Le Dialogue (Hurtaud)/159

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 278-289).


CHAPITRE VI

(159)

De l’excellence des religieux fidèles à l’obéissance, et de la misère des religieux désobéissants.

Le lieu de l’obéissance est trouvé : ce sont ces barques que le Saint-Esprit a fait construire par les patriarches. C’est pourquoi je t’ai dlit que c’était le Saint-Esprit, le patron de ces barques. C’est à la lumière de la très sainte foi qu’elles ont été édifiées, et la même lumière vous apprend que c’est ma clémence, l’Esprit-Saint lui-même, qui les gouverne.

Après donc t’avoir entretenu du lieu de l’obéissance et de sa perfection, je te parlerai maintenant de l’obéissance et de la désobéissance, et de ceux qui sont sur cette barque, sans descendre dans le particulier, et sans viser un ordre plutôt qu’un autre. J’exposerai parallèlement le vice de la désobéissance et la vertu d’obéissance, pour les faire mieux ressortir l’une et l’autre par cette opposition, et définir comment se doit comporter celui qui veut prendre place dans la barque de la religion.

Quelle voie doit donc suivre celui qui veut arriver à l’obéissance particulière ? Qu’il se laisse guider par la lumière de la très sainte foi elle lui enseignera qu’il doit tuer sa volonté propre, avec le glaive de la haine de la sensualité, en acceptant l’épouse et sa sœur qui lui donnera la charité. L’épouse est la véritable et prompte obéissance ; la sœur est la patience. Et il faut de plus la nourrice, qui est l’humilité. Sans cette nourrice, l’obéissance mourrait de faim. Oui, l’obéissance ne peut vivre dans une âme, où ne se trouve pas cette bonne vertu d’humilité. L’humilité elle-même n’est pas seule, elle a pour servante l’abnégation, le mépris de soi-même et du monde, qui fait que l’âme ne se compte pour rien et, an lieu d’ambitionner les honneurs, n’a de convoitise que pour les affronts. C’est avec ces dispositions, dans cet état de mort, que l’on doit entrer en religion, lorsqu’on est en âge de le faire. Mais quelque disposition qu’on y apporte, je te l’ai déjà dit, j’ai bien des manières différentes d’appeler les âmes. Une fois entré, l’on doit acquérir et conserver en soi cette perfection, prendre en main généreusement et sans retard, la clef de l’obéissance de la religion, qui ouvre le portillon qui se trouve dans la porte du ciel. Car il y a, ouvrant dans la porte du ciel, un portillon spécial, réservé à ceux qui ne se sont pas contentés de l’obéissance générale, la grosse clef qui sert à ouvrir la grande porte du ciel. Ils se sont munis d’une clef plus petite qui leur permet d’entrer par cette petite porte basse et étroite. Ce portillon n’est pas séparé de la grande porte, il ouvre dans la porte même, comme tu en as fréquemment l’image matérielle sous les yeux. Cette petite clef, ils doivent la conserver, puisqu’ils ont pris eux-mêmes l’obligation de s’en servir ; et il leur est défendu de la rejeter.

A ces vrais obéissants, la lumière de la foi a fait comprendre, qu’il leur serait impossible de passer par ce portillon, chargés de richesse et avec le fardeau de leur propre volonté ; qu’à le tenter ils s’épuiseraient en de vains labeurs, et pourraient y perdre la vie ; qu’à vouloir s’y engager, le front haut et sans courber la tête, bon gré mal gré, ils risqueraient de se rompre le cou. Ils ont donc jeté bas tout le fardeau des richesses et de leur volonté propre, pour observer le vœu de la pauvreté volontaire ; désormais ils ne veulent rien posséder. La foi leur a fait voir clairement, à quel péril ils s’exposeraient, et ils manqueraient pareillement à l’obéissance, en transgressant le vœu de la pauvreté qu’ils ont librement contracté.

Se laissent-ils aller à la superbe ? Leur volonté relève-t-elle la tête ? Quand la nécessité de l’obéissance s’impose, ne savent-ils pas incliner le front avec humilité, ne se soumettent-ils qu’avec orgueil, ne baissant la tête qu’à regret, la volonté brisée en quelque sorte par la force ? N’obéissent-ils qu’avec, au fond du cœur, le mépris de leur Ordre et de leur supérieur ? Oh ! alors ils ne tarderont guère à glisser dans un autre péril, et à enfreindre leur vœu de continence.

Ceux qui n’ont pas su régler leurs désirs, ni se dépouiller des biens temporels, recherchent les nombreuses relations et ne manquent pas de trouver beaucoup d’amis qui les aiment par intérêt. Les relations amènent des affections plus étroites ; leur corps est avide de plaisirs. Comme ils n’ont point cette bonne nourrice, l’humilité, ni sa sœur l’abnégation, ils se complaisent en eux-mêmes, ils aiment leurs aises, ils recherchent le bien-être, non comme des religieux, mais comme des grands seigneurs. Tous ces soucis mondains remplacent pour eux les veilles et la prière. ils ne pourraient pas se laisser aller à ces écarts, et à beaucoup d’autres, s’ils n’avaient pas d’argent pour suffire à toutes ces dépenses. C’est ainsi qu’ils se laissent entraîner à l’impureté : impureté du corps, ou tout au moins de l’esprit ; car si parfois la honte les arrête, ou s’ils n’ont pas l’occasion de satisfaire leur mauvais dessein, ils ne laissent pas que de commettre le mal dans leur cœur. Et comment pourraient-ils conserver leur âme pure, avec toutes ces conversations mondaines, avec toutes ces délicatesses sensuelles, avec toutes ces recherches dans la nourriture, et sans les veilles, sans la prière ?

Tous ces maux, tous ces périls qu’entraînent la possession des richesses et l’attachement à la propre volonté, la lumière de la foi les découvre de loin au véritable obéissant. Il voit clairement qu’il faut passer par ce portillon étroit, et qu’il n’y entrerait pas vivant, s’il ne possédait pour l’ouvrir, la clef de l’obéissance. Pas d’autre moyen pour lui de le franchir, je te l’ai dit. Il ne doit pas quitter cette barque de la religion ; et, qu’il te veuille ou non, il lui faut passer par la stricte obéissance à son supérieur.


Aussi le parfait obéissant s’élève-t-il au-dessus de lui-même, et maîtrise-t-il sa propre volonté. Avec une foi vive, il domine ses propres sentiments. Dans la maison de son âme, il sait se faire de la haine de soi-même un serviteur, qui l’aide à en chasser l’ennemi, l’amour-propre. Car il ne veut pas que la reine obéissance, que sa mère la charité lui a donnée comme épouse, par la lumière de la très sainte foi, reçoive chez lui la moindre offense. Voilà pourquoi il fait appel à la haine de soi-même pour jeter dehors l’ennemi de la reine, l’amour-propre, et rendre à cette épouse, la compagne et la nourrice dont elle ne peut être séparée. L’amour qu’il a pour l’obéissance, lui fait ainsi introduire chez lui les vrais amis de l’épouse, et ses féaux serviteurs, les vertus, les coutumes, les observances de l’ordre. Quand cette aimable épouse prend possession de sa maison, elle y est donc escortée de sa sœur la patience, et de sa nourrice l’humilité, qui est suivie à son tour de l’abnégation ou mépris de soi. Dés qu’elle a fait, ainsi escortée, son entrée dans l’âme, l’obéissance y possède la paix et la tranquillité, parce que tous ses ennemis ont été jetés dehors. Elle habite le jardin de la vraie continence ; elle reçoit dans la pupille de la foi, le rayon qui lui vient du Soleil de l’intelligence, et à la lumière duquel elle contemple son unique objet, ma Vérité ! Elle y trouve le feu qui réchauffe aussi l’ardeur de tous les serviteurs qui forment son cortège, car c’est avec un ardent amour, qu’elle observe les règles de l’Ordre.


Quels sont donc ses ennemis ainsi mis dehors ? Le principal est l’amour-propre, qui produit l’orgueil, l’ennemi-né de la charité et de l’humilité ; c’est l’impatience qui détruit la patience ; la désobéissance qui en veut directement à l’obéissance ; l’infidélité qui s’oppose à la foi ; la présomption et la confiance en soi, si contraires à l’espérance véritable que l’âme doit mettre en moi ; c’est l’injustice qui viole le droit ; l’imprudence qui ne s’accorde point avec la prudence ; l’intempérance, ennemie de la mesure ; la transgression des règles de la religion, fatale à la fidélité à ses observances. Ce sont encore les mauvaises habitudes de ceux qui vivent dans le péché et qui ne peuvent convenir à la vie régulière des bons religieux ; elles sont la ruine des usages et des bonnes coutumes de l’ordre. Voilà autant de cruels ennemis de l’obéissance. Et combien d’autres ! La colère si contraire à la bienveillance, la haine de la vertu si opposée à l’amour du bien, la luxure qui détruit la pureté de l’âme, la négligence qui étouffe le zèle, l’ignorance qui obscurcit la connaissance, le sommeil, qui prive des veilles et des continuelles oraisons. Dès que l’âme, éclairée par la lumière de la foi, a compris que ce sont là autant d’ennemis prêts à faire affront à son épouse la sainte obéissance, elle fait appel à la haine et à l’amour, à la haine qui jette dehors tous ses ennemis, à l’amour qui assemble autour d’elle tous ses amis. La haine, de son glaive, tue impitoyablement la volonté perverse qui, nourrie par l’amour-propre, donnait vie à tous ces ennemis de la véritable obéissance. Une fois décapité celui qui était le principal et entretenait tous les autres, l’âme est délivrée, elle demeure en paix, sans aucun trouble. Elle n’a plus désormais à craindre la guerre, puisqu’elle s’est affranchie de tout ce qui pouvait être pour elle, une cause d’amertume et de tristesse.

Et qui donc la pourrait troubler ? Est-ce l’injure ? Non : car elle est patiente, et la patience est sœur de l’obéissance ! Sont-ce les obligations et les observances de l’Ordre ? Non, l’obéissance les lui fait accomplir ! Est-ce l’obéissance elle-même qui lui est un lourd fardeau ? Non : elle a foulé aux pieds sa propre volonté : elle ne veut pas soumettre à son propre examen, pour la juger, la volonté du supérieur. La lumière de la foi lui fait voir ma volonté dans la sienne ; que le prélat commande ou qu’il se taise, en tout, elle n’aperçoit que ma clémence qui ordonne toute chose à son salut. Eprouvera-t-elle du dégoût ou de l’ennui, de se voir imposer les occupations les plus viles de l’Ordre, ou d’avoir à supporter les réprimandes, les railleries, les sarcasmes, les humiliations, les mépris qui lui viendront de la part des hommes ? Souffrira-t-elle d’être comptée pour rien ? Non : car elle s’est éprise d’amour pour l’abnégation et le mépris d’elle-même ; elle n a pour elle qu’une parfaite haine ; elle se réjouit dans la patience, elle tressaille de joie, elle est dans l’allégresse, en compagnie de son épouse la véritable obéissance. Elle n’a d’affliction que de l’offense qui m’est faite, à moi son Créateur.

Elle n’a de commerce qu’avec ceux qui me craignent véritablement. Si cependant elle doit converser avec ceux qui sont en révolte contre ma volonté, ce n’est pas pour imiter leurs défauts, mais pour les arracher à leur misère. Sa charité fraternelle voudrait partager avec eux le bien qu’elle porte en elle, car elle voit combien plus de louange et de gloire en reviendraient à mon nom, si elle multipliait autour d’elle les vrais observateurs de la règle. Aussi s’emploie-t-elle de tout son effort, à rappeler à leurs devoirs religieux et séculiers, par la parole, par la prière, par tous les moyens en son pouvoir, n’ayant rien de plus à cœur que de les retirer des ténèbres du péché mortel.

Ainsi, qu’il s’entretienne avec les justes ou avec les pécheurs, toutes les conversations du véritable obéissant sont bonnes et parfaites, dirigées qu’elles sont par une charité généreuse et bien ordonnée. De sa cellule il se fait un ciel, où il se plaît à parler et à converser avec moi, son Seigneur et Père éternel dans un profond sentiment d’amour, fuyant l’oisiveté par d’humbles et continuelles oraisons.

Quand les imaginations, par illusion du démon, viennent l’assiéger dans sa cellule, il ne s’étend point sur le divan de la paresse, en s’abandonnant au repos ; il ne s’arrête pas à examiner curieusement avec sa raison, les mouvements de son cœur et ses pensées. Non, il fuit l’oisiveté. Armé de la haine de soi, il se dresse contre lui-même et contre sa sensualité, il se réfugie dans une véritable humilité, il fait appel à la patience pour supporter l’épreuve qui visite son âme, et il résiste à ses assauts par les veilles et les prières. Le regard de son intelligence fixé sur moi, il voit à la lumière de la foi, que tout son secours est en moi, que je puis, que je sais, que je veux le secourir. Je lui ouvre les bras de ma tendresse, et je l’invite à venir y chercher une protection contre lui-même si l’oraison mentale lui semble impraticable, dans le trouble et l’agitation de son esprit, il recourt à la prière vocale, ou à quelque exercice corporel pour ne pas demeurer oisif ; et il se tourne vers moi, le cœur plein de foi, persuadé que mon amour ne lui refuse rien. Du fond de son âme, l’humilité véritable lui fait entendre, qu’il est indigne de la paix et du repos d’esprit, dont jouissent mes autres serviteurs, et qu’il a mérité tons les châtiments. Après s’être ainsi abaissé lui-même en son âme, par la haine et le mépris de soi, il lui semble qu’il ne pourra jamais assez souffrir. Son espérance en moi, ne l’abandonne pas plus que ma providence. Par la foi, par l’obéissance, il traverse sans péril, sur la barque. de la religion, cette mer des tempêtes. Voilà comment, dans le recueillement de sa cellule, il échappe à l’oisiveté.

L’obéissant veut être le premier à entrer au chœur et le dernier à en sortir. Voit-il un Frère plus obéissant et plus zélé, il en conçoit une sainte envie, et cherche à lui dérober cette vertu à son propre profit, sans vouloir cependant qu’elle diminue en lui ; car un pareil désir serait contraire à la charité envers son prochain.

L’obéissant ne déserte pas le réfectoire, il est fidèle à s’y rendre et il a plaisir à s’y trouver en compagnie des pauvres. Pour marquer qu’il aime la table commune et pour s’ôter tout moyen de prendre ses repas en dehors, il ne garde rien par devers lui, il observe strictement son vœu de pauvreté, et avec d’autant plus de perfection qu’il n’a nul souci des besoins du corps. Dans sa cellule, point d’ornements : elle n’est pleine que du parfum de la pauvreté. Il ne craint pas que les voleurs ne viennent le dépouiller, ni que la rouille ou les teignes ne lui rongent ses vêtements. S’il lui est fait quelque présent, il ne songe pas à le mettre de côté, mais il le partage avec ses frères, sans s’inquiéter du lendemain, tranquille quand il a pourvu aux nécessités du jour. Son unique pensée, c’est le royaume du ciel. Ce qui le préoccupe c’est la véritable obéissance et les moyens de l’observer plus parfaitement. Pour mieux suivre la voie de l’humilité, il se soumet à tous, au petit comme au grand, au pauvre comme au riche ; il se fait le serviteur de tous, sans refuser aucun labeur, heureux de servir chacun avec amour.

L’obéissant ne veut pas obéir à sa manière à lui, choisir son temps, le lieu qui lui plaît. Non, il obéit à la manière de son ordre et de son supérieur et, si son obéissance est parfaite, il le fait sans le moindre ennui, sans en éprouver la moindre affliction. Cette clef à la main, il passe par le portillon étroit de la religion, sans difficulté, sans violence, parce qu’il a observé et observe toujours, le vœu de pauvreté, l’obéissance vraie et la continence, après avoir abattu la superbe, et s’être soumis au joug de l’obéissance par humilité. Aussi, en passant ce portillon bas et étroit, ne se heurte-t-il point le front par impatience. Il sait tout supporter, avec force et avec persévérance, et ce sont là les amis de l’obéissance. Les assauts du démon, il en a raison en mortifiant et en macérant sa chair, en la privant des délicatesses et des plaisirs qu’elle convoite, en lui imposant toutes les fatigues de la règle, avec foi, sans aucun dédain. Comme un petit enfant qui ne garde aucun ressentiment des corrections de son père ou des injures qui ont pu lui être faites, le vrai religieux ne conserve non plus nulle aigreur des humiliations, des fatigues, ou des réprimandes qu’il a pu recevoir dans l’Ordre, de la part de son prélat. Dès que celui-ci le rappelle, il revient humblement à lui, sans haine, sans colère, sans rancune, mais avec bienveillance et douceur.

C’est de ces petits enfants dont parlait le Christ, ma Vérité, quand devant les disciples, disputant entre eux pour savoir lequel serait le plus grand, il invita un enfant à s’approcher et leur dit : Laissez les petits enfants venir à moi, c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux. Qui ne deviendra petit comme un enfant, et ne vivra comme lui, celui-là n’entrera point dans le royaume des cieux. Car, ma chère fille, c’est celui qui s’abaissera lui-même qui sera exalté, et celui qui s’élèvera lui-même sera humilié ainsi que l’a dit encore ma Vérité (Mt 1, 1-5 ; Mc 9, 33 ; Lc 9, 45).


C’est donc bien justement que ces petits, ces humbles, qui se sont abaissés par amour, qui se sont faits serviteurs par une véritable et sainte obéissance, qui n’ont point enfreint la règle de la religion ni résisté à leur prélat, je les exalterai, moi, le Seigneur et Père éternel, au milieu des vrais citoyens de la vie bienheureuse, où tous leurs travaux trouveront leur récompense. Dès cette vie même ils ont un avant-goût de la vie éternelle.