Le Dialogue (Hurtaud)/64

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 214-216).


CHAPITRE XXXIV

(64)

Comment, lorsqu’on aime Dieu imparfaitement, l’on aime aussi le prochain imparfaitement, et des signes de cet amour imparfait.

Sache-le bien, toute imperfection ou toute perfection dans l’amour se manifeste et s’acquiert vis-à-vis de Moi, et aussi pareillement à l’égard du prochain. Elles le savent bien, les âmes simples, qui souventes fois aiment les créatures d’un amour spirituel. Si elles m’aiment d’un amour épuré et désintéressé, c’est purement aussi et avec désintéressement qu’elles aiment leur prochain.

Il en est comme du vase que l’on remplit à la fontaine. Si on le retire de la source pour boire, il est bientôt vide. Mais si on le tient plongé dans la source, on peut y boire toujours, il demeure toujours plein. Ainsi en est-il pour l’amour du prochain, spirituel ou temporel : il le faut boire en Moi, sans autre considération. Car je vous demande de m’aimer du même amour dont je vous aime.

En vérité vous ne le sauriez faire complètement. Moi je vous ai aimés, avant d’être aimé, et dès lors, tout amour que vous avez pour moi, est une dette que vous acquittez, non une grâce que vous me faites, tandis que l’amour que j’ai pour vous est une faveur que je vous accorde, mais que je ne vous dois pas. Vous ne pouvez donc me rendre, à Moi, l’amour que je vous réclame. Mais je vous ai placés à côté de votre prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi : l’aimer par grâce, et avec désintéressement, sans en attendre aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi ce que vous faites au prochain.

N’est-ce pas ce que montre ma Vérité quand elle dit à Paul qui me persécutait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? (Ac 9, 4) — Il parlait ainsi, parce qu’il estimait que c’était me persécuter que de persécuter que de persécuter mes fidèles.

Ainsi donc cet amour doit être pur, et c’est avec ce même amour dont vous m’aimez, que vous devez aimer votre prochain. Et tu sais à quoi reconnaître que l’amour est imparfait ? Celui-là n’aime pas parfaitement, qui, même en aimant d’un amour spirituel éprouve de la peine et s’afflige, quand la créature qu’il aime ne paraît pas répondre à son amour, ou ne semble pas l’aimer autant qu’il croit aimer lui-même ; ou encore, quand il se voit séparé de son intimité et de la consolation qu’il en attendait, ou qu’il sent qu’elle en aime une autre plus que lui. A ces signes et à d’autres encore, l’on peut conclure que l’amour qu’il a pour moi et pour le prochain est encore imparfait. Cet amour il a bien pu le puiser en moi, mais il en a bu la coupe en dehors de la source. L’amour qu’il avait pour moi était encore imparfait, imparfait aussi est l’amour qu’il témoigne à celui qu’il aime d’un amour même spirituel.

Tout cela vient de ce qu’il n’a pas complètement arraché la racine de l’amour-propre spirituel. Souvent je le laisse aux prises avec cet amour, pour qu’ainsi il prenne bien conscience de son imperfection. Je lui retire le sentiment de ma présence, pour qu’il s’enferme dans la maison de la connaissance de soi-même, où il acquérera toute perfection. Puis je reviens à lui, par une lumière plus abondante, par une intelligence si approfondie de ma Vérité, qu’il estime désormais comme une grâce, de pouvoir tuer pour moi sa volonté propre.

Il ne lui reste plus alors qu’à sarcler et à parer la vigne de son âme, à en arracher les épines de ses pensées, à y disposer les pierres des vertus fondées dans le sang du Christ et qu’il a trouvées dans la traversée du Pont qui est le Christ crucifié, mon Fils unique. Je t’ai dit, s’il t’en souvient, que sur le Pont, qui est la doctrine de ma Vérité, étaient ces pierres fondées dans la vertu de son sang, parce que les vertus ne vous donnent la vie, que par l’efficace de son sang.