Le Dialogue (Hurtaud)/96

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 343-349).

CHAPITRE IX

(96)

Du fruit des quatrièmes larmes : les larmes unitives.

Je t’ai parlé du fruit des troisièmes larmes. J’ai à t’entretenir maintenant du quatrième et dernier état des larmes, qui sont les larmes unitives. Cet état comme je te l’ai dit, n’est pas séparé du troisième : ils sont unis ensemble, comme ma charité est unie à la charité du prochain, l’une étant la condition de l’autre. Mais l’âme a fait tant de progrès que non seulement elle supporte avec patience, mais qu’elle appelle avec allégresse les persécutions. C’est la caractéristique de ce quatrième état. L’âme méprise désormais toute joie, de quelque côté qu’elle lui vienne, et n’a plus qu’un désir, celui de ressembler de plus en plus à ma Vérité, le Christ crucifié.

Le fruit qu’elle en reçoit est un repos parfait de l’esprit, une union étroite et sentie avec ma douce Nature divine où elle goûte le lait, comme l’enfant dont les cris s’apaisent dès qu’il repose sur la poitrine de sa mère, où ses lèvres, pressant le sein maternel, tirent de sa chair le lait. Ainsi l’âme, arrivée à ce dernier état, se repose sur le sein de ma divine charité, et applique les lèvres du saint désir, sur la chair du Christ crucifié, je veux dire qu’elle s’attache à suivre ses traces et sa doctrine. Car elle a bien compris, dans le troisième état, que ce n’est pas moi, le Père éternel, qui suis la voie, parce qu’en moi Père éternel, ne se peut rencontrer aucune souffrance ; c’est qu’on la trouve dans mon doux Fils aimé, le Verbe d’amour !

Vous non plus, vous ne pouvez passer la vie sans souffrance, et c’est par bien des tribulations que vous pourrez atteindre aux solides vertus. Attachez-vous donc au cœur du Christ crucifié qui est la Vérité même, pour en tirer le lait de la vertu qui vous donnera la vie de la grâce, et goûtez en lui ma nature divine qui fait douce la vertu. Voilà la vérité. Les vertus par elles-mêmes manquent de douceur, mais elles sont devenues douces quand elles ont été acquises en moi et qu’elles demeurent unies à l’amour divin, c’est-à-dire, quand l’âme n’a plus aucun souci de son propre intérêt, mais seulement de mon honneur et du salut des âmes.

Vois donc, ma douce Fille, combien doux et combien glorieux est cet état, où l’âme est si étroitement unie au sein de la charité, que ses lèvres ne cessent jamais d’en presser le lait, et que ce sein ne demeure jamais vide. Elle n’est jamais séparée du Christ crucifié, ni de moi le Père éternel, qu’elle trouve toujours en elle, en goûtant la souveraine et éternelle Déité. Oh ! qui comprendra quelle plénitude y puisent les puissances de l’âme ! La mémoire est continuellement remplie de ma pensée, qu’elle tire de l’amour de mes bienfaits : amour qui s’attache beaucoup moins aux biens mêmes qu’elle a reçus qu’à la Charité avec laquelle je l’en ai comblée.

Et tout d’abord elle considère le bienfait de la création, par laquelle je la fis à mon image et ressemblance. La considération de ce bienfait lui a fait connaître, dans le premier état que je t’ai exposé, le châtiment qui était réservé a son ingratitude, et l’a amenée à sortir de sa misère par le bienfait du Sang du Christ.

Par ce second bienfait je l’ai créée à nouveau en grâce en purifiant son visage de la lèpre du péché. Elle est ainsi placée dans le second état où elle éprouve une grande consolation dans la douceur de l’amour, en même temps que la douleur de sa faute. Elle comprend alors la gravité de son offense, en voyant comme je l’ai châtiée sur le corps même de mon Fils unique.

Puis elle se rappelle l’avènement de l’Esprit-Saint qui éclaira et éclaire toujours les âmes dans la vérité. Quand l’âme reçoit-elle cette lumière ? Après que, par le premier et par le second état, elle a reconnu mon bienfait en elle. Je lui envoie alors une lumière parfaite qui lui révèle la vérité sur moi le Père éternel, et lui fait comprendre que c’est par amour que je l’ai créée pour lui donner la vie éternelle. Telle est la vérité que je vous ai manifestée par le Sang du Christ crucifié. Dès que l’âme la connaît, elle l’aime, et dés qu’elle l’aime, elle prouve son amour en aimant uniquement ce que j’aime et en haïssant ce que je hais. Elle est ainsi dans le troisième état de la charité du prochain.

Voilà la plénitude qu’a puisée la mémoire au sein de ma Charité ; voilà comme l’âme s’est délivrée de l’imperfection, par la pensée et le souvenir continu de mes bienfaits. L’intelligence a reçu la lumière. En regardant dans la mémoire, elle a connu la vérité, elle est sortie de l’aveuglement de l’amour-propre et elle est demeurée devant le Soleil qui est l’objet de sa contemplation, le Christ crucifié, où elle connaît Dieu et l’homme.

Outre cette connaissance, par l’union contractée avec moi, elle est élevée à une lumière qui ne vient pas de sa nature, qu’elle n’a pu acquérir par l’exercice de sa propre vertu, mais qui est une grâce de ma douce Vérité qui ne dédaigne pas les ardents désirs, ni les sacrifices offerts devant moi. Alors la volonté qui suit l’intelligence s’unit à Moi avec un très parfait et très ardent amour. A qui me demanderait ce qu’est cette âme, je répondrais un autre Moi-même, par union d’amour.

Quelle langue pourrait raconter l’excellence de ce dernier état unitif et les fruits multiples et variés que l’âme y reçoit, dans cette plénitude des puissances de l’âme ? C’est là, cette douce alliance des facultés dont je t’ai parlé, en t’exposant la signification générale des trois degrés du pont, à propos de la parole de ma Vérité. Non la langue ne le saurait dire ; mais les saints Docteurs l’ont bien montré, éclairés qu’ils étaient par cette glorieuse lumière, en interprétant la Sainte Écriture. Le glorieux Thomas d’Aquin disait lui-même, que sa science, il l’avait puisée dans son assiduité à l’oraison et dans l’extase, dans la lumière qui éclairait directement son intelligence, bien plus que dans les études humaines. Aussi fut-il une lumière placée par moi dans le corps mystique de la sainte Église, pour dissiper les ténèbres de l’erreur.

Et Jean mon glorieux Évangéliste ! Quelle lumière n’a-t-il pas trouvée sur le cœur du Christ, ma Vérité ! C’est avec cette lumière qu’il avait puisée là que, si longtemps, il porta au monde mon message. Tous ainsi, d’une manière ou d’une autre, ont manifesté cette lumière. Mais le sentiment intérieur qu’ils éprouvaient, l’ineffable douceur qu’ils goûtaient, la parfaite union qu’ils avaient avec moi, la langue ne le pourrait raconter, parce qu’elle est chose finie. N’est-ce pas ce que saint Paul voulait exprimer quand il disait : L’œil ne peut voir, ni l’oreille entendre, ni le cœur imaginer le bonheur que Dieu a préparé et donnera au dernier jour à ceux qui l’aiment en vérité [1].

O combien douce cette demeure, douce au-delà de toute douceur, dans cette parfaite union de l’âme avec moi ! La volonté elle-même n’est plus vraiment intermédiaire dans cette union entre l’âme et moi puisqu’elle est devenue une même chose avec moi. Partout, à travers le monde, se répand, comme un parfum, le fruit de ses humbles et continuelles prières. L’encens de son désir monte vers moi en une supplication incessante pour le salut des âmes. C’est une voix sans parole humaine, qui toujours crie devant ma divine Majesté !

J’ai dit les fruits de l’union en cette vie, et la nourriture de l’âme en ce dernier état, acquis au prix de tant de fatigues, de sueurs et de larmes. Avec une vraie persévérance, elle passe de cette union — encore imparfaite comme union quoique parfaite comme grâce — à l’union durable et éternelle. J’appelle imparfaite cette union, parce que tant qu’elle est enchaînée au corps dans cette vie, l’âme ne se peut vraiment rassasier de ce qu’elle désire, et aussi parce qu’elle n’est pas pleinement délivrée de cette loi perverse, qui n’est qu’endormie par l’amour de la vertu. Cette loi n’est pas encore morte, elle peut se réveiller, Si venait à disparaître le pouvoir de la vertu qui la tient en sommeil. Voilà pourquoi j’ai dit que cette union est imparfaite ; mais toute imparfaite qu’elle est, elle conduit l’âme à la perfection durable, que rien ne peut lui ravir. C’est ce que je t’ai expliqué en parlant des Bienheureux qui goûtent vraiment en moi qui suis la vie éternelle, le Bien suprême et immuable qui ne finit jamais.

Tandis que les autres n’ont recueilli de leur pleur, d’autre fruit que la mort éternelle, ceux-là vraiment ont reçu la vie pour toujours. Ils sont passés des larmes à l’allégresse ; le fruit de leurs larmes, c’est cette vie elle-même qui ne finit pas, et dans laquelle, leur charité toujours ardente ne cesse de crier vers Moi et de m’offrir pour vous ces larmes de feu dont, dont je t’ai déjà parlé.

J’ai fini. Je t’ai exposé les différents degrés des larmes, leur perfection, et le fruit que l’âme en retire. Ce fruit, t’ai-je dit, c’est, pour les parfaits la vie éternelle, et pour les méchants l’éternelle damnation.

  1. Cor II, 9