Le Dialogue (Hurtaud)/83

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 284-287).


CHAPITRE LIII

(83)

Comment saint Paul, après avoir été ravi dans la gloire des bienheureux, désirait d’être délivré de son corps. Et ainsi font ceux qui sont parvenus à ce troisième et à ce quatrième état.

Paul avait vu et goûté ce bonheur, quand je l’élevai au troisième ciel, c’est-à-dire dans la profondeur de la Trinité. C’est là qu’il avait goûté et connu ma Vérité et reçu pleinement l’Esprit-Saint, là qu’il avait appris la doctrine de ma Vérité le Verbe incarné. La son âme, par sentiment et par union, s’était revêtue de moi Père éternel, comme les bienheureux de la vie durable, sans que toutefois son âme lut séparée de son corps. Mais comme il plut à ma Bonté de faire de lui un vase d’élection dans l’abîme de mn Trinité, je le dépouillai de moi, parce qu’en moi l’on ne peut souffrir et que je voulais qu’il souffrît pour mon nom. Je proposai donc désormais comme objet au regard de son intelligence le Christ crucifié, en le revêtant de sa doctrine, en le liant et en l’enchaînant par la clémence de l’Esprit-Saint qui est le feu de la Charité. Et lui, comme un vase d’argile, se laissa façonner et reformer par ma Bonté, sans aucune résistance. Quand je le frappai, il n’eut de parole que pour dire : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Dites-moi ce qu’il vous plaît que je fasse et je le ferai ! Je l’enseignai donc, en proposant à ses regards le Christ crucifié, en le revêtant de la doctrine de ma Vérité ; je l’éclairai parfaitement par la lumière d’un véritable repentir fondé sur mon amour qui effaça son péché.

Dès lors, il ne connut plus d’autre doctrine que celle du Christ crucifié. Il s’y attacha si étroitement que rien désormais ne l’en put séparer, ni les assauts du démon, ni les tentations de la chair auxquelles il demeurait en butte par une permission de ma bonté, qui par ces combats voulait le faire grandir encore en mérite et en grâce et le conserver dans l’humilité, après l’avoir fait jouir de sublimité de ma Trinité. Jamais plus il ne dépouilla ce vêtement, jamais il ne s’en sépara ne fût-ce qu’un instant. Persécutions, supplices, tribulations, il endura tout plutôt que de renoncer à la doctrine de la Croix. Il se l’était si bien incorporée qu’il sacrifia sa vie plutôt que de s’en dépouiller et que c’est avec ce vêtement qu’il retourna à moi, le Père éternel.

Paul avait goûté ce que c’est que de jouir de moi sans être appesanti par le poids de son corps. Car je lui avais donné cette jouissance par le sentiment de l’union, sans toutefois le séparer tout à fait de son corps. Quand il fut revenu à lui, revêtu de ce vêtement de Jésus-Christ crucifié, il lui sembla qu’il n’aimait plus que d’un amour imparfait, en comparaison de ce parfait amour qu’il avait goûté en moi et qu’il avait vu dans les Bienheureux séparés de leur corps. Le poids de son propre corps n’était plus à ses yeux qu’un obstacle à ce complet rassasiement du désir, que trouve l’âme après la mort. Si imparfaite et si faible lui paraissait sa mémoire ! Elle ne lui permettait pas de me retenir, de me recevoir, de me goûter avec cette plénitude que possèdent les saints séparés de leur corps !

Tant qu’il demeurait en ce corps mortel, tout dans ce corps lui semblait une loi mauvaise en lutte contre l’esprit. Cette opposition n’était pas celle du péché puisque je l’avais rassuré de ce côté quand je lui avais dit : " Paul ma grâce te suffit (2 Co 12, 9) ". C’était cet obstacle apporté à la perfection de l’esprit, laquelle consiste à pouvoir me contempler dans mon essence. L’appesantissement du corps empêchant cette vision, Paul s’écriait donc : " O malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps mortel. Car dans tous mes membres je sens une loi qui m’enchaîne et qui est en opposition avec la loi de mon esprit (Rm 7, 23) " ?

C’est l’exacte vérité. La mémoire, dépendante du corps, est amoindrie par cette servitude ; l’intelligence, entravée par son poids, ne peut me contempler tel que je suis dans mon essence : la volonté, comme enchaînée, ne peut s’unir à moi pour me goûter sans souffrance, comme je te l’ai l’ait comprendre. C’est donc bien avec raison que Paul se lamentait : " J’ai dans mon corps une loi en révolte contre la loi de mon esprit. "

Pareils sont mes serviteurs, ceux que je t’ai montrés parvenus au troisième et au quatrième état de l’union parfaite qu’ils ont contractée avec moi. Eux aussi, ils crient leur désir d’être délivrés de leur corps, et de sentir enfin leurs liens brisés.

Pour ces fidèles voués à mon service, la séparation du corps est sans angoisse, la mort sans amertume. Ils l’appellent de tout leur désir. Armés d’une sainte haine, c’est sans répit qu’ils ont mené rude guerre contre la chair, et ils ont perdu cette tendresse instinctive que l’âme éprouve pour son corps ; cet amour naturel ils l’ont vaincu par la haine de la vie corporelle, et leur amour pour moi leur fait demander à mourir : " Qui me délivrera, disent-ils, de ce corps de mort ? Je souhaite tant d’en être affranchi pour être avec le Christ ! " Avec l’Apôtre ils s’écrient : " Mourir est ma grande ambition ! c’est par patience que je consens à vivre. " Une fois élevée à cette parfaite union, l’âme n’a plus de désir que de me voir et de contempler ma gloire réalisée en toutes choses.