Le Docteur Gilbert/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Boulé (p. 46-48).


XI.


C’était dans la cour un bruit continuel de voitures qui arrivaient pleines de masques ; et déjà les salons de Victorine Darbois resplendissaient de jolies femmes et de riches costumes : là se trouvaient confondus tous les rangs, toutes les conditions, toute la littérature, depuis le plus grand des poètes modernes jusqu’au plus imperceptible, au plus inconnu des vaudevillistes. Une seule chose manquait à ce bal, les femmes honnêtes mais, en revanche, toutes ces voluptueuses et charmantes créatures qui parent nos théâtres, et que le monde aristocrate ou bourgeois repousse orgueilleusement, dansaient, galopaient, valsaient, éblouissantes de grâces, d’élégance et de faux diamans.

Madame de Ranval, assise auprès du feu dans sa chambre à coucher, écoutait rêveusement les sons joyeux de l’orchestre, qui parvenaient vagues et confus à son oreille, à travers les sifflemens de la bise et le claquement monotone de la grêle qui fouettait les vitres. Il n’était guère plus de neuf heures.

Mariane travaillait à côté de sa maîtresse, et par intervalle elle interrompait son ouvrage pour entretenir le feu et relever les tisons qui roulaient au bord de la cheminée.

Mathilde avait un livre ouvert devant elle sur une table, mais elle ne lisait pas, et semblait absorbée dans ses propres réflexions.

Soudain le vent redoubla de violence, et la grêle frappa les vitres avec plus de fracas et d’impétuosité ; on entendit quelques ardoises tomber dans la cour et se briser sur le pavé,

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quel abominable temps ! dit Mariane, on croirait par momens que la maison va s’écrouler ! Comme vous avez bien fait de ne point partir, madame… je plains de tout mon cœur ce pauvre M. Anatole qui est en route !

— Et moi, Mariane, répondit Mathilde avec une étrange expression de tristesse, je voudrais être maintenant auprès d’Anatole. Va, Mariane, si je ne l’ai pas accompagné, ce ne sont point toutes les menaces du docteur Gilbert qui m’ont retenue… mais je n’ai pu résister aux prières d’Anatole, qui me conjurait avec formes de ne pas entreprendre ce voyage. Il m’aurait crue morte, si j’avais bravé la défense de M. Gilbert.

— C’est qu’il vous aime, madame ; et malgré la joie extrême que j’aurais d’embrasser notre cher enfant, et de voir mon vieux et vénérable maître, je préfère me priver de ce bonheur, et n’avoir pas à craindre au moins pour votre santé.

— Mariane, comme le temps va me paraître long pendant l’absence d’Anatole !

— Mais demain soir peut-être vous le reverrez, madame.

— Lorsqu’il m’a dit adieu, reprit Mathilde avec un soupir, j’ai senti mon cœur se déchirer !… Et lui-même, j’en suis sûre, il partageait ma douloureuse émotion ; car, en m’embrassant, il m’a serrée contre sa poitrine avec une tendresse indéfinissable, et qui ressemblait presque au désespoir… il m’a baignée de larmes ! C’est que, vois-tu, Mariane, une séparation, quand on s’aime, est toujours bien cruelle ! On a beau se dire qu’elle ne sera pas longue, et qu’elle est sans dangers, on craint toujours malgré soi de ne plus se revoir, et l’on ne peut s’empêcher de pleurer !…

— Hélas ! vivre un seul jour sans Anatole, c’est pour moi comme un siècle d’inquiétude et de souffrance !… Ma chère Mariane, je voudrais déjà être à la belle saison, avoir quitté Paris. Comme je serai heureuse à la campagne, auprès d’Anatole et de mon enfant !

— Ah ! madame, quel bonheur aussi pour moi ! dit Mariane, dont toute la physionomie devint radieuse. Encore trois mois d’hiver à passer dans ce vilain Paris !… cela va nous paraître bien long… mais bah ! nous en verrons la fin ! Pourvu qu’Anatole persiste dans sa résolution de quitter Paris !…

— Sois tranquille, Mariane, il tiendra sa promesse. D’ailleurs, il me l’a bien dit, ce n’est pas un sacrifice qu’il me fait. Maintenant Paris lui est insupportable. C’est lui-même qui m’a proposé de nous établir à la campagne. En effet, Mariane, un poète peut-il trouver des inspirations dans cette ville noire et prosaïque ? Pour avoir un peu de calme et de silence, Anatole est forcé la plupart du temps de travailler la nuit ; voilà ce qui ruine sa santé, et le rend triste et morose. Le jour, après une longue nuit de veille et d’études, il est accablé de fatigue, distrait, rêveur ; il m’adresse à peine la parole, et ce que je prends souvent pour de l’indifférence et de la froideur, n’est autre chose qu’une grande lassitude d’esprit et de corps. Et la nuit, Mariane, c’est tout au plus s’il peut travailler paisiblement : cette maison est si bruyante ! toujours des bals et des fêtes !… Tiens, Mariane, entends-tu ce roulement continuel de voitures dans la cour, ces cris, ces disputes ?…

— Oui, madame répondit Mariane : c’est, depuis une demi-heure, un vacarme épouvantable d’équipages, de cabriolets, de fiacres, remplis d’hommes et de femmes déguisés. À vous parler franchement, madame, je n’ai pas fort bonne opinion de notre nouvelle voisine, de cette madame Villemont qui demeure en face de nous !… C’est une femme, à ce qu’il paraît, d’une conduite un peu suspecte, qui ne songe absolument qu’au plaisir. Oui, madame, poursuivit-elle en baissant la voix d’une manière significative, on va même jusqu’à dire que c’est une femme entretenue !

— Oh !… c’est peut-être une calomnie, Mariane ! répliqua vivement madame du Ranval.

— Je le souhaite, madame, poursuivit Mariane en secouant la tête d’un air qui exprimait le doute.

— Dire qu’il y a de pareilles femmes ! murmura douloureusement Mathilde. Je suis bien forcée de le croire maintenant… Ah ! quelle honte pour notre sexe !… Comme ces femmes doivent être malheureuses… elles n’ont jamais aimé !… Pauvre Victorine !…

— Oh ! oui, madame, ajouta la vieille bonne d’une voix émue, quoiqu’elle soit bien coupable, je ne puis m’empêcher de la plaindre.

— Elle ! mon amie d’enfance, poursuivit Mathilde, qui sentit descendre une larme le long de ses joues. Elle, si éclatante d’esprit et de beauté ! Elle qui aurait fait l’ornement du monde et l’orgueil d’un époux !… En être venue là !…

— Je ne l’ai vue qu’une seule fois, cette pauvre malheureuse ! dit Mariane qui partageait l’attendrissement de sa maîtresse : il y a de cela près de trois ans, madame ; je ne me rappelle que vaguement ses traits, mais je me souviens que sa beauté me frappa… Depuis ce temps, madame, savez-vous ce qu’elle est devenue ?

— Non, Mariane ; et par momens, je pense à elle avec une émotion profonde… Peut-être son âme n’était-elle pas encore entièrement corrompue… peut-être y avait-il encore quelque ressource !… Pauvre fille ! j’ai comme un remords de l’avoir abandonnée ; je me reproche amèrement de n’avoir pas fait plus d’efforts pour la ramener au bien…

Vous n’avez rien à vous reprocher, madame… je sais que vous lui donnâtes alors les conseils d’une mère… Elle n’a pas voulu les suivre… Que pouviez-vous de plus ?

— Hélas ! reprit Mathilde en soupirant, je l’aime toujours, malgré ses fautes, malgré la haine injuste et cruelle qu’elle m’a jurée… et si je pouvais la servir… On sonne, je crois, Mariane ?… oui. Qui peut venir à cette heure ? Si c’est une visite, je ne suis pas en état de recevoir. Dis que je suis un peu souffrante.

— Oui, madame, répondit Mariane en sortant de la chambre.

Mathilde demeura un moment silencieuse et pensive ; puis elle murmure confusément ces mots :

— Je ne sais pourquoi… mais je ne puis bannir la tristesse qui m’accable. Pourtant je n’ai aucun motif de chagrin… Je suis persuadée maintenant que la maladie de mon fils n’a rien de grave… Je devrais au contraire me trouver bien heureuse, à présent que je ne doute plus de l’amour d’Anatole… Pauvre ami, comme j’étais injuste à son égard !… Jamais peut-être il ne m’a plus aimée !…

— Madame, c’est le docteur Gilbert, dit Mariane en rouvrant la porte.

Mathilde fut au moment de dire : — Qu’il n’entre pas ! — Mais un trouble indéfinissable l’empêcha d’articuler une seule parole.

Le docteur entra. Il était en costume de bal.