Le Dialogue (Hurtaud)/45

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 150-154).


CHAPITRE XV

(45)

Quels sont ceux à qui ces épines ne font aucun mal, bien que personne ne puisse traverser la vie sans y trouver des peines ?

Je veux t’expliquer maintenant quels sont ceux qui se blessent aux épines et aux tribulations que le péché fait produire à cette terre, quels sont ceux qui n’en éprouvent aucun mal. Jusqu’ici je t’ai montré, en même temps que ma Bonté, la damnation des méchants et comment ils sont trompés par leur sensualité ; je veux te dire à présent, comment c’est eux et eux seuls qui se trouvent déchirés par les épines.

Quiconque naît à la vie est sujet aux peines, soit corporelles, soit spirituelles. Mes serviteurs ont des peines corporelles, mais leur esprit est toujours libre, je veux dire qu’ils n’ont aucune tristesse de leurs peines, parce que leur volonté est en accord avec la mienne. Or c’est dans la volonté que l’homme souffre. Ils sont affligés, au contraire, dans leur esprit autant que dans leur corps, ceux dont je t’ai parlé, qui ont dès cette vie un avant-goût de l’enfer, comme mes serviteurs ont un avant-goût de la vie éternelle.


Sais-tu en quoi consiste principalement la béatitude des bienheureux ? C’est d’avoir leur volonté toute remplie de ce qu’ils désirent. C’est Moi qu’ils désirent ; mais en même temps qu’ils me désirent, ils me possèdent, ils me goûtent sans aucun pbstacle, délivrés qu’ils sont du poids du corps dont la loi conspirait contre l’esprit. Le corps était un intermédiaire qui ne leur permettait pas de connaître parfaitement la vérité ; emprisonnés dans le corps, ils ne pouvaient me voir face à face. Mais depuis que l’âme n’est plus arrêtée par ce poids du corps, sa volonté pleinement satisfaite : elle désire me voir, elle me voit, et dans cette vision consiste la béatitude. En voyant, elle connaît ; en connaissant, elle aime ; en aimant, elle me goûte, Moi, le Dieu souverain et éternel ; en me goûtant, elle fait et accomplit sa volonté, elle satisfait le désir qu’elle avait de me voir et de me connaître. Et donc, tout à la fois elle désire et elle possède, elle possède et elle désire. Par là même, comme je te l’ai dit, ce désir est exempt de toute peine, cette possession ne connaît pas le dégoût de la satiété.

Ainsi, tu le vois, la béatitude de mes serviteurs consiste principalement à voir et à connaître. C’est par cette vision, par cette connaissance que la volonté est satisfaite. L’âme voit celui qu’elle désirait voir, elle est donc par là rassasiée. Jouir de la vie éternelle, t’ai-je dit, c’est avant tout posséder ce que la volonté désire ; sache maintenant que cette vie éternelle, c’est de me voir, Moi, de me connaître, Moi. Ils ont dès cette vie un avant-goût de la vie éternelle, si dès cette vie ils goûtent au bien même dont ils seront un jour rassasiés.

Mais en quoi consiste, dans la vie présente, cet avant-goût de la vie éternelle ? Je te réponds : dans la vision de ma Bonté en eux-mêmes, et dans la connaissance de ma Vérité, connaissance qui est dans l’intelligence, cet œil de l’âme éclairée par moi. La pupille de cet œil, c’est la très sainte Foi, dont la lumière fait discerner, connaître et suivre la voie et la doctrine de ma Vérité, le Verbe incarné. Sans cette pupille de la Foi, l’âme ne saurait voir. Elle ressemblerait à un homme qui aurait bien des yeux, mais dont la pupille, par laquelle l’œil voit, serait recouverte d’un voile. L’intelligence est l’œil de l’âme, et la pupille de cet œil c’est la Foi. Si l’amour égoïste la recouvre du bandeau de l’inidélité, c’en est fait, elle ne voit plus : elle a bien une forme d’œil, elle n’a plus la lumière dont elle s’est elle-même privée.

Tu comprends ainsi que mes serviteurs, en me voyant, me connaissent, qu’en me connaissant ils m’aiment, qu’en m’aimant ils anéantissent et perdent leur volonté propre. En se dépouillant de leur volonté ils se revêtent de la mienne, et moi je ne veux rien d’autre que votre sanctification.

Par le fait, ils se détournent aussitôt du chemin d’en bas, pour prendre plus haut, par le pont, et ils ne reculent plus devant les épines ; car leurs pieds, comme soulevés par l’amour de ma volonté, n’en éprouvent aucun dommage. S’ils souffrent comme je te l’ai dit, c’est du corps, non de l’esprit, parce que chez eux la volonté sensitive est morte, et c’est elle qui afflige et tourmente l’esprit de la créature. Cette volonté étant détruite, détruite aussi est la souffrance. Dès lors, ils supportent tout ce qui leur arrive, avec respect, estimant une grâce d’être éprouvés par moi, et ne désirant rien d’autre que ce que je veux.

Laissé-je le démon les tourmenter, en lui permettant d’éprouver leur vertu par les tentations, alors, comme je te l’ai dit plus haut, ils résistent à cet assaut par la volonté qu’ils ont affermie en moi ; ils s’humilient, ils se regardent comme indignes de posséder la paix et le repos de l’esprit, ils croient avoir mérité cette tribulation, ils la traversent dans l’allégresse, avec la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, sans en ressentir d’affliction.

L’épreuve leur vient-elle des hommes ? Est-ce la maladie, ou la pauvreté, ou la perte de l’état qu’ils avaient dans le monde ? Est-ce la privation de leurs enfants ou de personnes qui leur sont particulièrement chères, — car voilà les épines que produit la terre depuisle péché ? Ils acceptent tout, avec la lumière de la raison et de la sainte Foi. Ils n’ont d’yeux que pour moi, qui suis la Souveraine Bonté et qui ne peux vouloir rien d’autre que le Bien ! Ils savent dès lors que c’est pour leur bien, par amour et non par haine, que je leur envoie ces épreuves.

Après avoir ainsi pris conscience de mon amour, ils se regardent eux-mêmes, ils reconnaissent leurs fautes, ils voient, à la lumière de la Foi, que le bien doit être récompensé, que le péché doit être puni. Ils comprennent que toute faute mériterait une peine infinie, parce qu’elle est commise contre moi qui suis le Dieu infini, et ils considèrent comme une grâce, que je veuille bien les punir en cette vie et en ce temps fini. Ainsi tout à la fois, ils se purifient de leurs péchés par la contrition du cœur, ils acquièrent des mérites par leur parfaite patience, et leurs épreuves seront récompensées par un Bien infini. Ils savent aussi que toute souffrance en cette vie, est de courte durée, comme le temps. Le temps est comme un point sur le fléau d’une balance, rien de plus ! Le temps écoulé, finie la souffrance ! C’est bien peu de chose, tu vois !

Mes serviteurs portent ainsi leurs épreuves présentes, ils passent avec patience à travers les épines ; celles-ci ne leur blessent point le cœur. Leur ne leur a-t-il pas été enlevé avec l’amour sensitif, pour être transporté en moi et uni à moi par sentiment d’amour ! Il est donc bien vrai qu’ils ont dès cette vie un avant-goût de la vie éternelle. Ils passent au milieu des eaux sans en être mouillés ; à travers les épines sans en être déchirés, parce qu’ils m’ont connu comme le souverain Bien, et qu’ils l’ont cherché là où il se trouve, je veux dire dans le Verbe, mon Fils unique.