Le Dialogue (Hurtaud)/125

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 72-78).


CHAPITRE XVI

(125)

Comment ces fautes des ministres sont cause qu’ils ne corrigent pas leurs sujets. Des vices des Religieux. Des maux nombreux qui découlent de cette absence de correction.

Comment ces ministres, couverts de tant de crimes, pourraient-ils exercer la justice, corriger et reprendre les fautes de leurs sujets ? C’est impossible : leurs propres péchés leur enlèvent le courage et le zèle de la sainte justice. Veulent-ils réprimer, parfois ? Ils s’attirent, de leurs sujets criminels, cette réplique : " Médecin, guéris-toi, toi-même ! Tu viendras ensuite m’offrir tes remèdes, et je prendrai la médecine que tu me donneras ! Il est en plus grand péché que moi, et ne voilà-t-il pas qu’il me fait honte du mien ! "

Mal en prend, en effet, à celui dont la réprimande est toute en paroles, sans être accompagnée d’une vie bonne et réglée. Certes, bon ou mauvais, le supérieur a toujours le devoir de reprendre le vice qu’il découvre en ceux qui lui sont soumis ; mais de ce devoir il s’acquitte mal, s’il ne se corrige surtout, par l’exemple d’une vie honnête et sainte. Et plus coupable encore, celui qui ne reçoit pas humblement la correction, et ne réforme pas sa vie criminelle, que la réprimande lui vienne d’un bon ou d’un mauvais pasteur. C’est à lui-même qu’il fait mal et non aux autres, et c’est lui-même qui recevra le châtiment de ses propres péchés.

Tous ces maux, ma très chère fille, proviennent de l’absence de correction, par une bonne et sainte vie. Pourquoi donc les pasteurs ne redressent-ils pas leurs sujets ? Parce qu’ils sont aveuglés par l’amour d’eux-mêmes, cet amour-propre qui est le principe de toutes leurs iniquités. Sujets, pasteurs, clercs, religieux n’ont plus qu’un souci, leur plaisir ; et leur seule préoccupation est de trouver le moyen de satisfaire leurs désirs déréglés.

Hélas ! ma douce fille, où est-elle l’obéissance des religieux ? Établis dans la sainte religion comme des anges, ils sont pires que des démons. Ils avaient pour fonction d’annoncer ma parole, suivant la doctrine de Vérité, et ils ne font qu’un vain bruit de mots, sans produire aucun fruit dans le cœur des auditeurs. Leurs prédications sont faites, pour plaire aux hommes ct charmer leurs oreilles, beaucoup plus que pour l’honneur de Moi. Aussi s’appliquent-ils, lion à vivre saintement, mais à polir leurs phrases. Ce n’est pas ceux-là, vraiment qui sèment mon grain, le bon grain de ma Vérité, parce qu’ils ne se préoccupent pas de détruire les vices et de faire éclore les vertus. Ils n’ont point arraché les épines de leur propre jardin, comment s’emploieraient-ils à les faire disparaître de celui de leur prochain !

Leurs délices sont de parer leurs corps, d’orner leurs cellules, et d’aller bavarder par la ville. Il leur advient, ce qui arrive aux poissons, qui meurent, quand ils sont hors de l’eau. En demeurant en dehors de leur cellule, ils trônent la mort eux aussi, dans une vie vaine et désordonnée. Ils quittent cette cellule dont ils devaient faire un ciel, et s’en vont par les rues visitant les maisons de leurs parents ou d’autres séculiers, au gré de leurs caprices, et avec l’agrément de leurs prélats, qui leur laissent la bride longue au lieu de les attacher de court. Ces misérables pasteurs s’inquiètent si peu de voir ainsi leurs sujets, leurs frères, aux mains du démon, que Souvent ils les lui livrent eux-mêmes.

Oui parfois, sachant bien que ceux-ci sont de vrais démons incarnés, ils les enverront dans des monastères, pour les mettre en relation avec des religieuses, qui sont, elles aussi, de vraies diablesses incarnées. Là ils se corrompent réciproquement par leurs ruses et leurs manèges subtils. Au début le démon les encourage sous couleur de piété. Mais comme leur vie est misérable et lascive, ils ne se tiennent pas longtemps à ces faux dehors, et leur feinte dévotion ne tarde pas à montrer ses fruits. Ce sont tout d’abord des fleurs fétides, les pensées impures et honteuses ; accompagnées de feuilles qui sont les paroles déshonnêtes et les jeux misérables, qui les amènent à l’accomplissement criminel de leur désir. Les fruits qu’ils produisent ainsi, tu les connais bien, tu les as vus, ce sont leurs enfants. Maintes fois, ils en arrivent à quitter, l’un et l’autre, la sainte religion : lui, désormais, fait un libertin, elle, une pécheresse publique.

De tous ces maux et de beaucoup d’autres sont cause les prélats, qui n’ont pas l’œil sur leurs sujets. Ils leur laissent toute liberté, ils les envoient eux-mêmes, ils font semblant de ne pas voir leurs misères, et le dégoût qu’ils ont pour la cellule. Ainsi, par la faute de l’un et de l’autre, ce religieux a trouvé la mort. La langue ne saurait raconter tant d’iniquités, et tous les moyens criminels par lesquels ils m’offensent. Ils sont devenus les armes du démon, et leur corruption répand son poison au dedans et au dehors : au dehors, chez les séculiers, au dedans parmi les religieux eux-mêmes.

Ils ont perdu la charité fraternelle, chacun veut être supérieur, chacun rêve de posséder, et tous vont ainsi contre la règle et contre le vœu qu’ils ont fait. Ils ont promis d’observer les constitutions de l’Ordre et ils les violent. Encore ne se contentent-ils pas de les transgresser eux-mêmes ; ils s’acharnent, comme des loups, sur les agneaux qui voudraient observer la règle, et les poursuivent de leurs sarcasmes et de leurs railleries. Ils s’imaginent, les malheureux, que par les persécutions, par les dédains, par les moqueries dont ils accablent les bons religieux, fidèles à leur règle, ils masqueront leurs propres désordres ; mais ils ne réussissent qu’à les découvrir davantage.

Voilà le mal qui a envahi les jardins des religions saintes. Saintes en effet, elles le sont en ellesmêmes, parce qu’elles ont été établies et fondées par l’Esprit-Saint. Aussi l’Ordre, en soi, ne peut-il être gâté ni corrompu par la faute des inférieurs ou des supérieurs. Celui qui vent entrer dans un Ordre, ne doit pas considérer les mauvais sujets qu’il renferme il doit s’appuyer sur le bras de l’Ordre qui est fort qui ne peut faiblir, et lui demeurer fidèle jusqu’à la mort.

Je te disais que les jardins des saintes Religions étaient désolés par la faute des mauvais prélats et des mauvais religieux, qui n’observent pas pleinement la constitution de leur Ordre, qui en transgressent les lois, qui en violent les usages, qui n’en accomplissent plus les cérémonies, ou ne pratiquent de la règle, en public, que ce qui est nécessaire, pour conserver la faveur des gens du monde, et faire un manteau à leurs propres vices. Ainsi, par exemple, leur premier vœu, qui est l’obéissance aux constitutions, il est bien évident qu’ils ne l’observent pas ; mais je te parlerai ailleurs de l’obéissance. Ils font vœu également de garder la pauvreté volontaire et d’être chastes. Ces vœux, comment les observent-ils ?

Vois les propriétés, et tout l’argent qu’ils possèdent, à titre personnel, contrairement à la charité commune qui leur fait un devoir de partager avec leurs frères tous les biens temporels et spirituels, ainsi que le demande la loi de leur Ordre. Mais ils ne veulent engraisser qu’eux seuls et leurs bêtes, et ainsi une bête on nourrit une autre. A côté, un frère pauvre meurt de froid et de faim. Mais ce religieux, lui, est chaudement vêtu, il fait bonne chère ; il n’a cure de ce frère besogneux, se gardera bien de se rencontrer avec lui, à la pauvre table du réfectoire. Son plaisir est de demeurer là où il peut, tout à l’aise, s’emplir de viande, et satisfaire sa gourmandise.

Impossible à un pareil religieux, d’observer le troisième vœu de la continence. Un estomac bien rempli ne fait pas l’âme chaste ! Il devient lascif, il éprouve des mouvements désordonnés, et, ainsi, un mal en amène un autre. Leur richesse personnelle est aussi, pour ces religieux, une occasion de beaucoup de chutes. S’ils n’avaient pas de quoi suffire à leur dépense, ils ne vivraient pas ainsi dans le désordre, ils n’entretiendraient pas ces amitiés suspectes. Quand on n’a plus rien à donner, c’en est tôt fait de l’affection ou de l’amitié qui ne sont pas fondées sur la parfaite charité, mais uniquement sur l’amour du don, ou sur le plaisir que l’on peut tirer l’un de l’autre.

Oh ! les malheureux ! en quelle misère ils sont tombés, par leur faute ; et à quelle dignité, pourtant, ne les avais-je pas élevés ! Le chœur, ils le fuient comme la peste, et si, par hasard, ils y assistent, ils n’y mêlent que leur voix, leur cœur est loin de moi. A la table de l’autel, ils ont pris l’habitude d’aller sans préparation aucune, comme ils iraient à une table ordinaire.

Tous ces maux, et bien d’autres que je veux te taire, pour ne pas souiller tes oreilles, viennent de la négligence des mauvais pasteurs, qui ne corrigent pas, qui ne punissent pas les manquements de leurs sujets. Ils ne se soucient pas de la règle, ils n’ont aucun zèle pour son observance, parce qu’ils ne l’observent pas eux-mêmes. Ils réserveront tous les fardeaux des obédiences difficiles et en imposeront le joug à ceux qui veulent être fidèles à la constitution et les puniront, au besoin, des fautes qu’ils n’auront pas commises ! S’ils en agissent ainsi, c’est que ne brille pas, en eux, la perle de la justice, mais celle de l’iniquité. C’est l’iniquité qui leur fait réserver leurs rigueurs et leur haine à ceux qui sont dignes de leur bienveillance et de leur faveur, et accorder à ceux qui comme eux sont les membres du démon, leur affection, leurs bonnes grâces, et une situation, en leur confiant les charges de l’Ordre. Ils vivent comme des aveugles, et c’est comme des aveugles aussi, qu’ils gouvernent leurs sujets et distribuent les fonctions de l’Ordre. S’ils ne se corrigent pas, leur aveuglement les conduira aux ténèbres, à la damnation éternelle, et ils auront à me rendre compte, à Moi, le souverain juge, des âmes de leurs sujets. Ils ne pourront m’en rendre un bon compte. Aussi recevront-ils de Moi, le juste châtiment qu’ils ont mérité.