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Le Docteur Gilbert/Chapitre X

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Boulé (p. 44-46).


X.


Victorine, épuisée de colère et d’émotions, se laissa tomber dans un fauteuil, et demeura quelque temps comme anéantie.

Puis tout à coup elle s’écria, fondant en larmes ;

— Ah ! je suis perdue !… où me cacher ?… Anatole vient d’être témoin de ma honte !…

Et sa tête, qu’elle penchait douloureusement sur sa poitrine, était secouée par des sanglots ; elle se couvrait la figure avec ses mains tout inondées de pleurs. Soudain elle entend marcher auprès d’elle, et saisie d’un frisson, elle lève les yeux…

Anatole venait de sortir du cabinet ; pâle et les traits bouleversés, il passa près de Victorine en détournant la tête, prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— Je vous en conjure, monsieur ! dit Victorine en courant à lui, ne m’abandonnez pas !

Et sa voix était suppliante. Elle joignit les mains.

— Adieu, madame !… répondit froidement Anatole, c’est pour jamais !…

Et il pose la main sur le bouton de la porte.

Mais Victorine le retient ; et se précipitant à ses genoux :

— Pitié !… pitié !… monsieur… ne me fuyez pas !… Oui, je suis bien coupable ! je vous ai trompé !… et c’est maintenant que je sens combien je suis vile et misérable, puisque vous me refusez même votre compassion !… Mais vous auriez pitié de moi, monsieur, j’en suis sûre, si vous pouviez lire dans le fond de mon cœur !… Dieu m’est témoin que je venais de prendre la ferme résolution de changer de vie, et de rompre à tout jamais avec cet homme… lorsqu’il a paru devant moi tout à coup !… Hélas ! et je n’ai pu vous dérober cette criminelle et flétrissante liaison !… Mais des aujourd’hui, je vous le jure sur ma vie, sur mon âme ! je rentre dans la bonne route, pour n’en plus sortir !… Et je veux, à force de larmes, de repentir et de vertu, trouver un jour grâce à vos yeux, et vous faire oublier mes longs désordres !…

— Je vous plains, madame, voilà tout ce que je puis faire !… répondit Anatole, ému jusqu’aux entrailles ; mais je n’ai plus de conseils à vous donner… Vous n’avez pas voulu me croire !… Tout ce que je vous ai dit avec la tendresse d’un frère a glissé inutilement sur votre âme, sans y laisser d’empreinte… Adieu, madame… puissiez-vous êtes heureuse !…

— Et comment pourrais-je l’être sans vous ! s’écria Victorine avec une inflexion de voix déchirante. Oh ! restez ! restez !… Ne me privez pas de vos douces et consolantes paroles… J’ai tant besoin d’un ami, d’un frère !… Oh ! ne me laissez pas seule avec le désespoir… avec la honte !… Je me tuerais peut-être… Mais je ne vous demande que quelques jours… et vous verrez le changement qui va s’opérer dans ma conduite !… Oui, s’il le faut, je me condamnerai à la misère, à la faim !… Pitié ! Demain je quitterai ce fastueux appartement, où tout montre à mes yeux mon déshonneur !… Je renonce pour jamais à cette molle et coupable existence, ou je n’ai goûté jusqu’ici que des plaisirs inquiets et pleins de remords au sein de la paresse et de la honte !… Oui, je travaillerai pour vivre… et je veux que tout le reste de mes jours serve d’expiation aux erreurs de ma jeunesse !… Mais vous avez dû voir tout à l’heure que je n’ai rien fait pour retenir cet homme… Je le pouvais… car il m’aime… Eh bien ! je l’ai laissé partir !… Je n’ai pas hésité un moment… Me voilà retombée dans la misère !… Je ne regrette pas tout ce que je viens de sacrifier volontairement… mais vous, Anatole, oh ! soyez mon ami !… Ne m’abandonnez pas !

— Mon amitié vous serait bien stérile, madame, répondit Anatole d’un ton grave et sévère. Elle ne pourrait pas vous indemniser du luxe et des plaisirs auxquels vous croyez avoir la force de renoncer !… Vous dites que vous n’avez jamais été heureuse au milieu d’une opulence coupable… mais vous seriez bien plus à plaindre encore peut-être, si vous étiez pauvre !… Vous ne savez pas ce que c’est que le travail !… Il vous faut, à vous, les enivremens du bal et des spectacles, les riches toilettes… et mieux vaudrait pour vous la mort que la misère !…

— Ah ! que vous me jugez mal ! dit Victorine avec un lamentable soupir ; allez, j’ai du courage, et je sens que mon cœur n’est pas entièrement flétri !… Ah ! que ne vous ai-je connu plus tôt !… quand j’étais pure encore… et vous libre !… Je vous aurais aimé, moi !… et peut-être… Mais pour rendre à mon âme sa première pureté, il ne faut qu’un rayon de véritable amour !…

Anatole frémissait.

— Oui, continua Victorine en pressant contre elle Anatole, en lui mouillant les mains de larmes et de baisers, oui, nous serions unis, peut-être !… Luxe, plaisirs, richesses, à quoi bon tout cela, mon cher Anatole… quand on aime et qu’on est aimé !… Ah ! dans la plus pauvre cabane, je serais heureuse près de vous !…

— Adieu ! madame, adieu ! interrompit Anatole dans un grand trouble et s’arrachant des bras de Victorine. Vous êtes belle… il y a de la noblesse dans votre âme… et vous méritiez d’être vertueuse !… Mais il n’est jamais trop tard pour se repentir !… soyez heureuse !… Adieu !

— Vous partez ! s’écrie Victorine avec des sanglots. Cruel !…

— Adieu !… répète Anatole d’une voix sourde et profonde. Puis, saluant Victorine, il sortit.

Victorine demeure immobile au milieu de la chambre, et comme foudroyée. Pâle, interdite, elle écoute : elle espère un instant qu’il va revenir, et ses yeux restent fixés sur la porte, qui ne se rouvre pas.

Alors, donnant un libre cours à son désespoir, elle marche à grands pas, avec des gestes et des mouvemens convulsifs, elle s’écrie :

— C’en est fait !… il m’échappe !… il a horreur de moi !… plus d’espoir de vengeance !… Mais j’ai beau vouloir me le cacher, j’aime ! oui, j’aime cet homme !… et plus il est dédaigneux et froid, plus je brûle, insensée !…

Elle venait de se jeter dans un fauteuil, et, le front dans ses mains, elle pleurait, quand le docteur Gilbert rentra.

— Eh bien ! dit-il avec étonnement, en promenant ses regards de tous côtés, où est donc Anatole ?

— Parti !… murmura douloureusement, Victorine.

— Quoi !… vous l’avez laissé partir ? reprit le médecin d’une voix altérée.

— Je n’ai pu le retenir !…

— Oh ! pardieu ! vous êtes folle ! répliqua Gilbert en frappant du pied. Je ne vous croyais pas si novice !… Que diable ! il fallait plutôt fermer toutes les portes à double tour, et jeter les clés par la fenêtre.

— Si vous saviez, Gilbert ! dit Victorine en secouant la tête. M. Villemont est tombé ici comme la foudre !… À peine ai-je eu le temps de faire cacher Anatole dans cette chambre… et le misérable Villemont, quand il a su que je donnais un bal, s’est emporté contre moi d’une manière atroce !… Voyez, continua-t-elle en montrant au médecin les débris des vases et de la pendule qui jonchaient le parquet, voyez les marques de sa brutalité !… Peu s’en faut qu’il ne m’ait frappé, l’infâme !… Et cette effroyable scène, Anatole en était presque le témoin !… De cette chambre, il a pu entendre les grossières et lâches injures de ce Villemont, que j’ai fait chasser par mes domestiques !… Mais Anatole a découvert ma honte… il a compris ce qu’était ce Villemont… et, l’ingrat… il m’a dit un éternel adieu !…

— Pauvre innocente ! répondit Gilbert avec un sourire plein d’âcreté, l’occasion était pourtant belle !… Vous n’aviez qu’un tour de clé à donner !… Il fallait, vous dis-je, l’enfermer dans ce cabinet… Mais depuis combien de temps est-il parti ?

— Il part à l’instant même, Gilbert… et je suis surprise que vous ne l’ayez pas rencontré sur l’escalier.

— Eh bien ! ma chère, il ne faut pas encore désespérer, dit Gilbert en se frottant les mains d’une manière convulsive. Je parie qu’il s’obstine à partir aujourd’hui pour Fontainebleau ; mais il est trop tard ; depuis une grande demi-heure au moins la malle-poste et les diligences roulent… Soyez tranquille, je cours après lui et je vous Le ramène !…

— Ah si vous le pouviez ! s’écria Victorine avec un éclat de joie dans les yeux.

— Ne craignez rien, dit Gilbert avec une extrême volubilité ; je fais de lui ce que je veux… D’ailleurs, je vous répète qu’il vous aime !… Dans une heure, je vous en donne ma parole, il sera chez vous, enveloppé d’un domino, masqué !… Et quand je pourrai vous dire, à vous, deux ou trois mots en particulier, au sujet de madame de Ranval, vous ne douterez pas du succès de mon plan. J’ai conçu quelque chose d’admirable… si elle m’échappe, je vous jure qu’elle sera plus habile que moi !… Adieu !…

Et déjà le docteur était hors du salon.