Le Dialogue (Hurtaud)/164

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 310-313).


CHAPITRE XI

(164)

Distinction de deux obéissances : celle des religieux et celle que l’on rend à une personne en dehors de la religion.

Puisque je te l’ai dit, mon Verbe vous a laissé pour règle et pour doctrine l’obéissance. Il vous la donne, comme une clef qui vous permet d’ouvrir la porte qui vous conduit à votre fin. Il vous l’a laissée sous forme de précepte, pour ce qui est de l’obéissance commune à tous, et sous forme de conseil, pour ceux qui veulent parvenir à la grande perfection, et passer par le portillon étroit de la religion.

Mais il y a encore l’obéissance de ceux qui n’appartiennent à aucun ordre religieux et qui n’en ont pas moins pris passage sur la barque de la perfection. Ce sont ceux qui observent la perfection des conseils en dehors de tout Institut. Ils ont renoncé non pas seulement d’esprit, mais aussi, réellement, aux richesses et aux pompes du monde ; ils gardent la chasteté, soit dans l’état de virginité, soit dans la vertu de continence s’ils ne sont plus vierges ; et

quant à l’obéissance, ils la pratiquent en se soumettant, comme je te l’ai di en un autre endroit, à une personne à laquelle ils s’efforcent d’obéir parfaitement jusqu’à la mort.


Si tu me demandes qui a plus de mérite, ou de ceux qui pratiquent ainsi les conseils, ou de ceux qui sont dans un ordre religieux, je te réponds que le mérite de l’obéissance ne se mesure pas à l’acte extérieur, ni au lieu, ni à la personne qui commande et qui peut être bonne ou mauvaise, séculière ou religieuse : il est proportionné à l’amour de celui qui obéit. Voilà l’exacte mesure du mérite de l’obéissance.

L’imperfection d’un mauvais prélat ne préjudicie en rien à celui qui obéit ; bien des fois, au contraire, elle lui est utile, en ce que les persécutions ou les rigueurs indiscrètes d’ordres sévères développent chez lui la vertu d’obéissance et sa sœur la patience. L’imperfection du lieu ne lui cause non plus aucun détriment. Je dis imperfection : parce que la religion est plus parfaite, plus assurée, plus stable qu’aucune autre condition, et j’appelle imparfait, en comparaison, l’état de ceux qui ont pris en main la petite clef de l’obéissance, en observant les conseils en dehors d’un ordre religieux. Je n’entends pas dire, pour autant, que leur obéissance est imparfaite et moins méritoire ; car, toute obéissance, ainsi qu’il a été dit, comme aussi toutes les autres vertus, a pour mesure l’amour .

Il est bien vrai, qu’à beaucoup de titres, soit à cause du vœu que l’on émet entre les mains du supérieur, soit à cause des observances plus lourdes qu’on y rencontre, l’obéissance est mieux éprouvée dans la religion qu’en dehors d’elle. Tous les actes extérieurs sont liés à ce joug, et l’on ne peut le rejeter à volonté sans faute mortelle, parce qu’il est approuvé par la sainte Église et qu’on s’y est obligé par un vœu. Il n’en est pas de même pour ceux du dehors. Ils ne sont liés, que par leur amour de l’obéissance et non par un vœu solennel. Ils peuvent donc, sans péché mortel, se soustraire à l’obéissance de cette personne. S’ils ont des raisons légitimes de le faire. Cependant, il ne leur est pas permis de se dégager, par défaillance ou lassitude se soustraire ainsi à l’obéissance serait une faute très grave, mais non à proprement parler un péché mortel.

Sais-tu la différence qu’il y a entre les uns et les autres ? La différence qu’il y a entre celui qui s’empare du bien d’autrui, et celui qui reprend ce qu’il avait prêté par amour, avec l’intention. il est vrai, de ne pas le réclamer, mais sans s’y être engagé positivement, par acte authentique. Le religieux, au contraire a fait une donation, par acte public, lors de sa profession, en vertu de laquelle il a renoncé à lui-même entre les mains de son supérieur et promis d’observer l’obéissance, la continence et la pauvreté volontaire. Son prélat lui a promis, en retour, s’il était fidèle à ses engagements jusqu’à la mort, de lui donner la vie éternelle.

Ainsi donc, pour ce qui est des obligations, du lieu et du mode, l’une est plus parfaite, l’autre moins parfaite ; l’une offre plus de sécurité, et, si l’on tombe, elle offre plus de secours pour se relever, l’autre est plus incertaine et présente moins de garantie. Si l’on vient à tomber, l’on y est plus exposé à tourner la tête en arrière, parce qu’on ne se sent pas lié par un vœu émis dans une profession publique ; on est dans la condition du novice avant sa profession, et qui jusque-là peut toujours se retirer. Dès qu’il a prononcé ses vœux il ne peut plus.

Mais dans l’une ou dans l’autre obéissance, je te l’ai dit et je te le répète, le mérite est mesuré à l’amour du véritable obéissant. Dans quelque état qu’il se trouve, chacun peut donc avoir un mérite parfait, puisqu’il ne dépend que de l’amour. J’appelle celui-ci à un état, celui-là à l’autre, suivant les dispositions d’un chacun, mais dans les deux, tous peuvent mériter pleinement suivant la mesure de leur amour. Si le séculier aime plus que le religieux, il recevra davantage ; si le religieux aime plus que le séculier, plus grande sera sa récompense. Et ainsi en est-il pour tous les autres.