Le Dialogue (Hurtaud)/102

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 373-375).


CHAPITRE V

(102)

Comment l’on doit reprendre le prochain, sans tomber en de faux jugements.

Ecoute maintenant, très chère fille. Pour mieux t’expliquer ce que tu me demandais, je t’ai parlé de la lumière générale, que tous vous devez avoir, en quelque condition que vous soyez. Cette lumière éclaire tous ceux qui sont dans la charité commune.

Je t’ai parlé ensuite de ceux qui sont dans la lumière parfaite. A propos de cette lumière, j’ai distingué deux catégories de parfaits : les uns qui se séparent du monde et s’appliquent à mortifier leur corps ; les autres, qui travaillent à faire mourir entièrement leur volonté propre. Ceux-ci sont les vrais parfaits, qui se nourrissent à la table du saint désir.

Maintenant, c’est à toi que je parlerai, en particulier, et, en te parlant, je parlerai aussi aux autres, pour satisfaire à ton désir. Pour que l’ignorance ne mette pas obstacle à la perfection à laquelle je t’appelle, je veux que tu observes, principalement, ces trois points.

Le démon pourrait, sous le manteau de l’amour du prochain, nourrir en ton âme la racine de la présomption, pour te faire tomber dans les faux jugements que je t’ai défendus. Tu croirais juger vrai et tu jugerais de travers, en suivant ton propre avis, et souvent le démon te ferait voir beaucoup de vérités, pour t’induire dans le mensonge. C’est là que tu en viendrais, Si tu te faisais juge des pensées et des intentions des créatures raisonnables. De cela, je te l’ai dit, Moi seul, je suis juge.

C’est là une des trois règles que je veux que tu retiennes et que tu observes : Ne porte jamais un jugement, sans garder une mesure, et la mesure que je t’impose est celle-ci. A moins que je ne t’aie manifesté expressément, et non pas seulement une fois ou deux, mais plusieurs fois, le défaut du prochain, tu ne dois jamais en reprendre particulièrement celui en qui il te semble voir ce défaut. Tu dois te contenter de corriger en général les vices de celui qui vient te visiter, et de l’exhorter à la vertu, avec charité et douceur, en joignant à la douceur, la sévérité, quand tu vois que c’est nécessaire.

Te semble-t-il que je t’aie manifesté souvent les défauts d’autrui ? Alors, si tu ne vois pas que ce soit une révélation expresse, comme je te l’ai dit, ne parle pas spécialement d’un défaut particulier. Tiens-toi au parti le plus sûr, pour éviter la tromperie et la malice du démon. Il te pourrait prendre à cet hameçon du désir, et t’amener souvent à juger le prochain, contrairement à ce qui serait la vérité, et à être ainsi pour lui une occasion de scandale.


Donc, que ta bouche garde le silence, ou se contente de parler saintement de la vertu et de flétrir le vice. S’il est un vice que tu crois connaître dans le prochain, attribue-le à toi-même en même temps qu’à lui, par une constante et véritable humilité. Et si réellement il se trouve en cette personne, elle s’en corrigera mieux, en se voyant comprise si doucement. Cette aimable réprimande l’amènera à s’en repentir et à te faire l’aveu de ce que tu voulais lui dire. Tu te trouveras ainsi en parfaite sécurité, et lu auras coupé la route au démon, qui ne pourra plus t’induire en erreur ni entraîner la défection de ton âme.

Sache bien, je le veux, que tu ne dois pas te fier à tout ce que tu vois ; tu dois le rejeter par-dessus tes épaules pour ne le point voir. Ce qu’il te faut regarder avec persévérance, c’est toi-même pour te bien connaître, et connaître en toi ma Générosité et ma Bonté.

C’est ce que font ceux qui sont parvenus au dernier état. Ceux-là, t’ai-je dit, retournent toujours dans la vallée de la connaissance d’eux-mêmes, sans préjudice de leur élévation et de leur union avec Moi.

Voilà donc la première des trois règles que je veux que tu observes, pour me servir en vérité.