Le Dialogue (Hurtaud)/149

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 224-228).


CHAPITRE XV

(149)

De la providence de Dieu à l’égard de ses serviteurs pauvres : comment il leur procure les choses temporelles.

Je veux maintenant te dire un mot des moyens que j’emploie, pour secourir mes serviteurs qui espèrent en moi dans les nécessités du corps.

Tous ont part à ma sollicitude, mais ils en éprouvent plus ou moins les effets suivant qu’ils sont plus ou moins parfaits, plus ou moins dépouillés du monde et d’eux-mêmes. Elle n’abandonne jamais mes pauvres, ceux qui sont pauvres en esprit et de volonté, par amour spirituel de la pauvreté. Voilà les vrais pauvres. Beaucoup sont pauvres qui ne voudraient pas l’être. Ceux-là sont riches de volonté, bien que mendiants dans la réalité, parce qu’ils n’espèrent pas en moi et n’acceptent pas volontairement la pauvreté, que le leur ai donnée comme une médecine pour leur âme : la richesse eût été pernicieuse pour eux et eût amené leur damnation.

Mes serviteurs, eux, sont pauvres, sans être mendiants. Le mendiant, maintes fois, manque du nécessaire et souffre de grandes privations, tandis que le pauvre n’est pas dans l’abondance, mais a du moins ce qu’il lui faut. Jamais je ne laisse manquer celui qui se fie à moi, tant qu’il espère en moi. Je le réduis parfois à une certaine extrémité, pour lui faire voir et toucher que c’est moi qui peux et veux subvenir à ses besoins, pour lui faire aimer davantage ma providence et l’attacher à cette épouse, la vraie pauvreté. Mais alors, la clémence de mon Esprit-Saint, leur serviteur toujours attentif, voyant qu’ils n’ont pas ce qui leur est nécessaire pour les besoins du corps, soufflera la pensée et excitera le désir de les secourir, en quelque personne plus fortunée (lui les assistera dans leur détresse.

Toute la vie de mes chers pauvres est ainsi gouvernée, par la sollicitude que j’inspire a leur endroit aux serviteurs du monde. Il est vrai que pour éprouver leur patience, leur foi, leur persévérance, je permettrai qu’ils reçoivent des reproches, des injures, des affronts ; mais celui-là même qui les insulte, est amené par ma clémence, à leur faire l’aumône et à subvenir à leurs besoins.

C’est là ma providence générale à l’égard de mes chers pauvres ; mais quelquefois, avec mes grands serviteurs, j’interviendrai directement par moi-même, sans recourir aux créatures. Tu en as fait toi-même l’expérience, et tu as entendu conter ce trait de ton glorieux père Dominique. Dans les premiers temps de son ordre, les frères étaient dans la plus grande détresse. L’heure du repas venue, ils n’avaient rien à manger, mais mon bien-aimé serviteur Dominique, éclairé par la lumière de la foi, et plein de confiance dans ma providence dit à ses fils : Mettez-vous à table. Les frères obéirent à sa parole et se mirent à table. Alors moi, qui ne fais jamais défaut à qui place en moi son espérance, j’envoyai deux anges, avec un pain très blanc, qui suffit largement à leurs besoins, pour plusieurs repas. Ce fut là un acte de ma providence, où l’homme n’eut aucune part et où la clémence de l’Esprit-Saint a tout fait.

En d’autres circonstances, je multiplie une petite quantité qui est insuffisante pour les besoins de mes serviteurs, comme il arriva à cette douce vierge, sainte Agnès, qui, depuis son enfance jusqu’à son dernier jour, me servit avec une si sincère humilité et une si ferme espérance, que jamais elle n’eut la moindre inquiétude, pour elle-même ou pour sa famille. Quand Marie lui donna l’ordre de bâtir un monastère à la place occupée par des femmes de mauvaise vie, elle était pauvre, elle manquait de tout. Mais sa foi était vive, elle ne prit même pas le temps de se demander jamais comment elle pourrait faire. Tout de suite, elle se mit à l’œuvre et, avec l’assistance de ma providence, elle changea ce lieu de honte en lieu saint et bâtit un monastère capable de recevoir des religieuses. Elle y assembla aussitôt dix-huit jeunes vierges, qui n’avaient rien que ce qu’elles pouvaient attendre de ma providence. Une fois, entre autres, je permis qu’elles manquassent de pain ; trois jours entiers, elles ne vécurent qu’avec des herbes.

Tu pourrais me demander : Comment en avez-vous agi ainsi avec elles ? Ne venez-vous pas de me dire que vous ne manquiez jamais à ceux qui espèrent en vous, dans leur besoin ? Il semble bien que dans ce cas-ci, vous les avez abandonnées dans leur nécessité, car, d’après la loi commune, l’homme ne peut soutenir son corps seulement avec des herbes. Il peut y avoir des exceptions pour les parfaits ; mais, si Agnès était dans l’état de perfection, ses compagnes ne l’étaient pas.

Je te répondrai que, dans cette circonstance, j’ai agi de la sorte pour accroître jusqu’à l’ivresse, dans l’âme d’Agnès, l’amour de ma providence. Quant à celles qui étaient encore imparfaites, je les préparais ainsi au miracle qui suivit, et qui devait commencer de les affermir dans la lumière de la très sainte foi. Je communique d’ailleurs aux herbes ou à toute autre substance, en pareil cas, une vertu spéciale, ou je dispose le corps humain de telle sorte qu’il s’accommode mieux de ces quelques herbes, ou même du jeûne absolu, qu’il ne faisait auparavant du pain et des autres aliments qui servent d’ordinaire à la nourriture de l’homme. Tu le sais bien, pour en avoir fait toi-même l’expérience.

Après ces trois jours de disette, où elles étaient restées sans pain, Agnès éleva vers moi le regard de son esprit, tout baigné de la lumière de la très sainte foi : " Mon père, me dit-elle, mon Seigneur et éternel époux, ne m’avez-vous ordonné de faire sortir ces vierges de la maison de leurs parents que pour les laisser mourir de faim ? Pourvoyez, Seigneur, à leurs besoins ! " C’était moi qui lui inspirais cette demande. je me plaisais ainsi à éprouver sa foi, et j’avais pour agréable son humble prière.


Ma providence étendait déjà sa sollicitude au désir qu’elle exprimait ainsi devant moi, en inspirant à une personne la résolution d’apporter au monastère cinq petits pains.

Dans ce même temps, Agnès avertie par moi de ce qui se passait, disait à ses sœurs : " Allez, mes filles, on vous appelle au four, et apportez ce pain.

— Dès que le pain fut servi, elles se mirent à table et Agnès elle-même distribua le pain. Moi, je communiquai à son action une telle vertu, que toutes furent pleinement rassasiées. On recueillit les morceaux qui restaient, et ils étaient si abondants, qu’ils suffirent amplement à un autre repas. Ma providence avait en recours ici au prodige de la multiplication. Voilà les moyens qu’emploie ma providence envers mes serviteurs, envers ceux qui sont pauvres volontairement, et non seulement volontairement mais spirituellement ; car, sans cette intention spirituelle, leur pauvreté ne leur servirait de rien. Certes, les philosophes, eux aussi, par amour pour la science et dans le désir de l’acquérir, méprisaient les richesses et se faisaient pauvres volontairement. Leur lumière naturelle suffisait à leur apprendre que les soucis des richesses de ce monde les empêcheraient d’acquérir cette science, dont la possession était le but assigné à leur intelligence comme terme de ses efforts. Mais comme cette volonté d’être pauvre n’était pas spirituelle, n’était pas inspirée parla gloire et l’honneur de mon nom, ils n’obtenaient point par elle, la vie de la grâce ni la perfection ils n’avaient droit qu’à la mort éternelle.