Le Dialogue (Hurtaud)/46

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 155-158).


CHAPITRE XVI

(46)

Des maux qui proviennent de l’aveuglement de l’intelligence, et comment le bien, qui n’est pas fait en état de grâce, ne sert de rien pour la vie éternelle.

Ce que je viens de te dire était pour te faire mieux comprendre comment les méchants ont un avant-goût de l’enfer, et quelle illusion est la leur ! Je veux t’expliquer maintenant d’où procède leur erreur, et d’où leur vient cet avant-goût de l’enfer.

Sache donc que la cause en est, qu’ils ont l’œil de l’intelligence aveuglé par l’infidélité, fille de l’amour-propre. Car de même que la vérité s’acquiert par la lumière de la foi, ainsi l’infidélité conduit au mensonge. Je parle de l’infidélité de ceux qui ont reçu le saint baptême et, dans le saint baptême, cette pupille de la foi qui a été insérée dans l’œil de l’intelligence. Arrivés à l’âge de discrétion, s’ils se sont exercés dans la vertu, ils ont conservé la lumière de la foi, et ils produisent des fruits de vie qui profitent au prochain. Comme l’épouse qui met au monde un enfant vivant, le présente tout vivant à son époux, ainsi m’offrent-ils leurs œuvres de vie, à Moi qui suis l’époux de l’âme.

C’est le contraire que font ces misérables, qui, à l’âge de la raison, alors qu’ils doivent mettre à profit les lumières de la foi pour enfanter dans la grâce des œuvres de vie, ne produisent que des œuvres de mort. Oui elles sont mortes leurs œuvres, parce que toutes accomplies dans le péché mortel, en dehors de la lumière de la foi. Ils ont bien la forme du saint baptême, mais ils n’en ont plus la lumière : ils en sont privés par cette ténèbre de la faute commise par l’amour-propre, qui a recouvert la pupille qui les faisait voir. Aussi dit-on de ceux qui ont la foi sans les œuvres, que leur foi est morte. Et de même qu’un mort ne voit pas, de même l’œil de l’intelligence, dont la pupille a été recouverte comme je t’ai dit, ne voit plus, ne se connaît plus soi-même, au milieu des fautes commises. Il ne conaît plus en lui-même ma Bonté qui lui a donné l’être, et toutes les grâces dont je l’ai comblé par surcroît. Ne me connaissant pas, et ne se connaissant pas lui-même, il ne hait pas en lui la sensualité égoïste, bien plus il l’aime, il s’emploie à satisfaire ses désirs, et il met ainsi au monde tous les enfants mort-nés qui sont les péchés mortels. Pour moi, il ne m’aime pas ; ne m’aimant pas, il n’aime pas celui que j’aime, je veux dire son prochain, et ne met point sa joie à accomplir ce qui me plaît.

Telles sont les vraies et réelles Vertus que je me plais à voir en vous, et non pour mon utilité, car je ne puis profiter de rien. Je suis Celui sans lequel rien n’a été fait, sinon le péché, qui n’est pas quelque chose, et qui en privant l’âme de la grâce, la prive de moi, le Bien absolu. Ce n’est donc que pour votre utilité à vous, que les bonnes œuvres me sont agréables parce que par elles j’ai quelque chose à récompenser, en Moi qui suis la vie sans fin.

Chez ceux-là au contraire, tu le vois bien, la foi est morte parce qu’elle est sans les œuvres. Les œuvres qu’ils font, n’ont point de valeur pour la vie éternelle, parce qu’ils ne possèdent pas la vie de la grâce. Avec la grâce ou sans la grâce, on ne doit pas néanmoins cesser de faire le bien, parce que tout bien est récompensé, comme toute faute est punie. Le bien accompli en grâce et sans péché mortel obtient la vie éternelle ; et le bien que l’on fait sans la grâce ne laisse pas que d’être récompensé, de diverses manières, comme je te l’ai expliqué.

Parfois je leur accorde, à ces malheureux, le temps de se reconnaître, ou j’inspire pour eux, à mes serviteurs, de continuelles prières, qui les retirent du péché et les sauvent de leurs misères. D’autres fois ce n’est pas le temps qu’ils reçoivent, ni la prière dont je dispose en leur faveur. Je les récompense en biens temporels, les traitant comme l’animal que l’on engraisse pour le mener à la boucherie. Ces créatures, qui toujours et de mille manières ont résisté à ma Bonté, font cependant quelque bien, sans être en état de grâce, et malgré leur état de péché. Ils n’ont pas voulu, dans cette œuvre qui est leur, profiter du temps, ni des prières, ni des autres moyens par lesquels je les ai appelés. Cependant bien que réprouvés par moi, à cause de leurs fautes, ma bonté ne veut pas laisser cette œuvre sans rémunération. Ce peu de service qu’ils ont fait, je le récompense en biens temporels ; ils s’y engraissent à plaisir, sans se corriger, et ils arrivent ainsi aux supplices éternels.

Tu vois bien qu’ils sont abusés, mais qui les a trompés ? Eux-mêmes ! C’est eux-mêmes, qui se ont privés de la lumière de la foi vivante, et ils vont désormais, comme des aveugles, palpant autour d’eux et s’attachant à tout ce qu’ils touchent. Mais parce qu’ils n’ont plus pour se conduire qu’un œil aveuglé, ils placent leur affection dans les choses qui passent et voilà leur erreur ! Ils font comme des fous qui ne regardent que l’or et ne voient pas le poison. Sache donc que tous les biens de ce monde, ses délices, ses plaisirs, ils les ont pris, ils les ont acquis, ils les ont possédés san moi, par un amour égoïste et désordonné. Ils réalisent parfaitement la parabole des scorpions que je te contai à tes débuts, après l’allégorie de l’arbre. Je te disais qu’ils portent l’or par-devant et le venin par derrière. Il n’y a point en eux de venin sans l’or, ni d’or sans le venin ; mais ce que l’on voit tout d’abord en eux c’est l’or, et personne ne songe à se défendre du venin, sinon ceux qui sont éclairés de la lumière de la foi.