte de hantise noire, dans la crainte lancinante et déprimante d’on ne savait quelle inévitable et prochaine tragédie.
Alors — oh ! que je remue toutes ces choses accumulées depuis des années et des années et que je me sens ramené si loin, si loin en arrière, je ne puis me défendre d’une douloureuse crispation — alors se produisit, au moment où nul ne s’y attendait un « nouveau fait », terriblement nouveau, d’un tel imprévu que toutes les intelligences en furent désarçonnées. On retrouva, simplement, l’un des jeunes curés disparus. On le retrouva sur la petite place de l’Église, assis calmement, sur un banc, sous les marronniers poussiéreux. Cela se passait un matin, de très bon matin, à Issy-les-Ternes, sur les bords de la Seine. Une ménagère, qui venait d’ouvrir sa porte donnant sur la petite place, aperçut, sur un banc, une forme noire. Elle s’approcha lentement, un peu craintive, puis, jetant un cri de surprise et d’effroi, elle se mit à se signer.
— Jésus-Marie ? est-ce possible ?
Elle continuait de se signer avec précipitation, tout en marmottant des bouts de prière. La forme noire ne bougeait point. Elle regardait la vieille femme avec des yeux très doux, mais d’un regard étrange, un regard qui ne voyait point.
— Seigneur !… Vous qui êtes aux cieux !…
Un balayeur municipal, que le manège de la vieille amusait et inquiétait tout à la fois, s’approcha à son tour. Il eut un brusque sursaut :
— Mais c’est l’abbé Carol !
Tous deux, l’homme et la femme, demeuraient stupides, indécis, devant le prêtre qui souriait vaguement. À la fin, le balayeur municipal lui mit la main sur l’épaule :
— Eh bien ! M’sieur le curé, d’où venez-vous comme ça ?
Le prêtre dodelina du chef, sourit encore, balbutia :
— Sais pas !
— Vous n’êtes pas malade, au moins ?
— Sais pas !
— Mais vous devez avoir faim ? dit la vieille femme.
— Sais pas !
C’est tout ce qu’on put en tirer. On le conduisit et il suivit gentiment, sans la moindre révolte, à la mairie. On l’interrogea. Il ne cessait de rouler ses prunelles de droite à gauche, avec son sourire stéréotypé sur les lèvres, son regard qui paraissait ne rien voir. Il répondait inlassablement :
— Sais pas.
Un médecin l’ausculta, enregistra les pulsations de son pouls, lui fit tirer la langue et, pour finir, conclut à de l’amnésie cérébrale provoquée probablement par un grand choc moral. Un autre docteur le fit déshabiller, l’examina des pieds à la tête, plaça son oreille contre le cœur du patient. Puis, il décréta péremptoirement que le malheureux faisait de la paralysie générale. Fort heureusement une dame âgée, qui déclara être la mère du pauvre diable, survint, emmena son garçon et ferma la porte aux curieux comme aux journalistes.
Ce retour inespéré, survenu dans des conditions aussi surprenantes, ajouta au désarroi du public. On ne comprenait plus. Que signifiait toute cette histoire où le bouffon se heurtait au tragique ? Mais les jours suivants, ce fut pire encore. Coup sur coup, deux prêtres reparurent. Et de même que pour le premier, l’abbé Carol, impossible de rien en tirer. Tous arboraient des mines extatiques, contemplant les gens avec des yeux très doux, ne répondant que par monosyllabes, comme s’ils avaient perdu l’usage de la parole. On eut beau les interroger, les sonder, les étudier attentivement, rien qui fut de nature, chez eux, à expliquer l’étrange aventure. Cela commençait à tourner à la farce. La blague, de nouveau, s’en mêla. On chuchota, un peu partout, que ces dignes ecclésiastiques avaient dû faire une bombe insensée.
Cependant trois autres prêtres ressuscitèrent à quelques jours d’intervalle. On les retrouvait dans leur paroisse, non loin de l’église ou de leur domicile. Et, en même temps, quatre jeunes hommes de vingt-cinq à vingt-huit ans s’évanouissaient dans le vide. On eût dit que l’ordonnateur macabre et plein d’humour, qui opérait dans l’ombre, jouait avec la curiosité publique et dosait savamment ses effets.
Je m’efforce, à l’heure où je trace ces lignes, de définir et d’analyser l’état d’esprit de l’opinion, en présence de ces incidents bouleversants. Il me semble qu’une vague d’ahurissement submergea toutes les clairvoyances. On adoptait les calembredaines les plus évidentes. Cela est si vrai qu’un savant docteur put à son aise établir, dans un de nos plus grands quotidiens, que les disparus si bizarrement retrouvés étaient victimes d’une sorte de bacille qui les poussait à la fugue et à la dissimulation — le fuerocoque. — Selon lui, les individus atteints de cet étrange mal fuyaient, se cachaient à tous les regards, échappaient avec une habileté prodigieuse à toutes les recherches pour ne reparaître que vidés de leur raison et de leur mémoire. Mais cette thèse n’obtint aucun crédit. Je me donnai la peine de la réfuter en quelques phrases ironiques, demandant au docteur trop imaginatif si les cambriolages des banques pouvaient aussi s’expliquer par le miracle microbien.
Malgré tout, je demeurai perplexe. Je me délestai tout à tour de toutes les suppositions. Ce qui, pour moi, restait certain, c’est que l’Ennemi, après avoir utilisé ses lamentables victimes pour des fins odieuses, les rejetait sur le pavé comme des fruits desséchés. Et je pataugeais à travers les conjectures les plus arbitraires. Ce fut, encore une fois, Juliette, décidément passionnée pour ces charades, qui me mit sur la bonne voie :
— Il faudrait soumettre tous ces rescapés à un examen plus minutieux, explorer leurs corps jusque dans les replis les plus secrets. On ne trouvera pas autrement. La clé est là, pas ailleurs.
En formulant cet avis, d’un ton détaché, Juliette avait clos ses paupières comme si elle craignait que je ne lusse dans ses yeux. Mais elle ne pouvait celer l’ironie qui plissait le coin de ses lèvres. Et faut-il que je le proclame à ma honte, je commençais à trembler devant cette femme menue, cet être de faiblesse exquise, dont la perspicacité surnaturelle me plongeait dans un abîme d’humilité et d’effroi.
J’écrivis un article vigoureux et pressant pour réclamer qu’on examinât à nouveau les prêtres retrouvés et cela méticuleusement, par la radiographie, par tous les procédés scientifiques dont on disposait. J’eus la satisfaction de me voir suivi par tous les confrères. On en avait assez de ces mystères déprimants et agaçants. On quémandait un peu de clarté. On voulait savoir.
On sut, hélas ! on sut. Et ce fut si abracadabrant, si opposé à tout ce qu’on rêvait, inventait, combinait, qu’une rafale de terreur s’abattit sur des êtres dont les nerfs, depuis des mois, étaient soumis à de torturantes épreuves. Il y eut des cas de folie subite. Des gens se suicidèrent. On signala un père de famille qui jeta ses trois enfants, dans la rue, du quatrième étage, et courut, ensuite, se jeter lui-même dans la cour. Un autre tua sauvagement sa femme, à coups de couteau, lui ouvrit la poitrine en hurlant qu’il était le représentant d’Ugolin, sur la terre… Effroyable vertige !
Mais voici les faits, rien que les faits tels qu’on les apprit brutalement. Six prêtres avaient reparu, sur les sept enlevés. On les saisit, on les déshabilla entièrement, on les examina en détail, place par place. On étudia la géographie de leur corps, en commençant par le haut. Et l’on vit !… Tenez, voici ce qu’on vit :
D’abord, à la naissance de la nuque, sous la chevelure, tous portaient un point minuscule et rose comme une goutte de safran. Autour de ce point, nulle inflammation, aucune autre trace. On s’arma de microscopes qui ne révélèrent rien de positif, sinon que chaque prêtre possédait à la nuque la même piqûre faite, semblait-il, avec le même instrument et qui paraissait aller de bas en haut.
Or tout cela n’était rien, absolument rien, auprès de ce qu’on découvrit presque simultanément. Ce fut le docteur Hispa, médecin principal de l’hôpital Cochin qui fit, le premier, la foudroyante constatation. Il se penchait sur le corps entièrement nu d’un des patients, lorsque, d’un bond, il se releva avec un long cri d’horreur, les yeux dilatés par une infinie stupeur mêlée d’épouvante. Il eut tout juste la force de balbutier, en désignant du doigt l’endroit du corps où il venait de voir… quoi ? On ne savait.
— Là… Là…
Là, qu’on me pardonne, c’était l’organe génital. Il faut bien que je nomme les choses par leur nom. Une légère cicatrice, à peine perceptible, courait autour du scrotum. Et ce scrotum lui-même, ridé, ratatiné, affaissé, semblable à un ballon dégonflé, s’offrait vide de son contenu.
On se précipita sur les autres prêtres. On se pencha, de nouveau, ardemment. Tous se trouvaient dans le même état. Tous montraient au même endroit, la même couture légère, témoignant de l’horrible opération.
Les infortunés étaient châtrés. Impossible de le nier. Ils étaient châtrés.
Ah ! l’on comprenait, dès lors, leur singulière hébétude, leurs yeux extatiques et sans regard, leur sourire niais ! On comprenait, certes, et que, pour parachever le crime abominable, l’assassin avait dû grâce à cette piqûre inexplicable de la nuque, leur interdire tout effort de mémoire, annihiler chez eux toute intelligence.
Châtrés ! Les pauvres diables étaient châtrés !
L’Être inconcevable, le Malfaiteur tapi dans l’ombre, le Minotaure prenait des jeunes gens pleins de vigueur, armés de force et de volonté. Et il nous renvoyait des castrats.
Il tarissait, en eux, toute sève, écrasait toute énergie. Tristes créatures dont il venait d’extraire, avidement, tout le suc vivant et dont il avait fait de faibles, inconsistants et prématurés macrobites.
— Tu vois, me chuchotait Juliette, je m’en doutais. Puis, tu sais, mon chéri, j’ai lu, quelque part, dans un livre, qu’il existe un vice spécial, une repoussante perversion sexuelle qui conduit certains anormaux à…
Elle se courba un peu plus vers mon oreille.
IV
— Je viens te prendre vendredi matin… Oui, mon petit, je t’enlève. Nous filons vers les rivages normands.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Tu as tout de même droit, je pense, à un congé. Rien ne nécessite, pour l’instant, ta présence au journal. Quinze jours de liberté, quinze jours de caresses, d’amour, de belles joies, je ne dis pas de repos.
— Où veux-tu me mener ?
— Chez mon oncle. Ce vieux piqué sera enchanté de te connaître. Il t’a lu, avec intérêt, que dis-je, avec passion. Je dispose de sa voiture. Alors, c’est entendu ?
— M’est-il possible de refuser ?
Nous roulions vertigineusement, dans une superbe Conduite, vers l’hospitalité de Houlgate. Cette fin d’août était délicieuse. Une petite pluie, la veille, avait dissipé la poussière des routes et atténué la chaleur. La mer, sur notre droite, luisait comme une plaque de fer blanc. Je me souviens très nettement que nous nous arrêtâmes à Villers, à la terrasse d’un hôtel. Juliette avait soif. Nous demeurâmes là, près d’une demi-heure, face à la jetée silencieuse, buvant le spectacle de l’horizon brumeux, un horizon à la courbe indécise et d’une perspective si plate ! Pour des yeux, habitués comme les miens aux infinis bleutés des paysages méditerranéens, les eaux normandes procuraient l’effet d’une mer en miniature sous un ciel mal lavé. Mais je ne m’attardais point à ces considérations. Je ne cessais d’examiner Juliette dont l’attitude, depuis le départ du matin, me paraissait bizarre et le silence persistant peuplé de réticences.
— Qu’as-tu donc ? demandai-je pour la dixième fois. On dirait que tu t’ennuies.
Elle posa son coude sur mon épaule, s’abandonnant, gracieuse et sévère tout à la fois. Elle planta son regard droit dans le mien. Elle dit :
— Ainsi, tu me suis, sans savoir au juste où je te conduis. Tu n’as aucune crainte ?
Je reculai brusquement.
— Quelle plaisanterie.
— Pourtant, mon chéri… Suppose que je sois complice de ton fameux Ugolin… hein !… qu’en penses-tu ?
Je haussai les épaules, violemment, autant pour marquer le cas que je faisais d’une hypothèse aussi saugrenue que pour réprimer je ne sais quelle vague inquiétude. Juliette, cependant, ne me quittait point du regard, un regard où je pressentais quelque obscure ironie pailletée de pitié. Mon embarras s’accrut. Je détournai les yeux.
— Tu sais, il est toujours temps.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que tu peux me lâcher, t’en retourner. Qui sait ? Après, il sera peut-être trop tard.
— Tu es folle !
Elle venait d’éclater d’un rire aigu et ses mains se crispaient sur mon épaule. J’eus une seconde, oh ! rapide, d’émotion. Puis je la repoussai, maussade, furieux de ma faiblesse.
— En voilà des sottises !
Un silence. Juliette, songeuse, regardait vers la mer, loin devant elle. Je questionnai :
— Ton oncle ? Tu es sûre de son accueil ?
Elle eut un tressaillement, me jeta un œil de côté :
— Tranquillise-toi. Il t’attend.
Si j’affirmais aujourd’hui que la façon dont elle prononça ce « Il t’attend » me fit courir un petit froid dans le dos, on pourrait penser et je penserai tout le premier que j’étais alors victime d’une étrange illusion. Il est très vrai pourtant que je me sentais mal à mon aise. Juliette dut s’en apercevoir, car sa main chercha la mienne, la pressa légèrement. Je souris. Elle se pencha tout à coup :
— Embrasse-moi.
— Mais c’est fou ! on nous voit.
— Je m’en moque. Je t’aime. Donne-moi tes lèvres.
Ce fut plus qu’un baiser, une succion prolongée, brutale, avide, une meurtrissure brûlante. Elle m’abandonna comme à regret. Elle eut un soupir, parut hésiter.
— Nous partons ?
Je réglai rapidement les consommations et rejoignis Juliette dans la voiture qui démarra. Je voyais, à travers la vitre, le dos courbé et les épaules larges du chauffeur, un homme âgé, à la barbiche blanche et qui semblait, néanmoins, doué d’une vigueur peu commune. Juliette, affaissée, à mon côté, les yeux dilatés, ne prononçait pas une parole. Soudain, elle se jeta sur moi, prit ma tête entre ses mains :
— Embrasse-moi encore.
Elle m’étreignit sauvagement. Je me dégageai non sans effort.
— Voyons, tu n’es pas raisonnable, ma petite. Est-ce la mer qui te met dans de tels états ?
Un gros rire. Elle me considéra un court instant avec, dans ses prunelles sombres, je ne sais quel reflet de commisération méprisante. Elle toussota, deux ou trois fois. Puis, les doigts dans son sac, elle expliqua :
— J’ai mal à la gorge.
Elle exhiba deux pastilles rondes et roses.
— Je t’en offre pas. Ça n’a pas de goût.
Puis elle se pencha vers la vitre et se mit à tambouriner une sorte de marche :
— Que fais-tu là ?
— Moi, dit-elle, avec un sourire qui découvrit ses dents pointues… Je ne sais pas…
Il me parut alors que le chauffeur à la carrure massive se penchait vers sa gauche, tendait la main, comme s’il s’efforçait de ramasser quelque objet. Cela fut très rapide. Il reprit sa position normale. Juliette, de nouveau silencieuse, s’enfonçait dans le drap de la banquette.
Je me pris à rêver. Quelle bizarre petite femme, dominée par ses nerfs, fantasque et pourtant si aimante. Pourquoi diable me poussait-elle vers cet oncle mystérieux dont elle ne m’avait jamais parlé qu’à mots couverts ? Avait-elle renoncé à sa discrétion coutumière ? Allait-elle me faire pénétrer dans le secret de son existence compliquée ? Je voulus l’interroger et je tournais la tête vers elle. Je m’aperçus alors qu’une sorte d’engourdissement subit me gagnait. Ma tête était trop lourde. J’ouvris la bouche et je balbutiai avec peine :
— Jul… liette…
Je la vis qui, anxieusement, se courbait sur moi. Ses lèvres se rapprochèrent des miennes. Je sentis la tiédeur humide de sa langue. Mais j’étais immobilisé. Je roulais sans un mouvement. Mes yeux se fermèrent. Des images confuses défilèrent… Un monstre à plusieurs membres, pareil à un poulpe géant… Ugolin… Et, tout autour, des cadavres, des tas de cadavres entrelacés, dansant, trépignant, hilares… puis Juliette, et encore Juliette, deux, trois, quatre Juliette qui m’entouraient, riant, se dérobant, s’évanouissant… Et, tout à coup, un grand trou, une chute lente et très douce dans un abîme… plus rien… l’anéantissement… le coma… la glissade dans l’insensibilité totale.
— Où suis-je ?
Je viens de me lever avec difficulté, en m’aidant de mes mains. Je me sens faible. Que m’est-il arrivé ? D’un coup d’œil, j’examine la pièce où je me trouve, une petite chambre rectangulaire, aux murs ripolinés, une cellule de moine ou de prisonnier. Au plafond, une lampe électrique jette sa lueur — une larme de lumière. Je m’aperçois que, tout habillé, je suis allongé sur une espèce de lit de camp étroit, mais, plutôt moelleux et bienveillant. Ah ça ! est-ce que je rêve ? Je répète à haute voix :
— Où suis-je ?
Pas de réponse naturellement. La chambre cellule est vide. Aucun meuble, d’ailleurs, à l’exception d’une petite table flanquée de deux chaises, et, dans le fond, un vague ustensile, quelque chose comme un seau hygiénique. Ça manque de confort. Je me frotte les yeux. J’ai dû dormir longtemps, longtemps. Mais comment diable suis-je venu dans ce lieu ? Il me revient vaguement qu’étant plus jeune, au matin d’une saoulerie prolongée, je me réveillai comme aujourd’hui dans une cellule mais moins propre… Me serai-je fait ramasser au cours d’une bombe ? Je pose mes pieds sur le parquet. Aïe ! C’est extraordinaire comme je suis moulu, rompu, fourbu. Ça n’arrive qu’à moi ces blagues-là.
Mais, tout à coup, une alerte dans mon cerveau. Je me suis dressé d’un bond, avec un hurlement. Je me souviens. Je vois. Je sais… Juliette, Juliette… la terrasse de Villers… la voiture… Le chauffeur qui se penche… les lèvres de la femme sur les miennes… Puis le sommeil, l’irrésistible sommeil qui m’envahit. Et la vérité s’impose, terrible, implacable. Juliette ne plaisantait point. Juliette m’a conduit dans un traquenard. Me voici au pouvoir du Monstre… Entre les mains d’Ugolin.
Perdu. Je suis perdu, perdu, irrémédiablement perdu. Pour un peu, je chanterais l’Africaine. Ugolin va faire de moi, de mon corps, de mon intelligence, de ma personnalité, ce qu’il a fait des autres… une loque vivante.
Pourtant… pourtant… Ce n’est pas cette perspective qui m’horrifie en cet instant. Non. Je ne pense qu’à Juliette. Ah ! l’infâme prostituée, la misérable catin, l’entremetteuse, la pourvoyeuse, l’ogresse, la succube. Un flot d’injures monte à mes lèvres. Je comprends tout maintenant, tout, ses silences, ses discrétions, les boniments sur son vieil oncle, ses disparitions, ses insinuations… Je revois, sur les boulevards, un infortuné jeune homme plein de fatuité, courbé sur son oreille, lui chuchotant des mots de tendresse, une victime, celui-là aussi, une victime comme moi et un imbécile… un incommensurable imbécile comme moi… comme tous ceux — et combien sont-ils ? — qui ont cru, qui ont osé croire, qui n’ont pas craint de croire à Juliette, à l’amour de Juliette, à la sincérité de Juliette, à la conscience et au cœur de cette femelle innommable…
Je fais quelques pas, péniblement, dans l’étroit réduit où l’on m’a jeté. Peu à peu, mes idées deviennent plus claires, et l’étau douloureux qui presse mon front semble se desserrer. Mais un tiraillement au creux de l’estomac m’informe qu’il y a des nécessités inéluctables. J’ai faim… Depuis combien d’heures n’ai-je point mangé ? Je piétine dans ma cellule, cherchant des yeux un bouton électrique, une sonnerie, quelque chose qui me permette d’appeler. Est-ce qu’on va me laisser là seul… sans rien à me mettre sous la dent ? Est-ce qu’Ugolin, avant de torturer ses victimes et de leur extraire la semence de vie, ne les engraisse pas à la façon de poulets promis à la broche ?
Mais j’ai, soudain, l’impression que je ne suis plus seul dans mon cachot. Je me tourne d’un mouvement brusque. C’est vrai. Il y a quelqu’un qui vient de pénétrer, silencieusement, par la porte roulant sans bruit. Et ce quelqu’un je l’ai immédiatement repéré. C’est le chauffeur, l’homme au torse puissant, à la barbiche blanche. Je me précipite vers lui.
— Allez-vous m’expliquer ?
Il a un sourire, porte son index à sa lèvre et fait :
— Chut !
Il sort de sa poche un petit flacon dont il arrache rapidement le bouchon, en verse le contenu dans un gobelet d’argent qu’il tient dans sa main gauche et qu’il me tend, toujours souriant :
— Buvez, dit-il, ça va vous remettre tout à fait.
— Mais…
— Buvez. Vous ne craignez tout de même pas d’être empoisonné… Si l’on en voulait à votre existence ce n’est pas ainsi qu’on s’y prendrait.
J’ai une seconde d’hésitation. L’autre sourit toujours, d’un sourire très doux. Je murmure encore :
— Où suis-je ?
— Vous saurez tout ce que vous voulez savoir… Un peu de patience, que diable ? Mais commencez d’abord par boire.
D’un trait, je vide le gobelet. J’ai à peine le temps de sentir, au palais, une fraîcheur parfumée ; cela produit en moi, brusquement, comme une résurrection. Le sang paraît circuler impétueusement dans mes veines. La lourdeur qui pesait sur mon crâne s’envole comme par enchantement. Je m’étire, heureux, fais craquer mes muscles. Quel breuvage de force et de vie cet inconnu m’a-t-il versé ? J’ai presque un geste pour le remercier. Mais, sans cesser de sourire, il interroge :
— Vous devez avoir faim ?
— Un appétit d’ogre…
À ce mot que je viens de prononcer sans y penser, voilà que surgit, en mon esprit, le souvenir des derniers événements : les cambriolages, les enlèvements, Juliette, la randonnée vers la mer, la trahison de la femme. Tout cela défile vertigineusement en quelques secondes. Et j’ajoute, martelant mes mots, comme un défi :
— Un appétit… d’Ugolin.
L’homme hausse légèrement les épaules.
— Allons, ne faites pas l’enfant et suivez-moi.
Il sort. Derrière lui, je m’engage dans un long couloir éclairé, de place en place, par des lampes électriques. Nous tournons à droite, dans un autre couloir, sous une voûte très haute assise sur des murs lisses. J’ai la sensation très nette que je me trouve sous terre, dans une sorte de cave immense. J’observe avec avidité sans pouvoir noter autre chose que les murs terriblement nus. Mais l’homme vient de s’arrêter. Il appuie du doigt sur un bouton et une porte que je n’avais point remarquée s’enfonce, sans bruit, dans la cloison. Je pénètre dans une salle. L’homme me désigne, du geste, la table au milieu de la pièce :
— On va vous servir.
Il s’éloigne. Est-ce l’effet de la boisson que je viens d’absorber, toute inquiétude est éteinte en moi. Je me sens de taille à affronter les pires périls, à tenir tête au féroce Ugolin lui-même… En attendant, je regarde autour de moi. Ma salle à manger n’est pas très luxueuse. Une table, des chaises, un fauteuil, des lampes qui remplacent la lumière du soleil… pas le moindre objet, le plus petit simulacre de décoration sur les murs inexorablement désolés et d’un bleu tendre. Ça laisse à désirer comme gaieté. Mais qu’est-ce qu’Ugolin va me donner à manger ? Je m’assois et, tapotant des phalanges sur la table, je crie :
— Maître d’hôtel ?
Au même instant se profile, dans l’ouverture béante de la porte, la stature d’un homme noir qui rit niaisement, arborant une double rangée de dents luisantes. Un nègre. Il porte un plateau sur son bras et, sans cesser de rire, il dépose assiettes, serviettes, verres, sur la table. Il laisse dans un coin une petite bouteille blanche qui doit être de l’eau minérale, une autre verte et dorée qui doit contenir quelque Vouvray. Le tout, sans une parole. Je l’interpelle :
— Dites-moi, l’ami, qu’allez-vous me servir de bon ?
De gros yeux ronds roulant dans leurs orbites me dévisagent. Le Noir pose son plateau ; puis il place tour à tour sa main à son oreille et à ses lèvres. Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne comprends pas. Mais l’homme répète son geste. Un gloussement sort, avec effort, de sa bouche. Cette fois, j’y suis. L’homme n’entend pas, ne parle pas. Ce nègre est sourd-muet.
Je lui tourne le dos de dépit et affecte de ne plus m’occuper de lui ni de sa table. Et pourtant, la faim me tourmente effroyablement et, aussi, la crainte d’un repas trop sommaire, ou trop spécial. Pourvu qu’Ugolin ne me fasse pas ingurgiter quelque horrible mixture de sa composition.
J’avais tort. Ugolin sait fort bien faire les choses. Depuis les hors-d’œuvre jusqu’au dessert, en passant par une tranche de gigot savoureuse et des petits pois absolument exquis, tout a été parfait. Le Monstre possède un maître queux de premier ordre, ce dont je serais ravi de pouvoir le féliciter. Par contre, le sommelier s’est montré plus chiche. La petite bouteille de vin blanc, délicieux et réchauffant, ne m’a pas suffi. Sans doute Ugolin donne-t-il dans l’antialcoolisme et c’est fâcheux, très fâcheux. Fort heureusement, il n’est pas adversaire du pétun, car ce sacré sourd-muet de nègre m’a fourré sous le nez une boîte de cigares de choix comme j’en ai très rarement fumés, surtout en ce temps malencontreux où nos surintendants augmentent périodiquement le prix du tabac et tirent des revenus de la vapeur que nous soufflons aux nuages.
Béatement renversé dans mon fauteuil, je savoure mon cigare en regardant se tortiller les volutes bleues et grises où je sculpte du rêve. Un immense bien-être me gagne et me ragaillardit. Je songe sans mélancolie à mon aventure qui, fort bien commencée, peut se terminer plutôt mal. Un instant je m’attendris sur Juliette. Après tout, la chère petite ne m’a-t-elle pas avoué, par toute son attitude et surtout par le baiser sauvage qu’elle m’a plaqué si brusquement sur les lèvres, là-bas, à la terrasse de Villers, tous les remords qui la bouleversaient. Elle a dû souffrir horriblement, j’en ai la conviction, l’absolue conviction, de son inexcusable traîtrise. Mais comment en est-elle venue là, à ce métier de pourvoyeuse pour minotaures ? À qui obéit-elle ? Et comme l’énigme vivante qu’elle composait devient maintenant d’une clarté éblouissante. Pauvre petite chose. Indéchiffrable enfant ! Je crois bien, oui, je crois, ô Juliette, que si tu t’avisais d’entrer en cet instant, humiliée, repentante et soumise, je t’accorderais ton pardon.
Ce n’est pas Juliette qui entre. C’est le chauffeur, avec sa barbiche blanche et son sourire (il ne pouvait, naturellement, les laisser dehors). Il me questionne :
— Eh bien ! ça va mieux ?
— Tout à fait bien. Repas exquis. Cigare excellent. Café aromatisé. Ça manque un peu de vin, par exemple et de petit verre.
— On a fait une exception pour vous. Le vin est rare ici. L’alcool est complètement banni.
Je ne dissimule pas ma grimace. Ces gens-là véritablement ne savent pas vivre. Et, nonchalamment, je me dresse, les membres souples, le geste aisé. Je demande :
— Quel jour sommes-nous ?
— Le vingt-cinquième du mois d’août.
Un calcul rapide. Nous sommes partis, Juliette et moi, le 23 au matin. Le sommeil m’a surpris dans la voiture, le soir de ce même jour. Ça fait donc deux pleines nuits et plus d’une journée que j’ai dormi. Un rien.
Ainsi, tout était préparé minutieusement, de main de maître, avec la complicité de la femme. Quel être redoutable me tenait donc en son pouvoir et de quelle puissance de moyens inouïs ne disposait-il pas ?
Tout mon optimisme s’évanouit d’un coup.
Je sentis, à nouveau, les tiraillements de la peur courir le long de mes vertèbres. Je regardai l’homme qui souriait. Il fit un signe rapide et commanda :
— Suivez-moi.
La salle où je viens d’entrer, poussé par mon guide, est de vastes dimensions et d’aspect rebutant. Une lumière crue me fait d’abord battre les paupières et je ne distingue rien qu’un brouillard jaune. Mais, lentement, mes yeux s’habituent. Cette lumière n’est pas celle du soleil, hélas ! et je constate que nous n’avons point abandonné les catacombes. La salle tient de l’amphithéâtre et du laboratoire. Une immense table de marbre, dans un coin à droite. Une sorte de bureau vers le fond, au milieu. Sur les murs rampent des tubulures, s’entrelacent des tuyaux, les uns énormes, les autres minces comme des macaronis, ronronnent des ventilateurs, luisent des boutons de métal et de porcelaine. Je discerne, sur d’autres tables, de petites cuves, des éprouvettes, des cornues, tout l’arsenal d’un chimiste, tout un ensemble d’instruments nouveaux pour moi et que j’essaie vainement d’identifier. Mais ce qui m’attire surtout, c’est une série de bocaux emplis d’un liquide rose, parés d’étiquettes vertes, dans lesquelles plongent d’étranges objets qui ressemblent à s’y méprendre, à des pièces d’anatomie…
Sur tout cela de minuscules lampes électriques d’une clarté rose, telles des âmes de ténèbres.
Ah ça ! où suis-je donc ? Dans l’antre d’un bourreau ? Dans une officine de dissection ? Dans la caverne d’un alchimiste ? Étudie-t-on ici la transmutation des métaux ou dépèce-t-on des cadavres ? Je me pose toutes ces questions avec le seul souci de chasser l’inquiétude qui m’obsède.
Une petite toux sèche, grinçante comme le soupir d’une vieille serrure. L’homme à la barbiche me pousse encore en avant. Me voici devant le bureau du fond. Trois hommes sont assis là, trois singuliers personnages, immobiles et attentifs. Trois vieillards et pourtant… Leurs visages creusés de rides, sillonnés de plis, jaunes et desséchés ont, malgré tout, un extraordinaire aspect de jeunesse… une jeunesse qui se devine dans le regard tranquille et scrutateur qu’ils attachent sur moi. L’un, celui de gauche, est long, voûté, le crâne orné d’une touffe de goémons, le nez concupiscent, aux narines agiles qui semblent vouloir happer on ne sait quoi d’invisible. Il est entièrement rasé et sous les corniches des sourcils, ses yeux trépanants ont des reflets d’acier. Le deuxième, à gauche, de taille plus courte, assez râblé, l’abdomen imposant, arbore un visage couronné de poils gris, jaunes, café au lait, qui mangent les joues, dévorent les tempes, assiègent les pariétaux, rejoignent la broussaille blanche des cheveux. On ne voit que ça en lui, l’abondance pileuse autour d’un nez aplati, sous de petits yeux jaunâtres et bridés. Mais le plus caractéristique, c’est le phénomène qui se tient au milieu, recroquevillé dans son fauteuil. Oh ! celui-là, toute mon attention va à lui, irrésistiblement, passionnément. Il m’épouvante à la fois et m’intrigue, et me donne cette folle envie de rire qui travaille les nerfs des enfants au spectacle de quelque magot ou d’un fantoche de carnaval.
Quelle est donc cette grotesque et absurde Trinité tout habillée de solennité ? Suis-je devant un tribunal et vais-je assister à mon jugement suprême. Minos, Éaque, Radhamante ! Je me tâte pour voir si je suis bien vivant. Tout de même, mon destin ne m’a pas conduit dans les Enfers. Que me veulent ces trois vieux bonshommes silencieux ?
Une petite toux encore, le glissement d’une corde moisie sur une poulie rouillée. Et c’est l’homme du milieu qui parle. Il tient un coupe-papier dans ses doigts maigres, un coupe-papier d’ivoire avec lequel il joue, un peu fébrilement. Il articule, d’une voix dont la douceur inattendue coule dans mes oreilles comme des gouttes d’huile (de l’huile d’olive) :
— Monsieur Doucet, veuillez vous asseoir.
Machinalement, je me laisse aller dans un fauteuil face au bureau où s’entassent des livres, des paperasses en désordre. Les trois juges me contemplent avec une insistance désagréable et qui me gêne atrocement. Je me hérisse et, à mon tour, j’examine le type du milieu. Je n’aperçois guère que ses doigts minces et longs qui tremblotent, une main brandissant le coupe-papier, l’autre tapotant le bureau qui doit être fait d’un métal rare, inusité, et rend un son bizarre. Sa tête seule surgit, tant il semble affaissé, plié sur lui-même. Mais quel visage aux poils indéfinissables, aux tons de vieil ivoire, creusé, labouré, raviné, à la peau sèche qui laisse saillir les os. Les zygomatiques tirent à hue et à dia, lui fabriquant un aspect tantôt sardonique, tantôt pleurnichard. Le frontal est dégarni et, sur le dôme du sinciput, à peine quelques brins de poils neigeux comme des fleurs anémiques sur une crête. Les yeux disparaissent sous des bourrelets épais. Ce n’est pas un visage, c’est un masque derrière lequel je sens, cependant, une âme ardente. Quel âge peut avoir ce personnage ?
— Monsieur Doucet, je viens d’entrer dans ma quatre-vingt-troisième année et pourtant je suis plus jeune que vous.
Une décharge d’ahurissement me parcourt tout le corps. Ce vieux-là a une façon d’être jeune et de lire en vous ! Je me fais tout mince dans mon fauteuil, le souffle absent, le cœur bondissant à grands coups dans ma poitrine. Des cailloux se heurtent dans ma tête.
— Monsieur Doucet, je me présente… vous avez devant vous le féroce, le terrible, l’implacable, le monstrueux Ugolin…
Je ne risque pas un mouvement. Je m’attendais du reste à cette déclaration. L’autre poursuit :
— Ugolin, ça ne signifie rien. Qu’en dites-vous ? Apprenez à me connaître plus complètement. Ici, dans cette maison, ou plutôt sous cette maison, dans ces lieux où j’ai élu domicile, je suis le bon petit M. Merlin — pas l’Enchanteur — le photographe, le savant photographe qui s’absorbe en expériences sur les couleurs. Mais Merlin n’est qu’un camouflage. En réalité, et sur l’état civil, je suis le professeur Huler, une espèce d’original bafoué et conspué par toutes les académies et toutes les facultés de l’univers. Ce n’est pas tout. Je suis aussi l’oncle de votre amie Juliette.
Je n’ai pu réprimer un sursaut. Le vieillard grimace un sourire et se met à toussoter, de sa petite toux grinçante et fêlée.
— Quand je dis l’oncle de Juliette, c’est une façon de parler. La vérité, c’est que cette petite, par moi adoptée, fut arrachée à l’Assistance publique, élevée par mes soins. Elle ne connaît ni père, ni mère, pas l’ombre d’une famille. Vous voilà édifié sur son compte. Laissez-moi achever maintenant les présentations.
De son coupe-papier, il me désigne l’homme maigre dont les narines palpitantes se mettent à battre comme si elles voulaient m’avaler.
— Docteur Schutzzler, un des premiers biologistes de notre époque.
L’homme maigre se redresse, esquisse un plongeon à mon intention.
— Schutzzler, de Kœnisberg, déclare-t-il d’une voix sourde où roulent les grondements d’un trombone lointain.
Le professeur Huler tend un doigt desséché vers l’homme à visage de broussaille :
— Le docteur Potrel, mon meilleur élève… Français.
Le buisson vivant dodeline de la tête. Avec un léger zézaiement, il confirme :
— Natif des Martigues, tout près de Marseille.
Je murmure :
— Patrie de Charles Maurras.
Là-dessus, un silence impressionnant. Ugolin, celui que j’ai surnommé Ugolin, tapote toujours sur la table. Les autres, figés dans l’immobilité, ressemblent à des bonshommes de cire, au fond de quelque musée pathologique.
— Monsieur, reprend soudain, d’une voix plus ferme, le professeur Huler, dit Merlin, dit Ugolin, chimiste, savant, photographe ou dentiste, j’ai grand plaisir à proclamer que vous êtes un garçon intelligent, très intelligent. De tous vos confrères, vous avez su pénétrer, seul, avec une lucidité qui nous a émerveillés l’énigme des cambriolages et des enlèvements… Sans doute, et conformément à mes instructions, votre amie Juliette vous a-t-elle mis sur la voie. Mais un autre ne l’aurait pas écoutée, taxant de folies ses hypothèses. Vous, vous avez vu tout de suite le parti admirable qu’on pouvait tirer de ses suggestions. De plus, vous êtes doué d’estomac. Mes avis comminatoires n’ont pas ébranlé votre courage. En un mot vous êtes l’homme qu’il nous faut. Nous avons besoin pour les siècles à venir d’un échantillon de votre genre. Il manquait un journaliste à notre collection.
J’ouvre des yeux effarés, sans chercher le moins du monde à dissimuler mon ahurissement. Que veut-il dire, cet Ugolin, avec ses siècles à venir et sa collection à laquelle je manque ? Est-ce que, par hasard, il va de nouveau me plonger dans l’hypnose pour me réveiller dans quelques centaines d’années ?
Le vieillard s’est redressé, les paupières largement ouvertes, et il fixe sur moi l’éclat de ses yeux térébrants qui me font reculer, d’un geste instinctif, mon fauteuil. Ce n’est pas un regard. C’est comme la projection insoutenable de deux phares irradiants. Il y a un feu d’enfer ou des étincelles divines dans ce regard. Et puis la taille s’est développée, le torse apparaît. Il n’est pas aussi voûté, aussi tassé, aussi recroquevillé qu’il en a l’air, ce professeur de quatre-vingt-trois ans.
— Écoutez-moi bien, formule-t-il d’une voix plus grave. Vous n’avez absolument rien à craindre ici. Nous ne tenterons rien sur vous qu’avec votre consentement formel. Cessez donc de trembler, mon cher monsieur, car vous tremblez, vraiment, comme si vous étiez tombé dans un puits ténébreux grouillant de bêtes immondes… La peur vous rapetisse. Vous allez nous donner une triste opinion de votre caractère.
Il toussote encore et se replie sur lui-même. Son regard qui me brûle se cache sous l’épaisseur des paupières plissées.
— Il faut que vous sachiez bien qui nous sommes, ce que nous voulons… Tenez-vous bien, cher monsieur Doucet. Quand vous m’avez décoché ce surnom perfide : Ugolin, vous ne croyiez pas si bien dire. Ugolin ! ah !… ah !… la charmante trouvaille !… Eh ! bien ! je relève le défi. Allons-y pour Ugolin ! Les temps qui s’annoncent seront les temps d’Ugolin, le triomphe d’Ugolin. Car, en définitive, si on fouille au cœur de la légende, qu’est-ce qu’Ugolin ? Un pauvre vieil homme qui se meurt de faim et d’épuisement. Un malade qui agonise… Il n’échappe à la fatalité qu’en empruntant les forces qui lui sont nécessaires à des corps plus jeunes, doués de vigueur, épanouis de santé… Il réalise le plus prodigieux des phénomènes d’osmose, la plus féconde des assimilations… la sublime transmutation… Mais… taisez-vous donc… je vous entends… Et je vous prie de croire que je ne suis pas fou… Mais, d’abord, que savez-vous de la folie, de ses limbes et de ses limites, cerveau borné, éclos dans la pourriture des préjugés ?…
Il m’assène un regard dur. C’est vrai. Je viens de me demander si je ne me trouvais point en présence d’un cas de démence bien caractérisé. Mais la sûreté avec laquelle il lit en moi-même m’a désarçonné. Je ne me demande plus rien, je ne pense plus à rien. J’écoute.
— Ugolin. L’admirable symbole. Oui, mon cher monsieur, je suis, nous sommes Ugolin. C’est-à-dire que nous mangeons nos enfants. Comprenez-vous ? Nous les absorbons. Nous prenons leur vie, leur jeunesse, leur force, que nous intégrons, que nous digérons, que nous transformons en immortalité.
Il s’est levé, les mains posées sur la table, tout son corps penché vers moi. C’est un petit vieux, un tout petit vieux, minable et pitoyable, dont la flamme drue des yeux me terrifie. De quels effluves irrésistibles m’enveloppe-t-il ? Je subis, malgré moi, son autorité, toute la force de persuasion qui émane de son être. Inconcevable pithiatisme ! Toute angoisse s’évade de mon esprit, ne laissant place qu’à une curiosité ardente. J’écoute, j’écoute de toute mon âme exaspérée :
— La Vie ? Qu’est-ce que la Vie ? Pensez-vous qu’elle soit enfermée, simplement, dans les frontières étroites d’un être ? Pensez-vous qu’elle doive se transmettre au hasard, sans méthode, d’un individu à l’autre ? Pourquoi ne serions-nous pas les maîtres de la vie ? Pourquoi ne la captiverions-nous pas, ne la dirigerions-nous pas à notre fantaisie, à notre volonté ? Vivre, vivre, tout est là ! Mais vivre en puissance, en action, en volonté. Vivre avec l’expérience accumulée, fécondée par l’apport incessant de jeunesses nouvelles. Voilà, monsieur, le problème que j’ai longtemps cherché, laborieusement, opiniâtrement, et que j’ai résolu.
Je ne bronche point.
Il y a des rumeurs, un ouragan assourdissant dans mon crâne, comme une désagrégation de ma raison qui s’effiloche et qui fuit. Je ne sais plus si je rêve ou si mes pieds sont posés, solidement, sur le sol.
Le petit vieux continue de sa voix prenante qui, par instant, se casse brusquement en une toux saccadée. Et il va, il va. Il explique, il commente, il argumente. Les mots dansent dans mes oreilles. Mon cerveau est plein de musique.
— Les vieux dévorent les jeunes… C’est la logique. Nous voulons vivre, vivre, transformer le monde. Place aux hommes chargés de sagesse et de science. Place à l’élite. Nous avons soif de vigueur, de lucidité, d’intelligence neuve… de rajeunissement, pour exprimer le mot et situer exactement la chose… Et les jeunes gens que nous vous avons renvoyés en si piteux état — ces infortunés jeunes gens sur lesquels vous avez versé votre apitoiement à longs flots et qui ne sont plus que des ombres — eh bien ! nous les enfermons en nous, nous les avons avalés, assimilés, matériellement, chimiquement, mathématiquement. Leur phosphore rampe dans nos os ; leur sang coule dans nos veines, cogne dans nos cœurs ; leurs tissus s’accrochent à nos tissus ; leurs cellules se marient à nos cellules. Miracle de la consubstantialité. Ce sont eux qui vous parlent, qui parlent en nous, qui clament le triomphe absolu, définitif de la vie, une et harmonieuse, par-dessus les hasards des fécondations grossières et sans but…
Quel tumulte dans ma pauvre tête ! Quel brouhaha ! Un jazz-band étourdissant bouscule mes méninges, libère mes neurones qui se heurtent dans un charivari sauvage. Chahut ! Chahut ! Dzim ! Boum ! Chahut ! Émancipation de la substance. Anarchie cérébrale. Mes éléments débridés hurlent l’Internationale. Et je sens les mots qui tombent, tombent en pluie drue, comme des gouttes de plomb sur ma boîte crânienne surchauffée. Un immense incendie à l’horizon… Voici que je coule dans un abîme sans fond… sans autre fond, vraiment, que le velours de mon fauteuil où je ne suis plus qu’une lamentable chose, une ombre de chose, un rien de chose écrasée et pantelante…
DEUXIÈME PARTIE
DANS LES GLANDES
Qu’on me permette de souffler. En me débattant dans mes notes d’autrefois, j’en viens à revivre avec une intolérable intensité les minutes pathétiques que j’évoque. Le tribunal d’Ugolin, les trois augures funèbres et ridicules, le discours insensé du petit vieux toussotant et ricanant, voilà qui sent la folie — une folie spéciale de maniaque malfaisant et dangereux. Je n’ai pu résister à l’avalanche de sarcasmes et de paradoxes qui s’est abattue en tempête sur mon pauvre esprit si peu préparé. On m’a reconduit dans ma cellule, étendu sur le lit de camp. On a dû me faire avaler quelque drogue dans le goût de celle que m’a offerte, déjà, l’homme chauffeur à barbiche blanche. Je me sens revigoré, presque en possession de mon sang-froid.
Voyons ! Examinons les faits avec calme. Efforçons-nous à raisonner. Si j’ai bien compris, à travers le déluge de paroles incohérentes jaillies de la bouche du petit vieux, je tiens une réalité incontestable : c’est que je suis prisonnier d’une espèce de savant démoniaque un peu maboul, mais certainement génial… Autre réalité. Il ne me veut aucun mal et ne prétend pas expérimenter sur mon individu. Il me l’a fait entendre assez clairement.
Ces constatations sont déjà réconfortantes. Mais je pense qu’il ne faut pas contrarier le phénomène. Il y a d’ailleurs du vrai dans ce qu’il raconte. Je suis payé pour le savoir. Les cambriolages de banques, les enlèvements de jeunes gens, mon propre enlèvement par les soins de Juliette, tout cela n’est pas un mythe. Pas plus que les réapparitions des malheureux privés de leurs attributs essentiels.
Ainsi ce vieux loufoque aurait découvert ou cru découvrir le moyen de rajeunir en opérant sur ses semblables ? Il est donc possible de rajeunir ? Et je note encore l’impression bizarre que me produisit l’examen rapide de mes trois personnages qui m’apparurent à la fois très vieux et étonnamment jeunes. Puis ma pensée bifurque. Voici que je me remémore certaines de mes chroniques humoristiques fabriquées en série en l’honneur du professeur Voronoff, cet audacieux savant qui prétendait réaliser le miracle du rajeunissement en empruntant aux singes africains leurs glandes interstitielles. Ce serait donc cela ? La méthode Voronoff perfectionnée, appliquée par un fou gonflé de science et, cette fois, non plus avec l’animal, notre frère inférieur, mais avec d’authentiques spécimens d’humanité !
Horreur !… Tout mon être se débat dans l’horreur !… Ah ! le monstre fut vraiment bien baptisé. Ugolin ! Ugolin ! Mangeur d’enfants ! Et dire qu’il va me falloir l’écouter, recueillir ses divagations ! Dire qu’il va tenter de m’associer à ses recherches, exécuter, devant mes yeux, une de ses atroces expériences !
Rajeunir !… S’il était vrai, pourtant, qu’on pût rajeunir, entrouvrir une porte sur l’immortalité ?… Quel rêve ! ô Prométhée ! Mais quelle aberration !
Je fais quelques pas dans ma chambre prison, inquiet de sentir que la fièvre me gagne à nouveau ? Sur une planche, dans le fond, des livres… quelques livres que je n’avais point remarqué. Une attention délicate d’Ugolin, sans doute ?
Je m’empare, au hasard, d’un de ces volumes que j’ouvre. Je lis. Voici ce que je lis : Le syncitium se transforme, à partir de la paroi propre, en tissu réticulé ; le cytoplasma se différencie en réticulum hématoxylinophile et en hyaloplasma. L’hyaloplasma subissant ultérieurement la fonte, le tissu réticulé, d’abord plein, présente des mailles vides. C’est grâce à ce processus que le tissu conjonctif interséminipare devient plus abondant. Jamais on n’a vu d’images mitosiques dans ce tissu interséminipare.
Ah ! ma tête ! ma tête ! Je lance l’affreux bouquin au milieu de la cellule.
Mais qu’est ceci ? Ô douceur ! Ô divin poète ! Les Métamorphoses d’Ovide ! La Grèce et l’Allégresse. L’Olympe et les Dieux ! La Beauté ! La Joie ! Inondation de soleil ! Je me jette sur mon lit, les doigts crispés sur le livre comme sur un trésor.
Ouvrons-le au petit bonheur, à la première page venue. Que vais-je rencontrer ? Ah ! Médée ! L’Enchanteresse Médée ! L’adorable histoire de Médée, fille orgueilleuse conquise par Jason. Nous sommes sous le firmament de Thessalie. L’encens brûle sur le brasier sacré : les victimes tombent sous le fer, leurs cornes entrelacées de bandelettes d’or. Une nappe rose de calme. Mais on ne voit pas Éson, le père du héros, le vieil Éson terrassé par l’âge. La mort étend ses sèches ailes sur lui. Et Jason se désespère. Il s’adresse à son épouse : O cui debere salutem… Ô toi ! l’auteur de mon salut… Il l’implore. Des années de ma vie pour les rajouter aux années de mon père, supplie-t-il. Et Médée en pleurs tend ses bras vers Hécate, la triple Hécate, l’adjurant de la seconder et de consentir au grand œuvre…
J’interromps brusquement ma lecture. Par quelle coïncidence inouïe suis-je tombé sur la légende de ce vieillard pour lequel on quémande la jeunesse ? Je n’échapperai donc point à cette hantise ? Ou faut-il voir, dans ce curieux hasard, comme un avertissement ?
Bah ! Je poursuis. Trois nuits se sont écoulées. La lune forme un cercle parfait, un disque plein et rebondi, quelque chose (mais ce n’est pas Ovide qui dit cela) comme une obscène boursouflure. Médée sort de son palais, la ceinture flottante, nu-pieds et les cheveux épars sur ses épaules nues. Nuda pedes, nudos humeris infusa capillos… Tout est sommeil autour d’elle. Médée appelle la triple Hécate, dépositaire et protectrice de ses desseins. Elle supplie la Terre qui fournit à son art des herbes toutes-puissantes. Elle prie les zéphyrs, les fleuves et les lacs, les dieux des forêts et les dieux des ténèbres. Elle dit : « Ô dieux ! mes chants apaisent la mer agitée, dispersent les nuages, dissipent les vents. Mes paroles étouffent les vipères. Je déracine les rocs, les chênes et les forêts entières. Je fais trembler les montagnes, mugir la terre, sortir les ombres de leurs tombeaux… Je demande, maintenant, les sucs qui rendent à la vieillesse la fleur de l’âge et lui font retrouver son printemps. » Comme elle termine, un char descend des cieux. Elle y monte, elle caresse le cou des dragons, elle se perd dans les airs.
Vallons de Thessalie, vous défilez sous ses regards. Elle plane sur l’Ossa et sur le Pélion, et sur l’Othris et sur le Pinde. Elle arrache les plantes, les coupe avec sa serpe d’airain. Elle cueille des herbes sur les rives de l’Apidane et sur celles de l’Amphryse et aussi tout près du Pénée, du Sperchius, du Bébès… Neuf jours et neuf nuits, elle parcourt ainsi les campagnes à l’aide des dragons ailés.
Je laisse de nouveau tomber le livre de mes doigts, car j’imagine la suite. J’avais oublié cette antique histoire d’Éson rajeuni par Médée. Maintenant je la reconstitue. Médée compose un philtre puissant ; elle plonge le vieillard dans un sommeil profond, l’étend sur un lit d’herbes, élève des autels autour desquels, semblable à une Bacchante, elle tourne, cheveux épars… Oui, c’est bien cela. Mais je n’ai pas retenu les détails. Ah ! tant pis ! je reprends le livre. Me voici devant le philtre qui bouillonne dans un vase d’airain, sur le brasier. Les semences, les fleurs, les sucs cuisent ensemble, mélangés à des pierres apportées du lointain Orient et à du sable que le reflux de la mer jette sur le rivage. Mais Médée ajoute à cette mixture de la gelée blanche recueillie la nuit aux rayons de lune, les ailes et la chair de l’orfraie, les entrailles du loup, la dépouille du serpent de Cynips, le foie d’un vieux cerf, la tête d’une corneille de neuf siècles. Ainsi le philtre acquiert toutes ses vertus. Médée mélange toutes les substances avec un vieux rameau d’olivier et voici, ô miracle ! ô Dieux ! que la branche soudain reverdit, se couvre de feuilles, se charge d’olives mûres. Aussitôt Médée tire son glaive et, se jetant sur le vieillard, elle lui ouvre la gorge. Elle laisse couler le vieux sang et verse ses sucs. Et la chose s’accomplit. Éson, le vieil Éson est debout. Sa barbe et ses cheveux ont subitement noirci. Sa maigreur a disparu, ses rides se sont évanouies. Il est jeune ! Il est jeune !… jeune !… jeune !… Et du haut des cieux, Bacchus, émerveillé, se hâte. Il accourt. Il se précipite vers l’enchanteresse…
Légende puérile ! Fable dont s’amusaient nos aïeux, ces grands enfants. De tout temps, à travers les siècles, les hommes ont médité sur la mort et la décrépitude. Toujours ils ont songé à combattre la vieillesse. De même ils ont imaginé de s’élancer dans les airs. Et, cependant, la fable d’Icare est devenue une réalité, de par la science. Est-ce que le philtre de Médée, la Magicienne, serait passé aux mains d’Ugolin ? Allons donc ! Sottises ! Vapeurs d’un cerveau en délire ! Fumées ! On peut certes prendre le sang d’un être vigoureux pour l’affluenter dans les veines d’un malade qui reconquiert ainsi un peu de force et de santé. Mais les années qui, tel un lourd manteau de glace, s’accumulent sur les épaules d’un vieil homme ! Mais la carcasse ruinée, l’enveloppe charnelle usée, les os desséchés ? Est-ce qu’on peut vraiment ravaler cet édifice vermoulu et branlant qu’est un vieux, un horrible petit vieux, toussotant et grimaçant, aux rarissimes poils aubères, au front plissé comme une antique blague à tabac ?
J’ai très peu mangé ce soir. Puis je me suis coulé dans mon lit, succombant à une extrême lassitude. J’ai dormi d’un sommeil uni et sans heurts. Je persiste à penser qu’Ugolin a fait mélanger à mes aliments ou à ma boisson quelque produit qui a dompté mes nerfs exacerbés.
Il faut pourtant que je mette un peu d’ordre dans ce récit. Jusqu’ici je l’ai conduit à l’aide de mes notes, sans méthode ni logique. Au point où je suis parvenu, je ne puis plus m’attarder ni m’égarer dans des détails. Je deviens, pour l’instant, non plus acteur mais témoin. Mais saurai-je avec assez de netteté reconstituer les paroles de feu que, durant des journées, un vieillard redoutablement loquace versa dans mon âme en dérive ?
Car je ne vois aucun incident à signaler au cours des trois semaines qui se sont écoulées depuis mon arrivée dans l’antre d’Ugolin. J’allais de ma chambre cellule à la salle à manger, de la salle à manger au laboratoire où l’inévitable trinité semblait se tenir en permanence. Et je devenais la proie facile du petit vieux à la faconde intarissable. Puis, le soir descendu, dans la paix de mon étroite prison, l’esprit encore enfiévré, j’arrangeais sur le papier, en phrases rapides et confuses, les mots recueillis, les divagations théoriques mêlées de vérités éblouissantes que, dans un pêle-mêle inouï, j’avais pu butiner.
Ah ! mes entretiens avec Ugolin ! C’est là ce que je tente de faire revivre aujourd’hui, dussent leur aridité et leur rigueur scientifique rebuter ceux qui me liront. Mais rien ne me tiendrait de ce journal semé de confusions si je n’apportais les indispensables explications.
Premier entretien. Ugolin est toujours assis à son bureau, flanqué de ses deux acolytes, la boule broussailleuse et le bâton noueux à tête d’oiseau. Un nouveau personnage, pourtant, long et fluet, confit dans une étisie sans exemple au monde, visage glabre et humide, l’aspect férocement érémitique. Ugolin, en deux mots, le présente :
— Professeur Ciron, mon collaborateur et secrétaire.
J’esquisse un salut. Le personnage étique et étriqué ne bouge point.
— Monsieur Doucet, continue Ugolin, écoutez-moi très attentivement. Vous n’êtes pas versé dans les choses scientifiques et je vais m’efforcer de m’installer à votre portée. Je vous ferai le cours des profanes. Ouvrez vos oreilles et bandez votre intelligence. Il est question de la vie, de la mort, de la vieillesse et de… l’immortalité. Problèmes qui ne vous sont peut-être pas très familiers.
En effet, je sais qu’on apparaît un beau jour sur ce globe, sans l’avoir voulu ; qu’on y végète un certain temps, tant bien que mal ; puis qu’on tombe en ruines et qu’on retourne au néant qui vous a vomi. Bonjour ! Bonsoir ! Je sais cela et pas autre chose. Et je n’ai jamais songé à autre chose. Je n’ai aucun goût, d’ailleurs, pour les énigmes et les charades. La métaphysique n’est pas mon fort et l’impression spectaculaire du monde visible me suffit largement.
Ugolin médite un court instant, les paupières baissées. Il toussote de son insupportable chevrotement de toux. Puis il reprend :
— Jusqu’à ce jour, mon cher monsieur, on a toujours considéré la vieillesse et la mort comme le terme inévitable de toute existence humaine. Supposez que quelqu’un se soit dressé pour crier aux hommes : « Il y a erreur. La vieillesse et la décrépitude physique ne sont que des maladies comme les autres et qu’on peut combattre, et qu’on peut vaincre. La mort n’est pas une fatalité ! » Celui-là, avouez-le, se serait vu joliment conspuer. C’est pourtant ce que j’ai tenté. J’ai soutenu, devant de doctes assemblées, qu’il était possible de guérir, vous m’entendez, de guérir la vieillesse et par suite de développer à l’infini la longévité humaine, de la développer jusqu’à l’immortalité… je veux dire jusqu’à la disparition de ce globe condamné dont nous ne sommes que les parasites sans gloire. Je ne me suis pas tenu satisfait pour avoir proclamé cette vérité. J’ai essayé de prouver. Je l’ai étayée d’arguments d’ordre expérimental, je l’ai consolidée sur tout un échafaudage de faits prouvés, reconnus, vérifiés… Mes démonstrations se sont heurtées aux préjugés stupides, à l’orgueil et à l’incompréhension de ce qu’on appelle le monde des savants. Mes vues, trop nouvelles, dérangeaient du reste trop de combinaisons. Et alors on a ri, monsieur, on a haussé les épaules, on m’a traité de visionnaire, on m’a menacé de la douche. Ah ! les sombres, les vertigineux, les incommensurables crétins ! Et quelle revanche terrible je vais m’octroyer sur leur canaillerie indigente.
Un coup sec de son coupe-papier sur le rebord de la table. Et Ugolin se soulève à demi.
— On meurt, poursuit-il. Pourquoi meurt-on ? Parce qu’on ignore la véritable composition de l’être et son fonctionnement. Qu’est-ce que l’animal humain ? Un ensemble prodigieux de cellules. Des cellules qui bataillent entre elles, vivent les unes des autres, s’entre-dévorent. La santé et le bon fonctionnement de notre corps dépendent étroitement de ces combats obscurs et répétés. Que telle espèce de cellules l’emporte sur d’autres et c’est ici un organe atrophié, là une tumeur, ailleurs une intoxication… Tenez, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler des phagocytes qui sont les éléments indispensables du sang. Il y a deux catégories de phagocytes : les petits ou microphages, les grands ou macrophages. Les uns absorbent tout microbe rencontré dans l’organisme. Les autres se cantonnent dans les résorptions et cicatrisations ; ils nous évitent les troubles traumatiques. Comprenez-vous cela ? Eh bien ! il arrive qu’à un certain moment de l’existence les macrophages dévorent, non seulement les microbes, mais encore les cellules indispensables à notre corps. On peut en fournir un exemple frappant avec le phénomène de blanchissement des cheveux qui n’a lieu uniquement que parce que les substances pigmentaires sont englouties par les macrophages. Cela a été démontré par Metchnikof. Il en est de même pour la destruction des tissus et celle des os qui perdent leurs substances calcaires. Et je vous renvoie encore à Metchnikof et aussi à Weinberg. Que conclure de cela, sinon que la vieillesse constitue tout un processus pathologique. Les organes se modifient lentement de par le jeu des cellules. Et c’est parce que les phagocytes d’une part, les cellules conjonctives de l’autre, triomphent de tous leurs adversaires que survient la sénilité, préface de la mort.
Ugolin se tait, une seconde, le regard fixe. Il semble oublier ma présence et se parler à lui-même.
— Oui, la cellule est à la base de tout. Et que savons-nous exactement de la cellule ? En l’étudiant dans toutes ses manifestations, nous aboutissons à cette constatation : qu’elle est tout un monde à part composé d’infiniment petits. Les substances qui entrent dans sa composition et qui baignent dans le liquide cellulaire, nous les avons observées, à l’état colloïdal. Elles sont en suspension dans le liquide, et chacun de leurs grains est visible au microscope. Ces grains, nous les avons appelés des micelles. Jusqu’à ce jour, la micelle est la dernière particule organique qu’on peut examiner dans la cellule vivante. Mais elle-même n’est-elle pas un ensemble d’éléments qui échappent à notre observation ? Toujours est-il que l’évolution, la vieillesse et la mort de la cellule sont déterminées par les luttes et les heurts des micelles. Et là, nous touchons au plus obscur, au plus déconcertant des problèmes…
Le maigre et fuligineux secrétaire qu’Ugolin désigne sous le nom de professeur Ciron, donne, depuis quelques minutes, des signes d’impatience. Il est agaçant, cet animal ; il distrait mon attention. À la fin il tend un doigt osseux :
— La cellule meurt, formule-t-il d’une voix caverneuse.
Ugolin bondit :
— Elle meurt, dites-vous. Soit. Mais par accident. Normalement, la cellule ne doit pas mourir.
— Quand les micelles cessent d’être suspendues et qu’elles sont précipitées, elles aboutissent à une maturation qui entraîne fatalement la dégénérescence des cellules. Il faut que ces dernières expulsent leurs micelles ou qu’elles succombent.
Ugolin s’agite furieusement sur son fauteuil.
— C’est là, en effet, le point essentiel. La cellule expulse de son sein les éléments devenus nuisibles, moyennant quoi, elle échappe à toute sénescence. Elle retrouve force, vigueur et vie. Or, qu’est-ce que le corps humain ? Une cellule parmi des trilliards et des trilliards d’autres dans un organisme plus vaste. Que cette cellule puisse, elle aussi, se débarrasser des éléments qui contrarient sa libre harmonie et rien ne peut l’abattre, rien que l’accident.
Il se tourne de nouveau vers moi :
— Je dois vous enseigner, pour être clair, que l’organisme humain est en tout semblable à l’organisme social. Il y a, dans les sociétés, les individus qui dirigent et occupent les hautes fonctions — ceux de l’élite savante et intellectuelle (en théorie tout au moins). Il y a ceux qui besognent. Chacun à sa place et rien ne vient entraver le bon fonctionnement social. Mais qu’un groupe prenne le dessus sur les autres et c’est alors la rupture, le parasitisme, le triomphe des plus forts ou des plus habiles aux dépens de l’intérêt général. Cela ne va pas sans provoquer des réactions que les hommes — admirez ce contre sens — appellent des révolutions. De toutes façons, c’est la Société bouleversée, en proie à l’anarchie, condamnée. Je ne vous apprends rien là-dessus, monsieur le journaliste. Mais prenez notre organisme. Il se développe sous l’action de deux espèces de cellules : les cellules nobles qui sont celles du système nerveux et de nos glandes, les cellules basses qui sont, je crois vous l’avoir dit, les phagocytes et les cellules conjonctives. Tant que le prolétariat cellulaire est soumis à la direction de l’aristocratie, tout va bien. Mais que les maîtres faiblissent, que les esclaves se révoltent et exercent leur domination et c’est la débilité, la maladie, la mort.
Il souffle bruyamment. Dans un chuchotement, Ciron, l’échalas, indique :
— Il faut tenir compte des invasions d’éléments étrangers.
— Eh oui ! riposte Ugolin, avec un énervement visible. Mais tout se tient. Ce sont les microbes variés et leurs toxines qui affaiblissent le plus la direction assumée par les cellules nobles. Metchnikof, auquel il faut toujours revenir, l’a parfaitement observé et, après lui, j’ai poursuivi mes recherches dans ce sens. Le plomb, l’alcool, le mercure, toutes les intoxications concourent à cet affaiblissement, déterminent les scléroses. La syphilis joue aussi son rôle dans ce phénomène. Mais la flore intestinale est la plus redoutable. Strasbourger n’a pas découvert moins de cent vingt-huit trillions de microbes de différentes espèces dans l’intestin de l’homme. Leurs toxines pénètrent dans la lymphe et dans le sang, empoisonnent les cellules. Les produits de putréfaction de l’intestin, tels que l’indol, le phénol, l’acide butyrique, sont nos plus dangereux adversaires. Or, les cellules, qui sont d’inégale sensibilité, ne résistent pas toutes avec autant d’énergie. Les cellules nobles sont les premières menacées. Notez que la particularité essentielle des cellules basses est qu’elles présentent la forme la plus primitive. Elle se comportent à peu près comme les amibes les plus simples. Elles sont d’une mobilité extrême, elles se répandent à travers les parois des vaisseaux et jusqu’à la surface des membranes muqueuses, ce qui leur permet d’échapper assez facilement à l’ennemi. Enfin il y a le phénomène de la spécialisation. Mon collaborateur, le professeur Ciron, va vous en dire un mot.
Le professeur Ciron étend ses interminables jambes et, sans daigner me regarder, explique :
— Chaque fois qu’un être est menacé, il puise, en lui-même ses moyens de défense. Chaque fois qu’un être se sent inapte à la lutte, il va vers l’association. C’est par le groupement que les êtres résistent. Et ce qui est vrai pour les individus que nous sommes le demeure pour les cellules. Enfin, il est avéré que plus un corps social est parvenu à un degré supérieur de civilisation, plus il est compliqué dans ses rouages, et plus les cellules individuelles qui le composent perdent de leur indépendance, cessent de s’affirmer pour s’unir dans des spécialisations qui les classent, détruisent certaines de leurs propriétés et finissent par leur assigner des tâches hors desquelles elles ne peuvent rien. Telle est la loi. Pour nos cellules, mêmes manifestations, mêmes prouesses. Il est établi que les organismes unicellulaires, donc indépendants, possèdent une étonnante faculté de résistance au milieu et s’adaptent merveilleusement à la lutte. Les organismes multicellulaires, au contraire, sont, si j’ose dire, handicapés. En eux s’est établi le nécessaire partage du labeur qui affaiblit chaque fraction.
Je tends éperdument toute mon attention pour suivre ce raisonnement. Les cellules dansent devant mes yeux. Et voici que le broussailleux Potrel, caressant les épines de sa barbe, intervient d’une voix aigre :
— N’oublions pas que les êtres unicellulaires, c’est-à-dire ceux qui jouent les individualistes dans le corps humain, comme dans le corps social, sont voués à la destruction. Il leur reste la possibilité de s’enkyster au moment du danger, et par là ils provoquent de graves inconvénients. Ils ont aussi le pouvoir de régénérer les parties perdues. Prenez de grands infusoires. Sectionnez-les en plusieurs tronçons. Chacun de ces tronçons se transforme rapidement, cicatrise ses blessures, revient à l’état primitif. Mais malheur à la cellule libre si elle se joint à d’autres cellules pour former un organisme nouveau où s’élabore la vie sociale.
— Oui, dit Ciron, elle est tout d’abord gênée dans ses mouvements. Le résultat le plus vite atteint est la privation de liberté. Elle subit les conditions de compression et d’alimentation que nécessite l’harmonie de l’organisme. Selon que les cellules se trouvent placées au centre, ou qu’elles sont en contact avec l’extérieur, elles assument des caractères différents. Chacune d’elles s’adapte à une fonction déterminée. Et vous aboutissez ainsi aux cellules des muscles propres aux substances contractiles, aux cellules épithéliales qui sont de protection (pour les cheveux, les ongles, la peau), aux cellules glandulaires qui fonctionnent par les humeurs et les sécrétions. Les unes recherchent les aliments, les autres les absorbent, d’autres les éliminent. De sorte que nous n’avons affaire qu’à de multiples spécialistes doués d’une seule aptitude, privés des autres.
Un court silence. Je regarde Ugolin qui, les paupières plissées, paraît indifférent à tout ce qui se dit. Mais il faut croire qu’il a saisi mon interrogation, car il fait un signe.
— Je vous comprends parfaitement, interrompit-il. Vous vous demandez à quoi riment toutes ces démonstrations. Voici. D’abord à bien vous convaincre que l’être humain est un organisme dont la confection, la structure, approchent de la perfection et qu’il enferme en lui une multitude infinie d’êtres aussi savamment développés que lui-même. Ce qu’il appelle pompeusement, orgueilleusement, son moi n’est qu’une résultante et le moindre vent d’insurrection soufflant parmi ses cellules peut l’influencer ou le détruire. La raison humaine est un édifice fragile. L’imagination qui a construit les Dieux est la conséquence de multiples actions et réactions produites au sein de l’organisme. Et c’est déjà un fait considérable. Car il nous suffira dès lors de nous pencher sur les mouvements de nos cellules, d’étudier leurs spécialisations, leurs rôles précis, leurs qualités ou leur nocivité. Le corps humain, comme le corps social, ne connaîtra la sécurité que dans le jeu savant et régulier de ses cellules et de ses groupements de cellules. Toute maladie, toute déviation, tout heurt s’explique par l’équilibre rompu et par la carence des cellules dirigeantes.
Je commence à distinguer vaguement une faible lueur. Si j’entends bien, la société humaine — ma société — repose sur un autoritarisme bienveillant, tolérant et clairvoyant des cellules nobles et sur l’obéissance passive des autres. Pas de révoltes, pas de troubles intestinaux (c’est le cas de le dire), pas de prétentions particulières. La raison d’État commande tout. Mais je ne vois pas bien s’il s’agit d’une autorité traditionnelle et héréditaire ou d’une démocratie avec suffrage universel. J’imagine difficilement les cellules courant aux urnes.
— C’est la loi de l’adaptation qui règle tout, reprend Ugolin, comme s’il avait perçu mes perplexités. Les cellules nobles affectées aux nerfs et au cerveau n’ont acquis leurs qualités que lentement, en baignant dans un liquide spécial, et grâce à leur système de nutrition. Les autres sont vouées, tout naturellement, à des besognes aussi utiles, mais beaucoup moins reluisantes. Voilà la vérité des choses. Le problème est toujours de conserver l’indispensable équilibre, si l’on veut éviter les maux du corps, la dégénérescence, la sénescence, l’épuisement des facultés. L’équilibre dans la tradition, tout est là.
Je me suis retrouvé sur ma couche dans un état voisin de l’abrutissement. Ces histoires de cellules nobles ou basses, ces assimilations inouïes entre le corps social où je plonge et le corps humain que je suis, ces précisions sur le rôle des êtres minuscules qui forment notre être et surtout la placidité sereine avec laquelle mes professeurs m’ont jeté tant d’énormités inconcevables à la tête, tout cela m’a fait l’effet d’un coup de bâton sur la nuque. À peine si je me sens la force d’aligner, deux à deux quelques pauvres raisons.
Suis-je tombé sur des déments d’un genre à part — de ceux que les psychiatres considèrent comme atteints du délire constructif ? Suis-je en présence d’esprits supérieurs, d’une extraordinaire clairvoyance, dépassant et dominant leur époque ? Je saurai peut-être, dans quelques jours, quelles conclusions il me faut adopter. Pour l’instant je me roule dans un tourbillon de cellules et de micelles. Je nage dans des flots d’infiniment petits. Et je rêve douloureusement. C’est donc ainsi la Vie, l’Être ? Que fait Dieu dans tout ceci ? Où se situe le Principe ? Étendu sur ma couchette, je clos les yeux pour mieux voir. Des bataillons innombrables de cellules sont au labeur et au combat. Mon corps est un champ de bataille où la vie, constamment, s’élabore dans la mort. C’est la guerre. La guerre en moi, en dehors de moi. La guerre toujours et partout. Tout ce qui vit, se meut, se transforme, se disperse, n’agit que pour la guerre. Les parcelles vivantes que vomit l’Inconscient n’ont d’autre logique que de se détruire et de s’absorber.
Un voile de plomb pèse sur mes paupières alourdies. Dormir. Dormir. Des êtres monstrueux, ornés de tentacules géants, en forme de têtards immenses, m’emportent sur des ailes gélatineuses.
Béatitude de l’ataraxie ! Avant d’abdiquer, j’ai cru sentir Dieu, ce ver au cœur pourri du Monde ! Dieu, c’est la cellule initiale, infinie et indestructible qui se multiplie, s’éparpille, se gonfle, se substante de ses propres déjections.
L’Univers n’est que le produit d’un incessant et macabre onanisme.
Évacuation. Ingurgitation.
Bouche contre bouche, le monstre amphisbène !
II
Deuxième entretien avec la confrérie Ugolin.
— Voyez-vous, commence le doux vieillard, le monde composé de petits mondes que nous sommes aboutit, selon que telle ou telle catégorie prédomine, à la Bonté ou au Crime, à la Beauté ou la Laideur. Beauté, Bonté, Vertu, autant de mots et de conventions, c’est entendu. Elles ont, pourtant, une réalité relative. Elles résident dans l’Harmonie ! Elles sont conditionnées par la Santé et la Pureté. Les Morales accrochées aux concepts métaphysiques — Divinité ou Impératif — ne sont que la codification empirique des nécessités hygiéniques. Et laissez-moi saluer, en passant, un de nos romanciers qui, dans une intuition de génie, formula que le vice et la vertu n’étaient que des produits comme le vitriol et le sucre. Rien de plus rigoureusement exact. La chimie est à la base de la biologie. Tout ce qui vit n’est que composition chimique et le point de départ entre l’organique et la pure matière est malaisé à déterminer.
— Il est très vrai, formule le spongieux secrétaire, que le jour où nous connaîtrons exactement la composition chimique des corps organiques et que nous fixerons leurs actions et réactions, nous serons les maîtres de la Vie.
— Pour l’instant, poursuit Ugolin, il ne s’agit que de combattre et museler la sénescence. Sachez que ce fut là le but de presque toute mon existence. Jeune et simple préparateur dans un laboratoire, j’avais déjà entrevu que la vieillesse n’était qu’une maladie comme tant d’autres et parfaitement guérissable. Le problème consistait à suivre de très près les évolutions de nos cellules, leur résistance aux microbes, leurs rébellions et à établir la paix sociale du corps. Il fallait assurer à l’espèce noble — vous prenez des notes, c’est parfait ! — toutes les conditions de libre développement, interdire aux phagocytes et aux cellules conjonctives toute incursion hors de leur domaine. Comment y parvenir ? D’autres, avant moi, ont donné toute leur attention à cette question difficile. Ils ont formulé des conclusions diverses, quelquefois opposées.
Il fait une pause, souffle, me fixe un court instant, les yeux mi-clos. Puis, le geste plus net, le ton péremptoire, il reprend :
— Nous voici aux alentours de la vérité. Apprenez, monsieur le journaliste, que notre corps abrite un certain nombre de glandes indispensables à notre existence et dont vous n’avez pas la moindre idée. Du moins, je présume que vous n’avez, là-dessus, aucune idée…
Ce n’est que trop vrai. Il ne m’est jamais arrivé de me demander si j’avais des glandes, où elles logeaient et à quoi elles pouvaient servir. Mais il n’est jamais trop tard pour s’instruire. Ugolin va m’édifier.
— Il y a des années et des années, poursuit-il, que j’étudie l’action des glandes dans le corps humain. Les travaux de Brown-Séquard m’avaient mis sur la voie. Peut-être n’ignorez-vous point que ce savant conçut, le premier, cette idée que la sécrétion de certaines glandes alimentait le sang d’éléments fort utiles. Il s’attacha, avant tout, à l’examen des glandes sexuelles. Il constata rapidement que l’extrait de glandes séminifères pouvait devenir tonifiant, agir sur les centres nerveux, augmenter l’activité du système cérébro-spinal. Naturellement, on accueillit ses affirmations avec des quolibets. Les hommes sont ainsi construits… Toute découverte nouvelle qui dérange leurs habitudes de pensée les fait se cabrer. Et pourtant ?… Est-ce que Claude Bernard n’avait pas attiré, déjà, l’attention de tout le monde scientifique sur l’activité et l’influence des glandes ? On savait qu’il suffit d’enlever à l’homme sa thyroïde, laquelle, comme vous savez peut-être, est située au milieu du cou, pour qu’aussitôt, cet homme ait le cerveau vidé. Bien mieux. Avec la mort de la pensée, c’est la croissance qui s’arrête, les cheveux qui tombent, la graisse qui s’accumule dans les tissus, l’assaut donné à tout l’organisme par les cellules conjonctives ; bref, la vieillesse prématurée… Ah ! Ah ! vous commencez à comprendre où j’en veux venir.
Une légère quinte de toux. Puis un signe. C’est le docteur Schutzzler, cette fois, qui prend la parole.
— Il y a, monsieur, toute une série de glandes dans le corps humain. Nous avons pu en étudier quelques-unes. Nous ignorons les autres. Les glandes sont de véritables petites usines où s’élabore un liquide indispensable à notre vie. En dehors de la glande thyroïdale, dont le rôle est essentiel, vous citerais-je les glandes surrénales, au nombre de deux, chacune au-dessus des reins, dont la disparition entraîne la mort en quelques heures. Et la glande dite hypophyse ou corps pituitaire, au-dessus de notre cerveau ? Et la glande pinéale au beau milieu du cerveau qui constitue peut-être le siège de l’intelligence. Et la glande thymique qui disparaît lentement avec la transformation de l’être vivant. Mais la plus importante — et nous touchons, monsieur, au problème — c’est la glande interstitielle et ce sera la gloire de Brown-Séquard de l’avoir indiqué.
— Par malheur, interrompt Ugolin, ce savant n’osa qu’une tentative prudente qui ne donna que de faibles résultats. Il se contenta d’injections sous-cutanées avec de l’extrait de glandes sexuelles. On observa, dès les débuts, une recrudescence de la force musculaire chez les opérés, ainsi qu’une plus grande capacité de travail. Brown-Séquard traita, avec son extrait, des maladies chroniques telles que l’ataxie, la lèpre, la paralysie, le diabète, la tuberculose. Mais il y eut des résultats négatifs. On abandonna peu à peu la méthode. On eut tort. Cependant le docteur Pol, en Russie, appliquait ce qu’il appelait la spermine, extrait des glandes séminifères d’animaux. Le tort qu’eurent ces précurseurs, ce fut de ne pas étudier assez attentivement la structure de la glande sexuelle. Grâce à Steinach, nous savons, maintenant, que cette glande, outre les éléments tels que spermatozoïdes et ovules, fournit au sang, une substance qu’on a appelée hormone. C’est l’hormone qui détient le principe de la vie. De nombreuses expériences ont permis de l’établir. Mais les savants se divisent sur certains points. Boin et Ancel veulent que les hormones soient produites par les glandes interstitielles. Stave, Voronoff, Retterer estiment qu’elles proviennent des cellules sexuelles elles-mêmes. Pour moi, le problème est beaucoup plus simple.
À ce moment, le long secrétaire m’enveloppe d’un regard malévole, étire son corps osseux et se soulève à demi :
— Maître ?…
Ugolin réprime un geste d’agacement.
— Je sais. Nous différons d’avis sur ce point. Mais laissez-moi vous rappeler qu’en dehors des travaux de Voronoff, j’ai à vous opposer les miens. Mes conclusions sont formelles. Les glandes sexuelles génératrices d’hormones créent la jeunesse, stimulent les cellules nobles. Seulement il fallait substituer à l’injection le procédé beaucoup plus rationnel de la greffe. C’est par la greffe qu’on sauve l’homme. Grâces en soient rendues à Ollier, à Carrel, à tous ceux qui nous ont montré le chemin.
Il appuie son regard sur moi. Je continue hâtivement à prendre des notes. Mais je ne suis pas très sûr de bien comprendre et de bien suivre. Le soir, j’ai remis mon griffonnage au net et j’ai médité longuement. Ces histoires de cellules, de glandes, d’hormones, de micelles, d’infiniment petits bataillant les uns contre les autres, sécrétant des toxines mortelles ou des liquides bienfaisants me déconcertent. Ça, la Vie ? Ça l’individu ? Eh ! oui, c’est ça et pas autre chose ! Des trilliards de cellules se promènent dans notre sang, dans notre moelle, dans notre substance. Et nous ne sommes que cellules participant à la vie d’un organisme géant. Cellules sur cellules, sans limite.
Mais le petit vieux, l’abominable petit vieux toussotant et ricanant me paraît moins ridicule. L’avouerais-je. Il me paraît moins odieux.
Génie ou Folie ? Les deux, sans doute.
J’ai fixé, en détails — et je m’en félicite aujourd’hui — cette sorte de cours que, sans la moindre préparation, j’ai dû suivre pendant plusieurs journées. Je reprends la démonstration d’Ugolin au point où je l’ai interrompue :
ugolin. — Laissez-moi vous communiquer les résultats de mes expériences. J’ai, monsieur, pratiqué la greffe testiculaire sur des béliers vieillis et châtrés, sans ardeur sexuelle ni instinct combatif. D’autres fois j’ai greffé seulement de petits fragments. Cette opération de transplantation, je l’ai tentée sous la peau, dans les bourses, sous le péritoine. Eh bien ! chaque expérience a donné des résultats plus que concluants. J’ai vu les béliers les plus épuisés, les plus près de la fin, reconquérir en peu de jours leur vigueur. J’ai noté la croissance des cornes, l’augmentation vraiment miraculeuse de la toison. Tenez, un jour, j’ai pris un vieux, très vieux bélier, une ruine. Le malheureux animal tremblait sur ses jambes. Il pouvait avoir dans les treize à quatorze ans, ce qui correspond à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix chez l’homme. Il s’en allait d’épuisement et d’une incontinence d’urine provoquée par l’inaptitude du sphincter vésiculaire. Je lui ai greffé plusieurs fragments dans la vaginale droite, au-dessous de son propre testicule. Quelques semaines se sont écoulées. L’allure de l’animal s’est peu à peu modifiée. Il a retrouvé sa jeunesse et son énergie. Si bien que mis en contact avec une jeune brebis et soumis à une longue et étroite surveillance, il est arrivé que la brebis a mis bas un superbe agneau.
ciron. — Ces expériences ont été multipliées sur des boucs et des béliers. Il est hors de doute que la greffe recrée de la jeunesse chez ces animaux. Le docteur Voronoff a passé des années à accumuler des observations plus que probantes à ce sujet. Mais le problème qui demeure est le suivant : Ce qu’on a pu faire avec l’animal est-il possible avec l’homme ?
ugolin. — L’homme est un animal, en tout semblable aux autres, en dépit de son monstrueux orgueil. Il est le propre cousin du singe. Il n’est même qu’une branche abâtardie et dégénérescente de l’antique famille. Dans ces conditions, rien ne s’oppose à ce qu’on essaie sur de vieux animaux humains les mêmes expériences. Et le docteur Voronoff l’a parfaitement compris lorsque, mettant à profit les études et les expériences antérieures, il est allé chercher, en Afrique, tout un stock de glandes interstitielles empruntées aux grands singes.
ciron. — Je prétends, néanmoins, qu’entre l’animal et l’homme, il y a de profonds écarts biologiques.
ugolin. — Nul n’y contredit. Mais le singe ne peut-il être considéré comme une sorte d’homme primaire ? Et n’y a-t-il pas, déjà, des faits d’expérience. Par exemple, Kuttener transplantant un péroné de singe à un enfant. Évidemment, il s’agissait là d’un organe simple. Mais Voronoff, pour en revenir à lui, n’a-t-il pas expliqué à l’Académie de Médecine, le 30 juin 1914, qu’il avait pu greffer la thyroïde d’un singe dans le cou d’un enfant, avec plein succès. Et le professeur Bernard n’a-t-il pas affirmé, dans le Traité de Chirurgie de Le Dentu et Delbet, qu’il est possible que, dans quelques années, les greffes fragmentaires, les transplantations, partielles ou totales, de la thyroïde et des parathyroïdes s’effectuent communément. Enfin, faut-il rappeler que, depuis la guerre surtout, on greffe avec une extrême facilité les os, la peau, les organes les plus délicats. C’est à Ollier que nous devons cette méthode. Est-ce que Morrice n’a pas greffé des ovaires ? Est-ce que Carrel n’a pas greffé des reins ? L’opothérapie n’est plus discutable aujourd’hui. Ses progrès incessants, enregistrés par tous, sont décisifs.
ciron. — Je ne discute pas ces faits. Mais j’ai suivi de très près vos expériences et vous savez quelles conclusions j’en ai tirées. Je prends un simple exemple, entre autres. Vous avez opéré, voici quelques années, sur un bouc et, sur votre prière, j’ai observé attentivement l’animal. Les glandes testiculaires étaient greffées dans la vaginale même des bourses, c’est-à-dire dans leur milieu naturel. Après un an de greffe, j’ai prélevé quelques portions de glandes. J’ai constaté que des amas de noyaux s’étaient formés dans un protoplasma commun. Le tissu conjonctif interséminipare, avec la paroi propre, enfermaient des tramées fibreuses. Le tissu réticulé, qui constitue l’enveloppe provient de la transformation des cellules épithéliales. Entre le tissu réticulé et le reste épithélial, j’ai trouvé des filaments hématoxyliophiles qui semblent pénétrer dans l’intérieur. Pour tout dire — et je me base sur toutes mes observations — les couches épithéliales se transforment en tissu conjonctif, d’abord réticulé, puis fibreux…
À ce moment précis de la démonstration, je ne puis étouffer un léger bâillement. Ugolin intervient de sa voix sèche.
— Précisez. Tous ces détails n’intéressent que modérément M. Doucet.
Ciron reprend :
— Il faut pourtant qu’on sache exactement ce que deviennent les tissus du testicule greffé. Tout d’abord, on a pu croire que les tubes séminipares du greffon produisaient des spermatozoïdes. Mais, peu à peu l’épithélium dégénère. Les cellules épithéliales se changent en syncytium à noyaux qui ne tarde pas à aboutir en tissu conjonctif réticulé. C’est la fonte ultérieure de l’hyaloplasma qui produit le plasma dont la résorption détermine la libido et la potentia cœundi. Mais chez les sujets très vieux, point d’hyaloplasma. Toute sécrétion aussi bien interne qu’externe est supprimée. Si j’osais conclure…
J’ai presque envie de lui crier : Faites donc ! Car je finis par m’y perdre, dans ces histoires. Je me demande ce qu’il veut prouver avec ses plasmas, ses tissus, ses réticulés, son épithélium et son syncytium ! Seigneur ! que la science est chose effroyablement aride et repoussante.
Mais Ugolin m’a prévenu :
— Vos conclusions, on les connaît. Il y a une part de vérité dans vos constatations. Mais vous n’avez, jusqu’ici, étudié que sur les animaux. Il vous reste à voir ce que donnent les glandes interstitielles humaines. Et la seule question est d’établir que la greffe jette dans l’organisme les hormones sexuelles qui combattent la décrépitude sénile. Là-dessus, mon opinion est formelle, et toutes vos réticences ne serviront à rien. Je vous rappellerai en attendant, que par d’autres méthodes, Steinach a rajeuni de vieux rats blancs. Mais son expérience portait néanmoins, sur l’activité des glandes sexuelles. Il usait des rayons Roentgen et de la ligature des canaux séminaux. Passons. Steinach s’est vu conduit à employer, lui aussi, la méthode homoplastique, c’est-à-dire la greffe. Après lui, Lichtenstern a poursuivi les expériences. Il est arrivé — et vous connaissez le fait — à rendre la masculinité à un individu castré depuis dix années. Qu’avez-vous à opposer à cela ! Est-ce que l’introduction des hormones ne renouvelle pas les caractères sexuels, ne provoque pas une augmentation de la force musculaire, la poussée des cheveux et de la barbe ? Alors ?
Court arrêt. Ugolin m’examine. Puis, avec une sorte de solennité, il achève.
— Or, tout cela n’était rien. Pendant que des recherches s’effectuaient un peu partout, moi, silencieusement, sans aucune relation avec mes confrères, je continuais les miennes. Je renonce à vous retracer mes efforts, comment je me suis usé lentement à ces travaux difficiles. J’y laissai, d’abord, une fortune appréciable qui aurait pu me permettre de couler des jours paisibles. J’y gagnai une réputation d’original et de demi-fou. Mais quoi ! On ne fait rien de grand, rien de beau sans un grain de folie. J’ai poursuivi obstinément mes expériences, dans le mépris des hommes. Et voilà des années, déjà, que, théoriquement, je suis convaincu. J’ai vu de bonne heure, de très bonne heure, vous m’entendez, que la vieillesse n’était que maladie et maladie guérissable et que le problème de la vieillesse se rattachait étroitement à celui du cancer. Eh oui ! Je ne veux pas entrer, de nouveau, dans des détails. Sachez seulement que les cellules sont soumises à une sorte de régularisation déterminée par les centres nerveux. C’est la faiblesse des centres nerveux qui entraîne la multiplication des cellules lesquelles, forment des tumeurs et des excroissances qui mettent à mal l’organisme. Tout se tient. Il faut agir sur le système nerveux, du dehors et du dedans, faire rentrer les cellules en rébellion dans l’ordre. Mais ceci est tout autre histoire. Je laisse de côté les fantaisies des psychiatres qui ne reposent que sur des conventions empiriques. Je m’en tiens aux manifestations qualifiées de matérielles. Et je vous dis ceci, que je vous prie de bien enregistrer…
Nouvelle pose. Et voilà, derechef, mon Ugolin lancé.
— Tout dans notre organisme, n’est que réactions et combinaisons chimiques. Il nous faudra, dans l’avenir, étudier les corps et leurs associations, mêler étroitement la biologie à la chimie. Tout n’est également que lutte atroce pour l’existence. Qui pourra décrire ces massacres insensés dont notre corps est le théâtre. Qui chantera cette nouvelle Iliade ? Car, microbes, phagocytes, cellules nobles ont leur Achille, leur Ajax, leur Hector. Le bactériophage dévore les microbes intestinaux. Les phagocytes se jettent sur les bacilles, faisant ainsi le jeu des cellules cérébrales et nerveuses sur lesquelles ils se précipitent dès qu’ils se sentent en force et en nombre. Et que sont ces infiniment petits, eux-mêmes ? Des systèmes planétaires, mon cher monsieur ? Chaque atome constitutif de notre organisme est un monde autour duquel tournent vertigineusement d’autres mondes que le microscope a situé sous le nom d’électrons et d’ions. Ah ! Ah ! Voyez-vous ce corps humain, vaste comme l’infini, réceptacle de trilliards et de trilliards de mondes avec leurs lois mathématiques, leur processus, leur vie propre ! Et, maintenant, regardez en haut. Qu’est l’homme ? Un être insignifiant. Sur un point imperceptible qui n’est par rapport à l’atome soleil qu’un simple électron. Et l’atome soleil, les atomes étoiles, tous les systèmes dont nous recherchons les lois ne sont que des cellules vivantes entrant dans la composition d’un organisme dont les dimensions nous échappent. Et cela, toujours, toujours, à l’infini, dans le petit et dans le grand. Le grand Tout n’est qu’un grand Trou. Hein ? Que dites-vous de ce spectacle, monsieur le journaliste ?
Ce que j’en dis ? Simplement que, transporté sur de telles hauteurs, je commence à sentir le vertige me gagner. Je ne suis pas fait pour de telles spéculations. Je résiste difficilement à l’envie qui me pousse à demander grâce.
— Que sont, poursuit Ugolin, de plus en plus animé, les fragiles constructions de l’esprit humain ? Que deviennent vos Morales, vos Religions ?… Répondez.
Je ne réponds rien. Je hoche la tête. Je sens le besoin de me lever, de marcher, de me donner du mouvement. Des fourmillements courent dans mes mollets. Il doit y avoir bagarre entre mes cellules.
Ugolin me contemple avec un sourire au coin des lèvres. Il se calme peu à peu. Les autres, regards fixés sur le maître, ne bougent pas plus que des cariatides. Seul, l’entêté Ciron laisse paraître une moue dédaigneuse et condescendante.
Ugolin reprend :
— Revenons sur ce globe. J’ai peut-être un peu trop insisté, cher monsieur, sur les mystères de notre vie organique. Mais il le fallait pour que vous saisissiez mieux ma pensée. Voyez-vous, toutes les opérations auxquelles il a été fait allusion, toutes les expériences tentées n’étaient rien à côté de ce que je rêvais et de ce que j’ai réalisé. Jusqu’à présent, obéissant à je ne sais quel stupide sentimentalisme, on ne s’adressait qu’à l’animal et l’on ne greffait sur l’homme qu’à l’aide de l’animal. Du temps perdu, simplement. J’ai fini par comprendre et par admettre que, pour réussir il fallait utiliser l’homme. Voilà l’idée géniale et fécondatrice qui bouleverse la Science et suscite des miracles. Voilà le problème enfin résolu et qu’il fallait résoudre. Pour museler la vieillesse, supprimer les infirmités, redonner à un être voué à la décrépitude, force et vigueur, il n’y a qu’à prendre la jeunesse d’un autre individu. La greffe, soit ! selon la méthode Voronoff. Seulement la greffe des glandes interstitielles ou des glandes sexuelles complètes empruntées non plus au singe, mais à l’homme lui-même.
J’ai beau me raidir. Je sentais, depuis longtemps, venir la chose. Je tressaille et j’ébauche un geste. Ugolin ricane.
— Parbleu ! Je m’y attendais. L’objection morale. Pauvres êtres faits de la boue des conventions stupides. Quoi donc ? Des hommes au cerveau lucide et puissant, des hommes ayant cueilli les fruits amers à l’arbre décevant de la science, disparaîtraient, cependant que des spécimens de basse humanité, produits de copulations trempées dans l’alcool et marquées de la griffe du tréponème pourraient impunément exercer, sur cet amas de turpitudes qu’est notre globe, leur imbécile malfaisance ! Vous trouvez donc cela tout naturel. Mais sachez, malheureux, que si j’entends éterniser l’Élite savante et intellectuelle, c’est au profit de l’Humanité tout entière. Ce que je veux accomplir, c’est une Révolution. Non pas cette Révolution empirique, infructueuse, qui consiste à déplacer le pouvoir et à remettre entre les mains des esclaves l’autorité périmée des maîtres. Mais une Révolution autrement féconde et durable, conçue et exécutée, non plus selon les arbitraires lois sociales, mais selon les lois naturelles agrémentées du coup de pouce indispensable.
En prononçant ces derniers mots, Ugolin s’est levé. Je le vois, maintenant, qui marche de long en large, dans la salle, la taille haute, la tête droite, avec je ne sais quelle séduction qui ruisselle de tout son être. Malgré moi, je subis le charme. Je me sens, tour à tour, attiré, puis repoussé. Quel irrésistible dynamisme s’accumule dans ce corps de vieillard ?
— Où commence le crime, reprend-il, d’une voix hoquetante ? Avec l’homme ou avec le singe ? Et qu’est-ce que l’homme par rapport au singe ? Ah ! Ah !… Ne roulez donc pas ces yeux effarés. L’homme n’est qu’un singe, monsieur, mais non pas un singe évolué comme vous le fait concevoir votre orgueil insensé. Plutôt, un singe dégénéré… Oui, c’est ainsi. Les uns et les autres ont un ancêtre commun, très probablement ces lémuriens dont on retrouve encore des échantillons, à Madagascar, et qu’on a identifiés dans l’éocène. En ces temps lointains, les primates étaient végétariens. L’ancêtre de l’homme a adopté, peu à peu, le régime carnivore, ce qui lui a valu ces qualités de férocité qui l’ont toujours distingué. Mais ceci n’est rien. Ce qui a fait l’homme, mon pauvre monsieur, c’est le spirochète. Ça vous étonne ? Écoutez-moi bien. Les premiers descendants des lémuriens qui cueillirent la syphilis et disparurent individuellement, après avoir fait souche d’êtres lamentables, physiquement diminués, provoquèrent ce résultat inouï : l’hypertrophie du cerveau. Cette hypertrophie est proprement la source de notre fameuse intelligence. C’est parce que le tréponème est entré dans le jeu que l’évolution cérébrale s’est poursuivie. En réalité, par rapport à ses cousins les singes, l’homme n’est qu’un type infantile. Cela se voit par la régression du système pileux, la longueur des membres postérieurs, la gracilité du squelette… Mais cette enfance prolongée a eu, comme résultat, à travers les siècles, le langage dû à la faiblesse du larynx, la supériorité intellectuelle opposée à l’infériorité physique. Finalement, cela a tourné à notre avantage. Comme quoi à quelque chose malheur est bon. Béni soit le tréponème. Si des générations d’idiots furent sacrifiés sur son autel, la race, survivante et adaptée, y a conquis des facultés nouvelles et précieuses. Ajoutez, à cela, l’alcool, le précieux alcool dont l’action s’est exercée souverainement sur la substance cérébrale. Et cela continue, mon pauvre monsieur. La syphilis et l’alcool sont les principaux facteurs du génie humain, et les bipèdes que nous sommes, vous et moi, n’apparaissent aux regards de l’observateur que les héritiers mal venus des singes.
Il s’arrête, croise ses bras sur sa poitrine et projette sur mon front un regard fauve où courent des lueurs bleues et jaunes. Je baisse la tête. Cette fois, je me l’avoue in petto, je suis knock-out. Une immonde et confuse image s’interpose entre Ugolin et moi : l’accouplement inimaginable d’une guenon et d’un tréponème monstrueux à plusieurs têtes. Je laisse tomber mes paupières.
— Écoutez, écoutez, éclate la voix d’Ugolin. Nous sommes sortis du troupeau des anthropoïdes. Mais l’homme de demain, le surhomme, l’être que nous contenons en puissance, doit sortir du troupeau de ses contemporains figés dans l’immobilité et incapables d’évolution. Il se noie dans ce troupeau, s’y enlise, y perd tout essor. Alors que d’autres destinées le sollicitent, alors qu’il peut se gaver d’espérances et prétendre à la divinité, la froide, l’absurde, la nauséabonde réalité le ressaisit, lui interdit toute évasion. Le boulet des préjugés et des conventions sociales alourdit ses pieds, l’entraîne dans la vase. Il n’est que temps de rejeter toutes entraves. La vie humaine est sacrée, direz-vous. D’accord. Toutes les Morales et toutes les Religions s’entendent sur ce point — théoriquement. Mais voyons la pratique, monsieur, voyons la pratique. L’histoire des hommes n’est faite que d’hécatombes. Elle est écrite dans le sang. Meurtres, rapts, pillages, tortures. À chaque chapitre, des tueries. L’homme tue pour voler, pour conserver ses biens, pour la femme, pour Dieu, pour ses idées, pour son clan, pour sa Patrie, pour la Loi et même, ô dérision ! pour rien, pour ce qu’il appelle l’Honneur ! Un individu n’est-il pas de l’avis du prêtre ou du législateur, c’est la prison, le supplice, la mort. Jeux du Cirque romain et pouillerie des Catacombes ! Inquisition et Saint-Barthélemy ! Guerres et révolutions ! Toujours, partout, l’Assassinat ! Crimes et Souffrances. Écartèlements, gibets, croix, tenailles, bûchers, grils, petite et grande question et question extraordinaire, guillotine, électrocution, et aussi les mitrailleuses, les canons, les avions, les gaz, demain les bactéries entrant dans la danse… Ah ! douce humanité ! L’homme est un loup pour l’homme, a dit un philosophe. Allons donc ! Les bêtes tuent, selon la loi, pour manger. L’homme, lui, tue pour tuer.
Il se remet à toussoter. Ses yeux brillent d’un éclat de fièvre. Un instant, je me demande si quelque crise ne le menace point. Mais il se calme brusquement. Avec un haussement d’épaules, il se rassied à sa table et sa voix se fait plus douce.
— C’est là l’Humanité que vous voudriez nous conserver ? Merci du cadeau. Sans doute, trouvez-vous que les sociétés modernes sont parfaites et qu’il est inutile de poursuivre leur transformation brutale ? D’autres que moi, pourtant, l’ont voulu, et sans résultats appréciables. Toujours, au cours des âges, chez les parias d’Orient, parmi les tribus d’Israël, dans l’esclavage antique aussi bien que dans le prolétariat contemporain, les dépossédés se sont efforcés de changer l’ordre social. Les émeutes et les révolutions se sont succédé. Les guerres civiles ont donné leur réplique sanglante aux guerres nationales. Tout cela sans effet. Parce que l’individu n’a pas su atteindre à la conscience et que les hommes au pouvoir, quels que soient les remous qui les y ont portés, demeurent des hommes avec leurs tares, leurs faiblesses, leurs ambitions, leur sale orgueil que fortifie encore l’exercice de l’Autorité. M’avez-vous compris ? Vous rétorquerez que les révolutions ont toujours provoqué un progrès sensible, délivré le troupeau d’un joug odieux. Ah ! bah ! L’esclave fait place au serf, le serf au salarié. À la base, il y a, constamment, l’exploitation de l’homme par l’homme. Les révolutions ne font qu’en changer les modalités ou en atténuer temporairement la violence. Comédie en plusieurs actes. Les jacobins ont accumulé les cadavres, imposé un régime d’implacable terreur pour donner quelques droits illusoires à l’homme. Mais Robespierre aboutit au Directoire, à l’Empire, à la Guerre. Les profiteurs s’installent dans les dépouilles des vaincus. L’industrie naît et l’individu un instant libéré retombe sous le despotisme du travail. Alors de nouveaux prophètes se lèvent pour enseigner que, seul, le monde du Travail et de la Production a tous les droits. Ils prêchent la Révolution sociale. Les prolétaires au Pouvoir ! Voici Lénine. Apothéose. Ah ! mon pauvre monsieur ! La bête de somme, l’animal de labeur, débarrassé de ses vieux maîtres, n’y gagne qu’un esclavage encore plus absolu et féroce.
Il y va de son petit ricanement dont le grincement me fait mal aux os. Mais il a eu le tort de me conduire sur un terrain qui m’est assez familier. J’élève une protestation (la conférence va devenir contradictoire).
— Permettez… je vous ai écouté, jusqu’ici sans un mot… Ne pensez-vous pas que le jour où ceux d’entre les hommes qui détiennent toutes richesses véritables parce que, seuls, ils les produisent, seront véritablement les maîtres de leurs destinées, il y aura, tout de même, un grand changement ?
Un coup sec sur la table. Je vois qu’Ugolin rit de toute son âme et que les autres, le long professeur allemand, la boule épaisse des Martigues et jusqu’au manche à balai qui lui sert de secrétaire partagent son hilarité.
— Comment dites-vous ça ? halète le petit vieux. Ceux qui produisent… leurs destinées… Ah ! Ah !… Des mots, monsieur, des formules… C’est votre Karl Marx qui vous a tourneboulé l’entendement. Ah ça ! répondez-moi ? Que faites-vous de l’Intelligence, et de la Science, dans la production de toutes vos richesses ? Et la Technique ? Alors vous imaginez qu’il suffit de porter le travailleur au faîte pour que tout soit dit. Et, d’abord, comment vous y prendrez-vous pour effectuer cette géniale opération ? Le pouvoir aux prolétaires ? Bien. Vous aurez supprimé l’exploiteur, l’intermédiaire, le parasite. Parfait. Optime. Seulement comment le prolétariat organisé exercera-t-il son autorité, sinon par ses délégués qu’il croira avoir choisi, mais qui, en réalité, seront le fruit de l’arbitraire. Naïf ! Naïf ! Vous ne voyez donc pas que vous ne supprimerez privilèges, et castes, et classes, que pour choir sous la tyrannie cent fois plus abjecte et monstrueuse de la Masse — de la Masse ignorante et aveugle, de la Masse qui demeurera esclave croyant régner, et qui ne régnera, sur elle-même, que par personnes interposées.
Le voici, de nouveau, debout.
— La seule, la vraie Révolution, c’est la Science qui peut la réaliser. La Révolution de la Sagesse sera féconde et définitive. Sans doute, faudra-t-il, une dernière fois, verser le sang. Cela dépend des résistances et des moyens dont nous disposons. Dites-vous que, pour l’instant, nous ne faisons qu’emprunter à l’homme certaines propriétés dont il ne sait user que fort malencontreusement, et cela dans l’intérêt de l’homme lui-même. Qu’importe à l’Humanité de demain que quelques milliers de ses enfants soient dépouillés de leurs génitoires, si ceux qui doivent venir connaissent le bonheur dans le repos et goûtent la douceur de vivre dans l’euphorisme social.
Je murmure :
— Mais pourquoi l’homme ?
Hurlement :
— Assez ! Je vous devine. Vous aussi, voudriez que je m’adresse au singe. Ça, jamais. Et d’abord, savez-vous ce qu’est un singe ? Avez-vous approché un singe ? Connaissez-vous ses mœurs ? Alors, taisez-vous. D’ailleurs, nous en reparlerons, des singes. Je vous dirai, moi, ce que c’est qu’un singe. Et vous jugerez.
Il se tait, comme épuisé, le front entre ses mains, perdu dans un brouillard opaque de rêverie.
III
Deux journées entières ont filé sans qu’Ugolin ait daigné s’occuper de ma modeste personne. J’ai craint, un instant, que mes tentatives de discussion ne l’aient irrité. Ça ne serait pas très drôle. Avec ce vieillard à marotte, tout est à redouter.
Enterré dans ma cellule, je bâille, je bâille éperdument… Et je m’isole dans l’imperméabilité de cogitations fumeuses (que faire dans ce gîte ?). J’ai éprouvé, d’abord, quelques difficultés à classer mes idées. Il m’est tombé sur le sinciput un tel déluge de démonstrations aggravées de paradoxes et de truismes évidents qu’il m’a fallu vraiment des méninges à toute épreuve. Quelle redoutable psychose guide ces doux vieillards sur la route du crime assaisonné de sadisme ? Et, pourtant, il m’est difficile de ne le point reconnaître, tout n’est pas absurdité et folie dans le verbiage d’Ugolin. Il est plus que certain que la vieillesse est un mal guérissable. Ce sont les procédés thérapeutiques et chirurgicaux du docteur qui me choquent et m’effarent. Mais le plus amusant, c’est que ça se complique de prétentions humanitaires et de desseins sociologiques. J’ai idée que cette aventure se terminera avant peu dans quelque cellule, moins confortable que la mienne, à moins que ce ne soit au cabanon.
Je me dis ces choses, et je me les répète, et je les entoure d’une ceinture d’arguments et de déductions irrésistibles. Mais il est bien vrai que je vise surtout à me donner le change. Je sais qu’il n’est rien comme de jeter un homme sain d’esprit au milieu d’une meute d’aliénés, pour que cet homme subisse rapidement la contagion. En serais-je déjà là et les maléfices d’Ugolin opéreraient-ils sur mon esprit ?
Agacé, je m’empare d’un bouquin. Tiens ! il s’agit d’une étude sur la longévité humaine. Je note, en tournant les feuilles, les noms de Paracelse, de Raymond Lulle, de Bacon, des rajeunisseurs précurseurs de mon Ugolin. Le chancelier signale le cas extraordinaire d’une comtesse Desmons qui vécut jusqu’à l’âge de cent quarante ans, vit ses dents repousser trois fois et deux fois sa chevelure. Cette bizarrerie est mentionnée, à plusieurs reprises, dans l’Opus Majus et dans la Guérison de la vieillesse. Très intéressant. Suit l’histoire de l’abbesse de Murviedo, telle que l’a contée Velasquez de Tarente. Cette dame à l’âge de cent ans s’avisa que ses règles, disparues depuis un demi-siècle, faisaient leur réapparition. Ses rides s’effacèrent, ses cheveux blancs redevinrent comme jais ; des dents superbes s’installèrent dans sa bouche, bref elle fut métamorphosée en femme de vingt-cinq à trente ans. Mais cette histoire m’a l’air d’un fameux bobard. Je préfère la liqueur d’or que Bacon recommandait au pape Nicolas IV.
Voici beaucoup mieux. L’alchimiste Morénius prétendait détenir la pierre philosophale, qui était à la fois le secret de la transmutation des métaux et celui du rajeunissement perpétuel. Les frères Rose-Croix connaissaient un élixir qui faisait merveille et qui permit au philosophe Artephius de dépasser les trois siècles… Hum !… Mais le curieux vraiment, c’est de voir des hommes positifs, tels que Descartes ou Newton accueillir pareilles sornettes. Allons ! Ça ne vaut pas les méthodes d’Ugolin.
Oui, ce serait intéressant de vivre longtemps, longtemps… ne fût-ce que par curiosité. Mais je pense qu’avec l’accumulation des années la satiété doit finir par s’imposer. Toutes joies doivent paraître vaines. Et encore ne faudrait-il point que l’existence s’écoulât entre les quatre murs nus d’une cellule, avec, pour tout potage, quelques volumes aux titres rébarbatifs.
Mes pensées prennent une sombre couleur. Je me débats contre les noires hantises qui me donnent l’assaut et sous le poids de la solitude. Pourtant… Je ne cours personnellement aucun risque. Ugolin finira bien par me remettre en liberté et, quand la société l’aura muselé, lui et ses auxiliaires, quel magnifique et bouleversant volume de grand reportage ne pourrai-je lancer à la tête des confrères médusés ! J’entrevois la gloire, la fortune. Une seule ombre à ce tableau enchanteur, Juliette !… La reverrai-je jamais ? Dépouillée de toute énigme, réduite à son simple rôle d’instrument entre les mains du petit vieux, elle me paraît moins attirante… Je me consume à évoquer la sirène dans son éblouissante nudité ; je reconstitue la lascivité de ses abandons, la perversité de ses attitudes, nos duos érotiques… Je me retourne, haletant sous les morsures de ce démon femelle, en proie à l’obsession de la chair, rué dans la farandole des paroxysmes. Succube ! Succube ! bondie de je ne sais quel brûlant pandémonium, avec quel effroi et quelles délices n’ai-je point, toute volonté éteinte, sacrifié sur ton autel de feu. Et voici que, maintenant, rien ne s’émeut en moi ; mon sang circule avec calme dans mes veines apaisées. Tout sortilège est dissipé. Est-ce le régime qu’on m’impose qui m’arrache à l’envoûtement ? Sont-ce toutes ces histoires de glandes, et de cellules, et d’opérations qui m’ont immunisé ?
J’ai comme un avant-goût de la béatitude où nagent les victimes d’Ugolin, si toutefois… Et, soudain, je me prends à rire tout haut dans ma cellule. Curieuses associations d’idées et de réminiscences. Je viens de penser à Voltaire, ce Dieu des mécréants, cette béquille de la raison défaillante. Une phrase de Candide danse dans ma mémoire. C’est la phrase que, désespérément, jette un eunuque sur le corps d’une femme endormie ! O che sciagura d’essere senza coglie ! Quel malheur, en effet ! Quelle malédiction que de se voir ainsi amputé, surtout si l’on n’a pas tué le cochon qui sommeille. O che sciagura !… Ugolin doit avoir prévu le cas. De là, certainement, les piqûres à la nuque des patients. Essere senza coglie !… Ça ne doit pas être amusant. Et c’est tordant. Et je me roule, vraiment, je me roule en imaginant l’infortuné chanteur du Pape qui aurait bien voulu, mais qui ne pouvait plus, le pôvre !…
Senza coglie ! Senza coglie !
Le deuxième jour, pour tuer le temps, je me suis obstiné à ordonner mes notes. Je ne suis pas très sûr d’avoir bien digéré et, surtout, couché clairement sur le papier tout ce que j’ai pu avaler. Le miel est abondant. Mais avec quelle fièvre j’ai, dans une bousculade, inscrit mes impressions. Je ne me reconnais plus. D’ordinaire très lucide devant la feuille blanche, je vais d’un pas assuré, méthodiquement, avec bonne humeur. Ici, j’ai cédé à quelque génie impétueux et confus ! J’ai trempé ma plume dans de la lave. Cela me fait l’effet d’un ouragan noir zigzagué d’éclairs aveuglants.
Dès que je sortirai de ce lieu, je cultiverai la manière. Il y a une nouvelle école littéraire à lancer : l’école Apocalypto-frénétique avec faculté pour le lecteur de ne pas comprendre. Mais quel est donc l’imbécile qui a proclamé que le style était l’homme ! Le style, c’est un autre homme, c’est un personnage inconnu qui s’insinue en vous et qui vous double. À l’heure de l’inspiration, comme disent les poètes, l’homme qui écrit n’est plus le même ; il cède la place à un nouveau venu qui doit être le fruit de tous ses instincts obscurs, de toutes ses aspirations vagissantes. Voyez ce pamphlétaire dont les audaces épouvantent, dont l’écriture fulgure dans un éblouissement d’invectives et de métaphores étourdissantes : c’est un brave type à physionomie d’employé modèle, vêtu d’un complet marron, le menton orné d’une courte barbiche et qui ne pense qu’à aller tremper ses pieds dans la mer. Contemplez ce poète énamouré, sublunaire, abscons à souhait : c’est un comptable méticuleux dans une bonne maison. Pesez cet humoriste prompt au paradoxe, ce fantaisiste échevelé. Quelle mine funèbre de croque-mort arbore-t-il ? Et, maintenant, examinez le grand psychologue, amateur de dessous féminins, videur d’âmes, sensibilité exquise, ah ! qu’exquise ! C’est une brute épaisse qui bat sa femme et entretient l’amant de sa maîtresse. Loi des contrastes ? Eh oui ! il arrive qu’on s’hypnotise sur son papier et qu’on donne des contours précis au mensonge qui vous habite. Le style, c’est l’homme qu’on voudrait être.
Ce que je voudrais être, en cet instant solennel, je le pressens vaguement. L’âge n’a pas encore rongé mes testicules. Mais l’usure viendra. Tout au fond de moi-même naissent des vœux pour la réussite d’Ugolin et il ne me déplairait nullement de jouer les Faust, à condition, ah ! diable ! qu’il n’y ait pas de Méphisto et de « là-bas » redoutable et mystérieux.
Enfin, me revoilà en présence d’Ugolin et de son tribunal. Le Maître a l’air plutôt maussade. Sans la moindre préparation, il me bombarde de cette déclaration :
— Nous avons voulu vous laisser à vos réflexions. Nous sommes à la veille d’événements décisifs. Il va falloir répondre nettement.
Il prend son temps, me dévisage avec une insistance pesante :
— Je dois vous dire que, depuis deux jours, certains incidents se sont produits qui sont de nature à précipiter les choses. J’aurais voulu attendre encore un peu. Mais, au fond, cela m’est égal. Je suis prêt. J’accepte la bataille. Je vous informe que l’on vient de me signaler dans les alentours la présence d’individus stupidement camouflés et qui, des pieds à la tête — des pieds surtout — avouent leur profession. Des policiers. Ils rôdent autour de nous. Il faut que quelque indicateur les ait mis sur la voie. Là-dessus j’ai une certitude. Juliette n’a pas reparu. Elle demeure introuvable. Je me suis toujours méfié de cette fille qui, cependant, m’a été fort utile. Mais ceci n’a aucune importance. Je le répète, je suis prêt et j’accepte la bataille. On va voir de drôles de choses.
Il se frotte les paumes, un peu nerveux, une joie enfantine dans les yeux. Et, de nouveau, il me fixe. Et je reçois, en pleine poitrine, cette question imprévue qui me secoue tout entier :
— Êtes-vous avec nous ou contre nous ?
J’entrouvre les lèvres. Pas un mot ne sort, tant est prodigieuse ma stupéfaction. Ah ça ! est-ce que je suis obligé de choisir ? Est-ce que je sais seulement, est-ce que je puis savoir ce que je veux ?
— Je dois vous aviser, poursuit Ugolin, qu’il n’y a pas de neutralité possible. De la bagarre qui va s’engager dépend le sort de l’Humanité. Tout ce qui ne sera pas avec nous sera contre nous. Répondez.
C’est la deuxième invitation. Il faut que je réponde. Et je réponds. Et j’assure qu’il n’y a eu chez moi ni lâcheté, ni peur, ni hypocrisie. Comment cela s’est-il fait ? Comment ai-je pu me décider aussi brusquement ? Quelle est la force irrésistible, l’élan impétueux qui m’ont dressé tout à coup avec une froide résolution ? De quelle volonté occulte sommes-nous les jouets et qui donc, à notre insu, décide de nous ? Voici, oui, voici ce qu’avec un calme effrayant, dans des termes habillant étroitement ma pensée, très claire et formelle, j’ai jeté à la face d’Ugolin :
— Je ne vois pas exactement ce que vous voulez et où vous allez ; vous m’effrayez et vous m’attirez à la fois. Mais j’estime que l’aventure en vaut la peine. Ma décision est prise. Je suis avec vous.
Silence profond. Ugolin a légèrement cligné des yeux. L’homme des Martigues se gratte la barbe. L’Allemand demeure impassible et le long Ciron hoche la tête d’un mouvement lent dont je ne saisis pas s’il est approbateur ou s’il exprime quelque méfiance.
Ugolin reprend la parole :
— Vous êtes bien décidé ?
— Absolument.
— C’est bien. Je ne vous demande aucun engagement, aucun serment. D’ailleurs vous ne pouvez rien et toute trahison serait immédiatement et implacablement châtiée.
Je m’incline avec une grimace. D’un ton plus doux, la voix paisible, Ugolin insiste :
— Il me reste à vous fournir quelques explications. Nous en étions demeurés, mon cher (il a bien dit : mon cher !) à l’opération de la greffe des glandes interstitielles prélevées non plus sur le singe, mais directement sur l’homme… Et vous sembliez vous émouvoir à ce propos. Eh bien ! J’ai partagé jadis vos scrupules. Alors que seul, effroyablement et lugubrement seul, vomi par tout l’univers scientifique, menacé de la camisole, bafoué par les uns, exorcisé par les autres, je poursuivais ardemment ce qu’ils appelaient ma chimère, je me suis dit comme vous que notre cousin germain le singe était tout désigné pour le genre d’expérience que je rêvais. Seulement, voilà ! le singe est un parent un peu éloigné. Il est à peu près démontré que tout accouplement mixte ne produit aucun fruit, je veux dire tout accouplement entre singe et femme ou réciproquement — car il y a, mon cher (il y tient), des hommes et des femmes qui… vous voyez ça ?
Je vois… Je vois…
— Donc ces fornications anormales échouent dans la stérilité et c’est dommage du point de vue pittoresque. Aucune affinité réelle entre ces deux types d’animaux. Cela suffisait déjà pour me rendre perplexe. Malgré tout j’ai tenu à expérimenter. Je me suis embarqué pour l’Afrique (j’ai beaucoup voyagé) et je me suis livré à la chasse aux grands singes. C’est ainsi que j’ai appris à les connaître.
Il médite quelques secondes.
— Le singe, continue-t-il, est bien l’animal le plus doux, le plus paisible de la création, j’ai presque envie de dire le plus humain. C’est à peine s’il se défend et il semble qu’il ne comprenne pas la noire méchanceté de l’homme. On le traque, on le pourchasse à travers les forêts africaines où sa race s’épuise peu à peu. Ce pauvre être offre si peu de danger que des femmes, de faibles femmes, vous m’entendez, peuvent impunément, à l’abri de tout péril, se livrer sur ces bêtes cruelles à une chasse sans gloire. Un jour il m’arriva de tirer sur un grand gorille qui, debout, appuyé sur un énorme bâton, l’air d’un vieux philosophe battu, me regardait avec pitié. Je tirai et il tomba. Et alors, — j’en pleurerais aujourd’hui encore — me penchant sur l’animal sanglant, je vis qu’il me regardait de ses yeux grands ouverts où se lisait un reproche. Il y avait tant d’étonnement candide et de douleur dans ces yeux que la mort voilait déjà que je tombais à genoux, me courbant sur la blessure, cherchant le cœur… Soudain, la pauvre bête laissa échapper une longue plainte, une plainte d’homme, je le jure moi qui l’ai recueillie ; tout son corps se tordit, il expira et l’on me retrouva sanglotant auprès du cadavre de celui que je venais d’assassiner.
Je contemple Ugolin, dont le visage grimaçant paraît tenaillé par le remords, avec une curiosité ardente. Je ne parviens pas à déchiffrer cette énigme vivante.
— Voyez-vous, reprend le vieillard, j’aimerais mieux avoir tué un millier d’hommes qu’un seul singe. Mon excuse est que j’ignorais. Depuis j’ai voyagé encore. J’ai parcouru notamment l’Inde, ce berceau de la civilisation. Or, monsieur, vous l’ignorez peut-être, dans l’Inde, le singe est Dieu, le singe est Roi. Peine infamante contre quiconque touche au singe. Des milliers de brahmines perpétuent son culte, s’agenouillent devant lui. Et cela depuis qu’il y a des hommes qui furent rachetés par le singe… Vous connaissez le Râmayana ?
Euh ! J’ai quelques souvenirs bien confus là-dessus. Et puis, je ne vois pas très bien le rapport.
Ugolin sourit, méprisant.
— Parbleu, vous préférez la Bible, ce tissu d’absurdités et d’incohérences. Sachez que le Râmayana c’est le grand poème de l’Inde, la source de toute beauté. Le Prince Râma, fils de Vichnou, recherche son épouse que le cruel Râvana vient d’enlever et qu’il tient captive dans sa citadelle de Lanka. L’infortunée Siva se désespère : elle appelle le jeune Dieu, son époux. C’est alors qu’intervient Hanouman, le roi des singes. Il lance ses cohortes contre la ville : il taille en pièces les guerriers de Râvana, délivre la reine et la pousse dans les bras de Râma. Et, devant le peuple assemblé, les deux héros, Râma et Hanouman, le Dieu, le Singe, s’embrassent, scellant ainsi l’alliance des bons contre les méchants. Voilà, monsieur, ce qu’est le singe dans l’Inde. Et, tenez, écoutez Michelet, ce grand visionnaire. En quels termes émus vous parle-t-il du Singe-Héros : « Hanouman, s’il a de grosses épaules, n’en est que plus admirable ; dans son dévouement pour Râma, il enlève des mondes sur son dos. Né de l’air, conçu du vent, un peu vain, il a tenté, voulu l’impossible ; la forte mâchoire d’en bas qui le rend un peu difforme rappelle qu’encore enfant il eut l’élan insensé de monter dans le soleil. Il tomba, et depuis lors, lui, et après lui sa gent, ont été marqués de ce signe. » — Écoutez encore : « Hanouman est amusant et touchant. Son grand cœur, ses douces vertus, mêlées de petits ridicules, font à la fois rire et pleurer. » Voilà le singe, monsieur, tel qu’il est, tel qu’il se montre à qui sait l’approcher et l’aimer.
À ce moment, Ciron se ramasse sur ses jambes et détend son corps immense :
— Le singe a bien dégénéré depuis Râma. C’est l’homme qui l’a corrompu. Il était doux et une âme paisible habitait son corps velu. Aujourd’hui, il n’est plus que grimace. Il ne peut d’ailleurs rendre aucun service réel. Dès qu’il a mis les pieds sur la terre d’Europe, il se meurt d’anémie et de tuberculose. Laissons les singes à leurs forêts et à leur soleil.
— Laissons-les à la liberté, appuie Ugolin. C’est un crime atroce que de mutiler un singe. Tandis que l’homme, cette brute d’homme… peuh !
Il se lève brusquement et se plante devant moi.
— Voici le plus sérieux, dit-il. Je passe sur les diverses péripéties de mon existence, mes longs voyages, mes séjours dans les mondes inexplorés. J’ai visité les régions thibétaines, parcouru la Chine, vécu dans les îles Océaniques. J’ai franchi les mers, étudié les mœurs des derniers hommes de couleur. J’ai cueilli un peu partout de merveilleux secrets. Mais j’ai dévoré ma fortune entière. Je me suis retrouvé, un beau matin, sans un centime. J’avais imaginé le super-rayon. Oh ! c’est quelque chose de bien simple. Cela jaillit d’un corps formidablement irradiant et dont une parcelle, un rien, logé dans un instrument du volume et de la forme d’un revolver suffit pour détruire les matières les plus dures et les plus résistantes. C’est avec le super-rayon, auquel rien ne résiste, que je réussis tout d’abord à me procurer l’argent nécessaire à mes recherches. Mais je vous vois sourire intérieurement. Vous songez à Wells et aux Martiens. Rassurez-vous. Mon super-rayon n’est pas une blague. Car c’est grâce à lui et au silentium — c’est ainsi que je dénomme le corps par moi identifié — que j’ai pu détériorer quelques banques.
Du coup, je sursaute. En effet, j’oubliais les ouvertures inexplicables dans les portes, dans les plafonds, dans les coffres-forts… Quelle histoire, tonnerre de tonnerre ! quelle histoire ! comme disait cet imbécile de chef de la Sûreté. Et je risque vers le petit vieux un œil chargé d’admiration.
— Je ne vous infligerai point un cours inutile et fastidieux sur les propriétés de l’uranium, père de l’ionium, du polonium, du radium, non plus que sur les bombardements de particules alpha et bêta qui nous valent les transformations successives des corps radio-actifs. Il me suffit de vous indiquer que le « silentium » dérive de ces opérations. Pour le surplus, vous avez le souvenir tout frais des cambriolages de banques. Tremblez ! Je suis aussi le chef d’une bande de cambrioleurs. Je ne veux pas savoir d’ailleurs ce que c’est que le vol. J’ignore la propriété. J’ai semé l’argent que je possédais à pleines mains. Il me fallait de l’argent pour me procurer certains corps indispensables à mes études et très rares. J’ai pris l’argent là où il était. Et de quel droit était-il là ? En quelles mains ? Au bénéfice de qui ?
Je courbe la tête. Cette logique spéciale m’écrase.
— On a essayé de garder les banques avec des veilleurs de nuit et des soldats qu’on a juchés sur les toits. Les imbéciles. Ils ignoraient que j’étais en possession de l’avion silencieux et invisible. Eh oui, monsieur, je sais décomposer l’air autour des objets qui se dérobent ainsi à toute visibilité. Je sais mêler les ondes de telle sorte que tout s’évanouit dans l’atmosphère. Et je sais bien autre chose encore qu’ils ne savent pas que je sais. Quand je le voudrai, je détruirai même la pesanteur. Et vous estimez que de telles recettes, d’aussi mirifiques secrets doivent disparaître avec ma vieille carcasse. Allons donc !
Il ricane, ricane. Toute sa face se tord dans une sorte de rictus diabolique. Il apparaît semblable à Satan dressé contre Dieu. Un petit vieux Prométhée bien propre.
— Laissons ces choses, reprend-il, et revenons à la question du rajeunissement. Vous voyez maintenant pourquoi j’ai dû abandonner le singe ? Alors, que nous restait-il, sinon l’homme ? Et je me suis enfin décidé. Pour commencer, je fis enlever des jeunes prêtres…
Je ne puis m’empêcher de l’interrompre.
— Pourquoi des prêtres ?
— Pourquoi ? (Il se penche vers moi avec son éternel ricanement) parce que, ma foi, j’ai pensé que les prêtres me céderaient, sans aucun dommage, certains organes dont, théoriquement, ils ne se servent point.
Ah ! par exemple ! Celle-là dépasse tout ! Alors, c’est parce que les prêtres… Je me mets à rire, follement amusé. Mais Ugolin, lui, ne rit pas. Il continue sévère et sentencieux :
— Je croyais, en même temps, leur rendre service. La chasteté est lourde à porter pour des jeunes gens vigoureux, robustes et sains, et dotés d’attributs gênants. J’éteignais en eux le désir en supprimant son siège. Plus de cause, donc plus d’effet. J’ai toujours professé que dans l’intérêt de l’Église, et pour éviter d’abominables perversions malsaines, il fallait marier les prêtres ou les châtrer. J’ai voulu, tout en poursuivant mes expériences, les sauver du Démon aux pieds fourchus qui souffle la luxure. On dit généralement in cauda venenum. Ici ce n’était pas le cas. Le venin est ailleurs.
Je me sens de plus en plus abasourdi. Ugolin ne me donne pas le temps de me ressaisir :
— Je tablais, d’ailleurs, sur l’exemple de la Sainte Église. Ce n’est pas moi qui suis l’inventeur de l’eunuchisme. On prétend que c’est Sémiramis, reine de Babylone. Toutes les religions, à l’exception de la mahométane, l’ont acceptée. Cependant, quoique les Ulémas condamnent la castration, les eunuques pullulent chez les musulmans et dans tout l’Orient. Barbarie, direz-vous. Soit. Car rien ne justifie ces pratiques. Mais, alors, que penser des civilisés et des gens d’Église qui, durant des siècles, les acceptèrent, les préconisèrent ? Les uns après les autres, les papes se sont servis de ténors châtrés. Et vous n’ignorez point que les chanteurs castrats jouissaient d’une renommée universelle. Au XVIIe siècle — ce n’est pas très vieux — l’électeur de Bavière possédait une chapelle où se réunissaient nombre de castrats sous la direction d’Orlan de Lassus. Le théatin Zaccharia Pascaligus, de Vérone a publié un traité sur la castration où il affirme que la voix des castrats imite celle des chérubins du ciel. Allégri, l’auteur du Miserere, était châtré. Vittori, Balthazar, Férri, Matteuci étaient châtrés. Ce dernier, notez-le, mourut à quatre-vingts ans. Et Crescentini, châtré aussi, fit pleurer Napoléon d’émotion, en chantant devant lui Roméo et Juliette. Je pourrais multiplier les exemples. Vous m’objecterez que les Papes… Oui, je sais… Papam virum habemus, testiculos habet… Mais cette cérémonie spéciale fut imposée à la suite de l’aventure de la papesse Jeanne qui mit bas en pleine procession des Rogations. Pour les autres, la castration était une opération toute naturelle. Au début du christianisme, il y eut même exagération. Saint Basile, Saint Jean-Chrysostome, Saint Augustin, durent la combattre violemment. Du temps de l’évangéliste Mathieu, on rencontrait des ascètes qui opéraient directement sur eux-mêmes pour être plus sûr de gagner le ciel. Cela continua. Si bien que, plus tard, le pape Léon Ier dut décréter l’excommunication contre ces malheureux idiots. Ajoutez qu’en Italie cette coutume était plus répandue. C’étaient les barbiers — les nocini — qui, à Naples faisaient le grand travail. On lisait, sur les enseignes de leurs boutiques, cet avis précieux : Qui si castrano ragazzi à buon mercato (ici on châtre à bon marché). Et des familles entières faisaient châtrer leurs enfants, pour en tirer, plus tard, bénéfice. Ces pratiques se poursuivirent jusqu’au pape Clément XIV, en 1774, le même pape qui chassa les Jésuites…
Ce petit résumé de l’histoire de la castration me laisse rêveur. En somme, Ugolin ne serait pas le premier… Il y a des précédents glorieux.
— Laissons l’Église et ses chapelles sixtines. Elle ne me fournit pas un argument décisif et je ne l’ai mise en cause que pour dénoncer Tartufe. Je veux vous démontrer l’utilité de la castration. Il ne s’agit plus ici de châtiment, ou de défense contre la tentation, ou de ciel à conquérir, ou de l’harmonie de la voix humaine. Il s’agit de sélection. Comprenez-moi bien. Des multitudes de tuberculeux, d’épileptiques, rachitiques, crétins, anormaux de toutes catégories encombrent le monde qu’ils empoisonnent. Ils se reproduisent et se multiplient pour le plus grand dommage de la race. N’est-il pas juste et raisonnable de les placer hors d’état de se recommencer et de nuire ? C’est là ce que des moralistes et des savants ont proclamé. Songez, de plus, que nous sommes trop sur ce globe — oh ! soyez tranquille, je ne vais pas invoquer Malthus qui, cependant, voyait clair. Nous sommes trop, voilà la vérité. Les vices, les misères, les dégénérescences prennent leur source dans la surpopulation, au sein d’une société où l’être est en bataille contre l’être. La question sociale et la question sexuelle ont des rapports étroits. Il faut sélectionner. Il est indispensable de sélectionner. C’est de ce point de vue que certains ont pu envisager ou la castration ou la stérilisation. Robert Bentoul, de Liverpool, a conseillé la spermectomie, ligature et section des cordons spermatiques. Belfield, à Chicago, a imaginé la vasectomie. Cela consiste à réséquer le canal déférent entre deux ligatures. Il s’en suit l’atrophie des tubes séminifères, sans danger pour l’individu qui, ne pouvant plus procréer, conserve néanmoins la possibilité de satisfaire ses désirs. Or, sachez bien que les expériences renouvelées de vasectomie sont absolument concluantes. On utilise la méthode avec les condamnés. En Amérique, à Jeffersonville, près de huit cents condamnés ont été opérés ainsi, dont deux cents sur leur demande. Un décret des États d’Indiana et de Californie réglemente la stérilisation des criminels et des aliénés. Des médecins et des chirurgiens sont spécialement affectés à ces opérations. C’est d’une excellente prophylaxie sociale. Un demi-siècle de vasectomie et la race humaine se voit débarrassée de tous ses déchets. Tout ce qui est maladie et pourriture est éliminé.
Je hoche la tête. Il y aura de l’ouvrage. Et je risque un mot :
— Ainsi, c’est une véritable révolution que vous rêvez. Vous prétendez vous rendre maître de la vie, éterniser science et expérience dans de vieux corps humains, soumis, périodiquement, à des opérations de renouvellement. Mais les autres, les opérés, que deviennent-ils dans tout ceci ? Pensez-vous avoir le droit de les sacrifier, même à des rêves généreux ? Tout au fond de votre conscience ne monte-t-il pas quelque objection ?
J’ai à peine formulé ces quelques réflexions que je recule épouvanté.
Ugolin vient de bondir comme si quelques douzaines de crotales et de najas le mordaient au talon.
— Ma conscience, clame-t-il, de quel droit vous penchez-vous sur elle ? Croyez-vous que je n’aie pas longtemps lutté avec sa résistance sourde. Malheureux ! Mais regardez donc autour de vous. Regardez vers les hommes ! Étudiez leur sort. Les trois quarts d’entre eux sont courbés sous la loi implacable du travail, jetés dans des ergastules où, durant des heures, privés de soleil, privés d’oxygène, il leur faut besogner, suer, crever à côté de la machine. Et cela jusqu’au bout, jusqu’au jour où, n’en pouvant plus, épuisés, exsangues, tordus par les maux physiques, pourris par l’alcool, il ne leur reste d’autre ressource que le pavé, l’hôpital ou la camisole. Contemplez les autres — les heureux d’ici-bas, — voyez-les se ruer dans les plaisirs qui tuent, se complaire aux vices et aux poisons, se bourrer de cocaïne, de morphine, de haschich, d’opium, d’éther ou tout simplement de whisky ou de champagne. Lamentables détraqués, conduits par des nerfs dont ils ne sont plus maîtres, voués à toutes les psychoses. Ah ! elle est propre, votre humanité ! Ce ne sont que crimes, méfaits, abominations, perversions, hystéries. Mais il y a plus encore. Vienne la guerre, la belle guerre, la guerre sainte. Des légions d’abrutis se précipitent, en poussant des hurlements, les uns contre les autres. Carnage sur carnage. Épidémies et famines. Des cadavres entassés sur des cadavres. Ne sentez-vous donc pas toute cette horreur bouillante sur laquelle nous faisons la planche ? Ça, une société ? Allons donc ! Une ménagerie où des fauves encagés ne cessent de se déchirer. Égoïsme et stupidité. Et tout concourt à l’abrutissement, à l’avilissement, à la ruine des hommes, tout : religion, patriotisme, morale, travail, exploitation des uns, servitude des autres, et par-dessus, l’Argent, l’Argent maudit, l’Argent dissolvant, l’Argent source de haines et de douleurs, l’Argent, clé de voûte de la propriété !…
Il continue, haletant, jetant les mots par saccades, dans une rafale d’éloquence impétueuse qui balaie tout devant elle. Je recule encore, ébloui. J’entends : « Ma conscience… abjection… siècle de boue… science libératrice !… » Un instant, je ferme les yeux. Peu à peu la tempête s’apaise. Quelques remous. Ugolin s’est tu. Calme plat.
Suis-je convaincu ? Je n’en sais trop rien. Cependant je me hasarde à placer un dernier mot.
— Maître… Si j’ai bien compris, vous allez opérer comme le Seigneur. Il s’agit de parodier le déluge. Et vous voulez m’embarquer dans votre arche sainte…
Ugolin frappe joyeusement de ses doigts secs sur la table. Et, autour de lui, les autres s’esclaffent.
— Le déluge !… L’arche !… C’est bien ça… Et demain, une Humanité neuve… Et j’emporte avec moi tout ce que ce sale monde contient d’intelligences vraies… d’esprits supérieurs… Mais non, je me trompe, j’emmène aussi… devinez…
Il se coule vers moi :
— Un mandarin… Eh ! oui, un Sorbonnard authentique. Je veux offrir aux générations d’hommes qui vont s’éterniser l’exemple éternel et vivant du crétinisme officiel de l’époque présente.
Je susurre :
— Vous pourriez peut-être embarquer d’autres spécimens : un général, par exemple, un magistrat, un député…
Ugolin se gratte le front, méditatif :
— Un guerrier… un juge… un politicien… pourquoi pas ?… Oui, je retiendrai des échantillons. Seulement…
— Seulement ?
— Je les ferai empailler, dit Ugolin.
Il se renverse dans son fauteuil avec un petit rire.
IV
Surprise. L’interminable Ciron vient d’entrer dans ma chambre. Il incline vers moi son chef en angle droit. Il m’explique que le Maître l’envoie avant la grande séance, avec mission de m’inculquer dans l’entendement toutes explications qu’il me plaira de réclamer. Ce personnage funambulesque ne détermine pas de grands courants de sympathie. Je le trouve pédant, fastidieux, insupportable. Néanmoins je l’accueille avec un gros soupir de satisfaction, tant je sens le besoin de remonter, d’un coup de talon, à la surface de mes pensées.
Je demande :
— Qu’est-ce que cette grande séance ?
— Vous verrez, fit-il, évasif.
J’insiste :
— Franchement, entre nous, tout à fait entre nous, vous ne paraissez pas très enthousiaste. Vous abondez en objections ; vous élevez des critiques, vous bourdonnez, mouche à contradictions, autour du Maître…
— Euh !… murmure Ciron, je ne crois guère qu’à ce que je touche… de ma raison. Si le professeur Huler est le Sauveur, je dois ressembler un peu à saint Thomas…
— Saint Thomas Taquin…
Ciron ne tique pas. Tout son immense corps courbé se détend comme un ressort. Il fait quelques pas dans la cellule, ses mains dans le dos (j’allais écrire : derrière le dos, mais j’ai subodoré l’émoi des puristes). Et le voilà qui se plante devant ma couchette où je suis placé dans la position du Japonais, à la minute du hara-kiri. De sa voix de basse noble, plus sourde encore, il profère :
— Cette histoire de rajeunissement par la greffe humaine ne tient pas debout. Le Maître se leurre s’il s’imagine ainsi s’éterniser. D’autres ont essayé avant lui, qui s’appellent Steinach, Knud Sund, Lichtenstern. La transplantation testiculaire n’a jusqu’ici donné que des résultats douteux ; elle n’a guère agi que dans les cas d’impuissance virile ou de sénilité précoce. Mais, avec les vieillards dépassant les soixante-dix ans, rien à faire. Et cela se conçoit. On ne sait exactement où opérer la transplantation. Les uns désignent les bourses, les autres les muscles de la région de l’aine, d’autres le périnée, d’autres le péritoine. C’est évidemment l’inclusion de l’interstitielle dans la bourse qui semble le plus facile ; malheureusement il n’en sort rien, si je puis m’exprimer ainsi. L’homotransplantation, de l’aveu de Lichtenstern, lui-même, n’exerce qu’une action passagère. Mais il me faudrait entrer dans des détails techniques qui risqueraient de vous rebuter.
— Entrez, entrez, dis-je.
— Eh bien ! sachez que l’urologie, science très compliquée, en est à peine à ses balbutiements. Elle a établi cependant, et l’on doit cela à Hunter, que les caractères sexuels se divisent en primaires et secondaires. Les premiers sont constitués par les organes génitaux eux-mêmes, les seconds aboutissent à la puissance virile, cette libido dont l’extraordinaire Freud a fait, dans ses ouvrages, une si abondante consommation. Ceci posé, parlons un peu des glandes. Elles se partagent en exocrines, ce qui signifie qu’elles déversent au dehors leurs diverses sécrétions, et endocrines, lesquelles, privées de tout tuyau d’échappement, sont à sécrétion interne et élaborent des sucs qui, transportés par le sang, agissent chimiquement et physiologiquement ? Vous y êtes ?
Je crois bien que j’y suis, et j’écoute le maigre professeur avec la ferveur d’un collégien studieux.
— Les endocrines projettent dans le sang ces précieuses hormones dont on vous a déjà parlé. Elles produisent également des harmozones, des chalones, agents régulateurs et freinateurs. Mais là n’est pas la question. Reprenons les testicules. Ils se composent de deux glandes enchevêtrées, l’une volumineuse, visible, palpable (vous la connaissez) ; l’autre microscopique et qui produit, précisément, les sucs nécessaires à la virilité. Or, c’est la première glande, la grosse, qui est à échappement et travaille pour le dehors, c’est-à-dire pour la procréation, alors que la deuxième, l’endocrine, besogne pour l’intérieur. Voilà donc le problème établi : glande testiculaire, d’une part, glande interstitielle, de l’autre. La deuxième, seule, présente un intérêt dans nos tentatives de rajeunissement. C’est pourquoi on a pensé à annihiler la glande séminale testiculaire pour le plus grand profit de l’autre, par l’action de la radiothérapie. Mais la méthode n’est pas au point. Steinach, lui, a cherché à provoquer la mort physiologique des glandes séminales qui monopolisent les sucs bienfaisants, indispensables à l’organisme. L’inconvénient, c’est qu’il peut s’en suivre la mort de l’organe entier. Malgré tout l’opération est simple ; il suffit de trancher le canal déférent. C’est là l’origine de la vasectomie. Seulement le déférent est entouré d’innombrables filets nerveux appartenant au système sympathique qu’il faut déchirer, broyer, déchiqueter. Il en résulte des troubles trophiques du testicule qui s’atrophie. Pour réussir l’opération, il faudrait, comme l’a démontré Steinach, choisir un point spécial du déférent qui n’est enfoui dans aucune formation, sans toucher ainsi au système nerveux. En somme, cela revient à provoquer le rajeunissement en coupant le canal déférent au bon endroit. Mais quelle sûreté de main et quel coup d’œil exige cette opération ! Lichtenstern, qui a expérimenté sur l’homme la méthode, cite des cas de rajeunissement prodigieux. Toutefois, il n’a jamais agi sur de véritables vieillards et rien ne prouve encore que la vieillesse naturelle ne soit pas une nécessité physiologique qui se manifeste par ses déficiences ordinaires et inéluctables…
Ciron, un instant, s’interrompt, les yeux perdus dans le vide. Puis, comme si je n’étais pas là, il poursuit, s’adressant à lui-même :
— Il est certain que cette méthode est la plus rationnelle, à la condition qu’elle ne détruise pas toute virilité. Benjamin qui, en Amérique, a repris les opérations, prétend avoir obtenu 57 pour 100 de succès. Knud Sund est aussi très favorable à Lichtenstern. Fraisse a renouvelé complètement de vieux béliers, toujours en réséquant un bout de canal déférent. Reste à savoir si les opérés gardent leurs caractères sexuels secondaires et s’ils évitent l’envahissement des lipoïdes qui apportent la graisse. Dans ce cas, l’opération de Steinach pourrait remplacer avantageusement la castration, et ce serait tout, absolument tout. D’ailleurs ce n’est point la méthode du Maître qui n’envisage guère que la transplantation, ce que, dans le public, on appelle greffe.
— Vous savez donc, exactement, comment il opère ?
— Exactement, non ! Il a son secret, et c’est ce qui me rend sceptique. Il part sur les données de Voronoff, alors que ce dernier n’a fait que reprendre, en France, des méthodes abandonnées de l’autre côté du Rhin. Mais nous saurons aujourd’hui. Le Maître doit nous initier.
Petit silence. J’interroge :
— Alors, aujourd’hui ?…
— Aujourd’hui, dans la grande salle du laboratoire, tous les vieux de l’Association pour le Règne de l’Élite (A. R. E.) seront représentés. Vous serez là et vous ouvrirez vos oreilles. Après, ma foi…
Il fait claquer son pouce contre son index.
— Après, la bataille. En avant pour la conquête du Monde et de l’Immortalité. Les bêtises vont commencer.
Ce n’est plus la salle où, depuis ma détention, Ugolin m’a déjà accueilli plusieurs fois. Celle-ci semble préparée comme pour une conférence. Des bancs, des tables, des fauteuils. Dans un coin, à droite, une table de marbre, sinistre, chargée de couteaux, de pinces, d’éponges, de bocaux, de bassins, dans un amoncellement d’ouate neigeuse ? Plus loin, dans le fond, une bibliothèque vers laquelle, désœuvré, perdu dans la foule qui emplit la salle, je me dirige instinctivement. J’épluche les titres des volumes. Depuis, je me suis familiarisé avec ces livres et leur contenu. Mais alors ? Il me parut que je plongeais dans une cité barbare, inaccessible à ma faible intelligence. Toutes les langues y étaient représentées, y compris l’abominable patois des savants qui, de tout temps, se sont ingéniés à se fabriquer un idiome à eux. Et je lus : L’Immortalité des organismes unicellulaires, par Métalnikov ; Immortalité et Rajeunissement, du même ; The Cultivation of human tissue in vitro, de Loose et Ébeling ; Munchn Med. Woch de Lichtenstern ; Wien Med. Woch, du même ; Ancora della Degeneratione senile negli Infusori, de P. Enriques ; La Parthénogénèse naturelle et expérimentale, d’Yves Dalage et N. Goldsmith ; La Transfusion sanguine, de Rosenthal ; Verjungung, de Steinach ; Greffes testiculaires, de Voronoff ; Artificial activation of the growth in vitro of the Connective tissue, de Carrel ; La Régénération de l’Organisme humain par le sang, de Jaworski ; L’Intériorisation, du même ; La Vie et la Mort, de Dastre ; La Greffe de Revitalisation humaine, de Dartigues ; La Glande Interstitielle et son rôle dans l’organisme, de Bouin et Ancel ; Les Défenses de l’Organisme, d’Herelle ; Études sur la Nature humaine, de Metchnikof ; Traité de greffes humaines, Recherches expérimentales ; Vivre, de Voronoff… et d’autres, d’autres encore ! Des collections de journaux, de revues, de brochures, de thèses… C’est effroyable. S’il faut, outre les fameuses glandes, absorber toute cette littérature scientifico-médicalo-chirurgicale pour rajeunir et allonger son existence, ça ne va pas être une sinécure.
Je lâche la bibliothèque et regarde autour de moi. Auguste assemblée de barbons de toutes tailles et de toutes couleurs. La lueur des lampes électriques suspendues au plafond arrose les crânes polis, de teinte indécise et de formes bizarres. Vu d’assez haut, ce parterre de sinciputs ravagés ressemble à une floraison de champignons. Cela me fait penser à l’une de ces séances de la Haute-Cour où les juges soumis à la politique du jour attestent l’innocence de leurs âmes par la pureté de leurs dômes crâniens que ne vient polluer pas même une ombre duveteuse. Dire que sous ces boules d’ivoire bosselées, semées de trous et d’aspérités, circule le fluide divin, l’étincelle d’intelligence, et que ce damné Ugolin va éterniser tout cela. Je détourne les yeux et m’absorbe dans la contemplation des planches anatomiques suspendues aux murs. Ce ne sont que coupes transversales des organes montrant la disposition des greffons, sectionnements de l’ovoïde testiculaire, grappes de greffons, tuniques des bourses subissant l’anesthésie régionale ; sections des tuniques sécrétale et dartoïque, nidation, scarifications, raclages, fermetures des tuniques cellulo-éythréo-fibreuses… C’est gai, d’une irrésistible gaieté.
Un sourd murmure. Ugolin vient de pénétrer dans la salle, flanqué de ses deux acolytes, suivi du long Ciron, voûté et nostalgique. Le petit vieux est surprenant ; ses regards dénoncent une vitalité extraordinaire et c’est d’un pas ferme, la taille haute, sûr de lui-même, qu’il se dirige vers une grande table du milieu, hissée sur une sorte d’estrade. Le murmure va s’accentuant autour de lui et meurt à ses pieds. Un instant, il se penche pour feuilleter une liasse de papiers ; puis, du doigt, il commande le silence.
Debout, maintenant, je puis le voir bien en face et j’étouffe un cri de stupéfaction. Ce n’est plus, plus du tout, le vieillard des jours précédents. La lumière joue sur ce visage clair qu’avivent deux yeux brûlants, une lumière qui vient de l’intérieur. Tout est force en lui et, faut-il le dire ? jeunesse, oui, jeunesse. C’est un homme en pleine possession de sa vigueur intellectuelle, de son équilibre physique, qui se dresse là devant nous. Et j’ai beau le scruter avidement, dans ses gestes, dans ses moindres mouvements, dans ses jeux de physionomie, je ne trouve en lui, sur lui, nulle trace de ses quatre-vingt-trois ans.
Il parle, il parle, de sa voix douce, nuancée, martelant parfois les mots. J’attends vainement les crises de toux rouillée et grinçante. Miracle des miracles. Cet homme, ce vieil homme s’exprime sans efforts ; les mots naissent tout naturellement sur ses lèvres, et les images, et il vient, de lui à nous, je ne sais quels effluves magnétiques qui nous baignent, s’emparent de notre esprit, nous laissent sans défense.
— Mes amis, dit Ugolin, soyez remerciés. Comme je m’y attendais, vous avez tous répondu à mon appel. Pas une défaillance. Aussi bien l’heure a-t-elle sonné d’entreprendre la lutte suprême. Mais, avant d’aborder la question essentielle qui nous réunit aujourd’hui, laissez-moi procéder à la fastidieuse, mais indispensable cérémonie de l’appel et de l’identification.
Il fait un signe et le lourd Potrel se dresse, le ventre en avant, avec une figure épanouie de contentement. Celui-là aussi me paraît extraordinairement jeune. D’une main prompte, il pousse devant lui un gros registre et commence à appeler les noms.
— Schmidt. Leipzig ?
— Présent.
— Combien ?
— Douze.
— Van-Deer. Anvers.
— Présent.
— Combien ?
— Six.
— Nevy, Grenoble.
— Présent.
— Combien ?
— Trois.
— Karujew. Moscou.
— Présent. Deux.
— Braddler. Berlin.
— Présent. Dix.
Et ça continue. Les vieillards venus de tous les points du globe se lèvent les uns après les autres, répondant tous par un « Présent » et indiquant par un chiffre les affiliés qui les ont délégués. Il y en a d’Amérique, de Russie, de Norvège, de Roumanie, de Perse… Beaucoup d’Anglais, d’Allemands, de Français. Je note au passage un nom chinois Tu-Tsin-Phou. Et j’additionne, au fur et à mesure que le professeur poursuit l’appel. Quand il a terminé, j’ai obtenu un total de cent vingt. Ils sont là, dans ce sous-sol, à la façon de conspirateurs d’opérette, cent vingt savants, professeurs, docteurs, chimistes, physiciens, qui représentent exactement neuf cent vingt-quatre vieillards en révolte, dispersés dans tous les pays. C’est avec cette phalange qu’Ugolin va livrer bataille aux autres, à la tourbe ignorante et subalterne.
De nouveau, Ugolin est debout :
— Mes amis, reprend-il, mes frères en immortalité, sachez tous que la grande opération est à point. J’ai longuement consulté rapports et objections, notes et conseils, tout ce que vous avez bien voulu me faire parvenir depuis que notre association est constituée. J’ai la joie de vous informer, et je vous le déclare en toute certitude, que rien ne tient, ne peut tenir devant le résultat de mes expériences et de mes démonstrations. Oui, je puis le clamer en toute conscience, nous sommes aujourd’hui en possession du secret de longue vie, tel que le recherchèrent les sages de l’antiquité et que le pressentirent les sombres alchimistes. Mais nous ne l’avons pas demandé, ce secret, à des pratiques de sorcellerie, à des incantations ? La science moderne seule est dans cette affaire. C’est la science qui nous fournit les moyens d’obtenir par des procédés très simples et très faciles le rajeunissement des hommes et l’éternisation.
Il promène son regard sur les assistants qui le suivent avec une attention muette et ardente.
— Vos observations, je les connaissais, je les devinais. Pendant des années je les formulai moi-même. Elles sont vaincues, dissipées. Les vaisseaux, les canaux, les innombrables filets du système nerveux sympathique que la transplantation testiculaire risquait de déchiqueter et de broyer, je les effleure à peine et les reconstitue avec mon sérum. Les inconvénients de l’épididyme, je les écarte. Tout est au point, je le répète. Je glisse mes greffons dans leur milieu humoral et chimique naturel, c’est-à-dire autour du testicule déficient, près d’une membrane vasculaire particulièrement nutritive : le feuillet pariétal de la vaginale. Cela provoque la néo-capillarisation et l’imbibition sérique d’attente et donne un merveilleux terrain de culture cellulaire. Le sérum fait le reste. Jusqu’à ce jour on avait eu le tort de greffer au petit bonheur et sans tenir compte du volume des greffons. Le problème consistait dans la fermentation des greffons, comme dans leur mise en loge. J’ai déterminé ces loges où je coince et fixe mes greffons comme des chrysalides dans des cocons. Et la vie endocrine se développe. Les hormones prennent leur vol, si j’ose dire. Cependant pour aboutir à ce résultat il fallait de toute nécessité que le donneur ne fût plus l’anthropoïde, mais l’homme. Dès lors, l’homogreffe n’était plus discutable.
Court répit. Ugolin se recueille. Le silence atteint à la solennité.
— Est-ce tout, et la revitalisation par la greffe suffit-elle ? J’ai dit que j’avais mon sérum dont vous constaterez les propriétés et connaîtrez quelque jour la formule. Mais j’ai songé aussi à la transfusion du sang aux travaux de Landois, trop oubliés ; à ceux de Crile, de Hedon, de Hustin, de Jeanbrau, d’Agote, de Tuffier, de Rosenthal, de Weill, de Levaditi, de Mos, de Lee, de Jaworski, de tant d’autres. Ce dernier surtout, m’a poussé sur une voie féconde. Il est certain que le mélange des cellules, comme celui des individus, concourt à la vitalité de l’organisme humain ou social. L’amphimixie est la loi de la fécondation. La cellule victime de l’individualisation va droit à la mort. Un apport extérieur la transforme. C’est en se conjuguant avec une autre qu’elle se survit. Cette vérité est éblouissante. Jaworski a vu clair et Carrel bien avant lui. Le sang d’un organisme jeune, en pleine activité, donne de ses forces biologiques, communique à un organisme vieilli ses propriétés activantes et catalytiques ? Le sang dégénéré reconquiert sa puissance et agit sur les cellules. Le tout est de décider de l’efficacité qualitative et quantitative du sang qu’on infuse. Là, encore, j’ai résolu la question. De petites doses de sang suffisent. Il n’est que de bien examiner les propriétés du donneur et de vérifier les affinités entre les divers tempéraments. En somme, j’utilise ce que je pourrais appeler le mariage des sangs qu’on refait avec la greffe des glandes endocrines. Mais tout ceci, mes chers amis, sera développé amplement dans l’étude que j’ai préparée pour vous, spécialement pour vous. Nous allons, pour l’instant, procéder à une opération.
Il est temps. Dans mon coin, je m’efforce d’étouffer des bâillements tyranniques. J’y mets cependant toute la bonne volonté possible, mais l’aridité des exposés scientifiques me rebute jusqu’à l’ennui morne et imperméable.
Ugolin marche vers la table de marbre, dans un remous de curiosité. À ce moment, je sens qu’on me heurte le coude. Ciron allonge son grand corps maigre et me sourit :
— Il m’envoie vers vous. Il me prie de vous dire que vous pouvez vous abstenir de contempler le spectacle.
J’ai une courte hésitation.
— Ma foi, c’est donc si terrible ?
Ciron balance sa tête de droite à gauche :
— Peuh !… Il faut l’habitude…
— Eh bien ! J’aime autant voir.
— À votre aise.
Maintenant, tous ces vieillards sont debout, entourant la table de marbre, juchés sur des bancs et des chaises. Tranquillement, comme s’il s’agissait d’un cours très simple, Ugolin s’est penché sur un corps immobile, étendu sur la table. Il tient entre ses doigts une sorte de tube gradué terminé par une aiguille. Il se baisse lentement et je ne puis m’empêcher de sentir un léger froid me parcourir les vertèbres. Et le voilà qui parle, explique, commente ses gestes :
— Voyez… sur l’axe médian de chaque bourse, en évitant soigneusement de trop appuyer sur le scrotum, j’injecte au moins trois seringues de novocaïne. Si j’épargne le scrotum, c’est pour ne pas déterminer cette gangrène sèche dite le sphacèle. L’injection est donc sous-scrotale. De plus, l’anesthésie ne porte que sur une bourse à la fois et j’isole le testicule voisin grâce à une compresse.
Courbé sur mon oreille, l’extraordinaire Ciron, que je ne savais pas si facétieux, me murmure :
— La bourse ou la vie.
Je n’ai nulle envie de rire. Le spectacle d’Ugolin opérant un être vivant fait de douleur et de nerfs comme moi, me séduit et me répugne tout à la fois. Ugolin me fait peur. Et je tends le cou, éperdument, à me le briser, pour ne rien perdre de ses gestes et de ses paroles.
Il a posé le tube et s’arme d’un bistouri. Ses deux aides guettent ses ordres. Ils lui passent un bocal.
— Ceci, dit Ugolin, est un testicule frais, fixé dans le liquide picro-formol acétique. L’ovoïde testiculaire a été débité en six morceaux. J’opère maintenant sur le receveur et je prépare la nidation. Suivez-moi. Premièrement : sections des tuniques scrotale, dartoïque, celluleuse, érythroïde, fibreuse. Deuxièmement : section spéciale du feuillet pariétal de la tunique vaginale. Bien. Passez-moi l’objet. Je le fixe de façon que sa partie pulpaire, parenchymateuse, séminifère soit tournée du côté du feuillet pariétal de la vaginale. Voilà qui est fait. Je prends une pince de Lane et saisis, à chacune de ses extrémités, la tunique cellulo-érythréo-fibreuse que je tends fortement. Surjet rapide au catgut O et quelques points passés avec une aiguille de Pauchet. C’est fini. Il n’y a plus qu’à suturer le scrotum avec une aiguille de Reverdin et de la soie fine, en ayant bien soin de coapter les bords de la plaie pour éviter les hématomes. L’opération est terminée. Ici, intervient mon sérum qui a pour mission d’empêcher la floraison des hydrocèles, hématocèles, varicocèles, kystes, ectopies, etc… Mon opéré pourra se lever tranquillement dans vingt-quatre heures, muni d’un suspensoir d’ouate. Le troisième jour, les fils seront enlevés. Dans une semaine il reprendra, s’il lui plaît, les rapports sexuels ! Ajoutez à cela, une cure de Guelpa, des injections de sang jeune et en voilà pour un quart de siècle.
Il se tait, et, dressé sur la pointe des pieds, décochant le jet de ses yeux d’acier sur les vieillards qui se pressent autour de la table, collés les uns contre les autres, il apparaît resplendissant d’orgueil et de certitude. Et moi, qui n’ai rien compris, absolument rien compris à sa démonstration, pas plus que je n’ai vu les détails de la chose, tant il a agi promptement à la façon d’un escamoteur, je sens qu’il vient de réaliser là, devant nous tous, une opération insensée, géniale, d’une incalculable portée.
Et le plus curieux, c’est qu’aucune répulsion ne me soulève, alors que je ne sais voir gicler le sang rouge et que je me recroqueville devant tout attentat sur l’être vivant. Je trouve ça tout naturel, parfaitement acceptable. Suis-je cuirassé d’insensibilité ? J’entends Ugolin qui poursuit ses explications sur le greffon placé dans son milieu, sur le plasma nutritif, sur les merveilles de l’endocrinologie chirurgicale. Des mots m’arrivent par bouffées. Mais ils m’atteignent en ordre dispersé et s’évaporent sans me pénétrer. Je rêve bien loin de la table d’opération, très loin d’Ugolin, très loin des vieillards rassemblés. Je rêve d’éternité, de revitalisation, et, sur ma tête lasse, voltigent des pinces démesurées, accrochées à des bourses et qui dansent la java avec des ovoïdes.
Ugolin reprend :
— Un quart de siècle, ai-je dit. Et même davantage. Comprenez-vous ce que cela signifie ? Tous les trente ans, nous nous renouvellerons, et l’accident, l’accident seul, que d’ailleurs nous allons supprimer, pourra détruire la vie… la vie dont nous deviendrons les maîtres, que nous dirigerons à notre fantaisie. Nous sommes les Éternels. Nous n’aurons d’autre fin que celle de cet atome terrestre, à l’heure où se détraquera le système solaire. Si toutefois… Mais n’anticipons pas, ne poussons pas trop loin les hypothèses et les espérances. Le certain, c’est que l’avenir nous appartient. Je suis, vous êtes, nous sommes, tous, les représentants de l’intelligence. Toute la science moderne se résume en nous. Songez donc que nous n’aurons plus à transmettre le flambeau qui demeurera inébranlablement entre nos mains. Nous n’aurons plus à passer par le stade des balbutiements, des tâtonnements de l’enfance. Dans notre mémoire, intacte, viendront s’accumuler les acquisitions, les certitudes… Nous serons d’année en année, de siècle en siècle, de plus en plus bourrés de science et de vérité… Et alors, je vous demande, à quoi ne pouvons-nous prétendre, nous les hommes nouveaux, les seuls vraiment vivants, éclos sur le fumier de la stupidité humaine…
Il se tait une seconde, pendant qu’un frémissement roule dans l’assistance. Et sa voix s’élève, claironnante :
— Nous serons les maîtres, les maîtres. Vous savez comment j’ai réglé la future hiérarchie. Au faite, les Trois : Moi et mes deux collaborateurs du début, mes deux associés et complices : Potrel et Schutzzler. Puis le Conseil des Douze tel que je l’ai désigné. Enfin le Grand Cercle où pénétreront par degrés ceux que nous jugerons dignes. Voilà le gouvernement de demain. L’Esprit sera roi. Jusqu’ici les masses se courbaient sous l’autorité des hommes de Dieu, des hommes de guerre, des hommes d’argent ; elles pliaient devant les représentants du Droit divin, du Droit de naissance, du Suffrage universel. Absurdités ! Le Savant va tout culbuter et s’ériger dominateur pour le plus grand profit de l’Humanité. Et non seulement il nettoiera la terre, mais encore il lui faudra balayer le ciel, un ciel tout peuplé de lémures vomis par l’imagination et la peur. La Science à la place de Dieu. Dieu, d’ailleurs, n’est plus qu’une épave, une lamentable friperie rongée aux Mythes. Plus de dieux. Plus de dieux en haut, plus de dieux en bas. Tout ce que nos semblables ont conçu, rêvé, projeté d’absurde, de sanglant, de tyrannique, de fou, rejeté au néant. Les divinités évadées des cerveaux humains, comme Minerve du crâne de Jupiter, se sont succédé au cours des siècles, et pourchassées, depuis les Brahma, les Osiris, les Astaroth, les Moloch, les Teutatès, les Jéhovah, les Sabaoth, jusqu’au dernier venu, le Nigaud du Calvaire ! jusqu’aux larves spirites et aux incongruités théosophiques. Tout cela va s’anéantir à jamais, dispersé sous le souffle de la vérité scientifique.
Un coup de coude, en douce. Ciron vient de me chuchoter avec un sérieux imperturbable :
— Ôte-toi de l’au-delà que je m’y mette !
Mais Ugolin est lancé à fond. Il massacre les dieux, brise les idoles. Sa voix âpre atteint à des sonorités de buccin. Il clame, clame :
— Oui tout disparaîtra du ciel et de la terre, tout, les dieux et leurs contrefaçons… les Entités, les Morales, les Concepts : Justice, Égalité, Liberté, Vertu, toutes les blagues, toutes les fantasmagories, tous les ersatz de la chose divine… Dans l’infini du temps et de l’espace, il n’y a rien… rien que le vide béant. Le Néant avec ce que nous mettons, nous-mêmes, dedans ; le Néant qui, seul, est Dieu et dont le Savant est le prophète.
Il vient de se dresser encore et, cette fois, il me paraît immense.
Me sembla grand comme le monde.[1]
— Mes amis, mes frères, nous allons livrer bataille à la sottise et à l’ignorance. Nous allons créer une humanité neuve. Dans la bagarre qui s’annonce, il vous faudra un cœur d’airain, une volonté durcie, un cerveau lucide. Jurez tous de demeurer à la hauteur de notre tâche commune, la plus formidable qui se soit jamais offerte à des bipèdes sortis du ventre d’une femelle ! Jurez de marcher à la conquête de la Vie, une et éternelle ! Jurez d’être Dieux par la sagesse, par la volonté, par le savoir.
Un charivari assourdissant fait de tous les accents : hurlements, glapissements… raclements de gorge ; musique enrouée, crachats de tons suraigus ! Nous le jurons !… Nous le jurons !… Tous ces vieux sont déchaînés. Nous le jurons !… Ils sont grotesques. Nous le jurons !… Ils sont poignants. Bénédiction des poignants !
Je cherche Ciron du regard. Il a disparu. Il est au creux de la foule comme un greffon dans une bourse vaginale.
— Eh ! là… debout, monsieur… Veuillez me suivre.
Je me frotte les yeux avec acharnement. Je viens de passer une nuit affreuse, traversée de cauchemars, ensemencée d’images gluantes. Je regarde l’homme qui me parle. C’est mon vieil ami, le chauffeur, mon ravisseur complice de Juliette. Où va-t-il me conduire encore ?
En un clin d’œil, je suis prêt. Des couloirs, des couloirs… des escaliers. Et soudain le ciel sur ma tête, la lumière, du vent dans le visage, l’air de la liberté… De grands arbres m’entourent, me tendent leurs branches fraternelles…
— Montez !
L’homme vient de me pousser dans une voiture et il referme la portière, brusquement, sans un mot. Nous filons. J’essaie de voir à travers les glaces opaques. Vainement. Je ne distingue rien du paysage brouillé qui danse éperdument et saute comme un cabri.
Arrêt brutal. Le chauffeur m’aide à descendre :
— Vous êtes libre, monsieur.
Je demeure planté au milieu de la route, désemparé, ne sachant plus, m’efforçant de rallier mes idées. Je balbutie :
— Et… le Maître ?…
— Vous aurez bientôt de ses nouvelles.
Il saute sur le siège. Je n’ai pas le temps de risquer un geste. L’auto est déjà loin.
Où suis-je ? Le voyage n’a pas duré longtemps. M’a-t-on abandonné en pleine cambrousse, hors des villes, histoire de dérouter mes recherches. Je tâte mes poches. Je trouve mon portefeuille intact. Parbleu ! Ugolin n’est pas un voleur. Néanmoins, je respire. Et je m’ébroue. Allons ! en route.
Je descends un sentier le long d’un bois. Tiens, des maisons, des réverbères, un bistrot, signe évident de civilisation. Me voici, de nouveau, parmi les hommes, des hommes comme moi, des hommes qui se soucient peu de leurs cellules nobles, de leurs hormones, de leurs glandes et de la société scientifico-ugolinesque de demain.
À tout hasard, j’interroge un passant :
— Pardon, monsieur, suis-je très loin de Paris ?
L’homme ne paraît pas s’étonner de la question. Il réplique le plus naturellement du monde :
— Suivez le sentier jusqu’au bout, puis vous tournerez. Vous irez ensuite tout droit et vous prendrez à votre gauche. Là vous n’aurez plus qu’à descendre et vous demanderez le funiculaire de Bellevue.
TROISIÈME PARTIE
PLACE AUX JEUNES
I
Au point où me voici, stationnant, mon récit, déjà pénible, s’emmitoufle de nouvelles difficultés. Ici je coudoie l’Histoire. Les événements auxquels je dois faire allusion sont connus, archiconnus de mes contemporains qui les ont relatés minutieusement, et je ne sais dans quelle mesure il m’est possible de risquer une incursion dans ce domaine battu et rebattu. Je vais m’efforcer de côtoyer la vérité historique, de la résumer, de la souligner dans ses rapports avec ma propre histoire à moi, faible individualité emportée dans une tourmente sans égale.
Depuis l’heure maudite où mon enfant m’a été enlevé et où j’ai vu Ugolin, le dieu Ugolin, s’affaisser dans une fâcheuse crise, des années ont glissé dans le puits du temps comme des seaux vides. J’ai pu me renouveler aisément, absorber la vitalité d’un bon jeune homme, issu d’un « neutride ». Je me sens en pleine force, lucide et déterminé. Et, cependant, flotte dans mon esprit la même sourde inquiétude qu’aucune tension de volonté, aucun raisonnement ne parviennent à dissiper.
Le Grand Cercle a désigné le professeur Sevart pour occuper la place vacante dans la Trinité Scientifique. Il s’assoit maintenant à côté de Schutzzler et de Potrel, les deux antiques coadjuteurs de l’Autre… Neer, sans un mot, sans vaine réclamation, s’est retiré dans sa forteresse. Il ne se risque dans les assemblées périodiques que par ordre et se tait, impénétrable. À quoi rêvasse-t-il sournoisement et que nous ménage son génie irascible ? Car la rivalité des deux professeurs n’a point cessé avec le choix des vieux sages. De l’animosité fume dans l’air et deux camps rivaux s’épient silencieusement.
Les disparitions d’enfants ont attiré l’attention des maîtres, un instant bouleversés. Sur les tables de marbre et d’or du grand laboratoire, se sont projetés, du Nord au Sud, du Levant au Couchant, tous les paysages de ce globe, jusqu’aux déserts les plus reculés, jusqu’aux îlots perdus dans l’immensité des Océans. Tous les sons, toutes les voix, toutes les harmonies de cet univers ont été ramassés. Les avions ont sillonné le monde, fouillant dans tous ses détails la croûte terrestre, perçant les murailles le plus épaisses, sondant les ténèbres. Et rien, toujours rien ! Le problème demeure posé, inexorable et déconcertant. À la fin, le Grand Cercle, lassé, a adopté une communication du vieux jaune aux yeux bridés, Tu-Tsin-Phou, le patriarche de l’île du Levant qui se rit de nos efforts et dialogue avec l’Éternité. Cet Oriental muet et sphynxial a conclu à la dissociation des jeunes corps sous l’influence d’une force encore inconnue.
Je ne partage point cette opinion recueillie par les sages, qui l’ont surtout acceptée pour calmer leur angoisse devant l’inexplicable, imitant en cela la folle inconséquence de l’autruche qui fuit le danger, sa tête dans le sable (neuve image). Le doute surnage en moi. Mais je garde la conviction que, s’il m’était donné de lire clairement dans les yeux de Judith, toute la vérité surgirait, lumineuse et écrasante.
Cette fin de journée de septembre, je me suis assis sur un rocher face au troupeau de vagues écumantes, qui, d’une marche sûre, se ruent à l’assaut. J’ai déserté Meudon et entraîné Judith sur les hauteurs du Mont-Saint-Michel. L’antique citadelle est toujours la même, sombre vestige d’un passé sanglant, enveloppée de mysticisme, dressant son insolence sur la nappe verte et grise de l’infini liquide. Elle s’érige, majestueuse et désolante, sous le ciel bas, tacheté de plaques livides. C’est là que des moines guerriers soutinrent, durant des siècles, d’horribles combats contre la féodalité, contre la royauté, contre l’Anglais, contre le Diable. C’est là que des prophètes habités par l’utopie vinrent expier leurs blasphèmes, entre les aspérités humides des grottes-prisons. Mais c’est là surtout que se déroula la grande bataille de l’Humanité et qu’Ugolin terrassa le monde ancien.
Un brouillard de légendes s’épaissit autour de la forteresse de Dieu. Avec le soir ressuscitent les fantômes des grèves, les lutins capricieux, les fées voltigeantes, les gnomes évadés de marmites infâmes. Des formes redoutables et confuses s’entremêlent dans le lointain, bondissent jusqu’aux nuages. L’Archange fuit sous les coups précipités des esprits du Mal. Un calme mortel pèse comme un casque d’airain sur mon crâne nu. Jamais, jamais, nous ne chasserons les larves de la peur et du mystère qui rampent au plus profond de notre être.
À ma gauche, se profile la pointe violacée de Cancale qui paraît vouloir plonger dans l’abîme. À ma droite, Tombelaine, telle une pustule sur la chair des flots. En me tournant légèrement je vois fuir, vers Genets, la grève jaune aux sables perfides que sillonne la traîtrise d’invisibles courants. Mais l’apocalypsie de l’Océan m’attire. Je regarde la mer qui se plie et se déplie comme un accordéon. Elle vient vers moi, tel un troupeau de pécaris, bouillante et disciplinée, dans une bouffée violente d’iode, de phosphore et de sel qui dilate mes poumons exaspérés. Ah ! Ce souffle chaud et amer qui me fouette les cheveux, comme je m’y baigne, tout mon être tendu, bouche ouverte, doigts crispés, pour le saisir au passage ! Il m’assomme de sa caresse brutale, court sur ma peau, soulève ma poitrine, pénètre par tous les pores, m’assiège, victorieux, de tous les côtés. Je m’y jette éperdument, avec la sensation que je m’évade du sol, libéré de la pesanteur, cependant que la mélopée monotone du flot galopant calfeutre mes oreilles.
Ah ! Mer énigmatique ! Mer où s’écrasent toutes les couleurs et forniquent tous les bruits ! Mer créatrice et nourricière, formidable creuset de vie, quelle obscure animalité s’élabore dans tes profondeurs que toute notre vaine science n’a pu encore éclairer ? La terre a surgi de toi ! Ô Bête baveuse ! Mère ! Sempiternelle matrice ! comme un abcès purulent répandant à travers les siècles la sanie végétale et l’ichor animal. Nous sommes tes fils dissipés, aventureux et repentants. Nous sommes faits de ton sang et de ton écume. Mais nul n’a pu dire le secret, l’impénétrable secret que tu recèles, jalousement…
Maintenant, les vagues cognent à mes pieds, prises d’un délire sacré. Elles se heurtent à l’impassibilité morne des roches qui, depuis des siècles, opposent leur ironie massive à la lascivité des eaux comme à leurs bacchanales. La mer est une femelle. La mer a des abandons d’amante lasse et heureuse et, quand le rut la travaille, des emportements fougueux. Elle mord, elle hurle, elle sanglote. Elle vomit de l’épouvante. Elle crève en borborygmes. Toute sa frénésie s’éteint, impuissante, aux pieds du colosse dédaigneux.
Ce soir, la bagarre est affreuse. Des spectres s’affrontent dans le ciel où la ligne mince de l’horizon s’efface dans la grisaille. Mon cœur tape à coups rapides dans ma poitrine et s’accorde au rythme fou des vagues bondissantes. Le vent du large me souffle son haleine sauvage, distend mes narines comme des vulves, élargit mon cerveau. Heure trouble où la lumière vivante cède aux saturnales de l’ombre ! Mais, est-il utile de multiplier les impressions fugaces et biscornues que provoque, en mon esprit empoisonné de poésie et de pittoresque, le spectacle quotidien d’un peu d’eau, de beaucoup d’eau, si vous voulez, s’opiniâtrant niaisement contre des masses de granit insensible !
Laissons ces divagations stériles. Aussi bien ma pensée prend une autre direction — toujours la même. Elle me ramène, irrésistiblement, aux événements de ces dernières années, à l’agonie d’Ugolin, à l’avenir qui se dessine sous des aspects peu riants, certes. Et c’est encore l’inévitable question qui se formule. Que va-t-il résulter de cette aventure ?
Je n’ai plus mes notes d’antan. Mais ai-je besoin de notes. Le passé s’impose avec une netteté exaspérante. Je vis, je revis atrocement toutes mes existences, toutes mes vieilles existences, dont la première seule, je puis bien me l’avouer, compte réellement ; dont les autres, maintenant, me paraissent du rêve dévidé.
Qu’on me suive. Poussé hors de l’antre d’Ugolin, titubant sur la route comme un homme ivre, ou, plutôt marchant tout éveillé à la façon d’un somnambule, j’ai repris le chemin de Paris. Rien d’anormal dans la ville : le brouhaha ordinaire des rues, l’affolement des passants rapides et préoccupés, les boutiques reluisantes, le vacarme des voitures… Non, vraiment, rien de particulier. Les misérables ne se doutent pas le moins du monde de ce qui se prépare d’inconcevable et de hors l’imagination. J’achète un journal du matin. Pas une allusion à Ugolin.
Un instant perplexe, j’arrange à la hâte une histoire. Me voici au Vespéral, parmi des clameurs de stupéfaction.
Le rédacteur en chef m’a poussé dans son bureau, rejette la porte sur le nez des curieux. Il y a du monde dans le bureau, quelque chose comme un conseil de guerre. Sans attendre, fébrile, le chef questionne :
— Eh bien ! quoi ?… D’où sortez-vous ?… Ugolin ?… Que s’est-il passé ?
J’y vais de mon histoire. Voilà. Parti pour un rendez-vous galant, je me suis vu brusquement attaqué, vers les onze heures du soir, en plein boulevard de Clichy, à l’angle de la rue de Douai. Un bâillon, un tampon d’ouate sur la bouche, un goût d’éther, un bruit de véhicule, c’est tout. Après, le réveil dans une sorte de cave. On m’a gardé là, soigneusement, scrupuleusement, sans, d’ailleurs, me faire le moindre mal. Puis — était-ce le jour ? Était-ce le soir ? — on m’a lancé dans je ne sais quelle salle noire où je me suis trouvé en présence d’Ugolin.
— Ugolin ? Vous avez vu Ugolin ?
— Non, je ne l’ai pas vu. Je l’ai entendu. Voix caverneuse et menaçante. Le Monstre se dissimulait dans le fond de la salle, plaqué dans l’ombre. Des gardiens me tenaient les deux bras. Et voici ce que le Monstre m’a dit.
— Il a parlé… Il vous a dit…
— Il m’a dit : « Vous avez devant vous le maître du monde, le Dieu de demain. Je veux que tout l’univers soit courbé sous mon omnipotence. Les gouvernements, les rois, les puissants de ce globe doivent abdiquer. Tous les hommes seront mes serviteurs et je vais changer la face des choses… »
Je m’arrête une seconde pour juger de l’effet produit. Mines consternées. Je reprends :
— Le Monstre a ajouté : « Je dispose de moyens dont nul ne peut se faire une idée. J’ai, pour moi, le secret de l’immortalité. Cette immortalité, je l’emprunte aux jeunes gens dont vous avez déploré la disparition singulière et salué la réapparition non moins étrange…
— Mais qu’en fait-il donc de ces jeunes gens ?
— Ce qu’il en fait ? Il les opère… Il leur prend leurs… Eh ! oui !… leurs machins…
— Et puis ?… Et puis ?…
— Que sais-je ? Il en compose peut-être une mixture, une sorte de sérum… il les greffe… il les avale…
— Et puis ?… Et puis ?…
— Bref, il utilise la méthode de Voronoff perfectionnée… la méthode basée non plus sur les singes, mais sur les hommes.
Un silence où l’on entend des vociférations :
— Mais c’est fou… c’est impossible… abracadabrant… stupide… Et il est aussi fort que vous l’affirmez ?…
— Plus encore… Il peut tout. Il a capté des forces inconnues… Il danse sur des milliards… il fait de l’or… il fait de la vie et de la mort, à son gré, à sa fantaisie… C’est la fin de tout.
— La fin de tout ? Ah ! mais non ! On ne va pas se laisser faire. On va prévenir le préfet de police. On va examiner la situation avec le ministre de l’Intérieur… On va…
Je hausse les épaules.
— Mais la suite, la suite ?…
— La suite ?… Sais pas… Je me suis rendormi. Et, brusquement, je me suis réveillé sur un banc, boulevard de Clichy, non loin de l’endroit où l’on m’avait enlevé… Je ne puis rien dire de plus. Je n’en connais pas plus long.
De nouveau des cris, des interrogations, des exclamations.
— Et vous allez écrire ça ?
— Euh !…
— Si !
— Non !
— Ne disons rien. Il ne faut pas épouvanter la foule.
— C’est une chose inouïe…, i…nou…ïe…
Ils sont sortis les bras au ciel, se cognant les uns dans les autres. À la porte, le rédacteur en chef m’a saisi par le bras :
— Dites donc, mon petit, c’est bien vrai, votre histoire ?
Je laisse claquer mes paumes contre mes cuisses et badigeonne de candeur la façade de mon visage.
— Non… là… entre nous… C’est une mauvaise plaisanterie… Vous ne m’aurez pas, moi, tout de même… Il n’y a pas d’Ugolin… ça n’existe pas, Ugolin… Votre Ugolin… tenez… je vais vous dire ce que c’est… de la m…, de la m…
Il insiste sur le mot : De la m… On dirait qu’il la mâche… Puis il me pousse par les épaules, furieusement. Et, avec un gros rire, il revient à la charge :
— Voyons, mon vieux… de la blague, hein ? de la blague ?…
— Vous verrez bien.
Je rentre chez moi. Une lettre. C’est un long cri de douleur de Juliette, un appel au pardon. La malheureuse avoue son rôle abominable et elle me confie aussi tout le trouble de son cœur, le désarroi de son esprit. Elle aurait voulu me sauver ; elle l’a tenté vainement, à la terrasse de Villers-sur-Mer. Puis le crime consommé, le remords, un remords dévorant s’est insinué en elle. Elle m’aimait, elle m’aimait, hélas ! Pourquoi faut-il que la fatalité m’ait justement choisi pour prendre rang parmi les victimes du maître ?… D’ailleurs, elle a une excuse : elle n’imaginait point que les choses pussent aller si loin et que la mégalomanie de son père adoptif atteignît de telles proportions. Mais aujourd’hui, elle sait ; elle voit : le monde désaxé, déséquilibré, tourneboulé par le génie furieux d’un dingo terriblement armé. Et cela, elle ne le permettra pas. Elle sait qu’elle est condamnée. Mais elle mettra la société en garde. Elle dressera toute la terre s’il le faut contre le tyran et ses acolytes. Et, du coup, elle me vengera, elle vengera son amour sottement sacrifié à de sanglantes utopies.
Triste fille. Je lis et relis cette lettre toute chaude encore de fièvre. C’est bien Juliette qui a suscité les policiers et indiqué la tanière de l’autre. Son amour, dit-elle. Quelles effroyables contradictions se heurtent donc dans cette caverne inaccessible qu’on appelle l’âme d’une femme ?
Un sourire joue sur mes lèvres. Que peut Juliette, sinon déchaîner la bataille prévue par Ugolin, amorcée par ses soins et dont l’issue ne me paraît pas douteuse. Elle peut, vraiment, elle peut écrire, dénoncer, guider vers la demeure du petit vieux toutes les forces des hommes, la cause est entendue. C’est la fin de tout, ai-je dit au journal. Et c’est aussi le commencement.
Juliette est morte pour moi. Adieu, Juliette, doublement traîtresse, parjure à son amant, parjure à son maître. Elle est déjà du passé et moi, je vais, d’un pas audacieux, vers l’avenir — un avenir où grondent des torrents et où s’échevèlent des éclairs.
J’ai dû fuir les importuns, abandonner mon domicile, déserter mon bureau. Mes propos, pourtant si vagues, ont couru, déformés, amplifiés, dans le public. On sent qu’une immense inquiétude plane sur tous les cerveaux. C’est l’attente dans la peur, mais une attente faite de beaucoup de curiosité et presque d’acceptation.
Quand éclatera le coup de tonnerre ?
Une semaine vient de s’écouler depuis qu’Ugolin m’a fait planter sur la route de Bellevue, et pas le moindre incident ne s’est produit. L’impatience me mord. Le doute me ronge comme un furet, et il y a des instants où je me demande sérieusement si je n’ai pas rêvé.
Un soir, comme je dépliais le Vespéral, mon propre journal, je m’ankylosai brusquement, pétrifié, sur le trottoir. Les hostilités débutaient. Mais ce n’était pas Ugolin qui portait les premiers coups. C’était le gouvernement qui prenait les devants. À la première page du journal, je lisais, en grosses capitales, ce titre insensé : La farce d’Ugolin. Au-dessous : Les fantaisies criminelles d’un dément. Ce qu’en dit le docteur Boret. J’absorbai le papier d’un trait, goulûment :
Nous a-t-on assez fait peur, disait l’auteur de l’article, avec le monstre Ugolin, le mangeur d’hommes, l’ogre, le savant tout-puissant qui devait dominer le monde. Il n’était question, chaque jour, que des exploits nouveaux d’Ugolin. Ugolin, Ugolin. On ne parlait que de ça. Mais, maintenant, les vacances sont terminées. Ugolin va rejoindre le Serpent de Mer.
Cependant tout n’est pas bourrage de crâne dans l’histoire ugolinesque. Le type existe parfaitement et ses crimes sont indéniables. Mais les renseignements que nous possédons aujourd’hui nous permettent de le ramener à sa véritable mesure.
Ugolin n’est autre chose qu’un vieux professeur raté, de quatre-vingts années, que ses déboires et ses insuccès ont rendu fou. Le misérable a poursuivi toute son existence la même chimère : conquérir l’immortalité. Il y a près d’un demi-siècle, il exposait déjà ses théories sur le rajeunissement, devant un aréopage de savants qui l’éconduisirent. Depuis, il n’a pas désarmé. Et, la folie se développant, il en est arrivé à vouloir réaliser cette monstrueuse conception : appliquer la méthode Voronoff en utilisant l’homme ; emprunter la vie à de jeunes corps pour la transmettre à de vieux débris comme lui.
Cette théorie pseudo-scientifique a-t-elle quelque valeur ? Le docteur Voronoff, lui-même, le nie. La greffe des glandes interstitielles, qu’elles soient cueillies sur le singe ou sur l’animal humain, ne peut que procurer un surcroît de vigueur passagère et prolonger de quelques années au plus la vie d’un homme. Tout le reste est enfantillage.
On connaît aujourd’hui la véritable personnalité et le nom du mystérieux Ugolin. Il s’appelle Jean-Louis Anathase Huler et appartient à une famille alsacienne. Il paraît qu’il fut jadis un brillant élève promis à de hautes destinées, mais qu’un orgueil démesuré gâcha ses plus précieuses qualités. Nous avons pu, du reste, obtenir quelques détails sur cet intéressant personnage. Le docteur Boret, qui le connut de très près et fut de ceux qui réfutèrent victorieusement ses arguties, a bien voulu nous confier tout ce qu’il en savait.
— J’ai connu Huler, nous dit le vieux savant que toute l’Europe admire, voici une cinquantaine d’années — ce qui ne me rajeunit guère, ajoute-t-il en souriant. C’était un esprit curieux, certes, supérieurement doué, mais chez qui la folle du logis se donnait libre cours. Son imagination courait comme un zèbre. Tout jeune, il voulut s’attaquer aux problèmes les plus compliqués. Il prétendait avoir résolu les plus ardues questions métaphysiques et se faisait une sorte de religion de la négation. Nihil, rien, telle était sa devise. Nous l’avions baptisé Monsieur Nihil. Nous disions en riant : il ne fume que le Nihil ! Nous avons eu des discussions orageuses. Tout mince alors et court de taille, il se dressait sur ses talons comme un coq et n’admettait aucune objection. C’est ce qui fit que je cessai de le fréquenter ? Mais, par la suite, le hasard me ménagea plusieurs contacts avec cet homme étonnant. Je dois vous dire qu’il possédait une jolie fortune et qu’il la dilapida dans des recherches laborieuses. De plus, il aspergeait l’Académie des Sciences de communications insensées. Ce qui le tourmentait, c’était le souci de retrouver (il disait : retrouver) le secret de l’immortalité. Il prétendait également que l’homme devait devenir Dieu (Renan a dit, lui aussi, quelque chose de semblable) ou, plutôt, que du troupeau humain sortirait fatalement un être nouveau et essentiellement différent et que le rôle du savant était d’y aider.
Le docteur Boret se met à rire tout doucement à l’exhumation de ces vieux souvenirs et il reprend :
— Ce qui vient de se produire ne m’étonne nullement. Le vieux fou a dû, obstinément, poursuivre ses recherches. Peut-être même a-t-il obtenu quelques résultats illusoires. Et puis, l’âge venant, la rancœur aidant, il a dû sombrer dans un noir vertige. Mais ses théories demeurent aussi vaines aujourd’hui qu’hier.
Je demande au docteur Boret :
— Vous ne croyez pas que cet antique maboul puisse être vraiment dangereux ?
Mon interlocuteur lève ses épaules dans un geste significatif :
— Un fou, vous dis-je. Certes, il offre quelque danger. Il est parfaitement possible qu’il ait en sa possession quelque force encore inconnue de nous qui lui permet de réaliser ses inexplicables cambriolages. De plus, il doit être placé à la tête d’une bande de malfaiteurs ou de déments comme lui. Les enlèvements et les mutilations de jeunes gens en sont un témoignage. Et puis ?… Que peut-il de plus ? Il suffira d’agir avec adresse et volonté pour se rendre maître de lui et la comédie sera terminée.
— Alors, on peut rassurer le public ?
— Entièrement. Il s’agit d’une farce, une mauvaise farce. Je connais le bonhomme. Seulement il importe d’adopter au plus vite les mesures nécessaires et de limiter les dégâts.
Je prends congé de l’éminent savant qui me reconduit aimablement jusqu’à sa porte, et après lui, je dis au public : « Ce n’est rien. Simplement un pauvre diable de détraqué qui a pu commettre quelques méfaits, mais qui, demain, sera mis dans l’impossibilité de nuire. »
Il suffisait de le découvrir et de l’identifier. C’est fait. Un peu de patience et le dernier acte de cette farce sera joué.
Congelé de stupeur, je laissai la feuille filer entre mes doigts. Ainsi l’on connaissait le nom et la retraite d’Ugolin. Juliette, parbleu ! Juliette qui renseignait les intéressés. Mais après ? S’imaginaient-ils, les imbéciles, qu’ils allaient pincer ainsi Ugolin, comme un fauve réfugié dans son trou ? Ah ! les pauvres gens, les pauvres gens ! Et quelle réplique Ugolin n’allait-il pas leur fournir ?
La réplique ? Elle tomba en moins de vingt-quatre heures. Le lendemain du jour où paraissait l’interview sensationnelle du docteur Boret, on cueillait sur les berges de la Seine, à deux pas du Pont-Neuf, dix individus bâillonnés et ligotés. On leur rendit la liberté et on les interrogea. C’étaient des agents de la sûreté qu’on avait chargés de surveiller la petite maison de Meudon. Ils se disaient totalement incapables d’élucider leur aventure. Tout ce qu’ils pouvaient expliquer c’est que chacun d’eux se tenait à son poste de surveillance quand, tout à coup, l’événement — mais quel événement ? — s’était produit. On les fouilla. Dans la poche de l’un d’entre eux, on découvrit deux cartes de visite portant cette mention : Jean Huler, docteur ès sciences. Sur l’une d’elles, ces mots : Premier avertissement. Sur l’autre, ceci : Au docteur Boret, avec tout le mépris que méritent ses âneries.
Du coup, une immense joie s’empara de l’opinion ! On la trouvait bien bonne. Mais le même soir, la Tour Eiffel reçut un message qui fut immédiatement communiqué à toute la presse, en dépit des ordres gouvernementaux ! Et, cette fois, on cessa un peu de rire.
Simple recommandation, portait le message. J’invite le Gouvernement français à prendre ses dispositions pour que renoncent les espions qui rôdent autour de moi. Je lui donne vingt-quatre heures. Si je ne suis pas rigoureusement obéi, on aura de mes nouvelles et de façon éclatante. Ceci, en attendant des ordres plus précis.
Ce message arrogant fit une énorme impression, d’autant que les journaux le commentèrent, les uns avec indignation, les autres par des plaisanteries. L’avis général, pourtant, fut que le Gouvernement manquait de décision. On annonça une interpellation. Mais, dans la matinée qui suivit, une note parut, annonçant que les autorités responsables accompliraient tout leur devoir et qu’elles étaient résolues à en finir.
Et l’on expédia dans le bois de Meudon un bataillon d’agents en bourgeois armés jusqu’aux dents.
La journée fondit paisiblement, sans grande animation. Je parcourus les boulevards, me rendis à la Bourse pour tâter le pouls de la capitale. Nulle fièvre. Visiblement, le scepticisme régnait entretenu, d’ailleurs, par les feuilles du soir qui prodiguaient les encouragements, les appels au calme et se parfumaient d’interviews arrachés à tous les membres des Académies scientifiques et à toutes les gloires de la Sorbonne.
La nuit fut aussi tranquille que la journée.
Mais à l’aube…
Ah ! Quand je songe, après tant et tant d’années accumulées sur mon crâne, aux flocons de noire épouvante et d’ahurissement qui enveloppèrent Paris, je ne puis m’empêcher de rire. Dressé sur mon rocher, pendant que les flots déchaînés hurlent, dans le soir, comme une meute, sous un ciel d’encre, je crache mon rire sonnant comme une fanfare, un rire aigu et saccadé et douloureux aussi, qui me disloque des pieds à la tête et poignarde le tumulte…
La nouvelle s’était répandue avec une rapidité qui tenait du prodige.
Tout Paris, le Paris minable des faubourgs, le Paris aristocratique et cossu, descendait vers la Seine. Les foules, en longs sillons, envahissaient les rues, dans un affolement meurtrier. On se bousculait, on se battait, on se passait sur le corps. Puis les trains de banlieue déversèrent de nouvelles fourmilières. Bientôt des cohortes innombrables emplirent la place de l’Hôtel-de-Ville, les quais, les ponts, la place Saint-Michel, toutes les rues, toutes les traverses, tous les débouchés qui aboutissaient à Notre-Dame.
Car, ce qu’on venait contempler, ce qu’on voulait voir, c’était Notre-Dame. Et, parmi les premiers rangs pressés de la foule, autour des barrages établis par les policiers et les soldats, baïonnette au canon, un silence glacial figeait, dans une rigidité de marbre, tous ces êtres moisis par l’horreur, raides et muets comme un mur.
Notre-Dame !… Le spectacle valait le dérangement. Un petit soleil léger grignotait les rosaces et picorait les dentelles de pierre. Mais là-haut, tout là-haut, la vieille église moyenâgeuse, griffée par tant de siècles, la vieille église de Quasimodo était décapitée.
L’« H » classique ne tenait plus que sur une patte. Une des tours, celle de droite, s’était évaporée, pendant la nuit.
La foule se noyait dans l’hébétude. Sur la place, des messieurs circulaient, affairés, le ventre barré d’une écharpe ; d’autres messieurs gavés de galons, aboyaient des ordres brefs. Et, dans le lointain, le mugissement des curieux déferlant en tempête qui se refusaient à croire, qui accueillaient la nouvelle avec des clameurs de colère. Il fallut repousser cette muraille vivante. Les soldats chargèrent, se perdirent dans l’écume où ils furent désarmés, lacérés. Puis, la multitude fondit sur l’église mutilée. La place fut inondée de fourmis épileptiques, grimaçantes, s’entre-dévorant. Ce délire régna toute une matinée. Il ne fallut rien moins qu’une nuée d’avions et de mitrailleuses pour disperser, dans le sang et dans la rage, ces hordes de forcenés carnavalesques.
Le même soir, le téléphone, le télégraphe, la T. S. F. apprenaient à l’univers entier le stupéfiant événement.
Une des tours de Notre-Dame avait disparu.
Ugolin, l’insaisissable, le terrifiant Ugolin venait de voler une des tours de Notre-Dame.
J’ai l’impression, en cet instant où je bondis, d’un élan, dans le passé, que je suis entraîné, grain de poussière, dans le tourbillon de la foule exaspérée. Le flot qui rugit ses imprécations ressemble à cette foule bouillonnante et désemparée. Cependant, piquant les ténèbres, des phares éjectent leurs lueurs intermittentes de vers luisants. Des vaisseaux, cette nuit, seront encore ballottés par l’ouragan qui s’annonce, cherchant à tâtons leur route obscure, quêtant les signaux des hommes. Rien de changé au fond, sur le fumier terrestre. Des navires glissent sur les océans avec leur chargement et leur équipage. Des femmes se couchent dans des nids tièdes à l’heure où je dialogue avec quelqu’un que je sens toujours en moi. Rien de changé. Des êtres naissent, besognent, se dispersent. Le sol se vêt de tapis verts et les neiges auréolent les cimes des monts. La terre est toujours la terre. Le monde est toujours le monde. Rien de changé. Mais Ugolin a révolutionné l’univers.
Je tremblote sous le vent qui fraîchit et, brusquement, je cède la place. J’en ai assez d’un spectacle dont l’horripilante splendeur finit par ne plus m’émouvoir. Je rentre lentement chez moi et, dans la quiétude de mon cabinet, je chevauche à nouveau mes évocations.
Ce qui se passa à Paris, dans la semaine qui suivit la fugue d’une des tours de Notre-Dame, fut assez curieux. Les journaux donnèrent de la voix. On somma le Gouvernement qui se vantait de connaître l’asile du Monstre d’ordonner l’opération décisive. Trois régiments d’infanterie se virent alertés. On fit venir de l’artillerie et des avions de combat se tinrent prêts. Mais on cacha soigneusement la date de l’expédition.
C’est alors qu’un nouvel incident vint ajouter, si possible, au déséquilibre général. Quatre journées à peine s’étaient écoulées, lorsqu’un matin, à la pointe de l’aube, les premiers passants constatèrent que la tour mystérieusement dérobée, venait de reprendre sa place, exactement sa place, à l’endroit même où, depuis des siècles, des générations avaient accoutumé de la contempler. Et cette fois encore, Paris entier dévala vers la Seine, parmi les piétinements, les bagarres, les charges, emporté dans un cyclone d’aberration qui fracassa toutes les clairvoyances.
Puis le silence morne, un accablement infini, la sensation qu’on ne pouvait rien, qu’on chavirait sous le souffle de forces irrésistibles, qu’on était au creux de mains implacables.
À l’étranger, ce fut une féroce rigolade. Un journal anglais expliqua gravement que les foules parisiennes étaient victimes d’une sorte d’auto-suggestion collective et que le terrible Ugolin prenait tout bonnement figure d’un vulgaire charlatan, prince des prestidigitateurs. Les feuilles allemandes allèrent plus loin. Elles déclarèrent que la France, devenue un pays de fous à lier, constituait un grave danger pour l’Europe. Leur ton s’accentua même jusqu’à la menace. Là-dessus, un milliardaire américain câbla à Ugolin-Paris qu’il était disposé à mettre toute sa fortune dans son affaire.
Et, coup sur coup, deux messages d’Ugolin. Le premier, très bref, rappelait les conditions dans lesquelles la tour avait disparu, puis reparu, et ajoutait qu’il lui était possible, en quelques secondes, d’anéantir la moitié de Paris. Le deuxième prenait l’allure d’une proclamation. Il s’adressait au peuple malheureux et esclave et lui promettait le bonheur avec le règne d’Ugolin. Il conseillait aux maîtres et aux puissants de se démettre promptement et volontairement s’ils voulaient éviter les convulsions de la guerre civile et de la révolution. Cette deuxième missive attira l’attention de la Russie soviétique qui expédia, aussitôt, toute une cargaison d’agitateurs en France.
Le Gouvernement ne pouvait plus reculer. Il lui fallait la peau d’Ugolin. Déjà, des manifestations bruyantes, quoique pas encore dangereuses, ébranlaient la ville. On parlait vaguement de grève générale. L’armée se montrait hésitante. Il n’était que temps d’agir et de frapper un grand coup.
Une nuit, sous la conduite d’un général, alors très populaire pour avoir cueilli quelques lauriers dans les cailloux de l’Asie Mineure et mis à la raison de turbulentes tribus sahariennes, les régiments d’infanterie s’ébranlèrent sur les pentes de Meudon. Ils montaient, patiemment, méthodiquement, avec des précautions savantes, à l’assaut du repaire, se dissimulant sous les arbres, rampant dans les futaies. L’artillerie s’installa sur les hauteurs et les avions de reconnaissance planant sur le bois se mirent en devoir de repérer la maison maudite.
Soudain, une lueur aveuglante déchira le ciel. En quelques secondes, une trouée lumineuse déchiqueta la forêt ; les arbres s’écroulèrent comme pulvérisés et une vaste clairière s’improvisa au milieu de laquelle la maison, la fameuse maison, l’Antre, s’installa. C’était une maison comme tant d’autres, sans caractère ni originalité, que surplombaient deux plates-formes. Elle n’avait vraiment rien de redoutable, et dans la clarté, maintenant adoucie, qui l’entourait, elle avait l’air de dire : « Eh bien ! Me voilà ! Que me veut-on ? J’attends. »
Mais cela sentait aussi l’embûche. On s’offrit une longue consultation au quartier général. On téléphona à l’Intérieur. L’ordre vint de brusquer les choses. Coûte que coûte, il fallait en finir.
Alors les troupes bondirent. L’attaque déclenchée contre les flancs de la maison, pendant qu’un régiment se ruait sur la façade s’avérait irrésistible. L’anxiété malgré tout durcissait les cœurs. Qu’est-ce que pouvait bien leur réserver Ugolin ? Brusquement les premiers assaillants, lancés dans une ruée que rien ne semblait pouvoir briser, reculèrent en désordre, tombant, pêle-mêle, les uns sur les autres. Ceux qui suivaient, surpris par ce recul imprévu, s’arrêtèrent indécis, roulant sur les premiers, bousculés par les derniers qui, ne devinant rien, s’obstinaient à pousser. Ce fut une inexprimable confusion. Un officier, pâle de rage, se mit à hurler :
— Avancez !… avancez donc… tas de brutes.
Il s’élança lui-même ; mais il fit un bond en arrière, comme s’il venait de heurter quelque mur infranchissable et, lâchant son sabre, il demeura stupide, ne comprenant plus.
La terreur s’empara des soldats. Il y avait là, à soixante mètres de la maison, on ne savait quel obstacle qui s’opposait au passage. Un obstacle invisible, irréel, et pourtant certain, indéniable… Inutile de se heurter contre cette force surnaturelle. On ne pouvait rien. On ne passait pas. Le général, prévenu, se répandit en injures. Il tempêta, menaça, il vociféra :
— Faites donner l’artillerie.
Le bombardement commença.
Alors la surprise et l’effroi et une sorte de curiosité morbide rivèrent au sol tous les hommes qui se trouvaient là. Le phénomène qui s’accomplissait sous leurs yeux tenait de la fantasmagorie. Les premiers obus s’arrêtaient net à une soixante de mètres de la maison et, rebondissant comme des balles, retombaient inertes à quelques pas. Il y avait là encore quelque chose, — mais quoi ? — qui se dressait, qu’on ne voyait pas et qui renvoyait les engins meurtriers comme une raquette. Et les obus se succédaient sans effet, descendant mollement sur le sol. Les artilleurs s’exaspérèrent. Un déluge de marmites de tous calibres s’épuisa contre l’obstacle. Des avions firent leur apparition. Ils tournoyèrent sur la maison un instant, et lâchèrent leurs bombes. Les bombes s’arrêtèrent comme les obus, comme s’étaient arrêtés les hommes. Elles voltigèrent quelques secondes au-dessus de la maison, tels des ballons dans le vent, puis se posèrent, très gentiment, sur le gazon.
Nul ne songeait à bouger, à fuir, tant la stupéfaction était immense. On n’avait même plus peur. Le général, rouge de colère, vint sur place. Il marcha sur la maison et, à son tour, pivota sur lui-même, recula, manqua de tomber, s’accrocha à l’épaule d’un homme, abasourdi, mâchonnant entre ses dents :
— C’est idiot… C’est idiot !…
Et le dénouement se précipita. Subitement la lumière disparut et les hommes, hagards, haletants, se courbèrent dans l’ombre épaisse. Cela dura quelques secondes, une éternité d’épouvante. Et la lumière reparut. Et ce fut un formidable murmure de terreur grelottante. Et des hommes se laissèrent choir sur les genoux, les bras levés, implorant le secours du ciel. Car ce qu’ils voyaient ou plutôt ce qu’ils ne voyaient plus, ce qu’ils ne voyaient pas, leur recréait des âmes de petits enfants apeurés et tremblants.
La maison, l’hallucinante maison d’Ugolin contre laquelle obus, bombes, attaques, fer, plomb et feu s’acharnaient impuissants n’était plus là.
À sa place, le vide.
Le Génie malfaisant, le Sorcier, le Savant diabolique, d’un coup de sa baguette infernale, venait de l’escamoter.
II
Il ne m’est pas possible, on l’admettra aisément, de retracer dans tous ses détails la lutte qui mit aux prises une grappe de vieillards, dirigés par une sorte d’être surhumain, et des masses d’individus agglutinés en sociétés, rampant dans les routines et les préjugés, divisés par de bas intérêts, empoisonnés d’esclavagisme et toujours prêts à tendre l’échine sous la férule du maître. Je ne le puis, ni le veux, n’ayant d’autre dessein que de me raconter moi-même. Ceux qui rêvent d’une initiation plus complète n’ont qu’à compulser les ouvrages officiels, parmi lesquels je recommande particulièrement : L’Histoire de la Révolution Ugoline, du professeur Anatole Marot ; Les Convulsions sociales du vingtième siècle, de Jean Lapivert ; De l’Anarchie à l’Harmonie, de MM. Boissart et Truquemaille ; La Relation fidèle des événements qui marquèrent l’avènement et le règne d’Ugolin, dix énormes volumes publiés par les soins du Grand Cercle. Plus les divers manuels historiques qui sont mis à la disposition des écoliers et les œuvres de vulgarisation telles que la Psychologie d’une époque, Des Temps barbares à la lumière, etc… Enfin les « kinélibris », qui permettent à tous de suivre, par l’image et par l’action abondamment commentée, la série des incidents importants et décisifs de l’histoire des temps modernes.
Ce qu’on ignore, naturellement, ce sont les dessous de cette histoire. Ce qu’on n’a pas assez fortement indiqué, ce sont les caractères d’individus appartenant à une ère, aujourd’hui si lointaine, qu’il semble qu’une race nouvelle est née de la pourriture d’une race abolie. Les mœurs, les coutumes, les lois qui régissaient une époque baroque, les nuées mentales, les brutalités déchaînées, toute une atmosphère de confusion et de vésanie ; voilà qui est diablement malaisé à matérialiser sur l’écran ou sur les froides feuilles d’un livre.
Je l’ai esquissé, peut-être sans bonheur, et mieux que tout autre je devais y réussir, moi qui m’épanouissais en pleine première jeunesse, à l’heure de la sublime Transformation. Mes racines plongent trop profondément dans un passé fangeux, et il m’arrive trop fréquemment, en dépit de mes rédemptions successives, de sentir s’agiter, au plus obscur de moi-même, dans la pénombre où braillent d’indestructibles instincts, le vieil homme que je fus, pétri dans le moule des conventions désuètes, baigné dans l’abjection et l’absurdité d’une société larvaire. Admettez qu’un habitué des cavernes, par une fantaisie du sort, et après un sommeil de plusieurs siècles, si vous y consentez, se vît transporter, avec des facultés nouvelles et le sens de l’adaptation à la cour du Roi Soleil, parmi la gentilhommerie constellée de parures, dans les galeries resplendissantes de Versailles. Il lui resterait le goût amer et comme la nostalgie de son asile primitif alors que, vêtu de peau et chef de famille, il menait sa couvée dépenaillée et famélique à la recherche du feu et à la chasse aux fauves. Je suis cet homme de la caverne sociale du siècle numéro vingt. Je rêve souvent, trop souvent, de bêtises irréalisables. Le sang de mes ancêtres frappe à mes tempes. J’assiste, impuissant, à la bagarre de mes personnalités superposées qui se heurtent dans un décevant amalgame dont je cherche inutilement à dégager une individualité neuve.
Les vieux, eux, les premiers vieux jeunes, s’isolaient dans leur rêve hautain et partaient derrière Jason-Ugolin à la conquête de la Toison fabuleuse. Ils ont empoigné le passé dans leurs larges pattes et l’ont réduit en bouillie. Ils sont tout dans le présent, un présent qui est leur avenir. Ils sont force et audace. Mais moi, triste moussaillon embarqué pour je ne sais quel naufrage, j’ai parfois, dans ma débilité de trembleur perpétuel, des élans vers le plancher des lâches.
Ce qui est dit est dit. Nous ne pouvons plus retourner vers l’autrefois. Ugolin a procédé à un tel nettoyage par le vide qu’il n’y a même plus place pour des regrets.
Cette société de jadis s’affirmait pourtant bien solide, assise sur ces bases éternelles qu’étaient l’Armée, la Magistrature, l’Église, arcs-boutants de l’Autorité. Elle défiait toutes les attaques et elle édifiait son omnipotence sur la profonde inertie des masses désespérément veules. Des phalanges de révolutionnaires férus de justice, d’égalité, de liberté, ces toniques pour estomacs faibles, avaient tout risqué pour l’ébranler sans parvenir à autre chose que substituer une équipe dirigeante à une autre équipe. Ugolin, lui, ne s’est pas embarrassé de ces sornettes idéologiques ; il a tranché dans le vif, c’est-à-dire dans l’humaine Bêtise dont il a fait voler en éclats le front de taureau. Il a posé son pied sur la société comme sur une fourmilière. Mais quelles hécatombes insensées et quels coups de cognée dans la forêt de l’ignorance !
Assez pleurniché. Pesamment installé dans un fauteuil, paupières mi-closes, ma pensée se tortille vers les heures enfouies. Je revois le sauve-qui-peut des soldats, des chefs, de la foule massée autour du bois. La panique gagna jusqu’aux habitants des villages voisins. Des hommes, des femmes, des enfants couraient, pêle-mêle, sur les routes, soulevés par un ouragan de panique, comme ces bandes moyenâgeuses qui fuyaient devant l’invasion ou devant la peste. Tous allaient sur Paris, le seul refuge, l’unique abri. Et Paris, à ce moment même, était en pleine ébullition.
La nouvelle explosée dans la ville, sans qu’on sût comment, provoquait immédiatement une déflagration de rage. En moins d’une heure, les boulevards, de la Bastille à la Madeleine, la place de la Concorde, les Champs-Élysées, l’Étoile, se garnissaient de cohues hurlantes qui réclamaient la démission du Cabinet, la dissolution de la Chambre et exigeaient un chef. Chaque fois que la plèbe a peur, elle réclame un sauveur, un Dieu. D’autres, cependant, parlaient de hisser les travailleurs au pouvoir. Les faubourgs se fleurirent de clubs où des orateurs tonitruaient, dénonçant l’iniquité sociale, la malfaisance et l’indignité du régime. Le Gouvernement fit donner la troupe. Le Palais-Bourbon, les Ministères, les Banques, l’Élysée furent gardés par l’artillerie. Des mitrailleuses s’installèrent sur les édifices publics. Mais la foule était trop bien partie. Il y eut, un peu partout, de formidables échauffourées. On se battait sauvagement. Sur certains points, les soldats surexcités lâchèrent pied, passèrent du côté de l’émeute. Puis des troupeaux armés, disciplinés, survinrent, et la vraie bataille, sans issue, dans un pêle-mêle indescriptible, s’engagea, férocement.
Là-dessus, la Confédération Unitaire du Travail décréta la grève générale. Le mot d’ordre fut d’autant plus rigoureusement accepté que les ouvriers désertaient les usines, d’eux-mêmes, que les employeurs affolés se barricadaient derrière leurs portes. La nuit venue, le courant électrique interrompu, Paris plongea dans les ténèbres. Et la bataille continua. J’ai exploré les rues, cette nuit-là ; je n’ai rencontré que des êtres livides de peur qui tentaient de s’éclairer à l’aide de bougies et de lanternes, des ombres bondissantes rasant les murs ; puis la débandade des fuyards, les meutes apeurées, saoules d’alcool, saoules de terreur… Et partout des cadavres, des éclopés ; des misérables geignant et suppliant… Cela sans but précis, sans volonté nette. Tous ces malheureux désaxés se jetaient aux abîmes. Ça sentait la fin d’un monde, la dégringolade, l’agonie brusquée d’une civilisation, atteinte au cœur.
Trois jours et trois nuits, Paris vécut dans cette orgie de massacres coupés de rixes et de pillages. Les crépitements des fusils et des mitrailleuses, la voix mugissante des canons couvraient le charivari des lamentations et des cris de mort. L’exaspération tournait à la démence. On ne savait ce que l’on voulait ni à qui l’on en voulait. Des paquets d’animaux délirants, habits déchirés, visages brunis de crasse et de sueur, vociférant, hurlant : Ugolin !… Ugolin !… Mort à Templier (c’était le Président du Conseil). Ou encore : « Vive la sociale !… Mort aux affameurs ! » Et l’hymne de l’Internationale vomi par des milliers de poitrines !… Quel spectacle de contagieuse aberration. Je me sentais moi-même entraîné dans cette trombe, perdant pied, m’exténuant, de toute mon énergie râlante, à garder le contrôle de mes nerfs, à résister à la contamination.
Et, soudain, au coin d’une rue, dans une masse grouillante et trépidante, une femme échevelée, hissée sur des épaules, avec des gestes d’hystérique, des flammes rouges dans les yeux. Je la reconnus aussitôt… Je la reconnus à ses yeux. Je m’élançai, perforant la foule, les coudes en avant, tête baissée. Je criai de toute la force de mes poumons :
— Juliette !
Elle fit un bond. Elle fut sur moi, me saisit par les épaules :
— Toi… C’est toi… Il t’a lâché…
— Juliette… Je t’expliquerai… Viens… Suis-moi…
Elle éclata d’un rire sauvage et douloureux, un rire déchirant qui pénétra jusque dans mes moelles, comme une morsure d’acier…
— Juliette !…
Un flot vivant nous sépara, la rejeta en arrière. Je la vis qui se débattait. Elle surnagea un instant, le visage tourné vers moi. Puis elle disparut, accablée par la masse mouvante. Et moi-même, catapulté contre la devanture d’une boutique, écrasé, haletant, je m’accrochai désespérément pour ne pas perdre connaissance.
Qu’ai-je fait pendant ces sinistres journées ? J’errai partout, à travers les bagarres, enjambant les cadavres. Des avions culbutaient dans le ciel où jaillissaient des grappes de feu. L’Élysée brûlait. Le Louvre brûlait. Les Grands Magasins étaient en flammes. Autour des Halles, un vide énorme, béant. On disait que des centaines d’insurgés venaient d’être pris par les gaz asphyxiants. Et, par-dessus toutes ces rumeurs, ces fauves incendies, cette inondation furieuse de haines écumantes, la voix du canon qui ne cessait de tonner, du canon qui se soulageait comme une légion de pétomanes.
Mais voici, dans ce babélisme infernal, les événements tels que je les ai notés au fur et à mesure qu’ils me parvenaient, commentés, déformés par des bouches avides. D’abord la fuite du Gouvernement régulier, non pas vaincu, mais intimidé devant la responsabilité d’une répression sans exemple. Des proclamations sur les murs annonçaient son départ pour Bordeaux. Il s’adressait aux bons citoyens, les conjurant de rétablir l’ordre, annonçant qu’il en appelait au bon sens de la Province et qu’il ne tarderait point, avec le concours de la France entière, à venir doucher la Capitale en proie à une attaque de delirium. Et, face à cette proclamation, un manifeste des révoltés, maîtres de la situation, informant la population que la Commune était établie et que le pouvoir passait aux mains du peuple ouvrier. Encore une fois, c’était la traditionnelle opposition des révolutions. Paris insurgé contre la France bourgeoise et paysanne.
Il y eut, dans les jours qui suivirent, une longue accalmie. Le nouveau Gouvernement invita les travailleurs à rejoindre leur domicile et à reprendre leur travail. Dans tous les quartiers, des Conseils d’ouvriers et de soldats se constituèrent avec une étonnante rapidité, organisant des distributions de vivres, activant les visites domiciliaires, s’emparant des usines, des fabriques, des magasins… Puis l’exode torrentiel, des multitudes se jetant sur les routes, hors de la fournaise. Prudemment, le Gouvernement révolutionnaire ordonna qu’on laissât fuir quiconque n’était pas avec la Révolution, prétextant qu’on avait d’autres besognes plus urgentes que de se complaire à d’inutiles représailles et qu’il valait mieux ne pas s’encombrer de parasites et de bouches ennemies.
Trois semaines durant, la Commune qui venait d’usurper le pouvoir s’épuisa en efforts. Elle dut faire fusiller sommairement des centaines de bandits pillards et mettre sur pied des milices armées jusqu’aux dents. Il y eut une abondante distribution de galons et toute une bureaucratie nouvelle s’improvisa. Le télégraphe se remit à fonctionner tant bien que mal. Les voyages aériens reprirent péniblement. Et l’on apprit coup sur coup que la Commune triomphait à Lyon, à Saint-Étienne, à Brest où la flotte appuyait les insurgés, à Toulon où l’on continuait à se battre. Par contre, à Marseille, l’insurrection n’en menait pas large et, chose étrange, dans les grandes villes du Nord socialiste, à Roubaix, à Lille, à Douai, parmi les mineurs et les salariés du textile, calme plat. Sans doute, les masses ouvrières de là-bas se réservaient-elles ? En même temps, on signalait que le Gouvernement bourgeois réunissait à Bordeaux des troupes blanches auxquelles on allait opposer l’armée rouge.
Enfin le Gouvernement se chargea d’organiser la police sur le modèle de la vieille et grande Tchéka. Il enrôla de force des milliers d’infortunés qui n’avaient aucun goût pour ce genre de métier, de nombreuses femmes, dont la mission consistait à utiliser leurs charmes pour pénétrer les secrets des conspirateurs et des ennemis de la Patrie révolutionnaire. Mais il conserva, surtout, les policiers de l’ancien régime qui, délibérément, offraient leurs services au Pouvoir triomphant et continuaient, sans vergogne, à appliquer leurs traditionnelles et chères méthodes. Le même phénomène s’était produit dans l’armée. Des officiers supérieurs, des généraux tenaient leur épée à la disposition des commissaires du peuple, dressaient les plans de combat, faisaient exécuter le maniement d’armes aux volontaires. Des magistrats aussi prétendirent distribuer une justice, devenue plus que sommaire, selon les désirs et les caprices des gouvernants du jour. En définitive, ces avatars brusques étaient conformes au processus de toute révolution et je reconnaissais bien là la loi que déterminent les couardises humaines. Ceux qui redoutaient le plus l’émeute et s’affichaient le plus implacablement réactionnaires, à la veille de la transformation sociale, se proclamaient maintenant les plus ardents et les plus enragés terroristes. Ils hurlaient plus fort que les loups. Éternelle comédie. Par contre, les précurseurs, les prophètes d’hier se voyaient dénoncés, suspectés, menacés, dépassés par leurs adversaires.
Moi-même, qui analysai ces revirements dans leurs causes abjectes, je fus placé dans la nécessité de me prononcer. On me poussa de force dans un journal officiel, naguère grande feuille d’information du matin, avec ordre de n’accueillir que ce qui pouvait servir les nouveaux maîtres. Je dus occuper, non sans dégoût, ce servile emploi de censeur, forcé que j’étais de m’exécuter sous les yeux vigilants d’une police méfiante. Mais j’eus la triste satisfaction de retrouver à mes côtés de bons confrères devenus furieux et qui, quelques mois avant, inondaient les communistes de leur bave pisseuse.
Les effets de ce régime se firent rapidement sentir. Le mouchardage prit une extension invraisemblable et une épouvante sourde broya les rébellions. Les travailleurs, cependant, n’avaient pas lieu de se féliciter outre mesure. Interdiction leur était faite de se syndiquer, de réclamer, de songer à la grève et ils devaient besogner pour un morceau de pain. Les salaires supprimés, on ne donnait à manger et on ne consentait de logements qu’à ceux qui pouvaient brandir leurs bons de journées de travail. Il y eut, dès les débuts, des grognements. Mais les escouades d’ouvriers placés sous la phalange des « observateurs » (on disait « observateur » comme pendant la grande révolution bourgeoise), obligés, après le labeur, de porter les armes, de patrouiller, de monter d’interminables factions devant les bureaux des commissaires, les casernes, les portes de prisons, finirent par se résigner et accepter une militarisation à peu près totale.
Seuls, quelques hommes — une poignée — firent mine de résister.
Ces hommes se réclamaient des doctrines « anarchistes ». Ils s’étaient trouvés au premier rang, à l’heure de la bataille des rues contre les troupes de l’ordre. Ils avaient donné superbement de leur personne. Mais ils se refusaient à accepter le nouveau pouvoir. Ils persistaient à poursuivre leur besogne de démolisseurs, guidés par une logique rigide qui leur faisait repousser toute autorité, sous quelque forme qu’elle se manifestât, à l’exception pourtant de la plus absurde et de la plus aveugle : celle de la foule déchaînée, inconsciente et contradictoire. Et de nouvelles émeutes éclatèrent dans les quartiers populeux. Les soldats rouges et les policiers furent lancés sur les réfractaires. Chiens de garde contre loups. Les anarchistes ripostèrent par des bombes qui n’atteignirent que des innocents. Finalement, quelques-uns se soumirent. La grande majorité des libertaires fut impitoyablement massacrée, traquée, jetée dans de sordides ergastules où la vermine eut raison de leur énergie.
L’ordre régna à Paris. Il régna dans la famine, dans l’incertitude, dans le heurt des idées, des propositions, des tentatives d’organisation. Il régna dans l’effroi et l’abdication.
Le prolétariat vainqueur, aboyant par tous ses clubs et tous ses conseils, remit ses destinées aux mains de ses délégués — ses nouveaux maîtres. Et, alors, on se reprit à penser à Ugolin, à Ugolin qu’on avait oublié dans la bagarre.
Le point d’interrogation subsistait auquel nul n’avait la possibilité de répondre.
Ugolin, invisible et présent, dominait la situation.
Les commissaires du peuple portés au pouvoir par le déluge révolutionnaire se sentaient frissonner devant les menaces du lendemain. La Révolution était victorieuse. Il fallait maintenant recoudre. Le plus dur de la besogne restait encore à faire.
Ils se tournèrent vers Moscou.
La Révolution russe, depuis 1917, avait fait du chemin. Les sombres jours du communisme intégral s’évanouissaient au loin et, pour tous les esprits clairvoyants elle était depuis longtemps stabilisée dans une forme économique peu différente des autres États de l’Europe. Mais la propagande incessante des agitateurs avait tendu un voile sur les yeux des travailleurs occidentaux. Moscou demeurait toujours le pôle vers quoi convergeaient tous les enthousiasmes et tous les fanatismes. Moscou demeurait la ville sainte de la Révolution, La Mecque du prolétariat.
Et, pendant que le gouvernement bourgeois s’ingéniait à réunir toutes les forces de l’ordre pour marcher sur la capitale, pendant que l’ombre d’Ugolin planait sur les fronts, obscurcissait les consciences, déroutait les volontés, les représentants du peuple au Pouvoir, désemparés, tendaient les bras vers leurs glorieux précurseurs — les dictateurs de la grande Russie.
La Révolution prolétarienne triomphante et accablée de son triomphe quémandait les directives et les ordres de Moscou.
III
Les incidents qui se produisirent ensuite n’eurent plus rien de commun avec le mouvement révolutionnaire. Il semblait que Paris était atteint d’une brusque attaque d’épilepsie. La capitale fut comme une gigantesque cuve bouillonnante d’où s’évaporaient toutes les émanations morbides de peur démentielle et de divagation. Ce qui détermina surtout, en dépit de l’activité policière et de la terreur prolétarienne, cette crise fiévreuse, ce furent l’intervention attendue et redoutée d’Ugolin, d’une part ; et, d’autre part, la déclaration de guerre brutale de l’Allemagne.
Ugolin avait laissé passer l’orage sans un signe. Mais à peine la tourmente parut-elle se calmer pour céder la place à une ébauche d’ordre nouveau qu’il se décida à dire son mot. Un long message parvint à la fois, à Bordeaux et à Paris. Le Maître annonçait que le règne de l’élite était proche. Il ordonnait la soumission absolue à ses commandements et la cessation immédiate des hostilités entre citoyens. Plus de réaction bourgeoise. Plus de revendications sociales. La Science, seule, allait désormais régler le sort des hommes. Et il expliquait cyniquement que les vieillards en possession du fantastique secret de l’éternisation entendaient dominer l’univers. Ces messages provoquèrent chez les uns un accablement écrasant ; ils stimulèrent la haine, une haine meurtrière chez les autres.
Des bandes se levèrent. C’étaient de petits garçons qui, groupés sous la bannière des « Moins de vingt-cinq ans », résolurent la chasse aux ancêtres. Au début, ils se contentèrent de parcourir les rues et les boulevards en vociférant : « Mort à Ugolin ! Mort aux vieux ! » et en conspuant tous les hommes âgés qu’ils découvraient. La police laissait faire. Le Gouvernement, désarmé, comptant surtout sur les jeunes et sur leur ferveur communiste pour se consolider, se gardait soigneusement de sévir. Bientôt les « Moins de vingt-cinq ans » se risquèrent à molester et à brutaliser les vieillards. Puis, exaspérés par quelques résistances, ils se mirent à tuer. On ramassa un peu partout des cadavres aux cheveux blancs, dont certains affreusement mutilés. Le mot d’ordre devint : Guerre aux vieux ! Alors, les vieux, à leur tour, se groupèrent pour se défendre. Il y eut des rencontres sanglantes. Pères contre fils ! La guerre civile renaissait sous un autre aspect. Ce n’étaient plus les classes qui s’affrontaient, mais les âges et les générations. La guerre des jeunes et des vieux ! Chose curieuse. Les hommes de quarante ans se divisèrent, les uns prenant parti pour leurs aînés, les autres pour leurs cadets.
Les plus étranges légendes, les pires bobards couraient, colportés on ne savait comment. On disait qu’Ugolin, réfugié au Mont-Saint-Michel, d’où il expédiait ses messages, fabriquait un élixir de longévité qui s’absorbait soit sous forme de cachets, soit sous forme liquide. Une Société anglaise se constitua avec d’énormes capitaux dans le but d’exploiter les produits Ugolin. Mais, là-dessus, un nouveau message vint mettre les choses au point et le feu aux poudres. On sut exactement ce que voulait Ugolin : l’utilisation barbare et baroque des jeunes gens sains et vigoureux au profit des vieillards marqués du signe de la décrépitude ; la suppression des individus débiles, maladifs, chargés de tares héréditaires… Le tout pour aboutir à une société nouvelle qui ne connaîtrait d’autres règles que celles de l’hygiène et où le Savant serait souverain. Plus de guerres, criait Ugolin, plus de meurtres inutiles ! Plus de ces bagnes sordides qu’étaient les usines, les ateliers, les immenses magasins où crevaient, sous la loi de plomb du travail, des armées de sacrifiés. Les hommes vivraient et achèveraient leur course sur ce globe, sous le contrôle bienveillant de la Science. Ugolin serait Pape et Roi, exerçant son autorité suprême dans le spirituel et dans le temporel. Plus de Dieux, d’ailleurs. Les églises, les temples, les synagogues, toutes les boîtes à prières, à litanies, à sornettes mystiques fermées ou détruites. L’Argent anéanti à jamais. Mais ce qui parut scandaleux, insensé, inacceptable ce fut la façon dont Ugolin prétendait fixer le sort de la femme.
Je comptais, expliquait le redoutable et énigmatique philanthrope, procéder, de même que pour l’homme, au rajeunissement périodique de la femme. Certains incidents et une connaissance plus approfondie de l’être féminin m’ont conduit à modifier mes projets. La femme naîtra et mourra normalement, sans autre changement dans sa carrière que de se soumettre à la « disparition volontaire ». Dès qu’elle sera devenue impropre à l’amour, qu’elle ne saura plus provoquer le désir, qu’elle s’avérera incapable de fournir la joie des sens et de procréer, elle sera condamnée. Elle s’éteindra, du reste, sans souffrance, calmement, sereinement, son temps fini. Ainsi la vieille femme sera extirpée peu à peu de la société de demain. Cela autant pour châtier l’astuce et la perfidie de nos chères sœurs que pour assurer la domination définitive, absolue, de l’homme. La femme ne serait plus désormais qu’objet de plaisir, prétexte à volupté et à ensemencement. Et son rôle demeurerait, malgré tout, magnifique. La Femme, vase d’érection ! proclamait Ugolin avec un humour macabre.
Le nouveau maître ajoutait bien que la femme, durant sa courte existence, jouirait de toutes libertés et pourrait à son gré disposer de son corps, sans le moindre souci des morales périmées et grotesques conçues par l’imbécillité humaine. Mais cette obligation de renoncer, à l’heure où s’évanouit la féminité et où se flétrissent les charmes, telle que l’imposait un monstre de misogynie, parut à tous, et surtout à toutes, intolérable. Les douairières se sentirent immédiatement menacées ; les femmes mûres hurlèrent et, comme la jeune captive, assurèrent qu’elles ne voulaient pas mourir encore. De respectables féministes qui, pour la plupart, se croyaient visées directement, firent un chahut de tous les diables. Et il y eut un élément de désordre de plus. Des meutes de tricoteuses se dressèrent. Des Théroigne de Méricourt s’improvisèrent à tous les coins de rue, prêchant la guerre sainte contre les hommes, associant, dans leur vindicte, les jeunes et les vieux.
Bataille des âges ! Bataille des sexes ! On apprit que, d’un bout de la France à l’autre, cette lutte insensée sévissait. Des tas de femmes échevelées, ivres de colère, parcouraient les routes, attaquant sauvagement les soldats. D’autres se réfugiaient dans les églises, passaient leurs journées et leurs nuits à prier. Mais à Paris, ce n’était qu’émeutes, rixes, mêlées. Le Gouvernement de la Commune, complètement désarçonné, ne savait où donner de la tête. Il avait tout prévu, la résistance à la bourgeoisie, la nécessité de la discipline ouvrière, la terreur, tout, sauf ce débordement furieux de rage, cette ruée des êtres dans la frénésie du meurtre. Il réussit, pourtant, à conserver quelques forces solides et il parvint, parmi des ruisseaux de sang, à rétablir un peu d’ordre. Malheureusement, dans ce chaos imprévu, dans ce bouleversement ébouriffant, où l’on pouvait voir se dresser les femmes contre leurs époux, les fils contre les pères, la lutte reprit sous une forme plus abjecte encore. La production était tombée à zéro. Personne ne travaillait. Nul ne produisait. La famine fit son apparition ! On se battit pour le ventre. On se mit à massacrer pour manger. On se disputait à coups de couteau, à coups de poing, à coups d’ongles, à coups de dents, une croûte verdâtre, un morceau de viande haillonneux. Les hommes, remontés brusquement à la bestialité des premiers âges, s’entre-tuaient pour pouvoir vivre.
Ce fut à cet instant, alors que les bipèdes civilisés se couchaient dans l’animalité la plus dégradante, que les armées allemandes s’ébranlèrent à travers la Belgique et la Suisse. L’Allemagne, qui suivait avec une âpre curiosité les événements se déroulant hors de ses frontières, n’était pas loin de considérer la France comme une nation en pleine déliquescence, trempée dans toutes les abjections, finie et condamnée, présentant de plus un danger permanent pour la sécurité et le progrès humains. L’occasion était trop bonne pour rater la revanche, depuis si longtemps convoitée, sur la défaite de la grande guerre mondiale au cours de laquelle le militarisme prussien avait mordu la poussière, sans profit réel, d’ailleurs, pour le monde civilisé, puisque les armées peinturlurées de tricolore ou de rouge renaissaient un peu partout. Aussi l’invasion fut-elle rapide et décisive. Les avions ennemis survolèrent Paris, versant la mort. Le Gouvernement révolutionnaire en appela à la nation, trompeta le devoir sacré de la « défense prolétarienne », édifia sur les places publiques des autels analogues à ceux de la grande Révolution bourgeoise. Mais rares furent ceux qui répondirent à ces appels suprêmes. Les jeunes gens se dérobèrent, prétextant que c’étaient toujours eux qui faisaient les frais de la casse, cependant que les vieux, promis au pourrissoir, échappaient à tous dangers. Les travailleurs affirmèrent qu’ils n’avaient pas d’ennemis parmi les autres travailleurs, de l’autre côté des frontières, sans paraître s’apercevoir que ces mêmes travailleurs revêtus de l’uniforme s’étaient transformés en soudards et que rien n’est si près de la brute qui tue héroïquement que le pacifique ouvrier rêvant d’émancipation sociale et de concorde universelle.
Cela tourna promptement à la débandade. Chacun ne songeait plus qu’à sa précieuse peau et ce qu’on appelait l’embuscage prit des proportions fantastiques. Mais le comble, ce fut l’entrée en lice de l’Empereur romain, Bénito Ier, le plus exécrable tyran de ce temps, qui, prétendant reconquérir la Corse, la ville de Nice et la Savoie, en attendant mieux, se rangea du côté des Germains. En même temps, l’Angleterre, craignant pour son hégémonie, consentit à soutenir la France et à lui prêter quelque argent en tenant compte du change et des intérêts composés. Et, rapidement, toutes les nations européennes entrèrent dans la bagarre.
L’Europe fut transformée en un Océan sanglant. L’assassinat devint la loi du monde.
Cela dura à peine quelques semaines. Les engins de destruction bénéficiaient d’une telle splendide perfection que les combats devenaient atrocement meurtriers. Le carnage était partout. Puis les soldats, désespérés, se tournèrent contre ceux qui les commandaient, massacrèrent les chefs. Et ils se répandirent dans les villes et les campagnes, comme au temps des Grandes Compagnies, quêtant du pain, saccageant les propriétés, violant les femmes, égorgeant quiconque s’opposait à leurs désirs. Triomphe écœurant d’une soldatesque déchaînée, sans autre guide que ses crapuleux instincts.
Mais comment fixer les péripéties de cette invraisemblable et boueuse épopée ? Du sang, du sang ! Des foules abêties et stratifiées dans une épaisse couche d’horrification. Des épidémies perforantes. Le vernis de la Civilisation zébré de craquelures. Si je voulais noter ici les phases de cet indicible cauchemar, il me faudrait tremper ma plume dans je ne sais quelle encre pestiférée. Pour tout dire, la Rage et la Démence tenaient l’Humanité à la gorge.
C’est alors que, dans le ciel, Ugolin, le dieu Ugolin fit son apparition. Il surgit une nuit, sur le charnier de Paris, à la tête d’une flottille d’avions légers et rapides ; le super-rayon se mit à fonctionner ; les quartiers miséreux, les taudis, les trous à punaises, les boîtes à cafards s’effilochèrent sous les morsures du fluide vengeur. En même temps, le Maître donnait ses ordres. Il poussait les foules vers les habitations des riches, les palais, les hôtels, et ses ordres, qui pleuvaient sur la ville, commandaient : Au travail !
Ce qui restait de troupes à moitié organisées recula sur les frontières. On ne songeait plus à la guerre devenue inutile. Il y avait encore, à Bordeaux, l’ombre d’un Gouvernement. Il fit humblement sa soumission. Et l’ère de l’organisation débuta.
Je me vois dans l’obligation d’esquisser simplement le récit de cette transformation fabuleuse auprès de laquelle les bouleversements les plus profonds de l’Histoire apparaissent comme jeux d’enfants. Je ne pus, du reste, la suivre que de très loin. Un soir que je déambulais sans but dans les rues, noyé dans le délire général, une ombre s’était dressée soudainement sur mes pas. Elle m’adressa un signe impératif, me jeta dans une voiture et, de là, dans un avion. Quelques heures après, j’étais au Mont-Saint-Michel, en présence d’Ugolin. Le petit vieux, transfiguré, se tenait debout, le visage calme, les yeux semblables à deux étoiles, tout son être ruisselant de force majestueuse, débordant de jeunesse. Il prononça avec une terrible douceur :
— Nous approchons du but. Le monde nouveau va s’épanouir sur la charogne de l’autre.
Je joignis les mains.
— Maître, il y a des masses d’hommes, de femmes, d’enfants qui sont comme des loups enragés.
— Je sais, dit-il, négligemment, je sais. Qu’ils crèvent donc. Il le faut. Trop de déchets empoisonnent la société qui se lève. Faisons table rase.
Il ajouta :
— On vous a mis à une rude épreuve. Vous avez besoin de repos. Allez.
On m’isola dans une chambre. J’appris par la suite que j’avais dormi deux jours pleins. Quand je revis le soleil, j’interrogeai un des hommes qui avaient reçu mission de veiller sur moi.
— Vous serez tenu au courant au fur et à mesure. Restez en paix.
Peu à peu, dans le calme et la sérénité du Mont-Saint-Michel, loin des orgies sanglantes auxquelles je venais d’assister, je me remontai. Il me fut permis d’aller respirer le souffle du large. La mer s’étendait devant mes regards, paisible et complice. Des bestioles blanches et roses se querellaient sur la crête des flots. Douceurs du rêve. Mon imagination vagabondante courait à cent à l’heure. Que faisaient les hommes, mes semblables ? Que devenait le monde ?
Ce qu’il devenait ? Il croulait, tout simplement. Dans les capitales, dans les grandes villes, Ugolin possédait des auxiliaires qui l’aidaient dans sa besogne de chirurgie sociale. Des quartiers entiers étaient rasés. Des masses d’individus étaient recrutés auxquels on assurait la pitance et l’abri et qui se transformaient en serviteurs zélés du Souverain. Les intellectuels, les techniciens, les artistes se rallièrent les premiers. Quant aux ouvriers, qui n’avaient rien à perdre, ils acceptèrent le travail qu’on leur imposait avec une sorte de fatalisme. Ceux qui luttèrent, ce furent les maîtres dépossédés, les hommes d’argent, les hommes de loi, les prêtres, les militaires… Pour eux, la victoire d’Ugolin, c’était la fin.
Après une trêve conclue entre les nations belligérantes, il fut décidé que l’assaut décisif serait donné à Ugolin. Des essaims de vaisseaux, de torpilles, d’avions de bombardement se lancèrent contre le Mont-Saint-Michel. La grande bataille se livra. Mais l’issue était prévue ! On assista à une répétition amplifiée de l’affaire de Meudon. Ni les bombes, ni les torpilles, ni les obus ne purent atteindre leur but, brisés net par un obstacle impénétrable. En même temps, les avions d’Ugolin, très haut dans le ciel, laissaient tomber un déluge de flamme sur l’ennemi, promenaient partout le super-rayon. En quelques heures tout fut réduit en poussière. On ne retrouva pas un seul vivant, pas le moindre débris.
Ces détails ne sont pas consignés exactement dans nos manuels d’histoire. Le peuple des neutrides et des stérilisés ne sait pas tout. On lui enseigne seulement qu’il y eut jadis une guerre terrible entre la Science et la Barbarie et que, pour le plus grand bonheur de l’humanité, les savants vainquirent. Pareillement, il ignore que ceux qui le dirigent s’éternisent en absorbant des existences, périodiquement. Pour ces pauvres êtres, il y a toujours eu des immortels qui constituent une branche à part de la grande famille humaine et sont comme des dieux. Ugolin l’a réglé ainsi. Seuls les initiés connaissent la vérité. Mais il est des secrets terribles qui demeurent le monopole des Douze et d’autres plus hermétiques encore que gardent jalousement les redoutables prophètes de la Trinité Scientifique.
Moi qui ai vécu, au centre même des événements, cet extravagant roman, je sens bien que c’est une entreprise insensée que de vouloir en reconstituer les chapitres. La période de tâtonnement dura presque un demi-siècle. Ugolin commença par la conquête méthodique de la vieille Europe. Dans toutes les communes et dans tous les quartiers des grandes villes, il mit au point ses comités de « vigilants » dont le rôle se bornait à examiner les individus et à décréter la suppression de quiconque était soupçonné d’un mal héréditaire. Les moins malades étaient frappés de stérilisation et la reproduction leur était interdite. Cela ne les empêchait nullement de connaître les ardeurs génésiques et ils pouvaient sans contrainte se livrer à la gymnastique sexuelle.
Les nouveau-nés étaient examinés méticuleusement par les maîtres-vigilants. Les débiles, impitoyablement, étaient immolés. Les autres, robustes et sains, se voyaient, néanmoins, soumis à une petite opération, laquelle consistait en deux piqûres à la nuque et dans l’aine, ce qui ne diminuait en rien leur activité et leur vigueur physique, mais arrêtait définitivement, en eux, toute possibilité d’évolution. Ils étaient neutralisés. Ugolin les condamnait à se perpétuer sans qu’ils pussent acquérir des qualités nouvelles. Le neutride demeurait constamment semblable à lui-même. C’était une race fixée.
Je me suis obstinément efforcé de découvrir la formule des piqûres destinées aux neutrides. Les Trois se refusaient à la divulguer. On chuchotait, dans le Grand Cercle, qu’il s’agissait d’un composé de poisons cérébraux auquel se mêlait le venin spécialement traité de certains reptiles. Mais nul n’avait de certitude à cet égard.
Le Grand Cercle s’était progressivement élargi. Ugolin l’avait enrichi de tout ce qu’il découvrait de savants véritables, d’esprits lucides. Ils composaient l’administration ugoline, veillaient à l’hygiène des cités, conduisaient la société muée en une sorte de haras. Ils présidaient aux naissances, modelaient l’avenir des enfants, poussaient les femmes au « renoncement » total. Car, selon la règle voulue par Ugolin, la femme ayant échoué au port de la ménopause, devait consentir à s’effacer. Elle pénétrait dans un des laboratoires dits d’Éternité et quelques minutes après, sous forme d’imperceptible nuée, elle partait pour le grand voyage. Les éléments arbitrairement associés qui entraient dans son âme, libérés et purifiés, voguaient à la recherche de nouvelles combinaisons malsaines.
Durant des années et des années, Ugolin lutta contre la putridité d’un siècle vaincu. L’ancien continent se courba assez promptement sous son sceptre. Il assujettit la Perse, la Chine, le Japon, les colonies africaines. Puis il se tourna vers l’Amérique. Il considérait le Nouveau Monde, ainsi qu’on disait alors, comme le refuge de la barbarie, développée par un machinisme outrancier et mangeur de consciences. En ces régions, l’individu n’était plus que l’esclave de la Mécanique et le courtisan du Dollar. Ugolin s’épuisa à dompter cet utilitarisme où, par une déconcertante bizarrerie, traînaient de louches superstitions et les plus grossiers fanatismes. Les hécatombes furent monstrueuses. Ugolin en usa avec les enfants des États-Unis comme avec de simples Indiens.
Trois quarts de siècle s’estompèrent. Je respire tout ce passé qui se disperse parmi les révoltes, les combats, les répressions, les misères, les deuils. Mon esprit dérape. Sombres évocations ! Les cités s’écrasaient comme des escargots sous le talon du promeneur. La Mort qu’on allait museler s’en donnait à cœur joie avant de rendre les armes.
Trois quarts de siècle ! L’univers était à peu près soumis. Ugolin et son armée de savants s’étaient attachés à une triple besogne : régénération des individus, suppression de la machine, anéantissement des villes. L’homme, de sa naissance à sa fin, devint la proie du médecin-chirurgien qui le choisit comme champ d’expérience, le combla de médications, le surina de son bistouri des pieds à la tête. Il se produisit, quarante années après la révolution ugoline, ce que nous avons appelé le grand tournoi des docteurs. Ce fut inénarrable et cela manqua remettre en question la victoire et la suprématie des Vieux-Jeunes.
Les médecins dominaient parmi les troupes d’Ugolin et se doublaient de chimistes. Leur principale préoccupation, le seul objectif qu’ils poursuivaient, c’était, suivant leur propre expression, le nettoyage de l’individu humain. Ils le nettoyèrent de telle sorte qu’il faillit ne plus rien en rester. Le docteur Bell-Uhr, de Chicago, imagina d’explorer les intestins et reprenant les théories de Metchnikof, de les vider de leur contenu de bactéries. Des milliers de malheureux furent gavés des produits les plus hétéroclites ; on ne rencontrait plus que de tristes épaves sans force ni courage, aplaties, geignant, souffrant comme des damnés. Là-dessus, le docteur Korusko, originaire de Tchécoslovaquie, affirma qu’il fallait non pas nettoyer les ventres en les ramonant comme des cheminées, mais les ouvrir pour aseptiser l’intérieur. Et le professeur Bille, de Montélimar, conçut le projet de les racler avec une lame très fine trempée dans de l’acide formique.
Puis le docteur Polpol, de Paris, s’avisa que toutes les maladies étaient guérissables par des piqûres dans le nez. Il s’attaquait, disait-il, aux bulbes. À la moindre névralgie, à la moindre douleur, vlan ! un coup de pointe dans le nez. L’appendice nasal en vit de toutes les couleurs. Les nez enflèrent, assumèrent des teintes indéfinissables, s’exhibèrent grotesques et pitoyables. Le professeur Morton, de Liverpool, s’éleva véhémentement contre ces pratiques et promulgua que le creux de la main était le véritable siège de la sensibilité. Mais le docteur Pougeol, de Carcassonne, intervint à son tour, pour préconiser la plante des pieds.
Ces disputes durèrent longtemps. Un groupe de médecins se réunit et décréta qu’il devenait indispensable d’interner l’individu sous une cloche pneumatique dans laquelle on introduisait un produit spécial où le chlore et l’iode s’épousaient à fortes doses. Ce traitement avait pour effet de pomper tout ce que l’organisme entretenait de nocif et d’épurer radicalement le sang. Il fit un nombre incalculable de victimes. Un autre groupe, non moins convaincu que le premier, assura qu’il fallait absolument combattre un fléau par un autre. On inocula le microbe de la peste aux patients atteints de coryza. On glissa le germe du choléra à tous ceux qui se plaignaient de laryngites. Ainsi la peste guérit le coryza, la dyphtérie guérit la peste, la grippe guérit la dyphtérie, la syphilis guérit la grippe, la tuberculose guérit la syphilis, le cancer guérit la tuberculose, la bronchite guérit le cancer, la dysenterie guérit la bronchite… Les cors aux pieds guérirent les maux de dents et les maux de dents guérirent les cors aux pieds. On connut des phénomènes qui collectionnèrent toutes les variétés de maladies, chassant les unes par les autres et qui, au dire de leurs soigneurs, moururent illogiquement d’un refroidissement.
Ces deux écoles rivales, pleines d’une sombre rage, se donnèrent l’assaut à coups de thèses, de démonstrations, d’expériences, de rapports. Il y eut la secte des « Pneumatistes », et celle des « Fléautistes ». En dehors, les Éclectiques, qui employaient indifféremment tous les systèmes ! Quant aux victimes, malades ou non, elles étaient sacrifiées d’avance. La confrérie morticolesque fit presque autant de ravages, en quelques années, que le super-rayon. Il fallut qu’Ugolin, las de ces vaines querelles, se mêlât de la partie et fît connaître qu’à l’avenir, on ne traiterait et soignerait ses sujets que d’après ses indications. Quelques tentatives de rébellion se manifestèrent. Le docteur Triturant, qui se signala particulièrement, fut saisi, jeté au laboratoire d’Éternité ! Cet exemple suffit pour faire rentrer les récalcitrants dans l’ordre.
Le Machinisme ne survécut pas longtemps au triomphe des Vieux. La découverte de rayons, jusqu’alors ignorés, eut raison de la vapeur, du charbon, du pétrole, de l’essence… Les usines, les chemins de fer, les fabriques, les mines disparurent ! Le laboratoire s’installa partout.
Grâce aux forces inconnues dont disposait Ugolin, l’industrie humaine prit un essor inattendu. L’homme ne fut plus, comme autrefois, le simple auxiliaire de la machine ; il s’improvisa rapidement le surveillant attentif et conscient des choses. La main-d’œuvre se raréfia et l’employé (on ne disait plus le travailleur) bénéficia d’appréciables loisirs. Il ne songeait plus à se plaindre. Quelques heures de surveillance par jour et son labeur était terminé. Après quoi, il pouvait, en toute tranquillité, vaquer à ses propres occupations, s’adonner à des travaux de son choix et aux jeux… Était-ce le paradis social ? Non, car, au-dessous des neutrides et des stérilisés, se trouvaient, dans les couches profondes, pour les indispensables bas travaux, des cohortes d’esclaves raflés parmi les races jugées inférieures qu’on laissait volontairement mijoter dans leur crasseuse ignorance et qu’on désignait sous l’appellation de « mangeurs de viande ».
Il faut qu’on sache que, lentement, Ugolin avait supprimé du régime alimentaire de ses semblables, tout ce qui touchait à la chair animale. La chimie présidait à la cuisine. Malgré tout, la bête comestible n’échappait pas à son sort, mais une préparation scientifique modifiait ses produits et sous-produits qu’on servait sous les formes les plus variées et de telle façon qu’il devenait difficile d’établir leurs origines. Les déchets restaient le monopole des esclaves tueurs et vidangeurs-mangeurs de viande, excrément de la société. Ces ilotes carnivores étaient la plaie du monde nouveau. Mais Ugolin énonçait qu’il n’y avait point de corps social sans les cellules basses.
Il m’arrive trop souvent, on l’a vu, de rebondir en arrière. On a beau se renouveler, faire peau neuve, on entend toujours le vieil homme. J’évoque, une fois de plus, les revendications puériles de mes contemporains de l’an 1935. La machine à l’ouvrier ! La direction et la gestion de l’industrie aux mains des prolétaires ! Utopies enfantines. Il n’y a plus aujourd’hui de prolétariat. La vie sociale ne nécessite nullement ces vastes agglomérations fumantes et trépidantes où agonisaient tant d’individus qui, aussi bien en haut qu’en bas de l’échelle, employeurs ou salariés, ignoraient toute sécurité, s’épiaient les uns les autres, inexorablement opposés dans leurs intérêts, leurs ambitions, leur cupidité. Le vent de l’incertitude soufflait alors sur tous les fronts. Maintenant les énergies éparses dans l’univers sont utilisées pour le bien-être commun et leur emploi judicieux réduit le machinisme d’antan à sa plus simple expression.
Ugolin sait comment on emprunte à l’atmosphère, à l’eau, à la matière inerte, les forces qui actionnent, avec le minimum de main-d’œuvre, les avisettes, les véhicules de transportation, les instruments de construction… Les inventions se sont succédé, ruinant de plus en plus l’effort des muscles. La nature est à peu près domestiquée. Les saisons n’ont aucun effet sur le rendement de l’agriculture : fruits, légumes, fleurs, poussent, s’épanouissent sans douleur quand on le veut, à l’heure qu’on a indiquée. Ugolin provoque la pluie à son gré, emmagasine le soleil, détourne les cours d’eau. Mais, en bas, il y a toujours les manœuvres qui peinent, les brutes dont les bras sont indispensables. Et cela, c’est le souci constant de l’Élite régnante, en dépit des assurances du Maître, qui espère tout de l’avenir.
Cependant, je ne veux le dissimuler, la société ugolinesque est, par rapport à celle de ma première jeunesse, dans la même situation que celle du vingtième siècle comparée à l’âge des cavernes. Les individus ne peuvent que se féliciter du bonheur conquis, au prix, il est vrai, de leur abdication et dans la méconnaissance des ressorts secrets du mécanisme social. Ils vivent sans souffrance, sans crainte, sans heurt, une existence minutieusement réglée, sarclée des tares d’autrefois. Mais est-ce là ce qu’on peut considérer comme le bonheur ?
Je me suis questionné bien des fois, inutilement. C’est l’ancêtre qui me harcèle et me chante des airs de flûte sur la liberté et ses charmes. La liberté ? Peuh ! un mot. De quoi donc suis-je pétri et quel sang purulent stagne encore dans mes veines pour que je me ratatine ainsi sous des regrets ? Sans Ugolin, quelle grimace incongrue ne ferais-je point dans les remous du Grand Rien — le Grand-Tout-à-l’Égout, comme disait ce joyeux chevalier de la Triste Figure de Ciron.
Mais où sont les grandes et belles villes d’antan, leurs larges avenues bordées de boutiques, de magasins, de brasseries rutilantes, et les hautes maisons, et les palais orgueilleux, et les cathédrales hautaines ? Ugolin a tout jeté à terre. Il n’a conservé de l’hier fangeux et resplendissant que ce qui lui semblait de nature à concourir à l’édification de son peuple. Les temples et les églises sont transformés en musées où l’on savoure le spectacle de la niaiserie antique, échantillonnée, étiquetée, classée et détaillée, de même que, vers ma trentième année, on allait méditer sur les vestiges d’une civilisation défunte, dans les salles de Cluny. Les habitations humaines ne sont plus collées les unes sur les autres, en un tas pouilleux. Elles ne piquent plus du nez vers l’azur outragé ; elles s’égrènent parmi les espaces verdoyants, sur les bords des routes larges comme des fleuves. Le globe entier tend à se fleurir de maisons légères, ceinturées de feuillages touffus. Paris n’est plus Paris. Les rues, les places, les boulevards, autant de termes surannés et de choses désuètes que les hommes de ce temps sont incapables de reconstituer même par la pensée. Prisons, casernes, usines, forteresses, couvents, collèges, boxons, léproseries grillagées, champignons massifs d’une moisissure sociale, vous n’êtes plus que duvets de nuages.
Les laboratoires dispensent toutes choses : chaleur, lumière, rayons vivifiants, nourriture. Le sol suant, bousculé, surmené, fait le reste. J’ai beau me frapper la poitrine, descendre au tréfonds de moi-même, me torturer le conscient et le subconscient, je ne puis le céler : les hommes sont affranchis de mille maux ; ils se développent béatement, sans le souci de leur devenir. Ils sont heureux. Heureux ! Heureux ! Je vous dis qu’ils sont heureux, puisqu’ils s’ébattent tels des canards dans une mare, parmi les eaux sans rides d’un — ah ! voici le mot qui vient sous ma plume… le mot que j’hésite à tracer — ne lisez pas ; j’écris : Automatisme social.
Ugolin est tenace. Il lui a fallu une volonté en bois d’ébène et la conviction de son éclatante supériorité pour réaliser un aussi complet chambardement. Détruire un monde marqué pour Attila, ce n’était rien. Sauter à la gorge des fléaux, museler la Machine, disperser les fourmilières fétides qu’étaient les grandes villes, simple amusette pour lui. Mais pour que les assises de sa société fussent solides, il lui fallait décortiquer la nature humaine. Les individus étaient nécrosés de religiosité, de superstitions, de basses croyances. Leur éducation exigeait des siècles. Le maître a préféré leur administrer le contre-poison en les prenant dès leur débarquement sur le quai de la vie et en épuisant, en eux, toute faculté imaginative. L’Imagination est un grand facteur de progrès intellectuel, mais, aussi, un toxique rongeur amenant la sophistication cérébrale. Elle va de l’ombre à la lumière, du plein air aux caves nauséabondes où s’agite toute une vermine gluante et rampante. Ugolin a tué l’Imagination. Il n’a laissé subsister que la Raison froide, tranchante comme un rasoir. Neutrides et stérilisés ne conçoivent point. Ils raisonnent. Leur cerveau est un rouage que nous graissons, que nous alimentons avec l’huile des faits. Cerveau-Moteur, voilà l’homme d’Ugolin.
L’imagination abolie, la passion ne put survivre. L’amour, la haine, l’ambition, la soif du lucre, tous ces ressorts de l’activité humaine s’affaiblirent peu à peu jusqu’à l’extinction. On fit l’amour avec sérénité, calmement, comme on mangeait, sans les complications odieuses de la jalousie, ce fléau dévastateur. Aimer devint une fonction animale, une exigence naturelle. Seuls les vieux jeunes s’y adonnèrent avec frénésie et cultivèrent cet art difficile, de même qu’ils se complaisaient à la cuisine scientifique. Plaisir des sens, de tous les sens.
L’alcool débilitant fut radicalement supprimé. Mais, après d’orageuses discussions, Ugolin conserva le vin dont il fit sévèrement réprimer l’abus. Du coup, l’art et la poésie dépourvus d’aliment s’étiolèrent. On essaya bien de les sauver du naufrage. Mais que peuvent bien exprimer les faiseurs de vers dès lors qu’ils ne disposent plus des ingrédients utiles : amour, dieu, ma mie, mon cœur, petites fleurs bleues, petits chichis… Finalement, Ugolin décréta que ces messieurs experts à aligner des mots rangés selon un ordre convenu et à s’entortiller dans la soie des métaphores ou la gaze des symboles, étaient tout à fait indésirables. Quant aux artistes, moins favorisés encore que les tire-lyres, la science qui permettait de capter avec certitude les couleurs, les formes, les mouvements, eut promptement fait de ridiculiser leurs fantaisies géométriques et leurs prétentions synthétiques.
Pourtant Ugolin donna tout son appui aux musiciens. La musique, pour lui, c’était comme une intoxication cérébrale qui pénétrait par l’oreille. Il ordonna des bains de musique avec accompagnement de parfums subtils (autre forme d’intoxication) d’où les neutrides sortaient dans un état avoisinant l’abrutissement. Cela servait ses vues sur la domestication d’une foule que des instincts malgré tout persistants pouvaient travailler et réveiller.
Mais quelle besogne ! Au cours des années d’organisation, dures et laborieuses, Ugolin dut surtout lutter contre les sournoiseries de la Mort qui ne voulait pas lâcher sa proie et disposait de mille moyens. Le Maître s’acharna à combattre l’accident. Il le trouvait partout, niché dans tous les coins et recoins. Il le traqua, le pourchassa, ordonnant la destruction de toutes les armes, de tous les instruments dangereux. Fusils, pistolets et revolvers, épées, poignards, couteaux, explosifs, canons, mitrailleuses, et les arsenaux et les fabriques, tout ce qui de près ou de loin, se rattachait au meurtre, tout fut brisé. Cependant, dans cette joute à cache-cache avec la mort, Ugolin n’obtint pas facilement le dessus. L’accident demeurait. Il se dissimulait dans l’air, sous l’eau, sous terre ! Le pauvre Ciron fut un des premiers parmi ceux qui succombèrent. Il s’était déjà renouvelé trois fois et poursuivait ses études sur les réactions profondes des cellules nobles transplantées dans un milieu neuf. Il avait su parvenir à donner une sorte d’activité intellectuelle à certaines parties basses de l’individu, notamment aux parties sexuelles, et nous présentait des neutrides chez lesquels le phallus tenait lieu du siège de la pensée, ce qui, selon Ugolin, marquait une inutile régression vers les aberrations du vingtième siècle. J’ai toujours soupçonné Ciron de n’avoir vu, dans cette aventure, que prétexte à amusement paradoxal. Il nous arriva, un matin, la tête entourée de bandages, délirant déjà, nous servit un grand discours sur le Surhomme qui s’ébauchait et devait sortir d’une branche de l’animalité plus évoluée que nous ne le pensions, pour supplanter l’homme, cette erreur de la nature tâtonnante et zigzaguante. Et il mourut, debout, son immense corps distendu, son crâne défoncé, défiant la Camarde, tel Cyrano.
D’autres accidents abattirent une douzaine de vieux jeunes, les uns couchés par une brique tombée d’un toit, les autres noyés, asphyxiés, brûlés, précipités dans quelque catastrophe. Des mesures s’imposaient. Ugolin multiplia les précautions. Lentement, il arracha ses griffes à la Mort, para à toutes les surprises possibles. Et, sur une terre où se confondaient les saisons, ensevelie dans une paix grise, les hommes immunisés contre tout retour des appétits et des violences, furent comme des troupeaux d’agneaux broutant dans l’abondance des pâtis. Sécurité et douceur ! Innocence et Âge d’or ! Seuls, les bergers responsables devant l’Inconnu, s’anémiaient à la recherche des causes, sondaient le Mystère, tourmentés par le prurit de la Connaissance — cette Déité fuyante et exaspérante.
IV
Je chante ce héros sur mes pipeaux fragiles… je chante, à la façon du bon abbé Delille, polluant l’Énéïde, ce héros qui, d’un geste sûr, armé de sa seule et faible intelligence de petit homme rabougri parmi les grimoires et les formules, sut opérer dans le monde terrestre, la plus terrifiante et la plus éblouissante des transmutations. Ugolin Démiurge. Les hommes de demain, installés dans leur revanche, le cloueront au pilori. Il figurera le démon tentateur et perfide qui mène aux abîmes, le Criminel frappé d’aliénation… Je les sens qui viennent, semblables à ceux d’autrefois, ayant reconquis leurs instincts et leurs forces mauvaises. Seulement, voilà. Ils se refuseront à croire ou déformeront les faits. L’aventure ira s’inscrire dans les annales de la blagologie.
Je chante ce héros, ce vieillard sublime, le Maître de la vie. Les autres diront : « Il n’avait pas le droit. » Quoi, le droit ? La vie, ce que nous appelons la vie, est-elle autre chose qu’une succession d’absorptions ? L’être ne se renouvelle-t-il pas, constamment, en avalant l’être ? Je contemple un énorme sapin dressé, devant moi, comme un colosse, aux branches entremêlées. C’est toujours la même sève qui coule en lui. Il élabore sa propre structure en empruntant à lui-même, à ses déchets, à la jeunesse qu’il prodigue et récupère tour à tour. Le mouvement a, lui aussi, chez l’animal, cette faculté de réabsorption et d’éternisation.
Je chante le héros… Il a dépassé ses désirs et toute l’humanité qui marche est en lui. La Planète est son domaine. Vieux Jeunes, Éternels magnifiques, assemblez-vous, autour de lui, comme une couronne de dieux. Que les lyres résonnent. Et qu’Hébé, l’immortelle, nous verse la liqueur bienfaisante, suppuration de soleil, baptisée par le maître : soléol. Ugolin, Conquérant, Poète, Mangeur d’hommes, nous sommes à tes pieds.
Je chante le héros… Mais voici le crépuscule. Et voici plus que le crime : la faute. Ugolin n’a pas écrasé la femme. Il le fallait. Il fallait écraser la femme — la chenille. Et supprimer aussi l’accouplement grotesque qui, pour quelques minutes torturantes, rive deux adversaires irréductibles, collés peau à peau, amalgamant leur vertige, caracolant, chacun de son côté, des sensations contradictoires. Ugolin n’a pas su comprendre. Quand on veut assujettir la vie, il faut tremper ses doigts dans la source. Raccommoder, c’est bien. Créer, c’est mieux.
Ugolin n’a pu dominer entièrement la vie… sans la femme. Il n’a même pas essayé. C’est de cela que nous mourrons.
Il est certain, pourtant, que j’adore la femme. Je la place très haut pour les ardeurs qu’elle suscite, pour les coulées de lave qu’elle verse dans nos moelles. Je conçois que, sans elle, nous ramperions dans la viscosité des limaces. Ugolin n’a pas aboli le vieil homme. Le Sexe demeure Roi. Mais la Femme est toujours l’Ennemie.
Pourquoi j’écris cela ? Parce que je viens de me heurter à Judith. Et que du bout de son ongle vermeil, elle m’a fait effleurer l’inanité de nos espérances gonflées comme des baudruches et la fragilité de nos rêves crevant dans le vide. Je le pressentais depuis longtemps. Ce n’était point sans raison que, dans les yeux de Judith, se reflétait l’ironie trouble des regards de l’autre — la Juliette, la servante, l’instrument du petit vieux toussotant, ricanant, sardonique. Comment n’ai-je pas plutôt accueilli l’avertissement ?
C’est elle qui m’a offert crânement le combat. Je me tenais dans mon cabinet, un peu déprimé, poursuivi par des visions de déchéance, ma pensée battant des ailes sur le vieillard inerte qui n’est plus que le reflet de lui-même et que la Trinité Scientifique ne consulte, rarement, que pour la forme. Douloureuse abdication. Soudain, la Femme s’est dressée, les yeux plus sombres, farouche, les lèvres blanches. Elle m’a jeté, de sa voix traînante, avec une sorte de nonchalance :
— Que croyez-vous, mon ami, que soit devenu notre Simon ?
Je me suis levé d’un bond, surpris par l’attaque. Ce que je crois ? Je n’ose l’exprimer. Depuis que mon fils a disparu, les enlèvements de jeunes gens se sont succédé, méthodiquement, sans que nul n’ait pu fournir un commencement d’explication acceptable à ces attentats. Moi qui ai connu la série des enlèvements de jadis, je me sens pris d’effroi à l’idée que cela peut recommencer. Y aurait-il, quelque part, inaccessible et maléficieux, un second Ugolin, une réplique de l’autre ?
Judith se courbe vers moi, le double éclair de ses prunelles s’enfonçant dans mon crâne comme deux pointes rouges. D’un geste enfantin, je veux la repousser. Elle m’a saisi les doigts :
— Il faut que nous nous expliquions.
Sa voix devient âpre. Elle achève, pendant que je la contemple, angoissé :
— Oui, il est temps que je vous dise… D’abord, sachez que, depuis longtemps, je ne suis plus dupe. Je suis édifiée, ce qui s’appelle édifiée, sur votre prétendue immortalité qui n’est proprement qu’un vol. Vous vivez de la vie des autres, voilà la vérité. Mais qu’étiez-vous avant d’avoir découvert l’horrible secret, ce secret qui vous fut acquis par les recherches de centaines de générations. Voleurs ! Voleurs ! Et Assassins ! Car vous avez empoisonné pour des siècles, peut-être, des multitudes d’hommes qui jouissaient du droit naturel, absolu, de vivre, vous m’entendez, de vivre, de se développer, d’évoluer, de finir, normalement, selon les lois naturelles par vous chambardées.
Elle se tait un instant. Je ne cesse de la scruter, avec une curiosité malsaine. L’indignation crépite dans ses yeux de diamant noir. Elle est divinement belle, d’une beauté de magicienne. Elle est semblable à une héroïne de roman cosmopolite. Elle reprend :
— Alors, vous vous persuadiez que, toujours, impunément, vous alliez tirer de vos enfants, à l’aide de votre infâme anaplastie, les forces que l’âge tarit en vos carcasses périmées ? Vous espériez pouvoir monopoliser, à votre profit, la belle, la superbe jeunesse, l’irrésistible jeunesse qui apporte, avec elle, de la semence de futur ! Insensés ! Vous n’ajoutez que des couches de vernis sur du bois pourri. Au fond de votre être qui s’ingénie à durer, il y a toujours le vieil animal qui rue furieusement, qui ne veut pas céder. Vous ne prenez aux jeunes gens que leur vigueur physique, rien de leur âme fraîchement éclose.
J’étrangle un gémissement :
— Judith, comment savez-vous ces choses ?
— Qu’importe ! Je sais, voilà l’essentiel. Et je sais aussi que les jeunes — les vrais — auront leur revanche, et très prochainement.
Cette fois, je me hérisse. La menace agit comme un coup de fouet. Et puis Judith parle trop et trop bien. Elle m’a donné le temps de me reprendre. À mon tour, j’attaque :
— Judith, je vous écoute, très calme, sans colère. Vous vous exprimez comme un enfant de chœur. De quelle revanche voulez-vous parler ? Les jeunes, vos jeunes qui nous doivent d’exister, sont à nous. Sans nous, ils ne seraient point. Et que connaissent-ils, que peuvent-ils ? Ils n’ont qu’à satisfaire à la loi naturelle qui veut que la vie se perpétue dans le même être au lieu de s’éparpiller et de se gâcher en essais infructueux.
— Ce n’est pas vrai !
Elle vient de lancer, sauvagement, ce cri et menace de bondir sur moi, telle une lionne outragée. Jamais je ne l’ai vue ainsi. La femme cache toujours au fond d’elle-même un fauve ignoré prêt à surgir, griffes en avant. Elle hurle :
— Assassins ! Et Imposteurs ! Vous prétendez nous enseigner le mépris de la société que vous avez égorgée, cette antique société que vous qualifiez de barbare. Oui, je l’ai appris, en ces temps lointains, l’homme vivait de l’homme, exploitait l’homme, mangeait l’homme, lentement, atrocement. Mais les plus forts, les plus aptes, les mieux armés résistaient. C’était la bataille imposée par la nature. Avec vous, c’est la boucherie froide, immonde. Des enfants naissent et, dès leur premier sourire, ils sont promis au sacrifice. De quel droit prenez-vous leurs forces, leur intelligence ? Savez-vous ce que leur âme pouvait réaliser dans des corps tout neufs ? Hypocrites qui, sous prétexte de donner le bonheur à une humanité châtrée, n’avez songé qu’à vous. Hypocrites et égoïstes !
Ses yeux flamboient et ses lèvres sifflent. Quelle vipère ai-je levée ? Et comment peut-elle être aussi bien renseignée sur le passé et sur le présent ? Oui, comment ? Je ferme les yeux. Ah ! la femelle ! Ève ! Ève ! monstre de curiosité perfide ! Je me rends compte maintenant de mon impardonnable négligence. J’ai laissé mes tiroirs ouverts, mes notes et les pages brûlantes que me dictaient des nuits d’anxiété… j’ai laissé tout cela à la portée, à la discrétion de l’Ennemie. Elle a tout lu, tout dévoré. Mais a-t-elle bien compris ? Elle ne me laisse pas le temps de répondre à la question.
— Je sais tout, clame-t-elle, de votre abominable aventure, tout. J’ai déchiffré vos griffonnages, médité sur vos aveux. Vous-même n’êtes pas convaincu d’avoir raison… vous et d’autres… Vous vous interrogez peureusement. Oh ! ce n’est point le remords qui vous taquine ; mais vous sentez obscurément que la partie n’est pas absolument gagnée. Il y a des brumes à l’horizon. Ugolin, votre divin Maître, est atteint mortellement, vous entendez, mortellement et il le sait ; il ne s’y trompe point. Il attend avec résignation que les jeunes, les vrais jeunes vous balaient tous, flibustiers, cambrioleurs, filous, qui débutez par les coffres-forts et finissez par vider les âmes.
Cette fois, elle est allée trop loin. Elle en a trop dit. Un sursaut de fureur me jette sur elle. Il y a des années que j’ai oublié la colère ; aujourd’hui, j’écoute le vieil homme, la brute du vingtième siècle me souffler des pensées de meurtre. Je viens de renverser Judith ; je la tiens à la gorge, mon genou labourant sa poitrine, et, penché sur son visage tourmenté, je lui lâche un paquet d’injures ignobles, de ces mots que nous avions rayés de notre vocabulaire. Elle ne se débat même point, mais il jaillit de ses yeux une telle flamme de souveraine pitié et d’ironie méprisante que je l’abandonne. Et, soudain, je me vois transporté très loin en arrière, dans le Paris de ma jeunesse, et Juliette est là qui me nargue, jouant avec ma faiblesse.
Je passe ma main sur mon front en sueur. Judith se soulève, respirant avec force. D’une voix à peine perceptible, elle murmure :
— Et après ?
Après ? Que veut-elle dire ? Après ? Est-ce que je sais ? Judith absorbe, d’un coup, voluptueusement, une gorgée d’air, sans me quitter du regard. Elle articule :
— Mon pauvre ami… vous voilà redescendu à vos origines. Mais quand vous m’auriez tuée, stupidement, pensez-vous que cela aurait changé votre sort et différé votre condamnation irrévocable ?
J’ai comme une faible plainte. Elle continue :
— Mon ami, cessons de nous regarder ainsi que deux adversaires. Aujourd’hui, nous sommes égaux, en puissance, en moyens d’action. Et c’est pour cela que j’ai décidé de parler. Voyons, tenez-vous vraiment à vivre ainsi, dans l’incertitude, pendant des années et des années sans joie, enseveli dans un linceul d’ennui et — avouez-le donc — de dégoût ?
Je ne réponds point. Que lui dirais-je ? Au fond de moi-même, je cherche à me convaincre qu’elle profère des enfantillages. Cette crise passera. Mais que nous réserve la Femme en possession du secret ?
Sa voix, très grave et mouillée de douceur, me parvient à nouveau. Elle tombe sur mon cœur comme des gouttes d’eau froide.
— Vous êtes des malheureux. Aucun bonheur véritable ne vous est permis. Car le bonheur ne se décrète pas. Tous vos fabricants de bonheur ne sont que des criminels ; leurs tentatives de fous ne font que souder plus étroitement les chaînes de la fatalité. Avec Dieu ou sans Dieu, le Monde — Conscient ou Vide — obéit à une loi qu’on ne transgresse point sans que le châtiment n’intervienne ! Écoutez-moi bien ? Ce que vous appelez la vie, votre vie, faite d’une longue suite de plaquages fragiles, n’est qu’un aspect de la mort. Au fond, vous, les Éternels, vous me paraissez des fantômes ; vous êtes vos propres survivants… oui, c’est bien cela, des morts qui se verraient vivre… Tristes épaves !
Son accent est empreint d’une solennité qui m’amollit peu à peu. Je suis maté. Je voulais la tuer, voici un instant. J’ai presque envie de m’aplatir à ses pieds. Il est si vrai qu’elle a touché juste, mis le doigt sur la plaie qui me ronge. Elle appuie avec quelque cruauté ; elle avive ma souffrance et, en même temps, me verse je ne sais quel baume rafraîchissant et délicieux.
Elle parle encore et l’on dirait qu’elle parle pour elle plus que pour moi :
— Jadis, en dépit de ce que vous appelez la barbarie, les hommes se réservaient des félicités à jamais envolées. J’ai parcouru vos livres d’autrefois, ceux que vous gardez jalousement pour vous et que vous cachez au cheptel des neutrides, vos vieux romans où l’amour est mis à toutes les sauces, vos pièces de théâtre dont l’adultère et le cocufiage étaient l’aliment principal, vos prétentieuses études de psychologie, et vos journaux, surtout vos journaux, sont le reflet de l’époque. Qu’avez-vous fait de tout cela qui n’était pas sans charmes ? Dites-moi, vous qui fûtes journaliste, ce qu’on a fait du journal ?
J’avale un soupir. Ce n’est que trop réel, hélas ! Il n’y a plus de journal, plus de littérature, plus de théâtre. Le fait-divers ayant disparu, et la politique, et le drame passionnel, que peut contenir un journal, sinon le compte rendu des séances de laboratoires, la nomenclature des recherches et découvertes nouvelles, les controverses entre savants, les hypothèses qui naissent et fuient sur la constitution du Monde ? Le livre est pire, d’une aridité décourageante. Et le théâtre ? Nous lui avons substitué les vastes cinéphones où les spectacles scientifiques seuls ont accès. Ugolin, un jour, a voulu risquer une expérience. Il a reconstitué un vaudeville d’antan, une de ces pièces qui, dans ma jeunesse, obtenaient de prodigieux succès et enrichissaient leurs auteurs. Cette production était signée d’un nommé Vermeil ou Verneuil, ou Vernouil, je ne sais plus, un très habile faiseur. Eh ! bien ! les neutrides n’ont cessé de bâiller, ne saisissant rien aux finesses et aux jeux subtils qui récoltaient des tempêtes d’applaudissements, voici plus d’un siècle. Quel chahut dans nos mœurs et dans nos goûts ! Il n’y a plus de théâtre possible, ni d’écran, ni de stars orgueilleuses, ni de Célimènes fastueuses, ni d’ingénues roublardes, ni de grands comédiens en rupture de pensionnat, ni de joyeux scandales… Illustres vedettes, tartes à miel des scribouilleurs dans le marasme, qu’êtes-vous devenues ?
— Tout est fini, dit Judith, comme si elle flairait mes réflexions, tout des plaisirs de nos pères. Vous avez édifié le siècle de l’eugénisme, du dressage humain. Il vous faut de la pureté dans le corps et dans l’esprit. Une couche de glace sur les passions et sur les vices. Vous n’êtes qu’une humanité conservée dans un appareil frigorifique.
Le ton a changé. J’émerge peu à peu des eaux noires de ma prostration et je réprime à grand’peine un sourire ! Allons ! ça s’arrangera. La femme demeure l’esclave de ses nerfs et subit le joug de ses impressions fugitives. La révélation inattendue a produit dans l’esprit de Judith comme un courant d’électrocution. Elle n’en est pas morte, mais… À ce moment précis, Judith semble s’arracher à sa fantaisie dissertatoire et, violemment, elle me bombarde de cette déclaration.
— Cela vous aidera sans doute, à pénétrer le mystère des enlèvements de jeunes gens.
Je saute sur un pied :
— Quoi ? Quels enlèvements ?… Et quel rapport ?
Judith imprime un léger mouvement à ses épaules :
— Comme autrefois, mon ami, comme autrefois… Seulement, nous n’enlevons pas les enfants pour expérimenter sur eux et leur emprunter… comment dire ?… leurs vessies dont vous avez fait de pâles lanternes ? Non. Nous, c’est pour leur assurer la vie, pour les sauver de l’ogre. Nous les avons mis à l’abri, placés loin de vos sortilèges. La cause est entendue. Vous ne pouvez plus rien contre eux.
Je crie, malgré moi, emporté par le galop de ma conviction :
— Impossible. Nous avons fouillé le globe dans tous les sens. Si vos jeunes gens existaient encore, nous les aurions retrouvés.
Les dents pointues de Judith se révèlent sous les lèvres rouges que retrousse un sourire aigu :
— Les retrouver ? Essayez. Croyez-vous que les découvertes, les vieilles découvertes d’Ugolin soient perdues pour tout le monde et que nous ne puissions pas brouiller la lumière et éteindre les sons ?
— Impossible, fais-je, pour la deuxième fois. Il vous aurait fallu des complices, dans le Grand Cercle et, qui sait, parmi les Douze… Il y aurait trahison.
— Ou réparation.
— Qui oserait ?
Judith, debout, se campe devant moi. Elle me défie de son regard brûlant où papillotent des menaces.
— Qui ? Le plus coupable, peut-être.
Elle va vers le cinéphone. Une sonnerie retentit. Je n’ai pas la force, pas même le désir de bouger. J’attends quelque chose, je ne sais quelle chose qui va définitivement m’assommer. Et j’ai, tout à coup, un mouvement de recul :
— Vous… Vous… Que se passe-t-il ?
La silhouette puissante de Neer, de Neer que je n’ai pas revu depuis des mois et des mois, se profile dans la pièce. Il me contemple avec une gravité qui me gèle le sang. Que vais-je encore apprendre ?
— Mon cher ami, dit Neer, j’ai tout entendu de votre entretien avec Judith. Il faut être fort et tâcher de comprendre. Et surtout accepter les événements.
Un lourd silence. J’entends bourdonner mon cœur. Neer reprend :
— Nous sommes à la veille du renoncement. La société construite par nos soins s’effondre à son tour, comme l’autre. Les jeunes, les jeunes authentiques vont venir qui nous jetteront aux abîmes. Et rien pour leur résister, rien. Ils sont les maîtres de demain.
Je me rebelle. Je n’accepte pas. Qu’est-ce qu’ils me chantent tous deux avec leurs jeunes ? Il n’est que de les prendre ces jeunes en révolte et les accommoder comme les autres. Que signifient ces hésitations et comment Neer a-t-il partie liée avec Judith ? Est-ce sa dernière déconvenue, lors de l’élection à la Trinité Scientifique, qui l’a incité à la défection ?
— Je vois ce qui se passe en vous, affirme le professeur de sa voix tranchante. Il n’est d’autre trahison que celle de la nature. Nous naviguons, à toutes voiles, vers la faillite irréparable. Pour ma part, j’ai lutté jusqu’à la fin. Maintenant ma certitude est inébranlable. Ugolin s’est abusé. Ugolin sait qu’il est vaincu. Et il vous le dira lui-même.
— Lui… Ugolin…
— Il nous attend. Mais j’ai tenu à vous prévenir. Vous allez trouver un pauvre homme… un vieux entre les vieux, ratatiné, rapetissé, agonisant… Vous le verrez et vous jugerez… Vous le verrez… et lui ne vous verra pas.
Atterré, je le questionne :
— Que signifie ?…
C’est Judith qui répond, sèchement, un accent de triomphe dans la voix :
— Ugolin est aveugle.
Je tombe en arrière, sur un fauteuil, le corps traversé de tressaillements. Je prévoyais tout, sauf cette abominable divulgation.
Aveugle ! Pourquoi aveugle ? Et en quoi cet accident peut-il entraîner le découragement de l’un, la joie frénétique de l’autre ? Il y a déjà pas mal de temps qu’Ugolin est hors de cause, passé à l’état d’idole momifiée, relégué dans un sanctuaire hermétique. Ce n’est point une infirmité supplémentaire qui peut ajouter au désenchantement du Grand Cercle privé de son cornac.
— Ceci n’est rien, grince Neer. Mais Ugolin ne se trouve pas le seul plongé dans la nuit. Son collaborateur le plus dévoué, Potrel, lui aussi, est atteint.
— Que me contez-vous là ?… Potrel ?
— Potrel est aveugle. Le professeur Muller, l’inventeur de la douche magnétique, se plaint de troubles de la vue, le docteur Bourrachu, un spécialiste, comme vous savez, a découvert un système de lunettes sans lesquelles il lui est impossible de distinguer les objets à trois pas…
Je vocifère :
— C’est donc une épidémie ?
— Pire, affirme Neer, une conclusion. Eh oui ! Tous les beaux efforts d’Ugolin en vue de la conquête de la longévité — et peut-être, disait-il, de l’immortalité — atterrissent à ce délicieux épilogue : la Cécité. Ce n’est pas la mort. Ça ne vaut guère mieux.
Je sens ma tête qui s’alourdit. Déjà, je me vois plongé dans les ténèbres sans fond. Aveugle, aveugle ! Il est écrit que nous deviendrons aveugles, les uns après les autres. La voilà, la revanche, l’abominable revanche de l’inconnu que je subodorais depuis des années. Aveugles. Nous sommes perdus et le Monde avec nous.
— La Cécité, poursuit Neer, de sa voix rude, ah ! le merveilleux résultat ! Tant de jeunesses consumées, qui auraient pu s’épandre librement selon la véritable loi naturelle, pour ce dénouement… obscur… c’est bien le mot de la situation, hein ? Admirable couronnement. Finis coronat opus, comme disaient nos anciens.
Il se met à rire, d’un rire épais et violent, un rire en bourrasque qui brise mes nerfs à haute tension. J’examine Judith. Debout, silencieuse, on dirait qu’elle rêve, loin, très loin de nous.
— Vous ne dites plus rien ?
Ses yeux ont un reflet soudain de lumière froide. Ses lèvres s’entrouvrent comme à regret. Elle murmure :
— Place aux Jeunes !
— Oui, appuie Neer, place aux Jeunes, place aux êtres de demain.
Une dernière révolte me soulève :
— Et nous, nous… Qu’allons-nous devenir ?…
— Nous, dit Neer, en posant sa main sur mon épaule, nous, mon ami, allons dormir, vous m’entendez, dormir… dormir !
V
Voici que je termine. Je n’écrirai plus une ligne quand j’aurai transcrit ici mon dernier entretien avec Ugolin. Après quoi, ce manuscrit décousu où règnent les erreurs et les omissions, et que j’ai composé au hasard, en des heures de fièvre, de désespérance, de noire amertume, s’en ira où il pourra. Tant pis si les hommes nouveaux ne veulent pas me croire. Je sais bien, moi, que je n’ai pas rêvé et qu’une fois de plus, Prométhée est tombé vaincu. Je sais. Et, avant que sonne l’heure maintenant prévue, où je m’enfoncerai sous de moelleux édredons, dans le creux du grand sommeil, j’assiste, un peu goguenard, aux préludes d’une nouvelle Révolution.
On ne fonde rien de durable. Les hommes constamment défont ce que d’autres hommes ont fait. Ce qu’ils appellent le progrès n’est qu’une longue suite de sauts en avant et en arrière. Il y aura encore des jeunes qui pousseront les vieux vers la tombe. Il y aura encore des vieux qui barreront la route aux jeunes.
Non, rien d’éternel, rien de stable. Tout est vain (l’Écriture a déjà promulgué quelque chose de semblable). La vie est un défi à la logique (mais qui diable a dit cela ?). Et le plus curieux, le plus espatrouillant, si j’ose ainsi écrire, c’est qu’à chaque instant, il se rencontre des illuminés qui s’arrogent la mission spéciale, par privilège divin ou en vertu des commandements scientifiques, de bousculer l’ordre établi, de poursuivre le bonheur de leurs semblables, d’imposer leur conception particulière d’une justice illusoire et d’une vérité superficielle.
Allons ! l’expérience ugolinesque est concluante. Un coup de gomme sur les années effeuillées ! C’est fini, fini. Le petit vieux se tient là, recroquevillé sur sa couche. Une loque. Je le revois dans sa petite maison de Meudon, pérorant, expliquant, commentant, ricanant. Que reste-t-il de son génie brûlant ? J’ai, devant moi, un pauvre animal blessé à mort, aux paupières vides. Mais il faut croire qu’il n’a rien perdu de sa redoutable loquacité et de sa vaste intelligence. Écoutez-le.
— Mes amis, dit-il, mes seuls vrais amis, je succombe à la tâche. Je me suis trompé ? Tout est à recommencer. Certes, le principe que j’ai posé demeure dans toute sa rigueur. Le but de la nature ne peut être que l’éternisation et si la vie zigzague d’un individu à l’autre, en un fastidieux recommencement, c’est par une bévue de la nature. Seulement, il fallait trouver le véritable secret de l’immortalité et non point ce système de vain replâtrage auquel je me suis trop facilement arrêté. En réalité, savez-vous à quoi je suis parvenu ? Simplement à étirer la vie. Me comprenez-vous ? Je l’ai prise, à la façon d’un ruban de caoutchouc et je l’ai tendue, désespérément. Il n’aurait pas fallu lâcher le caoutchouc. Mais le moyen ?
Autour d’Ugolin, nous sommes une douzaine qui ne perdons pas une miette de cette sorte de testament. Il y a Potrel qui ne voit plus, Schutzzler, plutôt mal en point, et Neer, rigide, et quelques autres parmi les indéfectibles.
Tous se taisent, brisés par une violente émotion où traîne de la peur, la peur sourde du lendemain. Et ils tendent toute leur attention, soucieux de ne rien perdre des ultimes paroles du Maître.
— Je me suis trompé, répète Ugolin, je me suis trompé… Tout ce que j’ai à peu près réussi, c’est d’allonger la vie, dans ses périodes successives. Je sais à présent. Et voyez le beau travail. L’homme, à chaque renouvellement, récupère de la jeunesse. Cela lui permet de prolonger les stades inévitables de son existence. Il reste jeune plus longtemps ; mais il n’évite pas la période de la vieillesse qui, elle aussi, se trouve allongée. Elle durait quelques années autrefois, avant notre intervention, quelques années seulement qui manquaient de gaieté. Maintenant, grâce à nos rédemptions accumulées, elle peut aller jusqu’à près d’un siècle. Voilà tout ce que nous avons gagné.
Il s’appuie sur un poignet en geignant. Je projette mon cou en avant, plein d’une curiosité vorace, cherchant à déchiffrer cette physionomie énigmatique d’où la lumière est absente. C’est une maigre figure de désolation qui se présente à mes regards, un visage comme cicatrisé où les angoisses ont taillé profondément ainsi que du vitriol. Et voici les accès de toux, d’horripilante toux grinçante. J’ai, de nouveau l’impression que je suis dans la cave de Meudon ; que je n’ai point bougé de ce lieu lugubre, que le petit M. Huler baptisé Ugolin va continuer son cours fastidieux sur les glandes interstitielles, les hormones, les cellules nobles, les ions et les électrons. Je fouille autour de moi pour voir si le long Ciron ne va pas se dresser, avec sa face têtue, pour contredire son maître. Je rencontre le regard de Neer, froid, attentif. Ses paupières ont un bref battement.
— La vieillesse, repart Ugolin, la vieillesse et son cortège de déficiences, de maux inévitables, ses faiblesses et ses souffrances, ses tares, ses vices, ses dégoûts, c’est là ce que nous avons éternisé, prolongé… J’ai fait le calcul. J’avais quatre-vingt-trois ans lorsque j’ai entrepris les premières expériences ; j’atteins aujourd’hui à ma deux cent vingt-quatrième année et ma vieillesse n’a fait que commencer. J’ai conquis plus d’un siècle de robuste jeunesse, en pleine solidité, dans la splendeur de mon intelligence. Voici le moment de payer. Il m’est réservé un siècle de vieillesse maladive et répugnante, comblée d’infirmités, rongée de hantises, pour expier. Je dis : expier. Car j’ai eu trop confiance en moi ; j’aurais dû chercher encore, chercher… parce qu’il y a autre chose… autre chose. Et puis mon erreur est énorme, impardonnable. Ah ! Ah ! (il ricane, il ricane). J’ai voulu soulever l’humanité par les… eh ! oui !… par les couilles. Voilà ma bévue… On ne monte pas très haut en tablant sur les parties basses.
Cette déclaration me déroute. Quel phénomène s’est donc accompli dans l’esprit d’Ugolin ?
— À ma première crise, j’étais suffoqué de surprise. J’ai cru à l’accident. Mais depuis ? Autour… de moi, j’ai senti s’agiter les convoitises. La place était bonne à prendre, n’est-ce pas ? S’installer dans la Trinité Scientifique, sur le fauteuil d’Ugolin, usé, fini, condamné, quel rêve ! Et quelle sottise ! Car j’avais eu le temps de méditer et, cependant que ma vue s’en allait, ma vision se faisait plus claire, plus aiguë. La place d’Ugolin ? Allons donc ! Quand Alexandre meurt, ses généraux dispersent et perdent l’empire. Puis, comment auraient-ils pu voir ce que je voyais ? Le voyez-vous, vous-mêmes ? Vous êtes-vous trouvés en face de la Mort, telle que je l’ai contemplée, avec son beau visage triste et fraternel ? Ah ! la Mort ! vous persistez à la fuir, à la redouter. Vous la repoussez. Et elle vous ouvre ses bras charitables.
Une longue quinte de toux déchirante. Ugolin agite son doigt osseux, comme s’il voulait nous la désigner, l’Autre, la Sournoise, Celle qu’il a tant combattue, victorieusement, et avec qui il vient de conclure un traité de paix.
— Je l’ai vue, vous dis-je. Elle n’a rien de commun avec ces hideuses caricatures qui la représentent décharnée, les orbites trouées. C’est la Sœur. C’est la Mère. Elle m’a parlé. Elle m’a dit, écoutez ce qu’elle m’a dit : « Pourquoi me repousser ? Vous viendrez fatalement à moi, quand la lassitude s’emparera de vous. On finit toujours par frapper à ma porte. Je suis la bonne hôtesse accueillante et sans rancune. Si je n’étais pas là pour panser les blessures, calmer les douleurs, laver les plaies, préparer le grand lit de repos, que deviendriez-vous, pauvres êtres promis au bagne de la vie à perpétuité ? Et je possède surtout cet attrait sur les cœurs et sur les âmes : le Mystère. J’incite le malheureux, bâti de chair et marqué de sensibilité, au rêve qui soulage, qui console. Je suis Celle qui aide à vivre. Sans moi, il n’y a plus rien que la vie sinuant dans le labyrinthe de l’éternité, c’est-à-dire une autre forme de la mort, la mort sans repos, la mort que l’on sent, la mort que l’on sait. Enfant, pétri d’orgueil, renonce dans mon sein. Que t’importent les Êtres — ces combinaisons provisoires d’éléments aveugles — prétendant à la conscience parce qu’ils perçoivent vaguement certains rapports imprécis entre les choses !… » Et comme elle disait vrai… comme elle disait vrai !… Je me suis mis à ses pieds et je l’ai suppliée de me pardonner.
Une douloureuse inquiétude chemine en moi pendant qu’il parle. Est-ce bien Ugolin que je viens d’entendre ? Ugolin ? Monsieur Nihil ? Oui, l’homme qui pérore est toujours le même. Il n’a rien abandonné de ses certitudes.
— La mort, fait-il, d’une voix plus grave, c’est le vrai sommeil sans cauchemars, la paix absolue sans trous. Comment avons-nous pu la craindre ? Car nous l’avons chassée, écartée de nous et, maintenant, nous n’avons plus la force de nous jeter entre ses bras. Je vous vois d’ici, pitoyables Éternels, décrépits par l’usure, ployés dans une déchéance sans remède, toute volonté éteinte, priant la Mort de vous délivrer et n’osant pas le geste qui affranchit
« Je vois, je vois aussi. Nous sommes demeurés quelques centaines de Vieux Jeunes sur la planète. Nous avons tout soumis, tout conquis ; les races et les espaces se courbent sous notre loi. Mais nous sommes la proie de la vieillesse glaciale. Et nous avons désappris la violence et l’énergie. Nous aspirons à la mort. Elle se rit de nous. Elle nous crie : « Venez donc me conquérir et me mériter. » Malheur ! Nous ne pouvons plus, nous ne savons plus mourir.
Ugolin continue :
— J’ai fait un pacte avec Elle. Elle m’attend à l’heure que j’ai choisie. Nous avons rendez-vous. Seulement, avant de partir, je tiens à régler les choses.
Il s’interrompt un instant, dans un silence plombé où serpentent des courants brûlants d’anxiété.
— Il faut que vous admettiez, d’abord, que notre suprême erreur, la mienne, fut de considérer l’homme, ce méprisable bipède, comme l’aboutissant des efforts de la nature, et contenant en lui toutes les possibilités de devenir. Or l’homme n’est qu’une tentative comme tant d’autres et une tentative ratée. Il n’ira pas plus loin. Il est borné dans ses moyens d’action, alourdi par sa viande. Son espèce est clouée comme un papillon sur un mur et non susceptible d’évolution indéfinie. Il se proclame, avec une vanité désopilante, le terme et le dernier mot de la création, et il croit ce qu’il dit, parce qu’il a crocheté quelques infimes secrets, dans la hotte de l’univers visible. Cet univers, d’ailleurs, il ne le perçoit que par ses sens très primitifs, ou il le construit par son imagination emportée. Mais l’imagination est le produit des sensations et des impressions puisées hors de lui et ses sens sont commandés par l’extérieur. Passons. Je suis en train de vous infliger un cours, comme autrefois. Je vous demande simplement : Pourquoi voudriez-vous qu’il n’y eût pas, en dehors de l’homme, sur d’autres plans qui nous sont inaccessibles, des êtres vivant d’une vie différente, constitués d’une matière qui échappe à notre contrôle et capables de nous observer, de nous suivre avec mépris, dans nos sales comportements. La nature n’a pas eu pour objectif unique cet insecte inconsistant : l’homme. Elle a dû étendre ses antennes par ailleurs. Les Êtres, il me semble que je les vois autour de moi, à travers moi, fluides et pénétrants, ignorant la pesanteur et nos absurdes lois mathématiques. Ils sont purs Esprits. Surtout ne voyez dans cette hypothèse aucune mystique. La Vie sous toutes ses formes, avec toutes ses surprises, n’exclut nullement le Néant, cet aspect du Tout.
Je commence à me dire que le petit vieux abuse. Il a beau se défendre de nous faire un cours. Je viens de repartir, subitement, pour Meudon et je me tiens tremblant devant trois augures ivres de science, rébarbatifs et pluvieux. Et je souris à Juliette, la traîtresse, l’empoisonneuse, qui m’a valu d’être jeté dans cet antre. Sans elle, je serais loin ou, peut-être, je serais revenu après avoir fait peau neuve. On doit revenir, de temps en temps, sur ce globe, comme on s’en va en vacances, périodiquement.
— J’ai cru devoir, reprend Ugolin, consulter le Sage des Sages, Celui qui s’isole et qui a toujours paru dédaigner nos préoccupations, le représentant-type d’une antique race de contemplatifs, le vieux des vieux, Tu-Tsein-Phou. Je l’ai appelé comme un frère. Et il m’a initié. Il m’a appris qu’il y avait autre chose. Autre chose, sentez-vous cela ? Mais laissez-moi vous interroger. Quelqu’un a-t-il jamais vu ce Jaune se renouveler selon notre méthode, à l’aide du bistouri et de l’extraction testiculaire ? Inutile de répondre. Tu-Tsein-Phou a son procédé que nul n’a pu lui dérober et qu’il m’a divulgué. Il se moque bien de nos opérations de brutes ? Il récolte la jeunesse dont il a besoin par des moyens plus élégants ? Tenez-vous bien, mes amis, et persuadez-vous que ma raison est intacte. Tu-Tsein-Phou absorbe la force, l’énergie, l’intelligence, l’âme en un mot, de ses semblables, par les yeux. Il place le patient devant lui, libre, et rien que par l’emprise de son regard auquel rien ne résiste, il le soumet. L’autre cherche en vain à se débattre. Il lui faut céder à la force magnétique. Peu à peu, toute sa volonté accumulée dans ses yeux, le vieux Jaune attire à lui la substance vivante de sa victime hypnotisée dont l’esprit voltige comme un oiseau. Et il le boit, il le boit… Alors que voulez-vous que lui fassent nos renouvellement sans portée, à cet avaleur d’âmes qui ne laisse, après son festin de serpent, que loques desséchées ? Malheureusement, il est un inconvénient très grave à cette méthode. Tu-Tsein-Phou se trouve dans l’obligation de recommencer souvent, trop souvent, presque chaque semaine. Il a consommé, depuis les débuts — et qui sait ? bien avant peut-être — un total incalculable de jeunes gens. Cela sans bruit, sans se préoccuper du sort des sociétés humaines qu’il méprise férocement…
Qu’est-ce qui craque dans ma tête ? Une vague d’horreur m’assaille. J’en suis à me demander si, vraiment, toute cette histoire ne se déroule pas dans une maison d’aliénés, et si moi-même… Je me tourne vers les autres. Néer est livide et ses doigts tremblent. Mes yeux rencontrent les siens. Éclair fugitif. Ses paupières se plissent.
— Alors, alors, éclate la voix d’Ugolin, à quoi devais-je me résoudre ? Je n’avais pas voulu cela, vous le savez. On ne veut jamais cela, ce qui se produit d’imprévu, d’inimaginé, et qui demeure, cependant, dans la logique de ce qu’on a conçu et préparé. Mais on échoue devant l’irrémédiable. La conquête de la vie croulant dans cette absorption écœurante ! Puis mon ratage, la cécité survenant tout à coup et nous menaçant tous, la cécité préludant à toute la gamme des maux irréparables, avec la peur, l’affreuse peur de la mort au bout. Ah ! non ! Plutôt se libérer pendant qu’il en est temps encore. Plutôt s’en aller alors qu’il vous reste encore une intelligence intacte. Mais avant de se résigner au grand plongeon, libérer aussi les autres…
Il est presque debout sur son lit et, dans ses yeux où la clarté est prisonnière, il y a des phosphorescences.
— Oui, libérer les autres, ceux qui viennent, nos enfants… leur redonner leur conscience, leur libre arbitre dont ils feront tel usage qu’il leur plaira. Et j’ai résolu de les instruire, de les armer, de les mettre à l’abri, d’abord. D’où les enlèvements. L’histoire se répète. Mon cher Doucet…
Il me cherche et m’appelle de son regard muré. Je m’approche.
— Je vous ai fait jadis beaucoup de mal. La fatalité me conduit à vous infliger de nouveau la douleur. Mais, que voulez-vous ? Je n’avais pas le choix. J’ai opéré comme autrefois, à l’aide de la femme…
Un râle s’élève de ma gorge.
— Judith !
— Oui, Judith, votre épouse… celle que vous aimez comme vous avez aimé Juliette. Toutes deux vous ont trahi. Rien que de naturel.
— La coquine !…
— Taisez-vous. Judith avait plus qu’une excuse, une justification. Car elle n’est pas seulement la Femme…
— Que voulez-vous dire ?
Il prend son temps et avec une douceur impressionnante :
— Elle est la Mère.
Le mot tombe sur mon exaltation comme un seau de glace. Judith, la mère… la mère de mes enfants… et la femme de l’ogre. Elle a défendu sa couvée contre moi. Je me plie en deux, écrasé.
— Par la femme, j’ai pu organiser les enlèvements. Vous avez cherché ces enfants, obstinément, mais sans succès. Ils vivaient joyeusement dans une île du Pacifique, imperméabilisée par mes soins. J’ai brouillé les ondes autour d’eux, annihilé la lumière, étouffé les sons. Impossible de les dénicher. Et ils ont connu tout ce qui pouvait leur être utile pour obtenir leur revanche et asseoir leur avenir. Maintenant, ils sont en possession de tous leurs moyens. Ils peuvent s’annoncer. Le monde est à eux. C’est pourquoi j’ai autorisé Judith à parler.
Neer a fait un pas en avant et il interroge, brutal :
— Pourquoi préparer ainsi le lit des autres ?
— Pourquoi, riposte Ugolin, avec un léger ricanement, parce que je veux barrer la route à de présumés successeurs qui ne se serviraient de la toute-puissance acquise que pour des vues personnelles. Vous les connaissez, sapristi ! ces inféconds ambitieux. Ensuite, parce que je sais, sans erreur possible, que tous nous y passerons ; nous d’abord, les plus anciens ; vous après, les derniers venus dans l’Élite. L’éternisation a pour conclusion, une longue période de déchéance et la dissociation finale. Faut-il donc attendre que nous en soyons tous là ? Lutter ? Je ne puis plus. Tout serait à recommencer. La sagesse et la prudence commandent un mea culpa sérieux et suivi d’effet. Remettons la conduite de la guimbarde sociale entre des mains plus expertes.
Il s’enfonce, exténué, dans ses couvertures et d’une voix lointaine, affaiblie, il achève :
— Après tout, je ne me suis trompé qu’à moitié. Ma révolution laissera des traces. Toute révolution fiente ses ordures. Mais elle apporte de superbes floraisons. On prendra de nous tout ce qu’il y a à prendre sans tenir compte des excès inévitables : l’homme régénéré, affranchi des tares physiques, des embûches matérielles, des routines déprimantes, des préjugés odieux, des passions basses… Et l’on aura surtout pesé la vanité humaine. Il ne faut pas trop taquiner le Diable. On peut ce qu’on peut. Voilà toujours une formule d’acquise.
Il toussote avec effort, se replie sur lui-même. Je l’entends à peine :
— Laissez-moi. Tout est à peu près dit. Les Jeunes vont venir, les vrais jeunes qui n’ont rien de notre sale passé en eux et que nous avons fabriqué selon nos rêves. Les jeunes, les jeunes, nos maîtres…
Il dit encore :
— Ah ! Quand j’étais vraiment jeune, j’aurais mangé le Monde.
Il nous montre la porte de l’index.
Les Jeunes ! Les Jeunes ! Je viens à peine d’échapper à Ugolin, la tête bouillonnante, qu’un tumulte assourdissant m’accueille. Neer m’a suivi, le front barbouillé de plis têtus. Les routes bordées de maisons blanches et roses, d’ordinaire ouatées de silence, sont pleines de rumeurs. Des foules de neutrides se sont rassemblés. Déjà ? Neer me dit :
— Ils savent.
Ils savent et ils regardent en haut. Et dans le ciel très clair, voici qu’une flottille de vaisseaux se dessine. Ils descendent sur nous avec une rapidité vertigineuse. Soudain, un coup de tonnerre. Je frémis. Je reconnais ce bruit, oublié, lointain, d’un autre âge. Une détonation violente. Des explosions qui se répercutent. Des bombes. Ce sont des bombes. Les jeunes ont repris les procédés de jadis, emprunté aux méthodes du vingtième siècle. Ils ont ressuscité les âmes des ancêtres. Et ils fondent sur le Palais de la Trinité Scientifique.
Je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir. Je remorque Neer qui me chuchote :
— Voici le commencement de la fin.
Nous fendons la foule des neutrides qui s’épaissit de plus en plus. Les misérables lèvent leurs bras vers le ciel comme s’ils espéraient leur délivrance. Je les écarte avec dégoût. Lâcheté des esclaves. Et, toujours, ce même appel : les Jeunes ! les Jeunes ! Je fuis, éperdu. Je me réfugie dans l’hospitalité de Meudon. Neer s’est envolé sur son avisette. Je cherche Judith. J’ai besoin de Judith. Elle seule me permettra de me retrouver dans mes idées. Elle a vaincu. Je ne demande qu’à m’incliner à ses genoux. Mais Judith n’est pas là. Alors, je m’enferme dans mon cabinet et j’attends : j’attends les nouvelles qui ne peuvent manquer de me parvenir.
Les nouvelles ? Ah ! ce fut rapide. Déroutés par l’invasion subite des Jeunes, le Grand Cercle organisa faiblement la résistance. Le Palais était assiégé par les neutrides en délire. On voulut faire jouer le super-rayon contre les avions qui semaient des ouragans de feu et de fer. Le super-rayon se brisa contre une force supérieure qui le renvoyait directement sur les postes d’émission. Les vieux perdirent leur sang-froid. Une délégation fut expédiée chez Ugolin.
Quand la délégation revint, tout était liquidé. Le Palais de la Trinité tombait aux mains des Jeunes et les membres de l’Élite, tenaillés par une terreur invincible, s’enfuyaient de toutes parts, affolés, se bouchant les oreilles pour ne plus entendre le fracas des explosions. Un bruit sinistre courait dans tous les rangs, répété par tous les échos : Ugolin est mort ! Ugolin est mort ! Comme il l’avait promis, le petit vieux, le prodigieux petit vieux dont le génie perturbait l’univers et les lois naturelles, s’en était allé, sans un salut, sans un mot… à la seconde voulue.
Ugolin parti. La fin. La fin !…
Et la Mort ! Allons, frère, il va falloir y songer un peu à la Camarde. Mourir, il est question de mourir, l’Éternel ! Mais cette perspective ne m’effraie plus. J’en ai assez. J’ai trop vécu, trop pour ce que vaut la vie. Et mourir, c’est une manière de rajeunissement.
Tout de même, voilà une société qui fout le camp. Qu’est-ce que cela va donner. Pour le moment, ça se passe exactement comme la fois précédente. Des proclamations aux neutrides et aux stérilisés, des promesses de liberté, de sécurité, de bien-être. De la haine et des menaces autour des maîtres déchus. Des exécutions. Mais je dois constater que les révolutions ont gagné en promptitude et en doigté. Les nouveaux Jeunes ont réalisé l’escamotage avec une surprenante dextérité. Seulement, il y avait Ugolin derrière. Ceci est encore l’œuvre d’Ugolin. Ugolin. Toujours Ugolin.
Trois jours j’ai patienté, me demandant, sans la moindre inquiétude, ce qu’on allait faire de moi, le vieux Jeune. Un mouvement dans la maison me tira de mon recueillement. J’entendais des voix. Je poussai une porte. Et je m’effondrai de surprise. Judith était là, comme en extase, aux pieds d’un jeune homme qui lui caressait le front. L’homme leva la tête : c’était Simon.
Simon. Mon fils : Le vainqueur. Le chef des jeunes insurgés. Il se dresse, en plein épanouissement de jeunesse, de véritable jeunesse, pas de la jeunesse plaquée, de la jeunesse en toc. Quelle lumière dans les yeux ! Quelle magnifique et sereine puissance ! Je n’ose avancer. C’est lui qui vient vers moi en riant, qui m’embrasse, qui me coule dans l’oreille :
— Mon père, rassurez-vous. Vous vivrez… Vous vivrez et vous mourrez !…
Judith sourit parmi des larmes.
Adieu, Ugolin ! Adieu, Maître ! Te voilà, à ton tour, brindille de passé. Je pleurerai, demain, sur toi. Je ne vois plus que Simon. Il est debout, toujours souriant. Il donne des ordres. On apporte des paperasses, des ustensiles, des flacons…
— Ce sont les secrets et les formules mystérieuses d’Ugolin, explique Simon, je les place, soigneusement, en lieu sûr.
— Mais que comptes-tu donc en faire ?
Il décoche un regard furtif à sa mère et, la voix basse :
— Je ne sais pas encore… Mais ça peut toujours servir… plus tard !
Plus tard ?…
POST-SCRIPTUM
Anges bleus, Anges blancs, Anges roses, Séraphins aux chairs molles, Dominations et Vertus, Graines Célestes, Volatiles délectables et Pommes d’Amour, Oiseaux de rêve, Anges, Anges, veillez sur moi !
Marie sans tache, Vierge pure, Créature liliale, Essence de Candeur, Sucre et Mousseline, Patronne des bâtards et des filles-mères ; Vierge, Vierge, Réconfort et Douceur, priez pour moi !
À mes lèvres que scelle la seccotine de la fièvre, bourdonnent des litanies. Des lambeaux de supplications nostalgiques, de la poussière jaune de croyance remuent sur ces lèvres closes.
Je prie, véritablement, je prie, comme dans mon absurde enfance.
Une femme se penche vers mon front moite avec des gestes de fraîcheur. Une femme !… Judith ?… Mais par quelle singulière fantaisie, délaissant l’ample vêtement où son corps manœuvrait avec liberté, s’est-elle travestie en poupée du vingtième siècle ?
Mes lèvres s’entr’ouvrent. Un nom jaillit. La femme se courbe davantage :
— Tais-toi… C’est fini. Tu ne me reconnais donc pas… Moi… c’est moi… Juliette…
Quoi ?… Juliette !… Judith !… J’essaie de me soulever sur un coude.
— Mon pauvre petit. Tu viens d’être malade… si malade… Mais c’est passé. Encore un peu de patience.
Soudain, mes yeux chavirent, submergés par un étonnement infini où s’entasse de l’épouvante. Je tends péniblement un doigt. Là ?… Un calendrier, un vieux calendrier. Et une date, fulgurante : 12 octobre 1935 !
— Où suis-je… Quel jour ?… Je rêve…
— Du calme, mon ami… Oui c’est vrai… Ça fait plus de deux mois… Le mal t’a terrassé… Tu remontes de l’inconscience… pire encore… Mais tout est dit. Il y a du soleil dans les rues et des oiseaux qui chantent.
Une voix rude, bourrue, baignée de bonté, pendant que je retombe lourdement sur l’oreiller :
— En voilà assez, mademoiselle… Trop de faiblesse encore… Et vous, buvez-moi ça. Buvez et soyez sage.
Un poing me tend une tasse emplie d’un liquide clair.
— Bois, mon chéri, bois et dors. Sois rassuré. Je reviendrai demain.
J’ai bu. Un immense calme. La femme — Judith ? Juliette ? — s’est courbée de nouveau. Ses lèvres se posent, légères comme des libellules sur mes cheveux. Est-ce que je dors ? Je monte, je monte, vers des parfums dorés. Je flotte parmi des blancheurs harmonieuses. Je plane sur les ailes diaphanes des Anges bossus.
Les Anges !… Les Anges !… Oiseaux bouffis, Monstres adorables aux fesses raccrocheuses, épanouies comme des tomates trop mûres…
Juliette reviendra demain.
- ↑ Extrait, croyons-nous, des Œuvres complètes de M. Fabre des Essarts. (N. de l’Éd.)