Le Docteur Gilbert/Chapitre XIII

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Boulé (p. 56-57).


XIII.


— Madame, voici une lettre qu’on vient d’apporter, dit Mariane ; on m’a priée de vous la remettre tout de suite.

— Enfin ! pensa le docteur dont toute la physionomie s’illumina d’une joie funèbre.

— Reste ici, Mariane, dit Mathilde en décachetant la lettre ; il y a peut-être une réponse.

— Non, madame, la personne n’a pas voulu attendre.

— N’importe ! j’ai besoin de toi, Mariane, reste.

Le docteur était debout, le dos appuyé contre la cheminée, et pour se donner une contenance et cacher son embarras, car il tremblait que Mathilde n’insistât pour le faire sortir, il se frottait les mains l’une contre l’autre, et se retournait à chaque instant comme pour voir l’heure à la pendule ; mais ce n’était pas l’heure qu’il regardait, et les yeux attachés sur la glace où se reflétait la figure de Mathilde, il étudiait l’expression changeante de ses traits, pendant qu’elle lisait la lettre.

Tout à coup Mathilde jette un cri ; ses joues se décomposent : elle est saisie d’un tremblement dans tous les membres.

— Ah ! l’infâme !… l’infâme !… murmura-t-elle.

— Mon Dieu ! madame, qu’avez-vous ? dit Mariane en courant à sa maîtresse, et la soutenant dans ses bras.

— Va, ma bonne Mariane, répondit Mathilde avec une apparence de calme qui n’était pas dans son cœur ; ce n’est rien. Laisse-nous.

Mariane se retira.

— Voici l’instant décisif ! pensa le docteur.

Mathilde rouvrit la lettre qu’elle avait froissée dans ses mains avec colère ; elle y reporta les yeux, et la voulut relire, mais elle ne vit qu’un nuage à travers ses larmes.

Gilbert demeurait immobile et dans une étrange anxiété.

— Comme elle est pâle ! se disait-il. Cette lettre a porté coup ! Mathilde parut un instant réfléchir… son visage était bouleversé ; — puis s’approchant du médecin, elle lui dit d’une voix éteinte :

— Monsieur !… vous dites que vous m’aimez ?…

— Oh ! ce n’est pas de l’amour !… c’est de l’adoration !… Hélas ! madame, je suis bien malheureux !… je vois que je vous fais horreur !… mais je vous aime ! et dussiez-vous me haïr encore plus, me chasser honteusement… c’est une fatalité… je vous aimerai toujours !… Oui, jusqu’au dernier souffle de mes lèvres, jusqu’au dernier battement de mon cœur !…

— Et vous dites qu’Anatole me trompe ?…

— J’aurais dû me taire, madame, répondit gravement le docteur, mais il n’est plus temps. Je vous ai dit la vérité !

— Une preuve, monsieur ? et je suis à vous !…

— Ah ! Mathilde ! Mathilde ! que j’entende une seule fois votre bouche me dire : je t’aime !… et que je meure après !… Oui !… Anatole vous trahit !

— Il me faut une preuve !…

— Vous l’aurez ce soir même, répliqua Gilbert. Vous verrez sa maîtresse.

— Quelle est-elle ?… son nom, monsieur ?…

Et la voix de Mathilde était si faible, si voilée, qu’on l’entendait à peine.

— Ah ! pauvre Mathilde, c’est une rivale indigne qu’il vous a donnée là !… C’est une de ces créatures qui n’ont jamais aimé qu’à prix d’or !… c’est… j’en rougis pour Anatole… c’est une femme entretenue !…

— Mais son nom, monsieur ?… ajouta Mathilde avec impatience et colère.

— Elle se fait appeler madame Villemont, dit Gilbert d’un ton calme, mais le véritable nom de cette femme est Victorine Darbois

— Ah ! s’écria Mathilde, comme foudroyée, plus de doute !… C’est elle !… Victorine Darbois !…

— Oui, cette femme qui demeure ici depuis quelques jours, c’est la maîtresse d’Anatole… Et vous croyez, pauvre femme simple et confiante, qu’il est maintenant sur la route de Fontainebleau ?…

— Eh bien ?…

— Écoutez ! poursuivit Gilbert en étendant la main du côté de la cour. Entendez-vous ce bruit d’orchestre et de danse ?

— Oui !…

— Eh bien ! il est là, reprit mystérieusement le médecin ; il est chez elle !… chez cette Victorine…

— Dieu ! !

— Venez avec moi, Mathilde !… je vous conduirai à ce bal. Vous serez masquée ; personne ne vous reconnaîtra… Et, dès qu’ils s’enfermeront ensemble… d’une chambre voisine où je vous mènerai, vous pourrez voir de vos propres yeux que je ne suis pas un imposteur… Aurez-vous le courage de me suivre ?…

— Je l’aurai ! dit Mathilde qui, sentant ses genoux fléchir, se laisse tomber dans un fauteuil.

— Mais vous me promettez de vous contenir, madame ?

— Je vous le promets.

— Ô Mathilde ! s’écria Gilbert avec ivresse, et vous m’aimerez, dites-vous ?… Mais, hélas ! quand je vous aurai tenu parole, me la tiendrez-vous aussi ?…

— Oui !… murmure-t-elle. Revenez me prendre dans une heure avec un domino et un masque… Vous frapperez à cette porte qui donne sur un escalier dérobé… Je vous ouvrirai. Personne ne me verra sortir… ma femme de chambre me croira couchée. Maintenant, retirez-vous…

Et, sans attendre la réponse du docteur, madame de Ranval agita le ruban de la sonnette.

— Oh ! madame, que je suis heureux ! dit Gilbert en serrant contre sa poitrine Mathilde, qui s’arracha vivement des bras du médecin.

— Mariane, dit Mathilde à la vieille bonne qui venait d’entrer, tu vas éclairer M. Gilbert.

Le docteur sortit de la chambre.