Le Dialogue (Hurtaud)/93

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 325-330).


CHAPITRE VI

(93)

Du fruit des larmes des mondains.

Il me reste maintenant à te parler du fruit des larmes que fait répandre le désir.

Je commencerai par t’entretenir de celles que j’ai mentionnées au début, je veux dire les larmes de ceux qui mènent dans le monde une vie misérable et dolente, souffrant des hommes et des choses et de leur propre sensualité, au grand détriment de leur âme et de leur corps.

Toute larme, ai-je dit, procède du cœur, et telle est la vérité ; car le cœur ne souffre qu’autant qu’il aime. Aussi les mondains pleurent-ils quand leur cœur est en souffrance, c’est-à-dire quand il est privé de ce qu’il aimait ; mais, bien variées sont leurs larmes. Sais-tu combien ? Aussi variées que leurs amours.

Comme la souche est corrompue, par leur amour-propre sensuel, tout ce qu’elle produit est corrompu. C’est un arbre qui ne porte que des fruits de mort, des fleurs fétides, des feuilles souillées, des rameaux qui traînent à terre, battus de tous les vents. Voilà l’arbre de leur âme.

Comme vous êtes tous des arbres d’amour, puisque c’est par amour que je vous ai faits, vous ne pouvez vivre sans amour. L’âme qui vit selon la vertu, plante la racine de son arbre dans la vallée de l’humilité. Mais ceux-là qui vivent, misérablement, l’ont placée sur le mont de l’orgueil. Mal planté comme il est, il produit des fruits, non de vie, mais de mort. Ces fruits, qui sont leurs œuvres, sont empoisonnés de toute sorte de péchés, et s’ils font parfois quelque bonne action, comme la racine est gâtée, ce qui en sort l’est aussi. L’âme en péché mortel ne peut produire une bonne action qui soit méritoire de la vie éternelle, parce que cette action n’est pas accomplie en état de grâce. Elle ne doit pas cependant renoncer aux bonnes œuvres, car tout bien est récompensé et toute faute punie. Le bien accompli en dehors de la grâce, est insuffisant pour mener à la vie éternelle. Mais la divine Bonté et ma justice lui donnent une rémunération imparfaite, en rapport avec l’œuvre imparfaite qui m’est offerte. Tantôt je la récompense par des biens temporels, tantôt je lui accorde, comme je te l’ai exposé plus haut, le temps qui lui est nécessaire pour qu’elle puisse se corriger. Parfois, je lui communique la vie de la grâce, par égard pour mes serviteurs qui me sont agréables et dont j’exauce les vœux. Ainsi ai-je fait pour le glorieux apôtre Paul, qui dut à la prière de saint Etienne, de renoncer à son infidélité et à ses persécutions contre les chrétiens. Tu le vois donc bien, dans quelque état qu’elle se trouve, l’âme ne doit jamais cesser de bien faire.

Je te disais que les fleurs de cet arbre étaient fétides : rien de plus vrai. Ces fleurs sont les pensées infectes du cœur, qui sont une offense contre Moi en même temps qu’elles sont désagréables et odieuses à leur prochain. Le mondain est comme un voleur qui m’a dérobé mon honneur, à Moi son Créateur, pour se l’attribuer à lui-même. Or cette fleur répand une mauvaise odeur de jugement faux et misérable, doublement faux et doublement misérable.

Tout d’abord, le mondain me juge Moi, il juge mes secrets desseins, il juge mes mystères, et de la façon la plus inique ; il prend en haine ce que j’ai fait par amour ; il accuse de mensonge ce que je n’ai accompli que par vérité, il voit la mort là où j’ai mis la vie, il juge tout, il condamne tout, suivant son petit avis ; et comme il a aveuglé lui-même l’œil de son intelligence, comme son amour-propre sensuel est une taie sur la pupille de la très sainte Foi, il ne peut voir ni connaître la vérité.

Puis, il entreprend de juger le prochain : source féconde de bien des maux ! Le pauvre homme ne se connaît pas lui-même il n’en prétend pas moins connaître le cœur et les sentiments de la créature raisonnable. Pour une action qu’il verra, pour une parole qu’il entendra, il voudra juger de l’intention du cœur. Mes serviteurs jugent toujours en bien, parce qu’ils sont fondés sur moi, le Bien

suprême ; les mondains, au contraire, jugent toujours en mal, parce qu’ils ne s’appuyent que sur le mal qui, si misérablement, est en eux. Que de fois ces faux jugements n’engendrent-ils pas la haine, l’homicide, l’envie du prochain, l’aversion pour la vertu de mes serviteurs.

Suivent les feuilles produites par ce méchant amour, c’est-à-dire les paroles que profèrent la bouche, en mépris de moi et du sang de mon Fils unique, comme au détriment du prochain, sans autre souci que de médire et de condamner mon œuvre, de blasphémer et de mal parler de toute créature raisonnable, suivant que le fait se présente à leur esprit, ou selon le caprice de leur jugement. Ils ont oublié, les malheureux ! que la langue est faite uniquement pour me rendre honneur à moi, pour confesser ses fautes, et s’employer, par amour, au service de la vertu et au salut du prochain !

Telles sont les feuilles souillées de la faute misérable ; car le cœur d’où elles procèdent n’était pas pur, corrompu qu’il était par la duplicité et mille autres misères.

Outre le dommage spirituel causé à l’âme par la perte de la grâce, que de malheurs temporels ne résultent pas de ces faux jugements ! Combien de changements de fortune, combien de haines entre les citoyens, combien d’homicides, et combien d’autres maux encore ! C’est que la parole entre jusqu’au milieu du cœur de celui à qui elle est dite, elle pénètre jusque-là où le poignard n’aurait pu atteindre !

Je dis que cet arbre a sept branches qui pendent à terre, chargées des fleurs et des feuilles dont je viens de parler. Ces branches sont les sept péchés capitaux qui donnent naissance à tant d’autres, et sont rattachés à la souche commune de l’amour-propre et de l’orgueil. C’est de cette racine, que sortent ces rameaux, et ces fleurs des pensées mauvaises, et ces feuilles des paroles de haine, et ces fruits des œuvres criminelles.

Les branches, ai-je dit, tombent à terre. Ces rameaux des péchés mortels, ne peuvent prendre une autre direction ; ils traînent à terre, vers les biens fragiles et désordonnés du monde ; ils n’ont point d’autre inclination que de se repaître de terre avec avidité, sans pouvoir s’en rassasier jamais. Ils sont insatiables et insupportables à eux-mêmes. Ils sont toujours inquiets, toujours vides, et c’est juste, puisqu’ils ne s’appliquent à désirer et à vouloir que des choses qui ne peuvent les satisfaire. Comment pourraient-ils être rassasiés ? Ils ne recherchent que des biens périssables, et ils sont infinis dans leur être, puisque leur être ne finira jamais, bien que la grâce meure en eux par le péché mortel.

L’homme est au-dessus de toutes les choses créées, et non les choses créées au-dessus de lui. Il ne peut donc être rassasié et trouver son repos que dans un être plus grand que lui. Au-dessus de lui il n’y a rien d’autre que moi, le Dieu éternel, et moi seul, par conséquent, peux le rassasier.

Mais il s’est séparé de moi par sa faute, voilà pourquoi il est en un tourment continuel, en une tristesse qui ne lui laisse point de relâche. La souffrance amène les larmes. Puis, les vents contraires se mettent à souffler, et viennent battre l’arbre de l’amour-propre sensuel dont il a fait l’unique principe de toute sa vie. Mais il y a différentes sortes de vents, comme je te l’expliquerai.