Le Dialogue (Hurtaud)/95

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 337-342).


CHAPITRE VIII

(95)

Des fruits des secondes et des troisièmes larmes.

Il me reste à te parler maintenant des fruits que recueillent ceux qui commencent à quitter le péché par la crainte du châtiment pour acquérir la grâce. Il y en a donc qui sortent de la mort du péché mortel par crainte du châtiment, et comme je te l’ai dit, c’est la vocation commune. Quel fruit reçoivent-ils ? Ils arrivent à purifier leur cœur de la souillure du péché à mesure que leur libre arbitre se dégage de la crainte servile. Leur âme, une fois purifiée de la faute, ils recouvrent la paix de la conscience, et entreprennent de mettre de l’ordre dans leur affection et à ouvrir l’œil de l’intelligence pour bien voir ce qu’ils sont. Dans le premier instant de cette purification, ils ne voyaient rien d’autre en eux-mêmes que péchés de toutes sortes. L’âme commence maintenant a recevoir un peu de consolation, le ver de la conscience la laisse en repos, pour lui permettre de se nourrir de la vertu.

Quand l’homme a débarrassé son estomac des humeurs malignes, son appétit le porte à prendre quelques aliments. L’âme, elle aussi, attend que se produise dans son libre arbitre l’amour de la vertu qui est sa nourriture, et dès qu’il se présente elle est avide de manger. L’âme, en effet, sous l’empire de cette première crainte, en arrive à purifier sa volonté du péché, et elle en reçoit le fruit. Ce sont les secondes larmes, où l’âme, par affection d’amour commence à édifier la maison de la vertu, toute imparfaite qu’elle soit encore. Après s’être dégagée de la crainte, elle reçoit la consolation et la joie, parce que l’amour de l’âme se dilate dans ma Vérité et en moi qui suis l’Amour même. A cause de cette paix et de cette consolation qu’elle trouve en moi, elle en arrive à aimer avec beaucoup de douceur, en éprouvant combien sont douces les joies qui lui viennent de moi ou des créatures par moi. En exerçant donc cet amour qui a pénétré dans sa demeure intérieure, après qu’elle a été purifiée par la crainte, l’âme commence à recueillir le fruit de ma divine Bonté. Elle habite désormais cette demeure intérieure et, dès que l’amour en a vraiment pris possession, elle y reçoit et elle y goûte les joies les plus variées et de nombreuses consolations. Enfin, avec de la persévérance, elle recueille un fruit nouveau ; elle en arrive à poser la table. Oui, après que l’âme a fini de traverser la crainte pour arriver à l’amour de la vertu, elle se met à table, elle est parvenue aux troisièmes larmes. Dans son cœur, veux-je dire, elle dresse la table de la très sainte Croix, et elle y trouve servi l’aliment qui fut la nourriture de mon doux Verbe d’amour : mon honneur à moi le Père, et votre salut. Car c’est pour mon honneur et pour votre salut que le corps de mon Fils unique a été ouvert, et qu’il s’est donné pour vous en nourriture. L’âme se met donc à se nourrir de mon honneur et du salut des âmes, avec, comme condiment, la haine et la détestation du péché.

Quel fruit retire l’âme de ce troisième état ? Je vais te le dire. C’est d’abord la force, fondée sur une sainte haine de la sensualité propre, avec une humilité véritable, avec une patience qui délivre l’âme de tout scandale et de toute souffrance ; car le glaive de la sainte haine a tué la volonté propre, principe de tout péché, et, seule, la volonté sensuelle se scandalise des injures et des persécutions, des consolations spirituelles et temporelles, comme je te l’ai dit plus haut, et se laisse aller, a cette occasion, à l’impatience et a la révolte. Mais, après la mort de la volonté, elle commence a savourer dans un désir à la fois triste doux, le fruit des larmes de la suave patience.

O fruit de parfaite suavité, quelle douceur tu procures à ceux qui te goûtent et que tu m’es donc agréable, à Moi ! Tu fais trouver la joie dans les amertumes, la paix dans les injures. Par toi, sur la mer des tempêtes, la nacelle de l’âme ballottée par les vents furieux, demeure tranquille et assurée, sans en recevoir aucun dommage, abritée qu’elle est sous ma douce et éternelle Volonté, qui l’a revêtue d’une véritable et ardente charité, pour que les flots ne puissent la submerger.

O fille bien-aimée, cette Patience est reine. Assise sur le roc de la force, elle est toujours victorieuse, jamais vaincue. Elle n’y est pas seule, elle a pour compagne la persévérance. Elle est la moelle de la charité. C’est elle qui révèle au dehors la présence de la charité ; c’est elle qui prouve que l’âme est revêtue de la robe nuptiale. Ce vêtement porte-t-il une déchirure, une imperfection, le manque de patience la fait aussitôt découvrir.

Il est facile de se tromper sur toutes les autres vertus. On peut croire qu’elles sont parfaites, bien qu’elles ne le soient pas, tant qu’elles n’ont pas subi l’épreuve de la patience. Mais si cette douce patience est la moelle de la charité dans l’âme, elle révèle par la même que toutes les vertus sont parfaites et vivantes. Si elles ne fournissent pas cette preuve, c’est qu’elles sont encore a l’état imparfait, c’est qu’elles ne sont pas encore parvenues a la table de la très sainte Croix, où la patience est conçue dans la connaissance de soi-même et la connaissance de ma Bonté en soi, où elle est enfantée par une sainte haine, et reçoit l’onction d’une humilité vraie. Cette patience ne refuse jamais l’aliment qui lui est servi sur cette table, et qui est mon bonheur à Moi et le salut des âmes. Elle s’en nourrit sans cesse voilà la vérité.

Regarde, ma très chère fille, les doux et glorieux martyrs ! Comme, par la patience, ils mangeaient cette nourriture, comme ils vivaient des âmes ! Leur mort donnait la vie. Ils ressuscitaient les morts et dissipaient les ténèbres des péchés mortels. Le monde avec ses grandeurs, les princes avec leur puissance, ne se pouvaient défendre contre eux ! Ils triomphaient de tout par la vertu de cette reine, la douce patience. Cette vertu est comme une lampe candélabre.


Voilà le fruit que produisent ces larmes, unies à la charité du prochain. A la table de la très sainte Croix, l’âme mange cette nourriture en compagnie de l’Agneau immaculé mon Fils unique, dans un désir ardent et douloureux, dans une tristesse intolérable de l’offense qui m’est faite. Ce ! te peine cependant n’est pas afflictive ; l’âme n’en souffre pas pour elle-même, puisque l’amour, par la véritable patience, a détruit toute crainte et tout amour-propre par lequel on est sensible à sa propre peine. Cette peine est pleine de douceur, au contraire ; elle n’a pour objet, que l’offense qui m’est faite et la perte du prochain, et elle a sa source dans la charité. C’est pourquoi cette peine embrasse l’âme ; et elle est en même temps pour elle une cause de joie, parce qu’elle lui fournit la preuve indiscutable de son union avec Moi par la grâce.