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Le Docteur Quesnay/3

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Félix Alcan (p. 153-220).


QUESNAY ET L’ENCYCLOPÉDIE.




I. Articles de Quesnay dans l’Encyclopédie. — II. Précurseurs de Quesnay, Bois-guilbert, Vauban, Melon, De Tot, Locke. — III. Cantillon, D’Argenson, Forbonnais. — IV. Article Fermiers. Article Grains. — V. Articles inédits : Hommes, Impôts, Intérêt de l’argent.


I.


Quesnay était depuis peu de temps à la Cour lorsque parurent les premiers volumes de l’Encyclopédie[1]. Les rédacteurs du vaste recueil étaient les familiers de son entresol. Il s’associa bientôt à leur œuvre et leur donna d’abord un article de pure métaphysique au mot Évidence. On le trouve dans le 6e volume, publié en 1756. Dans les précédents, avaient figuré des articles économiques de Forbonnais et aussi l’article de J.-J. Rousseau sur l’Économie (morale et politique).

L’année suivante, l’Encyclopédie contint un article de Quesnay au mot Fermiers qui avait été probablement rédigé à la fin de 1755, car c’est à ce moment que Voltaire envoya à d’Alembert ses articles pour la lettre F.

En 1757, parut l’article Grains qui — nous le supposons pour des motifs analogues — avait été composé en 1756[2].

L’attentat de Damiens amena des persécutions contre les philosophes. Au commencement de 1758, d’Alembert songea à abandonner la direction du Dictionnaire ; Voltaire engagea les Encyclopédistes à se mettre en grève. En 1759, le privilège de l’Encyclopédie fut révoqué. Quesnay cessa sa collaboration. Il avait cependant préparé d’autres articles, pour les mots Fonctions de l’âme[3], Hommes, Impôts, Intérêt de l’argent.

On ne sait pour quels motifs le premier n’a pas paru. Nous supposons qu’il a été utilisé par son auteur pour la rédaction d’une brochure dont le titre seul nous est connu et dont nous dirons un mot plus loin.

Le second, Hommes, existe en copie manuscrite, à la Bibliothèque nationale ; le troisième, Impôts, qui avait été annoncé dans l’article Grains, existe aussi en copie, aux Archives de Limoges, avec des notes de Turgot.

Quant au dernier, Intérêt de l’argent, il a été inséré, en totalité ou en partie, dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, en 1765, sous le titre d’Observations sur l’intérêt de l’argent par M. Nisaque, anagramme de Quesnay. Il n’a pas été ensuite reproduit par Du Pont de Nemours dans le recueil des œuvres du maître, intitulé Physiocratie.

La place qu’occupait Quesnay à la Cour lui imposait une grande réserve. On conçoit que, comme Turgot, il ait renoncé à collaborer à l’Encyclopédie lorsqu’elle ne fut plus un ouvrage autorisé. Déjà, il avait signé les articles Fermiers et Grains, non Quesnay, mais Quesnay le fils, par une sorte de désaveu de paternité. Quant à l’article Évidence, il avait été inséré sans signature.

Il méritait pourtant d’être reconnu. La philosophie était familière à l’auteur. Dans la préface des Mémoires de l’Académie de chirurgie, dans l’Essai physique sur l’économie animale, il avait émis des opinions fermes et non dénuées d’intérêt sur la méthode, sur l’origine des idées, sur le libre arbitre et sur l’immortalité de l’âme.

À ses yeux, le libre arbitre était un des attributs essentiels de l’âme ; il en prouvait l’indépendance, par rapport à la matière, et par conséquent l’immortalité, nulle substance n’étant par elle-même susceptible de destruction. Mais Quesnay reconnaissait que l’homme est constamment sous l’empire des motifs, soit qu’ils préviennent les actes, soit qu’ils les dirigent, soit qu’ils les déterminent. La liberté, disait-il, consiste dans le pouvoir de délibérer pour se déterminer avec raison à agir ou à ne pas agir. « L’intelligence suprême a voulu que l’homme fût libre ; or la liberté est mue par différents motifs qui peuvent le maintenir dans l’ordre ou le jeter dans le désordre ; il fallait des lois précises pour lui marquer exactement son devoir envers Dieu, envers lui-même, envers autrui, et pour qu’il fût intéressé à les observer ; c’est dans ces vues que la religion et la politique se sont réunies à l’ordre naturel pour contenir plus sûrement les hommes dans la voie qu’ils doivent suivre[4]. » C’est, presque dans les mêmes termes, le langage que Montesquieu a tenu plus tard au début de l’Esprit des Lois. Mais Quesnay insistait plus que Montesquieu sur l’existence d’un ordre naturel indépendant de l’intervention des législateurs religieux ou politiques. D’après lui, chaque homme, étant libre, a un droit naturel, mais comme aucun homme ne vit isolément, le droit naturel de chacun est limité par le droit naturel des autres, sans que l’antagonisme résultant de cette limitation mutuelle soit permanent. L’ordre, affirmait-il, est indispensable à l’existence des individus et est la règle finale des rapports des hommes : « des êtres intelligents aperçoivent manifestement que ce n’est pas en opposant le dérèglement au dérèglement, c’est-à-dire en augmentant le désordre même, qu’ils éviteront les malheurs qu’ils ont à prévenir ». Telles sont les idées qu’énonçait le chirurgien et qui se retrouvent plus tard dans son Traité de droit naturel, base principale de la Physiocratie. Dans l’Encyclopédie, Quesnay revint déjà sur une partie d’entre elles.

Son article ne répond qu’imparfaitement au titre Évidence. Il aurait été mieux placé au mot Certitude qu’avait traité l’abbé de Pradt. Quesnay n’y parle guère qu’en passant des vérités si claires par elles-mêmes qu’elles n’ont pas besoin d’être prouvées ; il examine les idées en général depuis le moment où elles naissent jusqu’à celui où l’intelligence les prend pour bases des raisonnements.

Il débute par une déclaration remarquable, étant donné le recueil où elle prenait place :

« Il n’y a pas de contradiction nécessaire entre science et la foi. ».

Une telle déclaration était-elle destinée à prouver que l’Encyclopédie n’était pas aussi simple qu’on le disait ? Était-elle l’expression indépendante des sentiments intimes de Quesnay ? Il est difficile de répondre.

Les biographes ont été très affirmatifs quant aux opinions religieuses du docteur.

« Malgré la multiplicité de ses connaissances et la vivacité de son esprit, dit Grandjean de Fouchy, il avait senti que la liberté de penser devait avoir des bornes ; il avait fait une étude suivie des matières de la religion et tous ses écrits portent l’empreinte du respect qu’il avait pour elle ; on lui a toujours rendu justice sur cet article ; ses mœurs et sa conduite étaient pour ainsi dire l’image et l’expression vivante de ses sentiments à cet égard. Il en a recueilli le fruit par la tranquillité qui accompagna ses derniers moments. »

D’Albon dit aussi : « Il prit la religion pour base fondamentale de son système ; il la respecta dans tous ses écrits… Le bon usage de la vie le préserva des horreurs de la mort… Il se mit entre les mains de la religion et mourut paisiblement. »

Grimm avait écrit en 1767 : « Les économistes ont en général une pente à la dévotion et à la platitude bien contraire à l’esprit philosophique. »

D’Argenson a noté au contraire que Quesnay passait pour « esprit fort » : « Ci-devant, la marquise faisait l’esprit fort devant le roi pour assurer son règne ; elle admettait à sa conversation avec le roi le sieur Quesnay, son médecin, homme de beaucoup d’esprit et qui se pique d’être esprit fort[5]. »

Il n’en fallait pas beaucoup alors pour mériter cette qualification. La Peyronie avait été taxé d’impiété pour avoir mis le Sensorium commune dans le corps calleux, sans qu’on parût se douter que Descartes et Malebranche, longtemps auparavant, avaient placé le siège de l’âme dans le cerveau.

Quesnay avait accepté l’opinion de La Peyronie ; il avait, en outre, combattu le système des idées innées et fait sortir toutes nos connaissances des sensations, ainsi que Voltaire, Diderot, et la plupart de ses contemporains. Or les anti-cartésiens passaient pour impies[6]. Quesnay donnait d’ailleurs à l’âme des attributs en quelque sorte matériels. C’est ce qui paraît résulter du titre de la brochure à laquelle nous avons fait plus haut allusion et où on lit, d’après le catalogue des livres d’A. Smith qui en possédait un exemplaire[7] :

« Aspect de la psychologie : L’âme est une substance qui a la propriété de sentir ; la propriété de sentir est la propriété radicale de toutes les affections et facultés de l’âme. »

Néanmoins il se déclara toujours spiritualiste, et si — comme cela résulte des conversations rapportées par Mme du Hausset — il avait horreur du fanatisme, s’il craignait de voir les « cagots », comme il disait, triompher à l’avènement du Dauphin au trône, il exhortait ses amis les philosophes à se modérer dans leurs attaques contre la religion.

Une note de lui, en marge d’un manuscrit du marquis de Mirabeau, est ainsi conçue :

« Les religions particulières ne doivent être envisagées dans un système politique qu’autant qu’elles sont établies… car à la réserve de la religion catholique, elles sont toutes fausses. Elles ne peuvent convenir aux États qu’autant qu’elles sont assujetties à la morale d’institution divine, c’est-à-dire à la loi naturelle qui est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les siècles, et qui est le souverain de toute législation, le fondement de toute piété et la règle universelle des bonnes mœurs.

« Les religions d’institution humaine (je ne parle pas de la religion catholique qui est la seule vraie avec la religion universelle) ne doivent avoir de rapports avec le Gouvernement que parce quelles ont besoin elles-mêmes d’être gouvernées. »

En lisant ce passage, on ne peut s’empêcher de songer à Socrate qui, respectueux de la religion dominante, sacrifiait aux dieux chez lui et dans les lieux publics.

L’article Évidence appelle l’attention par d’autres motifs. Quesnay s’y élève fortement contre l’emploi des abstractions.

« Les hommes ignorants et les bêtes, dit-il, se bornent ordinairement à des vérités réelles, parce que leurs fonctions sensitives ne s’étendent guère au-delà de l’usage des sens ; mais les savants, beaucoup plus livrés à la méditation, se forment une multitude d’idées factices et d’idées abstraites générales qui les égarent continuellement. On ne peut les ramener à l’évidence qu’en les assujettissant rigoureusement aux vérités réelles, c’est-à-dire aux sensations des objets telles qu’on les a reçues par l’usage des sens. »

Et considérant l’idée de justice, Quesnay ajoute :

« L’idée abstraite, générale, factice de justice, qui renferme confusément les idées abstraites de justice rétributive, distributive, attributive, arbitraire, etc., n’établit aucune connaissance précise d’où l’on puisse déduire exactement, sûrement et évidemment d’autres connaissances, qu’autant qu’elle sera réduite aux sensations claires et distinctes des objets auxquels cette idée abstraite et relative doit se rapporter. »

Ainsi Quesnay recommandait dans son principal travail philosophique la méthode a posteriori qu’il avait constamment préconisée dans ses écrits médicaux et scientifiques. Mais on doit reconnaître qu’il ne s’est pas toujours exactement conformé, dans ses travaux économiques et politiques, aux conseils qu’il donnait aux autres.


II.


Où Quesnay a-t-il puisé les éléments de son instruction économique ?

Si l’on consulte ses propres ouvrages, on constate que très peu d’auteurs y sont cités, en dehors de quelques contemporains. Comme il estimait inutile de perdre son temps à manier le style épistolaire, on ne saurait espérer de connaître par des lettres de lui les livres qu’il a lus de préférence. Mais il est facile de deviner ceux qu’il a eus dans les mains, car au milieu du XVIIIe siècle les écrits économiques et sociaux étaient en très petit nombre.

On s’en tenait, en ce qui concerne les fondements du droit, aux vieilles formules des juristes ; lorsqu’on parlait de l’organisation sociale, on s’inspirait de Platon ou de Plutarque pour faire de la rhétorique. L’or et la propriété étaient la source des malheurs des hommes ; les sociétés étaient l’œuvre du législateur.

Montesquieu fit entendre un langage plus scientifique, mais l’Esprit des Lois ne satisfit pas Quesnay, ainsi que le montrent les notes marginales qu’il mit sur les manuscrits du marquis de Mirabeau[8].

En économie politique, on croyait au système mercantile dont l’idée mère est que la richesse d’une nation consiste dans les métaux précieux qu’elle possède ; d’où cette conséquence que, pour s’enrichir, il faut enlever à l’étranger son or et son argent, de même que les peuples antiques prenaient à leurs voisins des esclaves, des femmes ou du butin. Comme il était évident que l’on se procurait des jouissances aussi bien avec des produits qu’avec de l’argent, on avait été amené à faire des distinctions subtiles quant à l’utilité relative des opérations commerciales. On disait que pour rendre la balance du commerce favorable, il fallait, d’une manière générale, protéger le commerce actif, c’est-à-dire l’exportation, et empêcher le commerce passif, c’est-à-dire l’importation ; plus spécialement, encourager l’exportation des produits de grande valeur vénale et décourager l’exportation des autres ; favoriser la sortie des objets fabriqués et s’opposer à celle des matières premières, des denrées du crû ; favoriser en sens inverse l’entrée des matières premières et empêcher celle des produits manufacturés, de manière à soutenir la fabrication et la sortie de cette dernière espèce de produits en procurant aux fabricants des matières premières à bon compte et du travail à bon marché, les salaires étant basés sur le prix des subsistances.

Le commerce était méprisé ; ses gains passaient pour illicites, comme au temps de Charlemagne, surtout lorsqu’ils provenaient de la vente des subsistances. Il devait, dès lors, être soigneusement réglementé.

Quelques faits avaient ouvert les yeux sur la vanité des principes admis par les légistes nourris d’antiquité ou aveuglés par la découverte des mines du Pérou.

Au temps de la jeunesse de Quesnay, les folies du système de Law avaient montré les conséquences de la multiplication du papier-monnaie.

La succession des disettes et des famines prouvait brutalement que les gouvernants sont incapables d’établir de force l’équilibre entre les subsistances et les besoins.

Enfin, après la longue période de paix et de prospérité due à l’administration du cardinal de Fleury, l’efficacité du système de Colbert avait été mise en doute. On se demandait si la réglementation de l’industrie, renforcée de plus en plus par les incapables successeurs du ministre de Louis XIV, avait produit les effets attendus.

Mais, en 1750, les idées sur tous ces sujets étaient vagues et contradictoires. Vincent de Gournay, qui exerça sur l’administration commerciale une influence considérable, ne fut nommé intendant du commerce qu’en 1751.

En France, trois ouvrages économiques étaient célèbres : le Détail de la France[9] de Boisguilbert, la Dîme royale de Vauban, l’Essai sur le commerce de Melon.

Le style du Détail est si obscur et les éditions en furent si fautives que ce livre n’avait pas eu beaucoup de lecteurs. On en avait retenu surtout ce que l’auteur avait dit de la misère des campagnes et de l’exagération des impôts à la fin du règne de Louis XIV ; on n’avait guère compris les principes qu’il avait posés avec une remarquable perspicacité, quoiqu’en aient dit de nos jours des savants allemands. Nous n’entreprendrons pas d’analyser et de discuter son œuvre ; nous devons nous borner à indiquer celles de ses idées que l’on retrouve plus ou moins dans Quesnay.

Boisguilbert avait vu que l’argent n’est pas la richesse et n’est que « le lien du commerce ». « La richesse, disait-il, n’est autre chose qu’une jouissance entière, non seulement de tous les besoins de la vie, mais même de tout ce qui forme les délices et la magnificence. » Déplaçant ainsi le point de vue auquel on s’était jusque-là placé pour considérer les faits économiques, Boisguilbert ajoutait : « La terre que l’on compte pour le dernier des biens donne le principe à tous les autres. Le fondement et la cause de toutes les richesses de l’Europe sont le blé, le vin, le sel et la toile qui abondent dans la France ; on ne se procure les autres choses qu’à proportion que l’on a plus qu’il ne faut de ceux-ci.

« Tous les biens de la France sont divisés en deux espèces, en biens-fonds et en biens de revenu d’industrie. Ce dernier (revenu) qui renferme trois fois plus de monde que l’autre, hausse ou baisse à proportion du premier. En sorte que l’excroissance des fruits de la terre fait travailler les avocats, les médecins, les spectacles et les moindres artisans de quelque art ou métier qu’ils puissent être ; de manière qu’on voit très-peu de ces sortes de gens dans les pays stériles au lieu qu’ils abondent dans les autres.

« Or, pour faire beaucoup de revenu dans un pays riche en denrées, il n’est pas nécessaire qu’il y ait beaucoup d’argent, mais seulement beaucoup de consommation ; un million fait alors plus d’effet que dix millions sans consommation, parce que ce million se renouvelle mille fois et fait autant de revenu à chaque pas et que dix millions restés dans un coffre ne sont pas plus utiles que des pierres.

« Comme d’ailleurs, les biens-fonds ne donnent pas de revenu si les produits se vendent à perte, la source de la richesse est tarie par le bas prix des denrées qui amène la diminution de la culture et les disettes[10].

« C’est un fait qui ne peut être contesté, plus de la moitié de la France est en friche ou mal cultivée, c’est-à-dire beaucoup moins qu’elle ne le pourrait être et qu’elle n’était autrefois, ce qui est encore plus ruineux que si le terrain était entièrement abandonné parce que le produit ne peut répondre aux frais de la culture.

« Il ne peut y avoir que deux causes qui empêchent un homme de cultiver sa terre, ou parce qu’il faut une certaine opulence qu’il n’est point en état de se procurer, ou parce qu’après avoir cultivé il ne peut avoir le débit de sa production. C’est ce qui se passe avec la taille pour le premier empêchement et avec les aides et douanes pour le second. »

Suivant Boisguilbert, le revenu des biens-fonds avait considérablement baissé, et en même temps les revenus du roi, c’est-à-dire les impôts, n’avaient point subi de réductions. Par suite les consommations de toutes choses et la richesse avaient diminué.

« Le peuple n’est jamais moins riche, ni plus misérable que lorsqu’il achète le blé à vil prix » — disait-il. « On ne peut éviter les grandes chertés qu’en vendant en tout temps des blés aux étrangers. »

L’auteur du Détail demandait en conséquence, la liberté du commerce des grains et la suppression des impôts indirects, pour détruire les obstacles qui s’opposaient à la production et à la vente des produits agricoles.

La Dîme royale, avait été soutenue par le nom illustre de son auteur et par le souvenir des injustes colères qu’elle avait soulevées.

Vauban, touché, comme Boisguilbert, de l’état de misère des paysans, avait voulu réformer le système d’impôts, supprimer les exemptions et les privilèges, amener les gouvernants à comprendre « que les rois ont un intérêt réel et très essentiel à ne pas surcharger leurs peuples jusqu’à les priver du nécessaire. »

Utilisant l’enquête à laquelle il avait fait procéder par les intendants, il avait calculé que la population de la France était de 19 millions de personnes pour une superficie de 30.000 lieues carrées[11] et il avait estimé que son sol était capable de produire, année moyenne, de quoi nourrir 7 à 800 personnes par lieues, à raison de 3 setiers de blé par tête (mesure de Paris), soit 24 millions de personnes, tandis qu’elle ne nourrissait que 627 personnes 1/2 par lieue, et encore, disait Vauban : « J’ai lieu de me défier que cette quantité puisse se soutenir dans toute l’étendue du royaume. »

La Dîme royale, digne d’admiration si l’on tient compte du courage et des sentiments généreux de celui qui osa l’écrire et la faire imprimer, n’est point un ouvrage théorique. Vauban avait vu la misère du peuple et en avait fait une désolante peinture ; il n’avait indiqué ni une méthode, ni des procédés généraux pour la faire cesser et n’avait proposé que des remèdes empiriques qu’aucune personne, tant soit peu au courant des questions fiscales, ne pouvait accepter. Les effets de la dîme ecclésiastique étaient trop visibles pour que la dîme royale pût jamais être établie.

Son ouvrage et celui de Boisguilbert étaient antérieurs à la famine de 1709 ; les deux écrivains avaient en quelque sorte prédit les désastres que la France allait subir et dont des guerres ruineuses et des folies fastueuses étaient, avec le régime réglementaire, les causes principales.

L’Essai politique sur le commerce de Melon fut publié un demi-siècle plus tard, en 1734[12], après l’expérience du système de Law. Le petit ouvrage de l’ancien secrétaire du Régent marque déjà un progrès notable dans les idées. Il eut un grand succès, bien qu’il ait été rédigé sans plan visible, mais il avait eu des contradicteurs puissants et cette circonstance avait contribué à le rendre populaire. Il resta longtemps le vade-mecum de tous ceux qui devisaient sur le commerce. C’est dans ce livre que Voltaire a puisé les opinions qu’il soutint toute sa vie, ainsi que l’a signalé M. Espinas.

Melon posait en principe que le commerce est l’échange du superflu sur le nécessaire et admettait après Boisguilbert que « la force d’un pays vient, non de ses mines d’or, non de l’argent qu’il possède », mais de « sa plus grande quantité de denrées de première nécessité ».

Il voulait que le commerce fût libre. « Le commerce ne demande que liberté et protection », telle était sa formule. Melon sentait que la réglementation et l’esprit de monopole s’opposaient au perfectionnement de l’outillage industriel. « Il a été proposé, racontait-il, de procurer à une capitale de l’eau abondamment par des machines faciles et peu coûteuses. Croirait-on que la principale objection qui, peut-être, en a empêché l’exécution a été la demande : que deviendront les porteurs d’eau ? »

Mais en même temps l’auteur de l’Essai comptait naïvement sur l’intervention du gouvernement pour amener l’accroissement de la population et prétendait que les variations de valeur de la monnaie sont sans importance ; il conseillait même de modifier de force cette valeur afin d’accroître le rendement des impôts par la cherté générale qui serait la conséquence de la mesure.

La cherté lui semblait désirable en tout temps non seulement pour les grains, mais pour toutes choses. « Le commerce ne peut être florissant que lorsque chacun se sert à son plus grand avantage de tout ce qui lui appartient ; si quelqu’une de ses parties est sans valeur, le propriétaire n’achète plus la denrée de son voisin, à qui cette denrée devient par là superflue. Ainsi l’avilissement de la denrée décourage le laboureur hors d’état de payer l’imposition. »

Melon avait dit pourtant ailleurs : «  L’abondance ne peut être nuisible ; les hommes ne travaillent que pour donner la plus grande quantité ; comment pourrait-elle être pernicieuse ? »

Cette contradiction provenait de ce que l’ancien secrétaire du Régent était dominé par des préoccupations fiscales et par le souvenir du Système ; croyant que la valeur de la monnaie est purement conventionnelle, il s’imaginait que le Gouvernement peut assurer tout à la fois l’abondance et la cherté.

Du Tot n’eut pas de peine à prouver que les rois n’avaient jamais tiré des mutations de monnaies qu’un bénéfice apparent et bien faible en comparaison du dommage qu’ils en recevaient dans la suite et des pertes que subissait la nation. « Les monnaies, dit-il, sont l’instrument nécessaire de nos échanges réciproques et la mesure qui règle la valeur des biens échangés ; il ne faut pas plus y toucher qu’aux autres mesures[13]. »


Des ouvrages dont nous venons de parler, le Détail de la France est celui qui a exercé sur Quesnay le plus d’influence.

Dans la Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en France à former la science de l’Économie politique, insérée en juillet 1769 dans les Éphémérides du Citoyen, Du Pont de Nemours, énumérant les économistes antérieurs à Quesnay, n’a pas parlé de Boisguilbert, mais il s’en est excusé trois mois plus tard :

« Il est bien étonnant que nous l’ayons oublié, puisqu’il est un des premiers que nous ayons lus. Son ouvrage… est singulièrement précieux par la sagacité avec laquelle l’auteur avait reconnu, ce que tout le monde ignorait de son temps, la nécessité de respecter les avances des travaux utiles et les avantages de la liberté du commerce. »

Du Pont de Nemours fit ensuite l’éloge de Boisguilbert et ajouta : « En voici assez pour réparer notre omission[14]. »

Quesnay, dans les notes des Maximes qui suivent le Tableau économique et sur lesquelles nous reviendrons, avait écrit dix ans auparavant :

« Le dépérissement d’un État se répare difficilement. Les causes destructives qui augmentent de plus en plus rendent inutiles toute la vigilance et tous les efforts du ministère, lorsqu’on ne s’attache qu’à en réprimer les effets et qu’on ne remonte pas jusqu’au principe : ce qui est bien prouvé par l’auteur du Livre intitulé le Détail de la France sous Louis XIV… Par une meilleure administration on aurait pu, en un mois, augmenter beaucoup l’impôt et enrichir les sujets en abolissant une imposition destructive et en ranimant le commerce extérieur des grains, des vins, des laines, des toiles, etc. Qui aurait osé entreprendre une telle réforme dans des temps où l’on n’avait plus d’idées du gouvernement économique d’une nation agricole ? On aurait cru alors renverser les colonnes de l’édifice[15]. »

Le marquis de Mirabeau, dans la Théorie de l’Impôt, a aussi signalé les services rendus par Boisguilbert, et, plus tard, dans l’Éloge funèbre de Quesnay, il a dit :

« Je commençai dans le temps mes Éloges des hommes à célébrer, par rendre justice au célèbre Boisguilbert, trop oublié de ses concitoyens volages. »

Il est donc inexact de prétendre, ainsi qu’on l’a fait, que les physiocrates et Quesnay en particulier aient méconnu ce qu’ils pouvaient devoir à l’auteur du Détail.


Locke a contribué aussi à instruire Quesnay, sinon directement, du moins par les extraits qu’a faits, des écrits économiques du philosophe écossais, Dupré de Saint-Maur, en tête de son Essai sur les Monnaies[16], où Quesnay a puisé presque toutes les données statistiques dont il a eu besoin.

Signalons seulement quelques-uns de principes contenus dans ces extraits :

« L’argent est une marchandise qui, comme toutes les autres, hausse ou baisse.

» L’intérêt de l’argent ne saurait être sur un pied toujours uniforme. Il est pourtant nécessaire de le resserrer dans certaines bornes pour permettre aux tribunaux de se prononcer quand il n’y a aucune convention entre les parties. Il faut aussi protéger la jeunesse et l’indigence contre l’usure.

» La richesse d’un État ne consiste pas à avoir plus d’argent qu’un autre, mais à en avoir à proportion plus que ses voisins et à en faire un meilleur usage.

» Il n’y a que deux voies pour enrichir un État qui n’a point de mines en propre : les conquêtes et le commerce.

» Ce n’est pas l’excellence des choses, non plus qu’une addition ou une augmentation de valeur intrinsèque qui rend le prix des choses plus ou moins grand, mais la quantité de l’espèce à vendre comparée à la consommation qu’on en peut faire. L’air et l’eau ne se vendent point. »


III.


On a fait de Cantillon un précurseur des Physiocrates. C’est trop dire.

L’Essai sur la nature du Commerce ne fut publié qu’en 1755, bien qu’il eût été écrit longtemps auparavant. Gournay en recommanda la lecture à ses amis, mais il traduisit et conseilla de traduire d’autres ouvrages étrangers d’opinions très différentes. Le marquis de Mirabeau, qui possédait le manuscrit de l’Essai, s’en servit pour écrire l’Ami des Hommes ; mais le marquis n’était pas alors physiocrate.

Quant à Quesnay, il a cité l’Essai de Cantillon, ainsi que d’autres ouvrages récents, dans son article Grains ; mais il a dû rédiger son article Fermiers en 1755, l’année même où parut ce Essai.

L’ouvrage de Cantillon ne nous paraît pas d’ailleurs avoir l’importance théorique que quelques auteurs modernes lui ont attribuée.

Cantillon connaissait bien les principes admis de son temps sur la monnaie, les banques, les prix. Il a émis sur quelques questions des opinions ingénieuses ; en parlant de la formation des villes, il a entrevu les phénomènes de concentration des forces ; à propos de l’intérêt de l’argent, il a compris qu’il ne pouvait être limité par la loi. Mais les généralités qui forment la partie principale de son exposé sont d’un intérêt médiocre.

Ce qui a fait dire que l’Essai sur le Commerce était la source des idées physiocratiques, c’est la phrase placée au début du livre :

« La terre est la source ou la matière d’où on tire la richesse ; le travail de l’homme est la forme qui la produit, et la richesse elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie. »

Mais les conséquences que Cantillon a tirées de sa proposition première ne ressemblent nullement au système de Quesnay.

Cantillon en arriva à dire que « la multiplication ou le décroissement des peuples dépend des propriétaires ». Il prétendit que le prix des marchandises est en raison de la quantité de terre et de travail qui entre dans leur production. « Il n’y a jamais, dit-il, de variation dans la valeur intrinsèque des choses, mais l’impossibilité de proportionner la production à la consommation cause une variation journalière et un flux et reflux perpétuel dans les prix du marché. Comme ceux qui travaillent doivent subsister du produit de la terre, la valeur intrinsèque d’une chose peut être mesurée par la quantité de terre qui est employée pour sa production et par la quantité de travail qui y entre, c’est-à-dire par la quantité de terre dont on attribue le produit à ceux qui y ont travaillé. » En conséquence, puisque toutes les terres appartiennent au Prince et aux propriétaires, toutes les choses qui ont une valeur intrinsèque ne l’ont qu’à leurs dépens. « M. le chevalier Petty, dans un petit manuscrit de l’année 1685, regarde ce pair, en équation de la terre et du travail, comme la considération la plus importante dans l’arithmétique politique. »

Enfin Cantillon a avancé que plus il y a de travail dans un État, plus il est censé riche ; mais que si ce travail est appliqué à exploiter des mines l’or et d’argent ou à attirer des métaux précieux en échange de produits manufacturés, l’État est réellement riche, car ce qui semble déterminer la grandeur des États est l’existence de réserves en marchandise ou en argent pour acheter les choses nécessaires en cas de besoin.

On ne saurait voir dans ces assertions, contradictoires et non personnelles à l’auteur, l’origine des idées physiocratiques.


On a cité aussi d’Argenson comme précurseur de Quesnay. Aucun écrit de d’Argenson n’a été publié de son vivant en dehors de quelques articles donnés au Journal économique. Des notes de cet homme estimable ont circulé en manuscrit ; ses opinions étaient connues ; on savait qu’il était hostile à la réglementation. On connaissait la formule qu’il a expliquée dans ses Mémoires : « Pour mieux gouverner, il faudrait gouverner moins… Toutes les autres nations nous haïssent et nous envient. Et nous, ne les envions point ; si elles s’enrichissent… elles nous prendront davantage de nos denrées : elles nous rapporteront davantage des leurs et de leur argent. Détestable principe que celui de ne vouloir notre grandeur que par l’abaissement de nos voisins ! Il n’y a que la méchanceté et la malignité du cœur de satisfaites dans ce principe et l’intérêt y est opposé. Laissez faire, morbleu ! laissez faire. »

Mais d’Argenson opinait par sentiment ; il n’était nullement un théoricien. On pourrait avec autant ou aussi peu de raisons classer parmi les précurseurs de Quesnay tous les personnages ou écrivains qui ont émis avant lui quelque idée juste sur des sujets touchant l’Économie politique. L’abbé de Saint-Pierre, tout mercantiliste qu’il fut, n’a-t-il pas dit :

« Quand il se fait une vente entre marchands, le vendeur y gagne et l’acheteur aussi, car dans un gain réciproque et réel ou apparent, ni le vendeur ne vendrait à tel prix, ni l’acheteur de son côté, n’achèterait à tel prix. »

Ce qui est incontestable, c’est qu’au moment où Quesnay écrivit pour l’Encyclopédie, un grand nombre d’ouvrages ayant bien le caractère d’ouvrages économiques furent publiés, grâce, en partie, aux efforts de Gournay.

Les meilleurs sont les Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne (1754) de Plumart de Dangeul et l’Essai sur la police des grains (1755) d’Herbert ; Quesnay les a cités dans son article Grains. Le Journal économique, fondé en 1751, avait publié aussi des traductions anglaises ou des notes d’un certain intérêt.

Les Essais économiques de Hume, où la théorie de la balance du commerce était battue en brèche, avaient été traduits dès leur apparition, fort mal d’ailleurs, en 1752, par Mlle de la Chaux et en 1754 par l’abbé Leblanc[17].

Enfin dans l’Encyclopédie se trouvaient déjà les articles Change et Commerce de Forbonnais qui, réunis, formèrent un véritable traité[18].

Que Quesnay ait profité de ces divers ouvrages[19], c’est très probable ; mais qu’il ait tiré ses idées « fortes et nouvelles » d’écrits parus la veille, il est impossible de l’admettre.

Nous venons de citer Forbonnais. Comme cet auteur a été le principal adversaire des physiocrates, disons dès à présent quelques mots de ses idées.

Dans l’Encyclopédie, il avait abouti aux conclusions ci-après :

Lorsque l’introduction des marchandises étrangères nuit à la consommation des produits manufacturés par la nation, l’État perd : 1o la valeur d’acquisition des produits étrangers ; 2o celle des salaires qu’auraient gagnés les ouvriers nationaux employés à faire des objets similaires ; 3o celle des matières premières qui aurait été tirées du sol national ; 4o le bénéfice que la circulation de toutes ces valeurs aurait procuré aux citoyens ; 5o les ressources que le prince aurait pu tirer de l’accroissement d’aisance qui en aurait été la suite.

Forbonnais admirait l’acte de navigation de Cromwell ; il louait le système des primes à l’exportation des grains adopté par l’Angleterre en 1689. Il disait aussi :

« Chaque pays est libre de créer des manufactures comme il l’entend. Libre également à lui d’établir des droits de prohibition pour les défendre. »

Lorsque se posa la question de la liberté du commerce des indiennes, il soutint contre Morellet, Abeille et Gournay le système des prohibition.

Forbonnais était donc un protectionniste, et il faut bien peu connaître ses écrits pour le représenter comme un économiste libéral, ainsi qu’on l’a fait, il y a quelques années, lors de la publication de notre volume sur Vincent de Gournay.

Il avait beaucoup plus de compétence en histoire financière qu’en économie politique. Ses Considérations sur les finances d’Espagne (1753) avaient été justement remarquées ; par ses Recherches et ses Considérations sur les finances, il a acquis et conservé une réputation méritée.

Quesnay n’était pas un érudit en matière économique. Il avait lu, mais il avait plus encore observé et réfléchi. Selon toutes vraisemblances, « il a nourri ses idées en silence avant de les mettre au jour », ainsi que l’a dit de Lavergne, et il les a nourries en considérant les faits suggestifs qui se passaient sous ses yeux. Il chercha dans la nature ce qui n’est pas dans les livres, a dit aussi Du Pont de Nemours.

Fils de paysans de la Beauce, ayant vécu longtemps dans un rayon peu éloigné de Paris, il avait pu voir les effets des famines des dernières années du règne de Louis XIV et de celle de 1723. Il avait pu constater avec quelle violence et quel arbitraire la police pourvoyait par réquisitions à l’approvisionnement de Paris. Il connaissait la misère des campagnes.

Transporté par les circonstances à Versailles, il y fut témoin de l’égoïsme des gens de cour et de l’énorme fortune des traitants ; attaché au service d’une femme qui, parce qu’elle était supérieure en beauté, se croyait apte à mener les destinées de la France ; approchant un roi trop enclin à la paresse pour agir par lui-même et des hommes d’État improvisés qui n’avaient que des vues empiriques, il put croire qu’en appliquant à la science du gouvernement la méthode dont il avait fait usage dans les sciences médicales, il pourrait exercer une bienfaisante influence.

Comme l’abbé de Saint-Pierre, logé aussi à la cour, en qualité d’aumônier de Madame, mère du Régent, il pouvait dire :

« Je n’ai fait qu’acheter une petite loge pour voir de plus près les acteurs… Je vois jouer tout à mon aise les premiers rôles et je les vois d’autant mieux que je n’en joue aucun, que je vais partout et que l’on ne me remarque nulle part. Je vois ici notre gouvernement dans sa source et j’entrevois déjà qu’il serait facile de le rendre beaucoup plus honorable pour le roi, plus commode pour ses ministres et beaucoup plus utile pour les peuples. »

Les suppositions que l’on peut faire sur les sentiments intimes de Quesnay sont confirmées par le langage que tint le marquis de Mirabeau, lorsqu’il prononça l’Éloge funèbre de son ami :

« Je ferai voir d’où il est parti, où il est arrivé, quel emploi il fit de ses talents, de son génie, de sa faveur ; je dissiperai les ombres que l’envie voulut répandre sur sa carrière, en lui faisant un crime d’avoir rassuré une tête faible, effrayée, et émoussé ainsi l’arme meurtrière que l’intrigue, hideuse et toujours active, avant-courrière des crimes réfléchis et préparés, présente sous toutes les formes à toute illégitime autorité. »

Un ambitieux aurait usé de la faveur de « l’illégitime autorité » pour pousser ses amis et se pousser lui-même. Quesnay songea surtout à faire prévaloir les solutions que ses réflexions lui suggéraient, offrant le spectacle unique en son genre d’un sexagénaire[20] qui renonce aux études de toute sa vie pour se livrer à des recherches sur des sujets à peine explorés par d’autres.

Les circonstances s’y prêtaient.

La question des subsistances qui avait été, avec celle des finances, l’objet des préoccupations constantes des gouvernants au XVIIIe siècle semblait devoir être prochainement résolue.

Jusque-là, on avait copié, pour remédier aux disettes ou pour les prévenir, les mesures usitées au moyen âge. Cependant, aux temps féodaux, la réglementation n’était que locale et temporaire ; elle disparaissait avec la disette. Au XVIe siècle, quand la féodalité fut à peu près détruite et les pouvoirs concentrés dans la main du roi, les légistes avaient entrepris de soumettre le commerce des grains de toute la France à un régime uniforme et permanent. Mais leurs tentatives de centralisation ne furent pas immédiatement suivies d’effet.

Sous Henri IV, grâce à l’influence de Sully, le commerce des grains fut presque libre et l’exportation des céréales favorisée.

Avec Colbert, au contraire, la réglementation avait reparu. Ses successeurs l’aggravèrent ; dans la dernière partie du règne de Louis XIV et, après la Régence, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, elle fut à peu près permanente.

Machault, en dernier lieu, réédita une ancienne prescription que le chancelier de l’Hôpital avait introduite dans les lois de son temps, dont Jean Bodin et Étienne Pasquier s’étaient moqués, et qui consistait à empêcher de planter en vignes les terres qui pouvaient être ensemencées en céréales.

L’exportation des grains était presque constamment interdite, soit hors du royaume, soit d’une province à l’autre. Les gouvernants, sous prétexte de protéger le consommateur, écrasaient le cultivateur déjà courbé sous le poids des impôts en lui enlevant la faculté d’écouler ses produits au mieux de ses intérêts.

L’agriculture payait en réalité les frais du système mercantile. Les obstacles à la sortie faisaient tomber le prix des grains à presque rien en temps d’abondance ; le blé était jeté au fumier faute d’écoulement possible ; les paysans, sans ressources, diminuaient leur production ; l’abondance préparait la disette. Les obstacles mis à la vente des grains à l’intérieur, qui complétaient les mesures destinées à « procurer au peuple des subsistances en abondance et à bon marché », ainsi qu’il est dit dans une ordonnance royale, l’obligation, par exemple, de vendre sans pouvoir les remporter, les grains qui étaient apportés sur un marché ou mis en route pour les y amener, empêchaient en tout temps les paysans d’obtenir la rémunération normale de leurs efforts.

Le contrôleur général, Moreau de Séchelles, venait de modifier les errements administratifs.

Un arrêt du 17 septembre 1754 avait donné la liberté au commerce des grains à l’intérieur du royaume et autorisé pour une durée indéfinie les provinces du Languedoc et d’Auch à exporter des grains par les ports d’Agde et de Bayonne.

Vincent de Gournay, intendant du commerce, n’avait pas été, selon toutes vraisemblances, étranger à la réforme.

Quesnay y prit-il part ? Rien ne l’établit. Mais il reçut la noblesse en 1752 ; il était, à cette époque, déjà regardé comme un penseur ; il ne dut point rester indifférent en face d’une réforme qui répondait à ses désirs et qu’il défendit avec force dans ses articles de l’Encyclopédie. Nous verrons plus loin par quels procédés il s’efforça d’intéresser le roi et Mme de Pompadour aux problèmes dont il croyait avoir trouvé la solution.


IV.


L’idée dominante du premier des articles de Quesnay, l’article Fermiers, est que la production agricole ne peut exister ni sans avances préalables — c’est-à-dire sans capitaux, — ni sans gains pour le producteur, ni sans débouchés pour les produits.

Après Boisguilbert et Vauban, Quesnay montrait le paysan accablé d’impôts, écrasé sous le poids de la milice et des corvées et n’ayant pas la liberté de vendre ses récoltes où il avait intérêt à le faire.

Il comparait la grande et la petite culture. Les définitions qu’il donnait de l’une et de l’autre étaient basées sur une distinction presque puérile : l’emploi des chevaux pour le labour dans l’une, l’emploi des bœufs dans l’autre. Mais les conséquences qu’il tirait de sa comparaison étaient exactes.

Il voyait, dans la grande culture, de riches fermiers, faisant à la terre de larges avances, tirant du sol de fortes récoltes et ayant des profits convenables. Il voyait au contraire dans la petite culture de pauvres métayers qui, ne disposant comme instruments de production que du bétail fourni par leurs propriétaires, n’obtenaient que de maigres produits et restaient misérables.

Comme les fermiers riches étaient en petit nombre, la majeure partie du sol cultivable de la France était, pour ainsi dire, en friche. Quesnay attribuait cette situation fâcheuse à trois causes :

À la désertion des campagnes par les enfants des laboureurs ;

Aux impositions arbitraires qui enlevaient toute sécurité aux capitaux employés dans la culture ;

Aux gênes apportées au commerce des grains.

Certains politiques, dont, prétendait-on, le surintendant d’O, avaient posé en principe que l’indigence des campagnes était un aiguillon nécessaire pour obliger les paysans à se livrer au rude travail de la terre. En matière fiscale, la taille arbitraire semblait avoir été organisée pour empêcher les capitaux d’aller à l’agriculture ; car le cultivateur devait dissimuler ses ressources pour ne pas être frappé trop rudement par le collecteur. En matière économique, les gouvernants, songeant à protéger l’industrie et voulant assurer aux habitants des grandes villes une nourriture suffisante et à bon marché, entendaient forcer le paysan à vendre son blé à bas prix ; un grand nombre d’ordonnances royales avaient été rendues en ce sens ; on avait été jusqu’à permettre à quiconque de cultiver les terres que les laboureurs abandonnaient. Ruiné en temps d’abondance par l’abondance même, ruiné en temps de disette parce qu’alors, la hausse des prix ne compensait pas l’insuffisance des quantités, vexé en tout temps, le cultivateur réduisait peu à peu sa production. Ses enfants, pressés d’échapper à la misère, allaient peupler les villes pour d’infimes salaires.

Quesnay évaluait la production annuelle en blé à 42 millions de setiers ; il estimait, qu’avec une bonne culture, elle pourrait s’élever à 70 millions de setiers (109 millions d’hectolitres), ce qui correspond à peu près à notre production actuelle en froment, bien que notre sol fournisse encore une foule d’autres produits. Il reconnaissait que cette énorme quantité excéderait les besoins de la consommation indigène, mais il pensait que les grains non employés pourraient être exportés et qu’à la culture du blé pourrait être substitué l’élevage sur une partie du territoire, de manière à produire de la viande, à faire des laines et à avoir ainsi des éléments d’exportation.

Pour atteindre le but, il fallait donner la sécurité aux cultivateurs en réformant l’assiette de l’impôt et en rendant libre le commerce des céréales. Alors les capitaux et les hommes iraient à la culture ; la France verrait augmenter sa population, ses richesses et sa puissance.

Quesnay exagérait assurément les conséquences immédiates des réformes qu’il réclamait ; mais il voyait clairement les causes principales qui s’opposaient, de son temps, aux progrès de l’industrie agricole.

Ses idées étaient tirées en partie de Boisguilbert, mais elles étaient plus fermes, surtout quant à l’influence des capitaux sur la production.


Le premier article de Quesnay n’était qu’un essai. L’article Grains en fut le développement.

Les gouvernants ont voulu, dit plus nettement Quesnay, favoriser les industries de luxe en prohibant les produits étrangers ; ils ont voulu faire baisser de force le prix du blé en interdisant l’exportation des grains. Ils ne sont parvenus qu’à ruiner l’agriculture et à réduire les débouchés du commerce extérieur.

La liberté d’exportation des grains est le seul moyen d’empêcher les non-valeurs de blé. Grâce à elle, les prix de l’intérieur se mettent au niveau des prix du dehors, sans que, pour cela, les subsistances diminuent ; les quantités exportées sont toujours peu importantes ; elles n’atteignent au maximum que deux millions de setiers (environ 3 millions d’hectolitres).

Recherchant ensuite ce que pourraient être la production et la richesse de la France si son sol était partout cultivé en grande culture, Quesnay inséra dans son article une statistique agricole qui n’est pas dénuée d’intérêt. Il termina en posant une série de maximes où tout un plan d’administration était dressé, un plan nouveau, entièrement opposé aux principes qui avaient prévalu depuis Colbert.

Les « Maximes d’un gouvernement agricole », ainsi qu’il les a appelées, sont au nombre de quatorze et sont accompagnées d’explications plus ou moins étendues[21] qui en atténuent la raideur apparente. Ainsi la première maxime : « Les travaux d’industrie ne multiplient pas les richesses », est expliquée en ces termes :

« Les travaux d’agriculture, après avoir couvert les frais de main-d’œuvre et procuré des gains aux laboureurs donnent encore des revenus aux biens-fonds. Les travaux d’industrie couvrent les frais de fabrication et donnent des gains aux marchands, mais ils ne produisent rien au delà. »

L’erreur de Quesnay au sujet de la stérilité relative de l’industrie provenait en partie de ce qu’il faisait en quelque sorte une hiérarchie des besoins. Celui de l’alimentation étant le plus impérieux, il en concluait que la production agricole est la production la plus utile ; l’erreur s’explique à une époque où les subsistances n’étaient pas toujours suffisantes.

De là à prétendre que l’industrie est, non pas inutile, ainsi qu’on l’a fait dire si souvent aux Physiocrates, mais stérile ou non productive de richesses ; qu’elle se borne à transformer les matières premières et à en augmenter la valeur vénale par addition des frais de main-d’œuvre, sans rien créer ; que la terre, au contraire, rend en richesses nouvelles plus que l’agriculteur ne lui donne en avances et que les richesses se multiplient à mesure que les avances faites à la terre augmentent, il n’y avait qu’un pas, que Quesnay a franchi.

C’est, d’après lui, du produit net de la terre que vient la richesse d’un pays agricole. Tout ce qui gêne la formation du produit net et l’emploi des capitaux qui en favorisent la formation, tout ce qui tend à écarter les hommes et les capitaux de l’agriculture est une cause de ruine. En même temps, Quesnay combattait résolument le système mercantile qui avait placé la source de la richesse dans la monnaie.

Il faisait remarquer, dans ses explications, que le commerce extérieur se fait en marchandises contre marchandises aussi bien qu’en marchandises contre argent ; il précisait, dans ses maximes, que la richesse d’une nation ne consiste pas dans la masse de ses richesses pécuniaires. Il montrait qu’une nation qui tirerait de son sol et de son industrie tout ce dont elle a besoin n’aurait ni commerce extérieur, ni balance du commerce, et serait néanmoins une nation riche. Il disait que les mesures dirigées contre les peuples voisins sont toujours accompagnées ou suivies de représailles et que la vente de produits à l’étranger a nécessairement pour corrélatif l’achat de produits nationaux par l’étranger.

Dès la première période de son activité économique Quesnay se montra donc libre échangiste. Il repoussait toute protection douanière pour les industries nationales, contrairement à ce que Hume semblait admettre à la même époque. Il n’en demandait pas pour le blé bien qu’il se plaignît de l’avilissement du prix des denrées. On ne se le représente nullement tel que l’a montré un critique trop plaisant : « président ou rapporteur de notre commission des douanes, proposant de nouvelles taxes douanières pour remédier à la mévente du blé ou du vin ou appuyant au Reichstag allemand la motion Kanitz sur le commerce des céréales. »

Il expliquera bientôt qu’on ne peut vendre sans acheter, que l’on ne fait de commerce qu’avec les voisins riches, qu’un pays doit ouvrir ses frontières même aux voisins qui ferment les leurs.

« Tout commerce doit être libre, dit-il déjà dans l’Encyclopédie, parce qu’il est de l’intérêt des marchands de s’attacher aux branches du commerce extérieur les plus sûres et les plus profitables. Il suffit au gouvernement de veiller à l’accroissement des revenus des biens-fonds, de ne point gêner l’industrie, de laisser aux citoyens la facilité et le choix des dépenses ; de ranimer l’agriculture par l’activité du commerce ; de supprimer les prohibitions et les empêchements préjudiciables au commerce intérieur et extérieur ; d’abolir les péages excessifs sur les voies de communication ; d’éteindre les privilèges qui nuisent au commerce. »

Au sujet spécialement de la liberté de l’exportation des grains qui était alors en discussion, Quesnay disait que les progrès du commerce et de l’industrie marchent ensemble et que l’exportation des grains n’enlève jamais qu’un superflu, qui n’existerait pas sans elle, puisque personne n’aurait intérêt à le faire naître en l’absence de débouchés possibles, qu’elle entretient ainsi l’abondance et augmente les revenus du royaume.

Il ajoutait : L’accroissement des revenus augmente la population en permettant d’augmenter la consommation ; où il y a des dépenses, il y a des gains, où il y a des gains, viennent les hommes. Ainsi par des moyens très simples, un souverain peut faire dans ses propres États, des conquêtes bien plus avantageuses que celles qu’il entreprendrait sur ses voisins.

Revenant enfin sur les réflexions qu’il avait présentées dans l’article Fermiers, il insistait sur l’utilité de l’emploi des capitaux dans la culture. « La mauvaise culture exige beaucoup de travail, mais faute des dépenses nécessaires, ce travail est infructueux. Le laboureur succombe et les bourgeois imbéciles attribuent ses mauvais succès à la paresse ; ils croient qu’il suffit de labourer la terre pour la faire produire ! »

Au sujet du rôle du gouvernement, il disait aussi :

« On s’imagine que le trouble que peut causer le gouvernement dans la fortune des particuliers est indifférent à l’État, parce que, si les uns deviennent riches aux dépens des autres, la richesse existe également dans le royaume. Cette idée est fausse et absurde ; car les richesses ne se soutiennent pas elles-mêmes ; elles ne se conservent et ne s’augmentent qu’autant qu’elles se renouvellent par leur emploi dirigé avec intelligence. »

Grimm a traité les articles de Quesnay d’obscurs et de louches. Grimm était incapable de les comprendre. Ils ont contribué plus que nul autre écrit à la chute du mercantilisme et du colbertisme. Leur auteur semble avoir voulu réfuter les opinions restrictives exposées dans l’Encyclopédie même par Forbonnais. Malgré les erreurs qu’il a commise, il a atteint son but.


V.


Quesnay, avons-nous dit, avait préparé d’autres articles. Du Pont de Nemours a écrit à ce sujet en 1767 dans les Éphémérides du Citoyen :

« M. Quesnay avait aussi composé les mots : Intérêt de l’argent, Impôt, Hommes. Mais lorsque le Dictionnaire a cessé de se faire publiquement et sous la protection du Gouvernement, il n’a pas cru devoir continuer d’y concourir. Il a gardé ses manuscrits qui sont présentement entre nos mains et dont nous n’avons sûrement pas envie de frustrer nos compatriotes qui connaissent aujourd’hui le prix et l’utilité des écrits de ce genre mieux qu’ils ne le faisaient en 1757. »

La promesse de Du Pont de Nemours n’a été tenue que pour l’Intérêt de l’argent. Ainsi que nous l’avons déjà dit, le travail qui fut inséré à ce sujet dans le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances devait ressembler beaucoup à celui qui avait été préparé pour l’Encyclopédie, s’il n’était pas ce travail même.

Quesnay admet dans le Journal de l’Agriculture, la légitimité du prêt à intérêt ; mais partant de l’idée que la terre seule donne un revenu net et que l’argent ne peut rien produire par lui-même ; il prétend que le taux de l’intérêt ne doit pas dépasser sans injustice le revenu qu’il serait possible de tirer d’un bien-fonds avec l’argent prêté, que le taux du revenu foncier est le taux naturel de l’intérêt de l’argent, et que ce dernier doit être réglementé. Quesnay trouve contradictoire d’admettre, d’une part, que l’intérêt peut librement varier et, d’autre part, que des rentes à long terme et à taux fixe peuvent être constituées. Il estime enfin que les emprunteurs ne sont pas placés, pour conclure un contrat de prêt, dans une situation aussi favorable que les prêteurs.

Lorsque le taux de l’intérêt dépasse le taux naturel, affirme-t-il, l’excédent est payé par la nation ; c’est là un abus dangereux, surtout quand l’État est l’emprunteur, car la nation supporte alors un fardeau qui excède ses forces.

Quesnay suivait les idées réglementaires le Locke ; en condamnant les emprunts d’État à longue durée, il pensait sans doute, comme Vincent de Gournay[22], que les charges des emprunts déjà contractés pouvaient et devaient être réduites par voie de conversion.

En publiant les Observations de son maître, Du Pont de Nemours ajouta cette note énigmatique : « Nous souhaitons que cet ouvrage s’attire une réplique beaucoup plus que nous ne l’espérons. » La réplique, ou plutôt la réfutation, est venue plus tard ; elle est contenue dans le travail de Turgot sur l’usure[23].

Lorsque Du Pont de Nemours a dans sa Notice abrégée fait le résumé des divers ouvrages publiés par les Physiocrates, il a dénaturé quelque peu les vues de Quesnay ; lorsqu’il a réuni dans la Physiocratie les articles donnés par ce dernier au Journal de l’Agriculture, du commerce et des Finances, il n’a pas reproduit les Observations relatives à l’intérêt de l’argent.

De ces petits faits qui se sont passés sous les yeux de Quesnay, on peut induire, ainsi que nous l’avons déjà fait ailleurs[24], que le docteur avait renoncé à ses idées réglementaires. C’est un exemple des modifications qu’ont subies peu à peu les opinions physiocratiques sous l’influence des divers membres de l’école.

Ce serait, en effet, une erreur de croire que leur système soit sorti tout formé du cerveau de son fondateur Quesnay. Il a été constitué peu à peu, il a été présenté au public peu à peu, tant par le maître que par ses élèves, dans des articles, dans des brochures, dans des livres, avec des modifications successives. Quesnay a profité des recherches et des réflexions de ses amis et aussi de ses adversaires : ses disciples ont apporté des amendements et des compléments à ses doctrines, chacun contribuant à l’œuvre commune avec les tendances particulières de son esprit. Aussi ces doctrines ne coïncident-elles pas dans le détail quand on les prend dans des auteurs différents ou à des dates différentes, soit tout à fait à leur naissance, soit en 1767 dans la Physiocratie, soit en 1775 au lendemain de la mort de Quesnay et à la veille de la publication de la Richesse des nations d’Adam Smith, soit ultérieurement, chez les publicistes de plus en plus rares, qui restèrent fidèles au système.


L’existence de l’article Hommes à la Bibliothèque nationale a été signalée par M. le Dr Bauer de Vienne, il y a quelques années[25]. Le manuscrit est d’un copiste ignorant ; le texte est souvent obscur ; c’est une ébauche non revue par l’auteur. On y trouve pourtant des réflexions intéressantes, dont voici le résumé :

« Les hommes font la puissance des États ; les besoins multiplient les richesses ; car sans besoins, il n’y aurait pas de consommations et, sans consommations, la production serait sans objet. Les richesses sont les revenus et non la masse pécuniaire. Si l’Angleterre a des revenus égaux à ceux de la France, elle est plus riche, puisqu’elle est moins étendue et moins peuplée.

» La population française a considérablement diminué depuis le milieu du XVIIe siècle ; les guerres ont détruit un grand nombre d’hommes et supprimé les générations qu’ils auraient fait naître. La milice, conséquence des armées permanentes, a réduit la population des campagnes. L’intolérance religieuse a chassé les hommes du territoire. Le bas prix des denrées, le défaut de capitaux dans la culture et la misère du bas peuple ont arrêté la production agricole.

» On a voulu avoir de puissantes armées de terre et on a négligé la marine, qui aurait favorisé la navigation commerciale. Les vendeurs ont besoin d’acheteurs ; les uns et les autres sont acheteurs et vendeurs.

» On s’est imaginé que le commerce devait être réservé aux nationaux ; ce monopole n’a été suggéré que par l’intérêt particulier des commerçants. Ce n’est pourtant pas le moyen d’assurer le débit des productions que d’interdire l’entrée des ports aux étrangers !

» On a voulu que les subsistances soient abondantes, et on a empêché l’exportation des produits du sol. Or, l’abondance sans gains pour le producteur engendre la misère et amène la dépopulation. L’accroissement du nombre des hommes est incompatible avec l’absence de richesses, avec l’absence de sûreté pour les biens et de liberté pour les personnes.

» L’abondance n’est profitable que si les prix de vente couvrent les frais de production. C’est l’aisance et non la misère qui est l’aiguillon du travail ; c’est l’aisance qui encourage les hommes à avoir des enfants qui leur succéderont dans leurs professions.

» L’argent n’est pas la richesse ; c’est le moyen de se procurer des richesses qui ont le même pouvoir d’achat que l’argent. Pour s’enrichir, il ne faut pas chercher à prendre l’argent de ses voisins, à leur vendre cher quelques marchandises de luxe pour leur acheter cher, en échange, quelques autres marchandises ; il faut leur vendre des produits au prix réel, au prix fondamental.

» Quel est ce prix ? C’est celui qui s’établit chez les diverses nations, quand le commerce extérieur est libre, d’après ce qui est moyennement nécessaire pour couvrir les frais de production. Quand le commerce est gêné, les prix tombent en temps d’abondance au-dessous de ces frais ; en temps de disette, ils ne montent pas assez haut pour être rémunérateurs. Il n’y a pas compensation d’une année à l’autre pour les acheteurs qui consomment toujours la même quantité. Il n’y en a pas non plus pour les producteurs dont les quantités à vendre subissent d’énormes variations.

» En conséquence, sans liberté commerciale, les richesses diminuent et la population décline, car son accroissement dépend de l’accroissement des richesses, c’est-à-dire du bon emploi des hommes et du bon emploi des richesses.

» Les hommes produisent les richesses non pas avec leurs bras, mais avec un travail intelligent et utile ; et le travail n’acquiert cette double qualité que si les hommes sont déjà dans l’aisance. Il ne faut pas comprendre dans la population profitable à l’État les familles en non-valeurs ; les hommes, comme les terres, tombent en friche, lorsqu’ils sont épuisés.

» Les richesses proviennent, en somme, de deux sources : du sol d’où les tire le travail humain et de l’échange qui permet de vendre les produits du sol pour obtenir les moyens de satisfaction qui font défaut. L’agriculture et l’échange sont donc les occupations les plus profitables.

» Les autres occupations ne créent pas de richesses. Ce qui ne veut pas dire que ces occupations soient toutes inutiles ; les seules inutiles sont celles qui, comme l’agiotage, font simplement passer les richesses d’une main dans une autre.

» La suppression des gênes apportées à l’agriculture et à l’échange des produits agricoles contre d’autres produits, doit être le but des efforts des gouvernants. En protégeant les manufactures de luxe, en mettant des obstacles au commerce des subsistances pour en assurer l’abondance, on a diminué la valeur des subsistances, on a poussé les hommes vers des travaux non profitables, on les a ruinés. »

On voit, d’après ce résumé[26], que Quesnay reprenait sous une forme nouvelle, les idées exposées dans ses articles Fermiers et Grains. Au sujet de la population, il répondait à la thèse contenue dans l’Ami des hommes dont la publication était récente et dont il ne connaissait peut-être pas encore l’auteur. Mais il exagérait, car si la misère nuit à l’accroissement du nombre des hommes en détruisant prématurément les individus déjà nés, l’aisance, compagne de la prévoyance, empêche aussi cet accroissement en arrêtant la natalité.


L’article Impôts est plus précis que l’article Hommes ; la copie que l’on en possède est meilleure ; les notes dont Turgot l’a illustrée sont précieuses.

« L’impôt doit, d’après Quesnay, être prélevé « sur les richesses annuelles de la nation ». Que sont ces richesses ? Ce ne sont pas les richesses pécuniaires qui sont aux mains des financiers et qui en imposent par leur importance ; elles ne produisent rien ; l’argent n’engendre pas l’argent ; elles ne sont qu’un prélèvement, souvent abusif, sur la richesse circulante. Les revenus tirés des rentes, des loyers des maisons, des prêts de toute sorte ne sont pas non plus de véritables richesses ; ce sont des dettes annuelles payées à des propriétaires ou à des prêteurs. Quant aux revenus de l’industrie, ils ne servent qu’à couvrir les frais de production des objets fabriqués. De même, les revenus employés par les cultivateurs pour payer les frais de culture ne sont pas des richesses. Le seul revenu réel est celui qui reste quand tous les frais de production sont soldés ; c’est le revenu net des biens-fonds, qui est remis aux propriétaires du sol et qui ne correspond à aucun travail ; les propriétaires doivent le rendre à la nation, soit en achetant des consommations, soit en fournissant au prince les sommes nécessaires pour alimenter les services publics.

» Mais le revenu net réel n’est pas l’excédent du prix effectif de vente des denrées sur la dépense faite pour le produire, attendu que le prix de vente est souvent rendu factice par des taxes ; il n’est réel que s’il résulte de la libre concurrence internationale.

» Plus le prix réel des denrées est élevé, plus la nation a de revenu vrai. Il ne faut donc pas mettre d’obstacles au commerce extérieur, ni prélever des impôts qui viennent directement ou indirectement majorer les prix par d’énormes frais de perception. Le commerce doit être libre ; les taxes de tout genre doivent être remplacées par des impôts directs sur le produit net ; les fermes générales doivent être supprimées. »

Telle est, réduite à sa plus simple expression, la thèse de Quesnay.

Bien loin de vouloir, comme le font les agrariens, surélever le prix du blé pour enrichir les propriétaires, il entendait taxer ceux-ci qu’il regardait économiquement comme inutiles. Ses erreurs ne sont point protectionnistes ; ce qu’il recherchait, c’était le développement de la richesse générale. Il voyait le but à poursuivre et ses réflexions sur la mesure du revenu annuel sont dignes d’attention ; mais il se trompait sur les moyens fiscaux à employer, parce que, d’une part, il ne se rendait pas un compte exact des phénomènes d’incidence, et d’autre part parce qu’il croyait que la rente du sol est fournie par la nature, ainsi que le marquis de Mirabeau l’a dit nettement dans la Théorie de l’Impôt, en pur don, ainsi que l’a dit ensuite Turgot.

Pas plus d’ailleurs que dans ses autres articles, imprimés ou inédits, Quesnay n’a donné à son système, dans l’article Impôts, une forme définitive ; il cherchait encore sa voie. C’est ainsi que, tout en posant les bases de l’impôt territorial unique, il acceptait des impositions « sur les négociants et sur les artisans ». « Quesnay s’est rectifié », a mis Turgot dans ses notes manuscrites sur cet article.


  1. 1751.
  2. Toutefois le Financier citoyen, daté de 1757, y est visé ; mais Quesnay a pu ajouter cette indication sur les épreuves.
  3. Annoncé dans l’Introduction du tome VI de l’Encyclopédie. Diderot, en donnant la liste de ses collaborateurs, dit que plusieurs personnes qu’il regrettait de ne pouvoir nommer lui avaient donné des articles et l’une d’elles les articles Évidence et Fonctions de l’âme.
  4. Économie animale.
  5. 13 février 1756. Son opinion sur la marquise est confirmée par d’autres témoignages, notamment par les Lettres de Voltaire à D’Alembert.
  6. Bouillier, Histoire des doctrines cartésiennes.
  7. J. Bonar, A catalogue of the library of Adam Smith, London, 1894.
  8. Papiers de Mirabeau, archives nationales. — Du Pont de Nemours a dit néanmoins que Montesquieu avait été le précurseur des Physiocrates parce qu’« il avait montré que l’étude de l’intérêt des hommes réunis en société est préférable aux recherches d’une métaphysique abstraite. » Notice abrégée, etc., 1769.
  9. La première édition date de 1695. L’édition de 1707 renferme en outre le Factum de la France et des dissertations sur les grains et sur la nature des richesses.
  10. « Il faut que chaque métier nourrisse son maître ou il doit fermer sa boutique. »
  11. De 25 au degré.
  12. 1re édition. — La seconde, très augmentée, est de 1736.
  13. Réflexions politiques sur les finances et le commerce, 1738.
  14. Plus tard, dans un discours à l’assemblée des Économistes, Du Pont a dit encore (1773) :

    « Boisguilbert, il y a 80 ans, a saisi relativement au commerce des blés toutes les vérités que nous démontrons aujourd’hui et la plupart de celles qui ont rapport à l’impôt ; il aurait été inventeur de la science économique s’il n’eût pas cru qu’il existât des revenus d’industrie plus considérables encore que ceux des champs et s’il eût bien connu le produit net de ces derniers et s’il eût su les lois physiques de la distribution et de la reproduction des richesses. » Correspondance du Margrave de Bade avec Du Pont et Mirabeau.

  15. Note de la maxime (édition définitive). Dans la Physiocratie après les mots « ce qui est bien prouvé » on lit : « pour le temps ». Les mots « en un mot » sont supprimés ; au lieu de « on n’avait plus d’idée », on lit : « l’on n’avait nulle idée ».
  16. Ou Réflexions sur le rapport entre l’argent et les denrées, 1746.
  17. Les Physiocrates ont donné des extraits des Essais dans le Journal de l’agriculture, en 1764. Hume était alors à Paris, comme secrétaire de l’ambassadeur d’Angleterre.
  18. Les Éléments du commerce.
  19. Baudeau, rendant compte de l’Histoire du Droit naturel de Hubner dans les Éphémérides du citoyen, a parlé en passant du théologien philosophe Cumberland : « Il a reconnu que le bien de tous est la souveraine loi de tous, comme le salut du peuple est celle de la société civile. Le bon évêque de Péterborough est un des plus dignes précurseurs de la Science. » Prenant ces mots à la lettre, des critiques modernes en ont conclu que les Physiocrates se sont inspirés de Cumberland ; il est probable qu’aucun d’eux n’a lu les écrits de ce philosophe.

    On avait cité avec aussi peu de raisons comme précurseurs des Physiocrates l’italien Randini, auteur d’un Discors économics, reproduit dans la Collection Custodi, et l’anglais Asgrill, auteur de Several assertions proved in order to create another speces of money than gold (1696). Le discours de Bandini composé en 1737 n’a été publié qu’en 1773 ; l’écrit d’Asgill était inconnu très probablement en France.

  20. L’abbé de Saint-Pierre ne commença à écrire qu’à cinquante ans.
  21. Voici le texte de ces Maximes :

    1) Les travaux d’industrie ne multiplient pas les richesses.

    2) Les travaux d’industrie contribuent à la population et à l’accroissement des richesses.

    3) Les travaux d’industrie occupent les hommes au préjudice de la culture des biens-fonds, nuisent à la population et à l’accroissement des richesses.

    4) Les richesses des cultivateurs font naître les richesses de la culture.

    5) Les travaux d’industrie contribuent à l’augmentation des revenus des biens-fonds et les revenus des biens-fonds soutiennent les travaux d’industrie.

    6) Une nation qui a un grand commerce de denrées de son crû, peut toujours entretenir, du moins pour elle, un grand commerce de marchandises de main-d’œuvre.

    7) Une nation qui a peu de commerce de denrées de son crû est réduite, pour subsister, à un commerce d’industrie est dans un état précaire et incertain.

    8) Un grand commerce extérieur de marchandises de main-d’œuvre ne peut subsister que par les revenus des biens-fonds.

    9) Une grande nation qui a un grand territoire et qui fait baisser le prix des denrées de son crû pour favoriser la fabrication des ouvrages de main-d’œuvre se détruit de toutes parts.

    10) Les avantages du commerce extérieur ne consistent pas dans l’accroissement des richesses pécuniaires.

    11) On ne peut connaître, par l’état de la balance du commerce diverses nations, l’avantage du commerce et l’état des richesses de chaque nation.

    12) C’est par le commerce intérieur et par le commerce extérieur, et surtout par l’état du commerce intérieur, qu’on peut juger de la richesse d’une nation.

    13) Une nation ne doit pas envier le commerce de ses voisins quand elle tire de son sol, de ses hommes et de sa navigation, le meilleur produit possible.

    14) Dans le commerce réciproque, les nations qui vendent les marchandises les plus nécessaires et les plus utiles ont l’avantage sur celles qui vendent des marchandises de luxe.

  22. Voir à ce sujet Vincent de Gournay.
  23. Mémoire sur les prêts d’argent, 1770.
  24. Du Pont de Nemours et l’École Physiocratique.
  25. Auf Grund ungedruckter Schriften François Quesnays, 1890 — Le manuscrit, généralement dénué d’orthographe, est porté au catalogue de la Bibliothèque sous la rubrique : Économie politique par Quesnay (acquisitions nouvelles no 1900) avec la mention : « Ce manuscrit est tiré de la bibliothèque de Théophile Mandar ». Mandar était publiciste sous la Révolution ; son frère a donné son nom à une rue de Paris.
  26. Une table analytique placée à la fin du manuscrit porte : « État de la population en France depuis 1600 jusqu’en 1760 ». Cette table ressemble beaucoup à celles qui terminent les ouvrages médicaux de Quesnay et qui sont attribuées à Hévin. Elle peut avoir été faite après la rédaction de l’article qui doit être antérieur à 1760.