Le Dialogue (Hurtaud)/54

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 183-187).


CHAPITRE XXIV

(54)

Quel moyen doit prendre généralement toute créature raisonnable pour pouvoir sortir des flots du monde, et passer par le pont.

Je veux maintenant te ramener aux trois gradins par lesquels il vous faut passer, si vous désirez sortir du fleuve sans vous y noyer, et atteindre l’eau vive que vous êtes invités à boire, et si vous voulez pareillement que je sois au milieu de vous, c’est-à-dire que, par ma grâce, je fais en vos âmes ma demeure.

Tout d’abord, si vous voulez effectuer le passage, la première condition, c’est d’avoir soif. Car ceux-là seuls qui ont soif sont invités : Qui a soif, est-il dit, qu’il vienne et qu’il boive. Celui donc qui n’a pas soif, ne saurait persévérer dans son voyage, la moindre fatigue l’arrête, ou le moindre plaisir le distrait. Il ne se soucie point de porter jusqu’au terme le vase nécessaire, ni de se tenir en la compagnie qu’il lui faut. Il ne peut cependant voyager seul ; la persécution l’épouvante et dès qu’elle l’effleure, le voilà qui tourne le dos. Il a peur, parce qu’il est seul. S’il était accompagné, il aurait moins d’effroi. S’il avait gravi les trois gradins, il serait en sécurité, parce qu’alors il ne serait plus seul. Il faut donc que vous ayez soif, et vous devez aussi vous unir ensemble, ou deux, ou trois, ou plus, a-t-il été dit.

Mais pourquoi, ou deux, ou trois ? Parce que deux ne sont pas sans trois, ni trois sans deux, ni trois ni deux sans davantage. Mais celui qui est seul, je ne puis être au milieu de lui, car il n’a pas de compagnons, pour que je puisse être au milieu. Et même il n’est plus rien : car celui qui est seul, c’est celui qui s’enferme dans l’amour égoïste de soi-même. Pourquoi est-il seul ? Parce qu’il est séparé de ma grâce et de la charité du prochain. Séparé qu’il est de moi, par sa faute, il tourne au néant, parce que seul Je suis Celui qui suis. Ainsi donc celui qui est seul, c’est-à-dire qui est enfermé dans l’amour de soi-même, ne compte pas pour ma Vérité ; il est rejeté de moi. Voilà pourquoi il est dit : Quand ils seront deux, ou trois, ou davantage assemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux.

Je t’ai dit que deux n’étaient pas sans trois, ni trois sans deux, et c’est bien vrai. Tu sais que les commandements de la Loi se ramènent à deux seulement et que sans l’observation de ces deux commandements aucun autre ne peut être observé. Il faut m’aimer par-dessus toute chose, et le prochain comme soi-même : voilà le commencement, le milieu et la fin de la Loi.

Ces deux commandements ne peuvent être réunis en mon nom, sans la réunion des trois puissances de l’âme, mémoire, intelligence, volonté. La mémoire doit conserver mes bienfaits et le souvenir de ma Bonté en elle-même. L’intelligence doit fixer son regard sur l’amour ineffable que je vous ai montré, dans mon Fils unique. C’est lui que j’ai proposé comme objet à l’œil de votre intelligence pour qu’il contemple en lui le foyer de ma Charité. La volonté doit se réunir à la mémoire et à l’intelligence pour m’aimer et me désirer, Moi qui suis sa fin. Lorsque ces trois vertus et puissances de l’âme sont assemblées, je suis au milieu d’elles. Et parce qu’alors l’homme est rempli de ma charité et de l’amour du prochain, il se trouve par là même accompagné de nombreuses et réelles vertus. C’est dans cet état que l’âme est disposée à avoir soif : elle a soif de la vertu, soif de mon honneur, soif du salut des âmes ; toute autre soif est éteinte et morte en elle. Elle marche en sécurité, sans aucune crainte servile, après avoir franchi le premier degré de l’affection, parce que son affection, dépouillée de l’amour-propre, s’est élevée au-dessus d’elle-même et des choses périssables, ne les aimant et ne les conservant, si elle les conserve, que pour moi et non en dehors de moi, c’est-à-dire avec une crainte véritablement sainte, avec l’amour de la vertu.

Elle se dispose ainsi à franchir le second degré, où, par la lumière de l’intelligence, elle contemple l’amour profond que je vous ai manifesté dans le Christ crucifié. C’est là qu’elle trouve la paix et le repos, que désormais, la mémoire n’est plus vide, elle est toute remplie de ma charité. Tu sais qu’un vase vide résonne quand on le frappe, et qu’il n’en est pas de même quand il est plein. Quand donc la mémoire est remplie de la lumière de l’intelligence et de l’affection toute d’amour, elle peut être touchée ou heurtée par la tribulation ou par les plaisirs du monde, elle ne rend plus le son d’une joie ou d’une colère désordonnées : car elle est pleine de moi qui suis tout Bien.

C’est ainsi qu’elle franchit le troisième degré, et l’union est faite. La raison en possession de ces trois degrés, des trois puissances de l’âme, comme je t’ai dit, les a assemblées en mon nom. Après avoir réuni les deux, c’est-à-dire l’amour de Dieu, et l’amour du prochain, puis les trois, la mémoire pour retenir, l’intelligence pour voir, la volonté pour aimer, l’âme se trouve tout à la fois en compagnie de Moi qui suis sa force et sa sécurité, et en compagnie des vertus, et elle se sent tranquille et sûre, parce que Je suis au milieu de cette assemblée.

Alors elle se met en marche, pressée par le désir, assurée de suivre le chemin de la vérité, qui mène à la fontaine d’eau vive. La soif qu’elle a de mon honneur, de son salut et du salut du prochain lui fait désirer cette voie, sans laquelle elle n’y pouvait atteindre. Elle va alors, portant le vase de son cœur, vide de toute affection et de tout amour déréglé du monde. Mais aussitôt vide, il se remplit ; car rien ne peut demeurer vide ; le vide-t-on de son contenu matériel, du même coup il se remplit d’air.

Le cœur est un petit vase, qui lui aussi ne peut rester vide. A peine l’a-t-on vidé des choses qui passent qu’il est déjà plein d’air, c’est-à-dire du céleste et doux amour divin qui donne accès aux eaux de la grâce. Arrivée là, l’âme passe par la porte du Christ crucifié, et goûte l’eau vive, en se désaltérant en moi, qui suis l’Océan de paix.