Le Dialogue (Hurtaud)/165

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 314-320).


CHAPITRE XII

(165)

Comment Dieu ne mesure pas sa récompense à l’importance ni à la durée des œuvres des obéissants, mais à la grandeur de la charité et à la promptitude de l’obéissance. Miracles que Dieu a opérés par cette vertu. De la discrétion, dans l’acte d’obéissance. Des œuvres et de la récompense des vrais obéissants.

Je vous ai tous placés dans la vigne de l’obéissance pour vous y occuper à différents travaux. Le prix que je donnerai à chacun, lui sera compté non d’après le labeur qu’il aura fourni ou le temps qu’il y aura employé, mais d’après l’amour qu’il y aura mis. Celui qui vient sur le tard ne reçoit pas nécessairement moins, que celui qui est arrivé dès le commencement. C’est ce que ma Vérité a voulu vous enseigner dans le saint Evangile, par l’exemple de ceux qui étaient oisifs, et que le Seigneur envoya travailler à sa vigne. Ceux qui étaient venus dès l’aurore, ne reçurent pas davantage que ceux qui ne vinrent qu’à la première heure (Mt 20, 6), et ceux qui se présentèrent à la troisième heure, à la sixième, à la neuvième ou même au soir, eurent autant que les premiers. Ma Vérité a voulu vous apprendre par là, que vous serez récompensés, non selon la durée ou l’importance de votre labeur, mais selon le degré de votre amour.

Beaucoup sont appliqués dès l’enfance à travailler à cette vigne : d’autres ne s’y mettent que plus tard, quelques-uns même n’y arrivent que dans la vieillesse. Ceux-ci parfois, à la vue du peu de temps qui leur reste, s’adonnent à la tache avec un si ardent amour, qu’ils atteignent ceux qui s’y sont consacrés depuis l’enfance, mais qui n’ont marché qu’à pas lents. C’est donc l’amour avec lequel on obéit qui donne aux œuvres de l’obéissance tout leur mérite : c’est par l’amour, que l’âme remplit sa coupe en moi qui suis l’océan de paix. Chez plusieurs, si prompte est cette obéissance, si incarnée en quelque sorte au plus profond de leur âme, que non seulement ils ne s’attardent pas à rechercher le pourquoi des ordres de leur supérieur, mais qu’ils attendent à peine que le commandement soit sorti de sa bouche. A la lumière de la foi, ils pénètrent l’intention du prélat. Aussi le véritable obéissant obéit-il plus à l’intention qu’à la parole, en jugeant que l’intention du prélat est dans ma volonté, et que c’est par commission de moi et par ma volonté qu’il lui commande : c’est pour cela que je t’ai dit, qu’il obéissait plus à l’intention qu’à la parole. Il n’exécute sa parole que parce que tout d’abord il s’est soumis avec amour à sa volonté, éclairé par la lumière de la foi qui lui fait voir sa volonté en moi.

On lit dans la vie des Pères, un bel exemple de cette obéissance inspirée par l’amour. Un solitaire ayant reçu un ordre de son supérieur au moment ou’ il avait commencé d’écrire un O, — une bien petite chose pourtant ! — il ne prit pas le temps de le finir ; sans le moindre retard, il alla où l’appelait l’obéissance. Pour lui témoigner par un signe extérieur, combien cette promptitude m’était agréable, ma clémence acheva en or la lettre commencée.

Cette gracieuse vertu me plaît tant, que, pour aucune autre je n’ai accompli tant de miracles, ni donné tant de signes et de témoignages de la satisfaction qu’elle me cause. C’est qu’elle procède de la lumière de la foi. Pour démontrer combien elle m’est agréable, la terre lui obéit, les animaux lui sont soumis, l’eau se fait solide pour porter l’obéissant.

La terre lui est soumise, ai-je dit ! Ne te souvient-il pas d’avoir lu l’histoire de ce disciple, à qui son abbé remit un bâton de bois sec, en lui imposant par obéissance, d’aller le planter en terre et de l’arroser chaque jour. Eclairé par la lumière de la foi, il ne s’arrêta pas à demander comment la chose serait possible : sans s’enquérir de ce qui adviendrait, simplement il obéit. En vertu de son obéissance et de sa foi, le bois sec reverdit et porta des fruits, pour témoigner que cette âme avait échappé à la sécheresse de la désobéissance, pour retrouver sa sève et produire le fruit de l’obéissance. Aussi, les saints pères appelaient-ils le fruit de cet arbre, la pomme de l’obéissance.

Et les animaux ! Veux-tu voir comme ils sont au service de l’obéissant ? Regarde ce disciple à qui son abbé commanda, au nom de l’obéissance, de s’emparer d’un dragon. Simplement il y alla et par la vertu de son obéissance ramena la bête qu’il conduisit au supérieur. Celui-ci, en vrai médecin, voulant préserver son religieux de la vaine gloire et éprouver sa patience, le chassa de sa présence en lui disant : Va, tu n’es qu’une bête qui en conduit une autre enchaînée.

Et le feu ! regarde : c’est la même soumission ! Tu as lu dans la sainte Ecriture, combien, plutôt que de transgresser mes commandements, ont préféré se laisser jeter dans les flammes ! Le feu ne leur causait aucun mal. C’est le fait des trois enfants dans la fournaise, et c’est aussi l’histoire de bien d’autres que je pourrais citer.

L’eau à son tour ! Tu connais ce trait de Maur, envoyé par l’obéissance, pour tirer de l’eau un disciple en train de se noyer. Il n’eut aucun retour sur lui-même ; il n’eut d’autre pensée, à la lumière de la foi, que d’accomplir l’ordre de son prélat, et il s’avança hardiment. Il alla sur l’eau comme s’il eut marché sur terre et sauva par ce moyen ce compagnon.

Si tu ouvres l’œil de ton intelligence, tu verras en toutes choses, éclater l’excellence de cette vertu. Pour l’obéissance il faut laisser tout le reste. Serais-tu élevée à une si haute contemplation et à une si parfaite union de ton esprit en moi, que ton corps fût emporté lui-même au-dessus dè terre, si tu recevais un ordre au nom de l’obéissance, tu devais faire tous tes efforts pour t’arracher à ta contemplation, si toutefois tu le pouvais. Car je parle en général et non pas des cas exceptionnels qui ne tombent pas sous la loi. Songe donc que tu ne dois jamais quitter l’oraison, alors même que l’heure est passée, sinon par nécessité, on par charité, ou par obéissance, et juge par là à quel point j’exige de mes serviteurs la promptitude dans l’obéissance, et combien elle me plaît.

Tout ce que fait l’obéissant est méritoire. S’il mange, c’est par obéissance ; s’il dort, c’est par obéissance. Qu’il marche ou qu’il s’arrête, qu’il jeûne ou qu’il veille, c’est par obéissance ; sort-il le prochain, c’est par obéissance. Va-t-il au chœur ou au réfectoire, ou demeure-t-il dans sa cellule, qui conduit ses mouvements ou qui le tient immobile ? L’obéissance, qui à la lumière de la foi, le jette, mort à tout ce qui est volonté propre, plein de haine et de mépris pour lui-même, entre les bras de la religion et de son prélat. Par cette obéissance il se tient tranquille dans la barque, abandonnant à son supérieur toute sa conduite. Il traverse ainsi l’océan des tempêtes qu’est cette vie, au milieu d’un calme parfait, l’esprit serein et le cœur tranquille. Il se sent fort et assuré, parce qu’il s’est délivré de toute crainte et de toute défaillance, en renonçant à la volonté propre, d’où proviennent faiblesse et peine désordonnée.

Quels sont la nourriture et le breuvage de celui qui a élu pour son épouse, l’obéissance Il se nourrit de la connaissance de lui-même et de moi. Sans cesse il a sous les yeux, que de lui-même il n’est pas ; il ne perd jamais de vue son imperfection et il découvre du même regard, que moi, Je suis celui qui suis, en qui il goûte ma Vérité, telle que ma Vérité elle-même, mon Fils unique, la lui a fait connaître. Et de quoi s’abreuve-t-il ? Du Sang, de ce sang par lequel le Verbe lui a manifesté ma Vérité et l’amour ineffable que j’ai pour lui de ce sang, par lequel mon Fils a témoigné de l’obéissance que moi, son Père éternel, je lui avais imposée à cause de vous. Aussi, s’enivre-t-il de ce sang, et dans son ivresse, ivresse du sang, ivresse de l’obéissance du Verbe, il se perd lui-même, il perd son sens propre, sa propre science, pour me posséder moi par la grâce, et me goûter par sentiment d’amour, à la lumière de la foi, dans la sainte obéissance.

Toute sa vie est comme un hymne de paix, et, à la mort il reçoit ce que son prélat lui avait promis à sa profession, la vie éternelle, la vision de paix, de suprême tranquillité, le repos qui ne finira plus, un bien inappréciable dont nul ne peut estimer ni comprendre la valeur. Il est infini, et rien de fini ne saurait être sa mesure, comme la coupe plongée dans la mer ne peut en absorber l’immensité, mais seulement la quantité qu’elle ne peut contenir. Seule la mer se comprend elle-même. Et moi aussi, l’océan de paix, je suis celui-là seul qui me comprends et m’apprécie ce que je vaux. De m’estimer et de me comprendre ainsi vient la joie qui me remplit moi-même. Cette joie, ce bien que je porte en moi, je vous y fais participer, chacun selon sa mesure, mais avec plénitude ; aucun vide ne demeure, en celui qui possède la parfaite béatitude : il comprend et connaît de ma bonté, autant que je lui ai donné à connaître de moi. Voilà donc le sort de l’obéissant. Eclairé par la lumière de la foi en ma Vérité, embrasé du feu de la charité, oint d’humilité, enivré du Sang, accompagné de la patience, cette sœur de l’obéissance, du mépris de lui-même, de la force, de la longue persévérance et de toutes les autres vertus, je veux dire des mérites acquis par toutes les vertus, il a trouvé en moi, son Créateur, le terme de son espérance et la réalisation de son désir.