Le Dialogue (Hurtaud)/140

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 167-172).

CHAPITRE VI

(140)

Où Dieu explique sa providence à l’égard des hommes et se plaint de leurs infidélités. Exposé d’une figure de l’ancien testament, qui enferme une précieuse doctrine.

Après t’avoir montré ma providence dans une occasion particulière, je reviens maintenant à son action générale.

Tu ne saurais te faire une idée de l’ignorance de l’homme. Il perd tout sens, et tout jugement, dès qu’il met en lui-même son espérance et s’en remet à sa propre sagesse. O homme insensé ! Tu ne vois donc pas que ta sagesse elle-même, ce n’est pas de toi que tu la tiens ? C’est ma bonté, qui pourvoit à tes besoins, qui te l’a donnée. Qui te le prouve ? Ta propre expérience.

Combien de fois n’as-tu pas souhaité de faire une chose, sans pouvoir et sans savoir la faire. Une autre fois, c’est le temps qui te fera défaut ; ou si ce n’est pas le temps qui te manque, ce sera la volonté !

Tout cela vient de moi ; tout cela, ma providence l’ordonne à ton salut. Elle veut ainsi te faire connaître que par toi-même tu n’es pas, et que tu as raison de t’humilier, non de t’enorgueillir. Tu te heurtes ainsi, en toutes choses, au changement et à la privation sans que ta volonté puisse rien, pour les fixer et les retenir. Il n’est que ma grâce qui soit ferme et qui demeure d’elle-même elle ne change pas et ne peut t’être enlevée. Nul n’a pouvoir de te séparer d’elle et, de te rejeter au péché, à toi seul il appartient de changer et de la perdre. Comment donc peux-tu lever la tête contre ma bonté ? Le ferais-tu si tu voulais obéir à la raison, et pourrais-tu placer en toi-même ton espérance et te confier en ta propre sagesse ? Il faut être devenu un animal sans raison, pour ne pas voir que tout change, excepté ma grâce. Pourquoi donc n’as-tu pas confiance en moi, ton Créateur ? Pourquoi compter sur toi-même ? Ne suis-je pas fidèle et loyal envers toi ? Oui, certainement, tu ne peux pas l’ignorer, tu l’expérimentes tous les jours.

O très douce et très chère fille, c’est l’homme qui n’a pas été fidèle ni loyal envers moi. Il a transgressé le commandement que je lui avais imposé, et sa désobéissance l’a précipité dans la mort, alors que moi je lui demeurai fidèle. Je lui ai tenu parole, en lui maintenant ce pourquoi je l’avais créé, désireux toujours de lui procurer le bien suprême et éternel.

Pour réaliser ce dessein de ma vérité, j’ai uni ma divinité, l’Altesse Souveraine, avec la bassesse de son humanité. Racheté et restauré dans la grâce par la vertu du sang de mon Fils unique, l’homme peut donc dire qu’il a expérimenté ma fidélité. Et pourtant il doute encore, semble-t-il, que je sois assez puissant pour le secourir, assez fort pour l’assister et le défendre contre ses ennemis, assez sage pour éclairer l’œil de son intelligence, ou que j’aie assez de clémence pour vouloir lui donner ce qui est nécessaire à son salut. Il parait croire que je ne suis pas assez riche pour faire sa fortune, ni assez beau pour le remettre en beauté ; l’on dirait qu’il a peur, de ne pas trouver chez moi de pain pour le nourrir, ni de vêtement pour le couvrir.

Toute sa conduite révèle bien que c’est ainsi qu’il en juge. Car, s’il croyait en moi, vraiment, sa foi ne produirait-elle pas de bonnes et saintes œuvres ? Chaque jour cependant il éprouve que je suis fort. N’est-ce pas moi qui le conserve dans l’être et le défend de ses ennemis ? Il voit bien que nul ne peut résister à ma force et à ma puissance ; du moins, s’il ne le voit pas, c’est qu’il ne veut pas le voir.

C’est ma sagesse qui a tout ordonné dans le monde, et qui le gouverne avec tant de mesure que rien n’y manque, et qu’on n’y peut rien ajouter, ni pour l’âme ni pour le corps. J’ai pourvu à tout sans que votre volonté ait pu m’y contraindre, puisque vous n’étiez pas encore. C’est ma seule clémence qui m’a poussé moi-même, à faire le ciel et la terre, et la mer et le firmament. J’ai créé le ciel, pour qu’il se meuve sur vos têtes, j’ai créé l’air, pour que vous respiriez le feu et l’eau pour tempérer l’un par l’autre ; le soleil, pour ne pas vous laisser dans la nuit. Tout ainsi a été fait et ordonné pour subvenir aux besoins de l’homme. Le ciel est peuplé d’oiseaux, la terre se couvre de fruits et de nombreux animaux pour la subsistance de l’homme ; la mer est riche de poissons ; en toutes choses éclate ainsi l’ordre parfait de ma providence.

C’est après avoir produit toutes ces choses excellentes qu’enfin je créai l’homme à mon image et ressemblance, et que je le plaçai en ce jardin qui, par la faute d’Adam, pousse maintenant des épines, là où primitivement l’on ne trouvait que fleurs embaumées d’innocence, de la plus grande suavité. Tout était soumis à l’homme, mais sa désobéissance introduisit la révolte au dedans de lui-même et parmi toutes les autres créatures. Le monde entier tomba en sauvagerie et l’homme avec lui, l’homme qui, à lui seul, est tout un monde !

Nouvelle intervention de ma providence ! J’envoyai dans le monde ma Vérité, le Verbe incarné qui détruisit la sauvagerie, arracha les épines du péché originel. Il e n fit un jardin arrosé par le sang du Christ crucifié et dans lequel il planta les sept dons du Saint-Esprit, après l’avoir nettoyé du péché mortel. Cela fut accompli, non pendant la vie, mais après la mort de mon Fils unique.

Ce dessein providentiel fut figuré dans l’ancien testament, lorsque Elisée fut prié de venir ressusciter un enfant qui était mort (2 R 4, 22). Elisée n’y alla pas, mais il y envoya Giézi, avec son bâton, en lui recommandant de poser le bâton sur l’enfant mort. Giézi partit, il fit ce qu’Elisée lui avait dit, mais il ne ressuscita pas l’enfant. Ce que voyant, Elisée se rendit lui-même en personne auprès de l’enfant ; s’étendant sur lui, il appliqua tous ses membres sur les membres du mort en lui soufflant sept fois dans la bouche, et l’enfant respira sept fois, en signe de la vie qui lui était rendue.

Cette figure symbolise Moïse que j’envoyai avec le bâton de la Loi, en le chargeant de l’imposer au mort, qui était le genre humain. Mais la loi ne rendit point la vie au genre humain.

J’envoyai le Verbe, mon Fils unique, figuré par Elisée, et qui s’adapta à la forme de cet enfant mort par l’union de la nature divine à votre nature humaine. C’est avec tous ses membres, que la nature divine opéra cette union, avec ma puissance, avec la sagesse de mon Fils, avec la clémence de l’Esprit-Saint ; en un mot, c’est moi tout entier, abîme de la Trinité, qui fis alliance avec la nature humaine en m’unissant à elle.

Après cette union, mon doux Verbe d’amour en opéra une autre, en courant, dans l’ivresse de son cœur, à la mort ignominieuse de la croix, où il s’étendit lui-même. C’est après cette seconde union qu’il communiqua à cet enfant mort les sept dons du Saint-Esprit en soufflant dans la bouche de l’âme, c’est-à-dire dans sa puissance affective, et en la délivrant de la mort par le saint baptême. Elle respira alors, en preuve de la vie qu’elle avait retrouvée, en rejetant d’elle-même les sept péchés mortels.

C’est ainsi que l’âme humaine est devenue un jardin plantureux, aux fruits suaves et délicieux. Le jardinier, il est vrai, qui est le libre arbitre, peut encore, selon qu’il lui plaît, cultiver ce jardin ou le ramener à l’état sauvage. S’il y sème cette mauvaise graine de l’amour-propre, par laquelle se propagent les sept péchés capitaux, qui à leur tour produisent tous les autres, il aura tôt fait d’étouffer les sept dons du Saint-Esprit et de détruire toutes les vertus. Plus de force désormais ; le voilà malade. Plus de tempérance, plus de prudence, parce qu’il a perdu la lumière qui guidait la raison. Plus de foi, plus d’espérance, plus de justice. Il ne respecte plus le droit, il n’espère qu’en lui, et avec sa foi morte il ne croit qu’à soi. Il met sa confiance dans les créatures, non en moi-même. Plus de charité, plus de piété ! L’amour de sa propre fragilité a tout détruit. Comment pourrait-il être bon pour le prochain, il est devenu si cruel à lui-même ! Le voilà, par son fait, dépouillé de tout bien, et tombé dans le plus grand des maux.

Et qui donc lui rendra la vie ? Ce même Elisée, le Verbe incarné, mon Fils unique ! Et comment ? Que ce jardinier s’arme de la haine de soi-même — sans elle il n’avancerait à rien — et qu’il arrache les épines de son propre péché ; puis, qu’avec amour, il s’empresse de se conformer à la doctrine de ma vérité : qu’il arrose son jardin avec le Sang, ce sang que le prêtre répand sur sa tête, lorsqu’il va se confesser avec un vrai repentir dans le cœur, le regret de la faute, le désir de la satisfaction, et la résolution de ne plus m’offenser. Voilà le moyen par lequel l’homme peut restaurer le jardin de son âme, pendant cette vie ; passé ce temps, il n’y a plus de remède, tout est fini, comme je te l’ai expliqué maintes fois.