Le Feu (D’Annunzio)/05

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Traduction par G. Hérelle.
La Revue de Paristome 4, juillet-août (p. 31-66).


— Pensez-vous souvent à Donatella Arvale, Stelio ? — demanda tout à coup la Foscarina, après un long intervalle où ils n’avaient entendu l’un et l’autre que la cadence de leurs pas sur le quai des Verriers, illuminé par la splendeur innombrable des œuvres frêles qui remplissaient les vitrines des boutiques alignées.

Sa voix fut réellement comme un verre qui se fêle. Stelio s’arrêta, de l’air d’un homme qui se trouve en face d’une difficulté imprévue. Son esprit errait à travers l’île rouge et verte de Murano, toute fleurie de ces fleurs hyalines, dans la pauvreté désolée qui lui faisait perdre jusqu’au souvenir de l’heureux temps où les poètes la chantèrent comme « un séjour de nymphes et de demi-dieux ». Il pensait aux jardins illustres où Andrea Navagero, le cardinal Bembo, l’Arétin, Alde et le docte chœur rivalisaient d’élégances en des dialogues platoniciens, lauri sub umbra ; il pensait aux monastères voluptueux comme des gynécées, habités par de petites nonnes vêtues de camelot blanc et de dentelles, au front enguirlandé de boucles, aux seins découverts selon l’usage des honnêtes courtisanes, adonnées aux secrètes amours, très recherchées par les patriciens licencieux, nommées de doux noms comme Ancilla Soranzo, Cipriana Morosini, Zanetta Balbi, Beatrice Falier, Eugenia Muschiera, pieuses maîtresses de lasciveté. Son rêve ondoyant s’accompagnait d’une ariette qu’au musée il avait entendue sourdre par gouttelettes sonores d’un petit appareil métallique mis en mouvement au moyen d’une clef, dissimulé sous un jardinet de verre où des amants parés de marguerites dansaient autour d’une fontaine en calcédoine. C’était une mélodie indistincte, un air de danse oublié, auquel manquaient plusieurs notes rendues muettes par l’usure et par la poussière, mais néanmoins si expressif qu’il ne pouvait plus le chasser de son oreille. Et, pour lui, maintenant, toutes les choses d’alentour avaient la fragilité et la mélancolie lointaine de ces figurines qui dansaient au son de cette musique, plus lente qu’une eau qui suinte. L’âme étiolée de Murano avait chuchoté dans ce vieux jouet.

À la question soudaine, l’ariette se tut, les imaginations se dissipèrent, l’enchantement de la vie d’autrefois s’évanouit. L’esprit vagabond de Stelio se replia et se contracta, non sans regret. Il sentit palpiter à son flanc une âme vivante qu’il devait blesser inévitablement. Il regarda son amie.

Elle cheminait le long du canal, entre le vert de l’eau maladive et l’iridescence des vases délicats, sans agitation, presque calme. À peine son menton amaigri tremblait-il un peu, entre le bord de la voilette et le collet de zibeline.

— Oui, quelquefois, — répondit-il après une minute d’hésitation, répugnant au mensonge et comprenant la nécessité de rehausser cet amour par-dessus les tromperies et les prétentions vulgaires, si bien qu’il demeurât pour lui une cause de force et non d’affaiblissement, un libre accord et non une chaîne pesante.

Elle marchait la première, et elle ne chancelait pas ; mais elle avait perdu le sentiment de tous ses membres, avec ce terrible battement de cœur qui se répercutait depuis sa nuque jusqu’à ses talons comme sur une seule corde. Elle ne voyait plus rien ; mais, à son côté, elle sentait la présence de l’eau fascinatrice.

— Sa voix est inoubliable, — reprit-il, après une pause, ayant recueilli son courage. — Elle est d’une puissance inouïe. Dès le premier soir, je pensai que la cantatrice pourrait être un merveilleux instrument pour mon œuvre. Je voudrais qu’elle consentît à chanter les parties lyriques de ma tragédie, les odes qui s’élèvent des symphonies pour se résoudre à la fin en figures de danse, entre les deux épisodes. Déjà la Tanagra consent à danser. J’ai confiance dans vos bons offices, ma chère amie, pour obtenir aussi le consentement de Donatella Arvale. Ainsi la Trinité dionysiaque serait reconstituée d’une manière parfaite sur la scène nouvelle, pour la joie des hommes…

En parlant, il s’aperçut que ses phrases avaient sonné faux, que sa désinvolture contrastait trop crûment avec l’ombre mortelle répandue sur la face voilée de l’amante. Malgré lui, il avait exagéré l’aisance, lorsqu’il avait affecté de ne voir dans la cantatrice qu’un simple instrument d’art, une pure force idéale qu’il projetait d’attirer dans le cercle de son entreprise magnifique. Malgré lui, troublé par la souffrance qui cheminait à son flanc, il avait légèrement incliné vers la dissimulation. Certes, ce qu’il avait dit était la vérité ; mais c’était une autre vérité que son amante lui demandait. Il s’interrompit tout à coup, ne pouvant supporter davantage le son de ses propres paroles. Il sentit qu’à cette heure, entre l’actrice et lui, l’art n’avait aucune résonance, aucune valeur vivante. Une autre force les dominait, plus impérieuse et plus trouble. Le monde créé par l’intelligence était inerte comme ces vieilles pierres sur lesquelles ils cheminaient. La seule puissance véritable et formidable, c’était le poison qui circulait dans leur sang humain. La volonté de l’une disait : « Je t’aime et je te veux tout entier, pour moi seule, âme et corps. » La volonté de l’autre disait : « Je veux que tu m’aimes et que tu me serves ; mais, dans la vie, j’entends ne renoncer à aucune des choses qui peuvent exciter mon désir. » La lutte était atroce et inégale.

Tandis qu’elle se taisait, hâtant le pas involontairement, il se préparait à affronter l’autre vérité.

— Je comprends : ce n’était pas cela que vous vouliez savoir…

— Non, ce n’était pas cela. Eh bien ?

Elle se tourna vers lui avec une sorte de violence convulsive qui lui rappela les fureurs d’une soirée lointaine et le cri affolé : « Va, cours ! Elle t’attend ! » Sur ce quai tranquille, entre cette eau paresseuse et ces verres délicats, dans cette île de l’ennui, la face du danger lui réapparut fulgurante.

Mais un fâcheux, interrompant leur marche, leur offrit de les conduire à la fournaise la plus proche.

— Entrons, entrons, — dit-elle, prompte à suivre l’homme et à s’enfoncer dans le passage comme dans un refuge, pour éviter la honte de la rue, la lumière profane du jour sur sa perdition.

Le lieu était humide, taché de salpêtre, plein d’une odeur saumâtre comme un antre marin. Ils traversèrent une cour encombrée de bois à brûler, franchirent une porte vermoulue, arrivèrent au séjour du feu, se trouvèrent enveloppés par la brûlante haleine, s’arrêtèrent devant le grand autel incandescent qui donnait à leurs prunelles un éblouissement douloureux, comme si tout à coup leurs cils se fussent enflammés.

« Disparaître, être engloutie, ne pas laisser de trace ! » rugissait le cœur de la femme, ivre de destruction. « En une seconde, ce feu pourrait me dévorer comme un sarment, comme un fétu de paille. » Et elle s’approchait des bouches ouvertes par où l’on voyait, fluides, plus resplendissantes que le midi d’été, les flammes s’enrouler aux pots de terre où fondait, encore informe, le minerai que les ouvriers, postés à l’entour, derrière les parafeux, atteignaient avec un tube de fer pour le façonner par le souffle de leurs lèvres et par les outils de leur art.

« Vertu du feu ! » pensait l’animateur, soustrait à son inquiétude par la miraculeuse beauté de cet élément qui lui était familier comme un frère, depuis le jour où il avait trouvé la mélodie révélatrice. « Ah ! pouvoir donner à la vie des créatures qui m’aiment les formes de la perfection à laquelle j’aspire ! Pouvoir fondre toutes leurs faiblesses dans la plus haute ferveur, et faire d’elles une matière obéissante où j’imprimerais les commandements de ma volonté héroïque et les images de ma poésie pure ! Pourquoi, mon amie pourquoi ne voulez-vous pas être la divine statue changeante que modèlerait mon esprit, l’œuvre de foi et de douleur par laquelle notre vie pourrait surpasser notre art ? Pourquoi sommes-nous si près de ressembler aux médiocres amants qui se lamentent et maudissent ? Lorsque j’entendis de vos lèvres la parole admirable : « Je puis cette chose que l’amour ne peut pas ! » je crus que véritablement vous pourriez me donner plus que l’amour. Les choses que l’amour peut et celles qu’il ne peut pas, il faut les pouvoir toutes et toujours, afin d’égaler ma nature insatiable. »

Le travail chauffait autour de la fournaise. Au bout des cannes à souffler, le verre fondu se gonflait, serpentait, devenait argentin comme un petit nuage, resplendissait comme la lune, éclatait, se divisait en mille fragments ténus, crépitants, rutilants, plus fins que ces fils qu’on voit le matin, dans les forêts, tendus entre deux branches. Les ouvriers façonnaient les coupes harmonieuses, chacun obéissant dans sa besogne à un rythme qui lui était propre, engendré par la qualité de la matière et par l’habitude des mouvements aptes à la maîtriser. Les servants déposaient une petite poire de pâte ardente aux points indiqués par les maîtres ; et la poire s’allongeait, se tordait, se transformait en une anse, en un bord, en un bec, en une tige, en un pied. Peu à peu, sous les outils, la rougeur de la pâte se dissipait ; et la coupe naissante fixée au bout de la canne était de nouveau exposée à la flamme ; puis, elle en était retirée, docile, ductile, sensible aux touches les plus délicates qui l’ornaient, qui l’affinaient, qui la rendaient conforme au modèle transmis par les aïeux ou à l’invention libre du nouveau créateur. Extraordinairement légers et agiles étaient les gestes humains autour de ces élégantes créatures du feu, du souffle et du fer, comme les gestes d’une danse silencieuse. Dans la perpétuelle ondulation de la flamme, la figure de la Tanagra apparut à l’animateur, pareille à une salamandre. La voix de Donatella lui chanta la puissante mélodie.

« Aujourd’hui encore, c’est moi-même qui te l’ai donnée pour compagne ! » pensait la Foscarina. « C’est moi qui l’appelai entre nous, qui évoquai sa figure, alors que peut-être ta pensée allait ailleurs ; c’est moi qui te l’ai amenée à l’improviste, comme en cette nuit de délire ! »

C’était vrai, c’était vrai. Depuis l’instant où le nom de la cantatrice avait résonné contre la cuirasse du vaisseau, prononcé pour la première fois par les lèvres de son ami dans l’ombre que produisait le flanc du colosse armé sur les eaux crépusculaires, depuis cet instant-là, elle avait inconsciemment exalté dans l’esprit de Stelio la nouvelle image, l’avait nourrie de sa jalousie même, de sa peur même, l’avait fortifiée et magnifiée de jour en jour, l’avait enfin éclairée de certitude. Plus d’une fois, au jeune homme peut-être oublieux, elle avait répété : « Elle t’attend ! » Plus d’une fois, à l’imagination du jeune homme insouciant peut-être, elle avait représenté cette attente lointaine et mystérieuse. Tel, dans la nuit dionysiaque, l’incendie de Venise avait allumé d’un même reflet ces deux faces juvéniles, telle maintenant les allumait sa passion ; et ils ne brûlaient que parce qu’elle les voulait brûlants. « Sans doute, pensait-elle, à cette minute même il est possédé par l’image et il la possède. Mon angoisse ne fait qu’exciter son désir. C’est une jouissance pour lui d’aimer l’autre sous mes yeux désespérés… » Et son supplice n’avait pas de nom : car elle voyait s’alimenter de son propre amour cet autre amour qui la faisait mourir ; elle sentait sa propre ardeur l’envelopper comme de l’atmosphère hors de laquelle il n’aurait pu vivre.

— Dès que le vase est façonné, on le met dans la chambre de la fournaise pour lui donner la trempe, — répondait l’un des maîtres à une question d’Effrena. — Si on l’exposait tout de suite à l’air extérieur, il se briserait en mille morceaux.

De fait, on apercevait par un ouvreau, réunis dans un réceptacle qui était le prolongement du four à fondre, les vases brillants, encore esclaves du feu, encore sous son empire.

— Ils sont là depuis dix heures, — disait le verrier, en indiquant la gracieuse famille.

Ensuite, les belles créatures frêles abandonnaient leur père, se détachaient de lui pour toujours ; elles se refroidissaient, devenaient de froides gemmes, vivaient de leur vie nouvelle dans le monde, entraient au service des hommes voluptueux, rencontraient des périls, suivaient les variations de la lumière, recevaient la fleur coupée ou la boisson enivrante.

Xela la nostra gran Foscarina[1] ? — demanda tout bas à Stelio le petit homme aux yeux rouges qui avait reconnu l’actrice au moment où, suffoquée, elle relevait sa voilette.

Saisi d’une émotion ingénue, le maître verrier fît un pas vers elle et s’inclina respectueusement.

Una sera, parona, Ela me ga fato tremar e pianzer come un putèlo. Me permetela che in memoria de qaela sera, che no podarò desmentegar fin che vivo, ghe ofra un picolo lavoro vegnuo fora da le man del povaro Seguso[2] ?

— Vous êtes un Seguso ? — s’écria le poète en se penchant avec vivacité vers ce gringalet, pour le bien regarder en face. — Un Seguso, de la grande famille des verriers ? Un vrai ? De la bonne race ?

Per obedirla, paron[3].

— Un prince, alors !

Si, un Arlechin finto principe[4].

— Vous connaissez tous les secrets de l’art, n’est-ce pas ?

L’homme de Murano fit un geste mystérieux qui évoqua l’occulte science des ancêtres dont il s’affirmait le dernier héritier. Les autres verriers, près des ouvreaux, avaient interrompu le travail et souriaient, tandis que les coupes se décoloraient au bout des cannes.

Dunque, parona mia, se dégnela de acetar[5] ?

On l’aurait cru sorti d’un panneau de Bartolomeo Vivarini, frère d’un de ces fidèles agenouillés sous le manteau de la Vierge à Santa-Maria-Formosa : courbé, décharné, desséché, comme affiné par le feu, aussi fragile que si sa peau eût recouvert une ossature de verre, avec des boucles rares et grises, un nez effilé et rigide, un menton pointu, des lèvres très minces d’où partaient, aux angles, les plis de la finesse et de l’attention, avec des mains souples, agiles et prudentes, rougies de brûlures cicatrisées, exprimant par leur forme l’adresse et l’exactitude, habilitées aux gestes conducteurs des belles lignes dans la matière sensible, vrais instruments de cet art délicat, rendues parfaites chez l’héritier par l’exercice ininterrompu durant toute une série de générations laborieuses.

— Oui, vous êtes un Seguso, — dit Effrena qui l’examinait. — Vos mains sont la preuve de votre noblesse.

Le verrier les regarda en souriant, le dos et la paume.

— Léguez-les, par testament, au Musée de Murano, avec votre canne à souffler.

Si, perchè i le meta in composta corne el cuor de Canova e le vissole padovane[6]!

Le rire franc des travailleurs courut autour de l’autel ardent, et les coupes naissantes oscillèrent au bout des cannes, roses et bleuâtres comme les corymbes de l’hortensia qui commence à changer de couleur.

— Mais la preuve décisive, ce sera votre verre. Voyons-le.

L’actrice n’avait rien dit, parce qu’elle redoutait l’altération de sa voix ; mais toute sa grâce affable, soudainement réapparue à fleur de sa tristesse, avait accepté le don et récompensé le donateur.

— Voyons, Seguso.

Le petit homme gratta sa tempe moite avec un geste de perplexité, flairant le bon connaisseur.

— Je devine peut-être, — continua Stelio, en s’approchant de la chambre à recuire et jetant un regard d’élection sur les vases réunis. — Si c’est celui-là…

Et voilà que, par sa présence, il avait apporté au milieu du travail habituel une animation insolite, la joyeuse ardeur de jeu que sans cesse il poursuivait dans sa propre vie. Toutes ces âmes simples, après avoir souri, se passionnaient pour l’épreuve ; elles attendaient le choix avec l’anxiété curieuse avec laquelle on attend le résultat d’un pari ; elles avaient hâte de faire la comparaison entre la subtilité du maître et celle du juge. Et ce jeune homme inconnu, qui se trouvait là comme dans un lieu familier et qui savait se mettre au niveau des hommes et des choses avec une sympathie si spontanée et si rapide, n’était déjà plus un étranger pour eux.

— Si c’est celui-là…

La Foscarina se sentait attirée dans le jeu et comme contrainte d’y prêter son attention, subitement exempte d’aigreur et de rancune devant la félicité de son ami. Là aussi, sans nul effort, il avait enflammé de beauté et de passion les instants fugitifs, communiqué la contagieuse ferveur de sa vitalité aux personnes présentes, soulevé les esprits dans une sphère supérieure, réveillé chez ces artisans déchus l’antique orgueil de leur art. Pour quelques instants, l’harmonie d’une ligne pure était devenue le centre de leur monde. Et l’animateur se penchait vers les vases réunis comme si, du choix qu’il allait faire, eût dépendu la fortune de ce petit verrier perplexe.

« Oui, c’est vrai, toi seul sais vivre », lui disait-elle dans un regard de tendresse. « Il est juste que tu aies tout. Je serai contente de te voir vivre, de te voir jouir. Et fais de moi ce qu’il te plaira ! »

Elle souriait en s’anéantissant. Elle lui appartint comme une chose tenue dans le poing, comme une bague au doigt, comme un gant, comme un vêtement, comme une parole qu’on peut dire ou ne pas dire, comme un vin qu’on peut boire ou verser à terre.

— Eh bien, Seguso ? — s’écria-t-il, impatient de l’hésitation qui se prolongeait.

L’homme le regarda dans les prunelles ; puis, retrouvant son assurance, il se confia à son instinct natif. Entre tous ces vases, il y en avait cinq sortis de ses mains ; ils se distinguaient des autres comme s’ils eussent appartenu à une espèce différente. Mais lequel des cinq était le plus beau ?

Les ouvriers inclinaient vers lui leur visage, tout en exposant au feu les coupes fixées au bout des cannes, pour les empêcher de se refroidir. Et les flammes, claires comme celles que donnent les feuilles crépitantes du laurier, ondoyaient de l’autre côté des parafeux, semblant tenir les hommes, captifs par les fers de l’art.

— Oui ! oui ! — s’écria Stelio en voyant le maître verrier extraire avec des précautions infinies le vase de son choix. — Le sang ne ment point. Elle est digne de la dogaresse Foscarina, la coupe que tu lui donnes !

Le maître verrier, tenant la tige de la coupe entre le pouce et l’index, souriait devant l’actrice, le visage éclairé par cette chaude louange. Son air de subtilité et de sagacité rappelait à l’esprit le petit renard d’or qui court sur la queue du coq dans les armoiries de Murano. Ses paupières, rougies par les reflets violents, battaient sur son regard tourné vers l’œuvre fragile qui brillait encore dans sa main avant de partir ; et en ses doigts caressants et en toute son attitude se révélait la faculté héréditaire de sentir la difficile beauté des lignes simples et des fines colorations. Elle était comme une de ces fleurs miraculeuses qui éclosent sur des arbustes maigres et tordus, la coupe tenue par l’homme voûté qui en était le créateur.

Très belle, en vérité, cette coupe, et mystérieuse comme les choses naturelles, conservant dans sa concavité la vie du souffle humain, rivale des eaux et des cieux par sa transparence, pareille en sa frange violette aux méduses errantes sur les mers, simple, pure, sans autre ornement que cette frange marine, sans autres membres que son pied, sa tige et sa lèvre. Et pourquoi elle était si belle, personne n’aurait pu le dire, ni en un mot ni en mille. Et son prix était nul ou incalculable, selon la qualité de l’œil qui la contemplait.

— Elle se cassera, dit Stelio.

L’actrice avait voulu porter à la main le don du verrier sans le protéger par une enveloppe, comme on porte une fleur.

— Je vais ôter mon gant.

Elle posa la coupe sur la margelle du puits qui était au milieu de l’enclos sacré. La rouille de la poulie, la façade fruste de la basilique avec ses vestiges byzantins, la brique rouge du campanile, l’or de la paille mise en meules de l’autre côté du mur, et le bronze des hauts lauriers, et le visage des femmes qui enfilaient des verroteries sur le seuil des portes, et les herbes, et les nuages, et toutes les apparences d’alentour modifiaient la sensibilité du verre lumineux. Dans sa couleur se fondirent toutes les couleurs ; et il parut vivre d’une vie multiple en son exiguïté, comme l’iris animal où se reflète l’Univers.

— Imaginez quelle somme d’expérience il a fallu pour produire cette chose belle ! — dit le poète étonné. — Toutes les générations des Seguso, durant une suite de siècles, ont concouru par le souffle et par le toucher à la nativité de cette créature, dans le moment heureux où il fut donné à ce petit verrier inconscient de suivre l’impulsion lointaine et de la transmettre exactement à la matière. Le feu était égal, la pâte était riche, l’air était tempéré ; tout était favorable. Et le miracle s’est accompli.

La Foscarina prit entre ses doigts nus la tige de la coupe.

— Si elle se cassait, dit Stelio, il faudrait lui élever un mausolée, comme fit Néron aux mânes de sa tasse brisée. Ah ! l’amour des choses ! Un autre despote, Xerxès, vous a devancée, mon amie, en parant de colliers un bel arbre.

Elle avait sur les lèvres, où tombait la lisière du voile, un sourire à peine visible, mais continu ; et il connaissait ce sourire, pour en avoir souffert sur la rive de la Brenta, dans la campagne attristée par les statues.

— Des jardins, des jardins, partout des jardins ! Autrefois, c’étaient les plus beaux du monde : des paradis terrestres, comme les appelle Andrea Galmo, consacrés à la poésie, à la musique et à l’amour. Peut-être quelqu’un de ces vieux lauriers a-t-il entendu Alde Manuce parler grec avec Navagero, ou Madonna Gasparina soupirer sur les traces du comte de Collalto…

Ils suivaient un chemin resserré entre les clôtures des jardins désolés. Au sommet des murs, dans les interstices des briques rougeâtres, on voyait trembler d’étranges herbes, longues et raides comme des doigts. Les lauriers de bronze avaient leurs cimes dorées par le soleil couchant. L’air scintillait d’une innombrable poussière d’or, comme les aventurines.

— Doux et terrible sort, que celui de cette Gaspara Stampa ! Connaissez-vous ses Rimes ? Oui, je les ai vues un jour sur votre table. C’est un mélange de glace et de feu. Par instants, à travers le pétrarquisme du cardinal Bembo, sa passion mortelle jette quelque beau cri. Je sais d’elle un vers magnifique :

Vivere ardendo e non sentire il male[7] !

— Vous rappelez-vous, Stelio, — dit la Foscarina, avec cet inextinguible sourire qui lui donnait l’apparence d’une somnambule, — vous rappelez-vous le sonnet qui commence ainsi :

 Signore, io so che in me non son più viva,
E veggo ornai ch’ancor in voi son morta[8]… ?

— Non, Fosca, je n’en ai pas souvenir.

— Vous rappelez-vous votre belle imagination sur la Saison défunte ? Elle gisait dans la barque funèbre, vêtue d’or comme une dogaresse ; et le cortège la conduisait à l’île de Murano où un maître du feu devait l’enfermer dans une enveloppe de verre opalin, afin que, submergée au fond de la lagune, elle pût au moins contempler les ondulations des algues… Vous rappelez-vous ?

— C’était un soir de septembre.

— Le dernier soir de septembre, le soir de l’Allégorie. Une grande lumière sur l’eau… Vous étiez un peu enivré, vous parliez, vous parliez… Que de choses vous avez dites ! Vous arriviez de la solitude et votre âme trop pleine débordait. Vous répandîtes sur votre compagne un flot de poésie. Une barque passa, chargée de grenades… Je m’appelais Perdita… Vous rappelez-vous ?

Elle-même, dans sa marche, sentait l’extrême légèreté de ses pas, et qu’il y avait en elle quelque chose d’évanescent, comme si son corps eût été sur le point de se changer en une ombre. Le sentiment qu’elle avait de sa personne physique paraissait dépendre de ce verre qu’elle portait à la main, ne subsister que dans cette inquiétude que lui donnait la fragilité de l’objet et la crainte de le laisser tomber à terre, tandis que sa main nue se refroidissait peu à peu et que les veines y prenaient la couleur de la frange marine qui courait autour de la coupe.

— Je m’appelais encore Perdita… Avez-vous dans l’esprit, Stelio, un autre sonnet de Gaspara qui commence ainsi :

Io vorrei pur che Amor dicesse corne
Debbo seguirlo[9]… ?

Et ce madrigal :

Se ta credi piacere al mio signore[10]

— Je ne vous savais pas si familière avec la malheureuse Anassilla, mon amie.

— Ah ! je vous dirai… J’avais à peine quatorze ans lorsque je jouai dans une vieille tragédie romantique intitulée Gaspara Stampa. Je jouais le rôle de la protagoniste… Ce fut à Dolo, où nous passâmes l’autre jour quand nous allions à Strà ; ce fut dans un petit théâtre de campagne, dans une espèce de baraque… Ce fut l’année qui précéda la mort de ma mère… Je me rappelle bien… Je me rappelle certaines choses comme si elles étaient d’hier. Et vingt ans sont passés !… Je me souviens du son qu’avait ma voix grêle encore, quand je la forçais dans les tirades parce que, du fond des coulisses, quelqu’un me chuchotait de crier fort, toujours plus fort… Gaspara se désespérait, se torturait, délirait pour son cruel comte… Je ne connaissais pas, je ne comprenais pas toutes ces choses, dans ma petite âme profanée ; mais je ne sais quel instinct de douleur m’amenait à trouver les accents et les cris capables d’émouvoir cette foule misérable dont nous attendions le pain quotidien. Dix personnes affamées s’acharnaient sur moi comme sur un gagne-pain ; le besoin brutal coupait et arrachait toutes les fleurs de rêve qui naissaient de ma précocité tremblante… Époque de sanglots, de suffocations, d’effrois, de lassitudes folles, de muette horreur ! Ceux qui me martyrisaient ne savaient pas ce qu’ils faisaient, pauvres gens hébétés par la misère et par le travail. Dieu leur pardonne et leur fasse paix ! Seule, ma mère qui, elle aussi,

Per amar molto ed esser poco amata
Visse e mori infelice[11],


seule, ma mère avait pitié de ma peine et souffrait de mon supplice et savait me prendre entre ses bras, calmer mon tremblement horrible, pleurer quand je pleurais, me consoler, Bénie, bénie soit-elle !

Sa voix s’altéra. Au fond d’elle-même, les yeux maternels se rouvrirent, cléments et fermes, infinis comme un horizon de paix. « Dis-moi, toi, dis-moi, ce que je dois faire ! Guide-moi, instruis-moi, toi qui sais ! » Toute son âme ressentit l’étreinte de ces bras ; et, du lointain des ans, la douleur reflua vers elle à pleins bords, mais sans âpreté, devenue presque suave. Les souvenirs de la lutte et de la souffrance la baignaient comme d’une onde chaude, la soutenaient, la réconfortaient. Sur quelles enclumes n’avait-il pas été battu, le fer de sa volonté ! Dans quelles eaux n’avait-il pas reçu sa trempe ! Dure, pour elle, avait été l’épreuve, et difficile la victoire, obtenue au prix d’un labeur tenace, contre les forces brutales et hostiles. Elle avait été témoin des plus atroces misères, des plus sombres ruines ; elle avait connu les efforts héroïques, la pitié, l’horreur, la face de la mort.

— Je sais ce qu’est la faim, Stelio, et ce qu’est la tombée de la nuit quand le gîte est incertain, dit-elle avec douceur.

Elle s’était arrêtée entre les deux murs et relevait sa voilette sur son front ; les yeux libres, elle regarda son ami.

Il pâlit sous ce regard, tant fut soudain son émoi et rude son étonnement, à la voir apparaître sous cet aspect inattendu. Il se trouva déconcerté comme par l’incohérence d’un rêve, incapable de relier cette extraordinaire apparition aux traces récentes de la vie, incapable d’appliquer le sens de ces paroles à cette même figure de femme qui lui souriait et dont les doigts nus tenaient encore le verre délicat. Pourtant, il avait bien entendu : et elle était là, cette femme, dans son beau manteau de zibeline, avec la douceur de ses beaux yeux qui s’allongeaient parmi les cils, comme embués continuellement par une larme qui continuellement y monterait et s’y dissoudrait sans se répandre, là, sur le sentier solitaire, entre les deux murs.

— Et je sais encore autre chose.

À parler ainsi, elle éprouvait un bien inaccoutumé. Cette humilité raffermissait son cœur comme l’acte de fierté le plus hardi. Jamais la conscience de sa domination et de sa gloire, dans le monde ne l’avait exaltée en face de l’homme qu’elle adorait ; mais, à présent, la mémoire de cet obscur martyre, de cette pauvreté, de cette faim, créait dans son cœur un sentiment de supériorité réelle sur celui qu’elle croyait invincible.

De même que, sur la rive de la Brenta, les paroles de Stelio lui avaient pour la première fois semblé vaines, de même, à présent, elle se sentait pour la première fois plus forte, en son expérience de la vie, que cet homme à qui tous les bonheurs avaient souri depuis le berceau et que tourmentaient seulement les furies de son désir et les anxiétés de son ambition. Elle l’imagina aux prises avec le besoin vil, obligé au travail comme l’esclave, accablé sous le fardeau des difficultés journalières. « Aurait-il trouvé alors l’énergie pour résister, la patience pour supporter ? » Il lui apparut débile et perdu dans les âpres tenailles de la nécessité, humilié, impuissant, « Ah ! pour toi toutes les choses joyeuses et superbes, aussi longtemps que tu vivras, aussi longtemps que tu vivras ! »

Elle ne put soutenir la tristesse de cette image, elle se hâta de la chasser avec un emportement de défense et de protection presque maternel. Et, par un geste involontaire, elle posa une main sur l’épaule de son ami ; dès qu’elle s’en aperçut, elle la retira ; puis elle l’y posa de nouveau. Elle sourit, parce qu’elle savait ce qu’il ne devait jamais savoir, parce qu’elle avait vaincu ce qu’il n’aurait jamais pu vaincre. Elle réentendit en elle-même les paroles graves d’une promesse terrible : « Dis-moi que tu n’as pas peur de souffrir… Je crois ton âme capable de supporter toute la douleur du monde. » Ses paupières semblables aux violettes s’abaissèrent sur cet orgueil secret ; mais, dans les lignes de son visage, apparut une beauté infiniment subtile et complexe qui émanait d’une concordance nouvelle entre les forces intérieures, d’une mystérieuse orientation de la volonté affranchie. Dans l’ombre qui tombait des plis de la voilette relevée sur les sourcils, sa pâleur s’anima d’une vie inimitable.

— Je n’ai pas peur de souffrir, — dit-elle, répondant à celui qui avait parlé auprès de la rivière lointaine.

Et sa main effleura la joue de son ami.

Il se tut, enivré, comme si elle lui avait donné à boire l’essence même de son cœur exprimé comme une grappe dans ce calice. De toutes les formes naturelles qui les environnaient, dans la lumière diffuse, nulle ne lui parut égaler en mystère et en beauté cette face humaine qui laissait entrevoir par delà ses lignes une profondeur sacrée où, sans doute, quelque grande chose venait de s’accomplir en silence. Il tremblait, attendant qu’elle continuât.

Ils marchèrent, un bout de chemin, l’un à côté de l’autre, entre les deux murs. Humble était le chemin, sourd et mou sous leurs pieds ; mais au-dessus pendaient les nuages radieux. Ils arrivèrent à un carrefour où s’élevait une maison de pauvres gens, presque en ruine. La Foscarina s’arrêta pour la regarder. Les contrevents vermoulus et disjoints étaient maintenus ouverts par un roseau mis en biais. Le soleil bas pénétrait dans la masure, frappait sur la muraille enfumée, permettait de voir les meubles : une table, un banc, un berceau.

— Vous rappelez-vous, Stelio, dit-elle, cette auberge où nous entrâmes, à Dolo, pour attendre le train ? L’auberge du Vampa : un grand feu brûlait sous le manteau de la cheminée ; les ustensiles de cuisine reluisaient contre les murs ; les tranches de polenta cuisaient sur le gril. Il y a vingt ans, cette auberge était toute pareille : même feu, mêmes ustensiles, même polenta. Ma mère et moi, nous y entrions après la représentation et nous allions nous asseoir sur le banc, devant une table. J’avais pleuré, j’avais hurlé, j’avais déliré, j’étais morte par le poison ou par le fer, sur les planches. Je conservais dans les oreilles la résonance des vers, comme celle d’une voix qui n’eût pas été la mienne, et, dans l’âme, une volonté étrangère que je ne parvenais pas à chasser, comme d’une personne qui, luttant contre mon inertie, essayerait de faire encore ces pas et ces gestes… La simulation de la vie demeurait dans les muscles de ma face qui, certains soirs, ne parvenaient pas à se calmer… C’était déjà le masque, la sensation du masque vivant, qui naissait… J’ouvrais des yeux démesurés… Un froid tenace demeurait dans les racines de mes cheveux… Je ne réussissais pas à recouvrer la pleine connaissance de moi-même et de ce qui arrivait autour de moi…

» L’odeur de la cuisine me donnait des haut-le-cœur ; les mets qui étaient dans mon assiette me paraissaient trop grossiers, pesants comme les pierres, impossibles à avaler. Cette répugnance me venait de je ne sais quoi d’indiciblement délicat et précieux que je sentais au fond de ma fatigue, d’une noblesse indistincte que je sentais au fond de mon humiliation… Je ne sais pas dire… C’était peut-être l’obscure présence de cette force qui devait plus tard se développer en moi, de cette élection, de cette diversité dont m’avait marquée la Nature… Parfois, le sentiment de cette diversité devenait si profond, qu’il me séparait presque de ma mère — Dieu me pardonne ! — qu’il m’éloignait presque d’elle… Une grande solitude se faisait au dedans de moi ; rien ne me touchait plus, de tout ce qui m’entourait. Je demeurais seule avec ma destinée… Ma mère, qui était à mon flanc, reculait pour moi dans un lointain infini. Ah ! elle devait bientôt mourir et déjà se préparait à me quitter ; et cela, c’en était peut-être le présage ! Elle me pressait de manger, avec des paroles qu’elle seule savait dire. Je lui répondais : « Attends ! attends ! » Je ne pouvais que boire ; j’avais l’avidité de l’eau froide. Certaines fois, quand j’étais plus lasse et plus tremblante, je souriais longuement. Et elle-même, la chère femme, avec son cœur profond, n’arrivait pas à comprendre de quoi naissait mon sourire…

» Heures sans égales, où il semble que soit rompue la prison du corps, pour l’âme qui s’en va errante aux limites extrêmes de la vie !… Que fut votre adolescence, à vous, Stelio ? Qui pourrait l’imaginer ? Tous nous avons éprouvé le poids du sommeil qui soudain s’appesantit sur la chair, après la fatigue ou après l’ivresse, lourd et rapide comme un coup de massue, et qui nous anéantit. Mais il arrive aussi que, pendant la veille, le pouvoir du rêve s’empare de nous avec la même violence, nous saisit et nous maîtrise ; et notre volonté n’a pas assez de force pour lui résister, et, il semble que tout le tissu de notre existence se défasse et qu’avec les mêmes fils nos espérances en tissent un autre plus luisant et plus étrange… Ah ! il me revient à la mémoire quelques-unes des belles paroles que vous avez dites sur Venise, ce soir-là, lorsque vous l’avez représentée avec des mains merveilleuses, attentive à composer ses lumières et ses ombres dans une continuelle œuvre de beauté. Vous seul savez dire ce qui est indicible…

» Là, sur ce banc, devant cette table rustique, dans l’auberge du Vampa, à Dolo, où l’autre jour le sort me ramenait avec vous, j’eus les plus extraordinaires visions que le rêve ait jamais suscitées dans mon âme. Je vis ce qui est inoubliable : je vis se superposer aux formes réelles qui m’environnaient les figures qui naissaient de mon instinct et de ma pensée. Là, sous mes yeux fixes qu’avait brûlés la lumière fumeuse et rouge du pétrole, la rampe improvisée, là commença de s’animer le monde de mes expressions… Les premières lignes de mon art se sont développées dans cet état d’angoisse, de lassitude, de fièvre, de répugnance, où ma sensibilité devenait pour ainsi dire plastique, à la façon de cette matière incandescente que tout à l’heure les verriers tenaient à l’extrémité de leurs cannes. Il y avait en elle une aspiration naturelle à être modelée, à recevoir un souffle, à remplir le creux d’une empreinte… Certains soirs, sur cette muraille que recouvraient les ustensiles de cuivre, je me voyais, comme dans un miroir, en des attitudes de douleur et de fureur, le visage méconnaissable ; et, pour échapper à l’hallucination, pour interrompre la fixité de mon regard, je battais rapidement des paupières. Ma mère me répétait : « Mange, ma fille, mange au moins ceci ! » Mais qu’étaient le pain, le vin, la viande, les fruits, toutes ces choses pesantes, achetées avec l’argent durement gagné, en comparaison de ce que j’avais au dedans de moi ? Je lui répétais : « Attends ! » Et, quand nous nous levions pour partir, j’emportais avec moi un grand morceau de pain. Il me plaisait de le manger le matin suivant, dans la campagne, au pied d’un arbre ou au bord de la Brenta, assise sur une pierre ou sur l’herbe… Oh ! ces statues !

La Foscarina s’arrêta encore, au bout d’un autre sentier bordé de murs qui menait à un pré désert, au Campodi-San-Bernardo, où était l’ancien couvent. On apercevait au fond le clocher de Santa-Maria-degli-Angeli, sur lequel un beau nuage imitait une rose à l’extrémité d’une tige. Et l’herbe était molle, placide, verdoyante, comme dans le parc des Pisani, à Strà.

— Ces statues ! — répéta l’actrice, le regard attentif comme si elles avaient été là, devant elle, en foule, et lui eussent barré le passage. — Elles ne m’ont pas reconnue, l’autre jour ; mais moi, je les ai bien reconnues, Stelio.

Les heures lointaines, les campagnes humides et vaporeuses, les plantes dépouillées, les villas en ruine, le fleuve silencieux, les reliques des reines et des impératrices, les visières de cristal sur le visage fébrile, le labyrinthe sauvage, la poursuite vaine, la terreur et l’agonie, la pâleur splendide et terrible, le corps glacé sur les coussins de la voiture, les mains mortes, toutes ces tristesses s’illuminèrent d’une lumière nouvelle dans l’esprit de l’aimé. Et il regarda la créature merveilleuse en palpitant de frayeur et de stupeur, comme s’il la voyait pour la première fois et que ses traits, son pas, sa voix, ses vêtements eussent des significations multiples et extraordinaires, insaisissables pour lui comme les éclairs dans leur rapidité et dans leur nombre.

Elle était là, créature de chair périssable, assujettie aux tristes lois du temps ; et une masse démesurée de vie réelle et idéale pesait sur elle, se dilatait autour d’elle, battait selon le rythme de cette respiration même. Elle était parvenue à la limite de l’expérience humaine, la femme désespérée et nomade : elle savait ce que lui-même ne pourrait jamais savoir. L’homme de joie sentit l’attraction de toute cette douleur accumulée, de toute cette humilité et de tout cet orgueil, de tant de guerre et de tant de victoire. Il aurait voulu vivre cette vie. Il envia ce destin. Émerveillé, il considérait sur cette main nue les délicates veines violettes, aussi apparentes que si la peau ne les eût pas recouvertes, et les ongles fins qui brillaient autour de la tige hyaline. Il pensait à une goutte de ce sang qui circulait à travers cette substance limitée par les contours communs et pourtant incommensurable comme l’univers. Il lui sembla qu’il n’y avait au monde qu’un seul temple : le corps humain. Il éprouva un anxieux désir d’arrêter cette femme, de se mettre devant elle, de l’examiner attentivement, d’en découvrir tous les aspects, de l’interroger sans fin.

D’étranges demandes lui montaient à l’esprit : « Jeune fille, ne parcourais-tu pas les grandes routes dans le chariot chargé de décors, étendue sur une botte de feuillage, suivie par la troupe des histrions, le long des vignes, et un vendangeur ne t’offrait-il pas une corbeille de raisins ? L’homme qui le posséda pour la première fois ne ressemblait-il pas à un satyre, et, dans ta terreur, n’entendais-tu pas gronder sur la plaine le vent qui emportait au loin cette part de toi-même que tu chercheras toujours et ne retrouveras jamais ? Combien de larmes t’avait-il fallu boire, le jour où je t’entendis, pour qu’Antigone parlât en toi d’une voix si pure ? As-tu vaincu les peuples l’un après l’autre, comme on gagne les batailles pour conquérir un empire ? Les reconnais-tu divers à leur odeur, comme on reconnaît les fauves ? Un peuple se rebella, te résista ; et, en le domptant, tu l’aimas plus que ceux qui t’adorèrent à ta première apparition. Un autre, par delà l’Océan, à qui tu révélas une manière de sentir inconnue, ne peut t’oublier et t’envoie des messages pour que tu lui reviennes… Quelles beautés subites verrai-je naître de ton amour et de la douleur ? »

Là, sur ce pré solitaire de l’île oubliée, sous le clair ciel d’hiver, elle lui réapparaissait telle qu’elle lui était apparue en cette lointaine nuit dionysiaque, parmi les louanges des poètes assis dans le cénacle. La même puissance de fécondation et de révélation émanait de la femme qui venait de dire en soulevant son voile : « Je sais ce qu’est la faim… »

— C’était en mars, je me rappelle, — continua la Foscarina, doucement. — Je sortais dans les champs de bonne heure, avec mon pain. Je marchais à l’aventure ; je me proposais pour but les statues. J’allais de l’une à l’autre, et je m’arrêtais devant elles comme si je leur eusse fait visite. Plusieurs me semblaient très belles, et je m’essayais à imiter leurs gestes. Mais je restais plus longtemps en compagnie des mutilées, comme par un instinct de les consoler. Le soir, sur la scène, en récitant mon rôle, je me rappelais quelqu’une d’entre elles, et j’avais un sentiment si profond de son éloignement et de sa solitude dans la campagne tranquille, sous les étoiles, qu’il me semblait que je ne pouvais plus parler. La foule s’impatientait de ces pauses trop longues… Parfois, quand je devais attendre que mon interlocuteur eût fini sa tirade, je prenais l’attitude de telle ou telle qui m’était plus familière, et je demeurais immobile comme si j’avais été de marbre, moi aussi. J’avais déjà commencé à me sculpter moi-même…

Elle sourit. La grâce de sa mélancolie surpassait la grâce du jour déclinant.

— J’en aimai une tendrement : une qui avait perdu les bras avec lesquels, jadis, elle soutenait sur sa tête une corbeille de fruits. Mais les mains étaient restées attachées à la corbeille et me faisaient peine. Cette statue s’élevait sur son piédestal dans un champ de lin ; près de là, il y avait un petit canal aux eaux stagnantes, où le ciel reflété continuait l’azur des fleurs. Quand je ferme les yeux, je revois le visage de pierre et le soleil qui se colore en passant à travers les tiges du lin comme à travers un cristal vert… Toujours, depuis cette époque, aux moments les plus chauds de mon art, sur la scène, apparaissent dans ma mémoire des visions de paysages, et surtout lorsque, par la seule force du silence, je réussis à communiquer un grand frisson à la foule qui me regarde…

Le haut de ses joues s’était allumé un peu ; et, comme le soleil oblique, en l’investissant, tirait des étincelles de la zibeline et de la coupe, son animation ressemblait à un accroissement de lumière.

— Quel printemps que celui-là ! Dans ma vie errante, ce fut alors que je vis pour la première fois un grand fleuve. Il m’apparut tout à coup, gonflé et rapide entre deux rives sauvages, dans une plaine enflammée comme un champ de chaume, sous les rayons horizontaux du soleil qui en effleurait la limite, pareil à une roue de feu. Je compris alors ce qu’il y a de divin dans un grand fleuve qui traverse la terre. C’était l’Adige ; il descendait de Vérone, la ville de Juliette…

Un trouble ambigu se cachait au fond de son âme, pendant qu’elle évoquait ainsi la misère et la poésie de son adolescence. Elle était induite à continuer par une sorte de fascination ; et néanmoins elle ne savait pas de quelle manière elle en était venue à ces confidences, alors qu’elle s’était préparée à entretenir son ami d’une autre jeunesse, non passée, mais présente. Par quelle surprise de l’amour, après une soudaine tension de sa volonté, après un ferme propos d’affronter la vérité douloureuse, après un effort pour recueillir son énergie en désarroi, était-elle arrivée à s’attarder dans la commémoration de jours si lointains et à recouvrir avec la virginale image d’elle-même cette autre image si différente ?

— Nous entrâmes à Vérone un soir de mai, par la porte du Palio. Je suffoquais d’anxiété. Je serrais contre mon cœur le cahier où j’avais transcris de ma main le rôle de Juliette, et je répétais en moi-même les paroles qu’elle prononce quand elle paraît pour la première fois : « Qui m’appelle ? Me voici. Quelle est votre volonté ? » Mon imagination était bouleversée par une coïncidence étrange : ce même jour, j’accomplissais ma quatorzième année, l’âge de Juliette ! Le bavardage de la nourrice me résonnait dans les oreilles ; et, peu à peu, mon propre sort se confondait avec celui de la Véronaise. Au coin de toutes les rues, je croyais voir venir à ma rencontre un cortège qui accompagnerait un cercueil couvert de roses blanches. Lorsque j’aperçus les tombeaux des Scaliger enfermés dans leurs grilles, je criai à ma mère : « C’est la tombe de Juliette ! » Et j’éclatai en sanglots, et j’eus une envie désespérée d’aimer et de mourir. « Ô toi que trop tôt je vis sans te connaître, et que je connus trop tard ! »

Sa voix qui répétait les immortelles paroles pénétra le cœur de l’aimé comme une mélodie déchirante. Elle s’arrêta encore et répéta :

— Trop tard !

C’étaient les paroles atroces que l’aimé lui-même avait proférées, qu’elle-même avait redites, dans le jardin nocturne où les étoiles cachées des jasmins embaumaient, où les fruits aussi embaumaient comme dans les vergers des îles, alors que l’un et l’autre étaient sur le point de céder au désir cruel. « Il est trop tard, il est trop tard ! » La femme qui n’était plus jeune, là, sur cette bonne herbe, avait devant elle, maintenant, l’image ancienne d’elle-même et sa virginité palpitante sous la tunique de Juliette, au premier rêve de son amour. Parvenue à la limite de son expérience, n’avait-elle pas conservé ce rêve intact, hors de l’atteinte des hommes et du temps ? Mais à quoi bon ? Si elle évoquait sa plus lointaine jeunesse morte, ce n’était que pour passer dessus, pour la fouler aux pieds en menant l’aimé vers l’autre, vers celle qui vivait et qui attendait.

Avec le sourire de sa peine inimitable, elle dit :

— Je fus Juliette.

Autour d’eux, l’air était si calme que la fumée des fournaises s’y attardait en taches immobiles. L’or tremblait partout, comme dans les aventurines. Sur le clocher de Santa-Maria-degli-Angeli, la nue s’empourprait vers les bords. L’eau était invisible ; mais sa douceur passait sur la face des choses, indiciblement.

— Un dimanche de mai, dans l’immense Arène, dans l’amphithéâtre antique, sous le ciel ouvert, devant un peuple qui avait respiré parmi la légende d’amour et de mort, je fus Juliette. Nul frémissement des salles les plus vibrantes, nulles clameurs, nul triomphe ne valut jamais pour moi l’ivresse de cette heure unique. Réellement, lorsque j’entendis Roméo dire : « Ah ! elle apprend aux torches à brûler… », réellement je m’allumai, je me fis de flamme. Avec mes petites économies j’avais acheté sur la place aux Herbes, près de la fontaine de Madonna Verona, une grande botte de roses. Les roses furent mon seul ornement. Je les mêlai à mes paroles, à mes gestes, à toutes mes attitudes ; j’en laissai tomber une aux pieds de Roméo quand nous nous rencontrâmes ; du balcon, j’en effeuillai une sur sa tête ; et, à la fin, je les semai toutes sur son cadavre, dans le tombeau.

» Le parfum, l’air et la lumière me ravissaient. Mes paroles coulaient avec une étrange facilité, presque involontaires, comme dans le délire ; et je les entendais accompagnées par le bourdonnement continu de mes veines. Je voyais le vaisseau profond de l’amphithéâtre moitié au soleil, moitié à l’ombre ; et, dans la partie illuminée, je voyais comme un miroitement d’innombrables yeux. Le jour était aussi tranquille qu’aujourd’hui. Pas un souffle ne remuait les plis de ma robe ni mes cheveux qui frissonnaient sur mon cou nu. Le ciel était très lointain ; et pourtant, il me semblait que, de temps à autre, mes plus faibles paroles y résonnaient jusqu’à l’infini comme des tonnerres ou que son azur devenait si profond que j’en étais colorée comme d’une eau marine où je me serais noyée. Et, à tout moment, mes yeux allaient vers les longues herbes qui se dressaient au sommet des murailles ; et il me semblait que d’elles me venait je ne sais quel assentiment aux choses que je disais et faisais ; et, quand je les vis onduler au premier souffle du vent qui se levait sur les collines, je sentis croître mon animation et la force de mon souffle.

» Comme je parlai du rossignol et de l’alouette ! Je les avais entendus mille fois dans les champs ; je connaissais toutes leurs mélodies, celle du bois, celle du pré, celle de la nue ; je les gardais dans mes oreilles, vivantes et sauvages. Avant de sortir de mes lèvres, chacune de mes paroles avait traversé toute la chaleur de mon sang. Il n’y avait pas de fibre en moi qui ne donnât un son à cette harmonie. Ah ! la grâce, l’état de grâce ! Chaque fois qu’il m’est donné d’atteindre au comble de mon art, je retrouve cet indicible abandon. Je fus Juliette. « C’est le jour, c’est le jour ! » cria ma terreur. Le vent passait dans mes cheveux. Je percevais l’extraordinaire silence où tombait ma lamentation. Il semblait que la foule était disparue sous terre : elle restait muette sur la courbe des gradins, toute dans l’ombre maintenant. Là-bas, le sommet de la muraille flamboyait encore. Je disais la terreur du jour ; mais, en réalité, je sentais sur ma face déjà « le masque de la nuit ». Roméo était descendu. Nous étions morts déjà, entrés déjà dans les ténèbres. Vous vous rappelez ? « Maintenant que tu es là, tu m’apparais comme un mort au fond d’un sépulcre. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle… » J’étais glacée toute, en disant ces choses. Mes yeux cherchèrent la lueur au sommet de la muraille : elle s’était éteinte.

» Le peuple s’agitait dans l’Arène, demandait la mort ; il ne voulait plus écouter ni la mère ni la nourrice, ni le moine. Le frémissement de son impatience accélérait intolérablement les coups de mon cœur. La tragédie se précipitait. J’ai le souvenir d’un grand ciel blanc comme les perles, et de cette rumeur marine qui s’apaisait à mon apparition, et de l’odeur de résine que répandait la torche, et des roses qui me recouvraient, flétries par ma fièvre, et d’un lointain son de cloches qui rapprochait le ciel, et de ce ciel qui perdait peu à peu sa lumière comme je perdais ma vie, et d’une étoile, de la première étoile qui trembla dans mes yeux avec mes pleurs… Quand je retombai sur le corps de Roméo, la foule hurla dans l’ombre avec tant de violence que j’en fus effrayée. Quelqu’un me releva, m’entraîna vers ce hurlement. On approcha la torche de mon visage en larmes : elle crépitait fortement, et elle sentait la résine, et elle était rouge et noire, flamme et fumée. Cette torche aussi, comme l’étoile, je ne l’oublierai jamais. Et moi, je devais certainement avoir la couleur de la mort… Ce fut ainsi, Stelio, que, par un soir de mai, le peuple de Vérone put voir Juliette ressuscitée…

Elle s’arrêta encore et ferma les paupières, comme prise de vertige ; mais ses lèvres douloureuses continuaient de sourire à son ami.

— Et ensuite ? Le besoin d’aller, d’aller n’importe où, de traverser l’espace, de respirer dans le vent… Ma mère me suivait en silence. Nous traversâmes un pont, nous cheminâmes le long de l’Adige ; puis, nous traversâmes un autre pont, nous entrâmes dans une petite rue, nous nous égarâmes dans des ruelles obscures, nous trouvâmes une place avec une église ; et vite, vite, encore plus loin. De temps à autre, ma mère me demandait : « Où allons-nous ? » Je cherchais à l’aventure un couvent de capucins où était cachée la tombe de Juliette, puisque, à mon grand regret, on ne l’avait pas ensevelie dans l’un de ces beaux mausolées entourés par ces belles grilles. Mais je ne voulais pas le dire, et je ne pouvais pas le dire. Ouvrir la bouche, prononcer une parole, cela ne m’était pas moins impossible que de détacher une étoile du ciel. Ma voix s’était perdue avec la dernière syllabe de la mourante. Mes lèvres étaient restées scellées par un silence aussi invincible que la mort. Et tout mon corps me paraissait expirant, tantôt glacé, tantôt embrasé, tantôt — comment dirai-je ? — tel que si les seules jointures des os eussent été brûlantes et que le reste eût été de glace. « Où allons-nous ? » me demanda une seconde fois cette bonté infatigable. Ah ! ce qui lui répondait en moi, c’était la dernière parole de Juliette ! Nous étions de nouveau près du fleuve, sur l’Adige, à l’entrée d’un pont. Je crois que je me mis à courir : car, l’instant d’après, je me sentis saisir par les bras de ma mère ; et, dans cette étreinte, je restai là, contre le parapet du pont, suffoquée par les sanglots. « Jetons-nous en bas ainsi embrassées », voulais-je dire ; mais je ne pouvais pas. Le fleuve emportait avec lui la nuit et toutes ses étoiles. Et je sentis que le désir de disparaître n’était pas en moi seule… Ah ! mère bénie !

Elle devint très pâle : toute son âme ressentait l’étreinte de ces bras, les baisers de ces lèvres, les larmes de cette tendresse, la profondeur de cette peine. Mais elle regarda son ami ; et, soudain, un flot de sang vif se répandit sur ses joues et monta jusqu’à son front, comme suscité par une secrète pudeur.

— Qu’est-ce que je vous dis là ? Pourquoi vous ai-je raconté toutes ces choses ? On parle, on parle, sans savoir pourquoi.

Elle baissa les cils sur sa confusion. Au souvenir de cet effroi mystérieux qui avait précédé les signes de la puberté, au souvenir de ce douloureux amour maternel, l’instinct primitif de son sexe se réveillait en son sein stérile. Son avidité féminine, qui se révoltait contre le vœu héroïque de l’abnégation totale, se troubla étrangement, fut prête à recevoir l’illusion. Des racines même de sa substance monta une aspiration informe, qu’elle n’osait pas regarder en face. La possibilité d’une récompense divine brilla sur la tristesse de sa renonciation nécessaire. Elle sentait son cœur trembler, mais elle était comme celui qui n’ose pas lever le regard vers un visage inconnu, parce qu’il ne sait pas s’il y va lire un arrêt de vie ou de mort. Elle craignait de voir tout à coup se dissoudre cette chose qui n’était pas une espérance et qui pourtant ressemblait à une espérance, née de son âme et de sa chair par un phénomène si nouveau. Elle souffrit de la grande clarté qui allumait le ciel, et de ce lieu par où elle passait, et de ces pas qu’elle était obligée de faire, et même de la présence de son ami. Elle songea à la langueur de l’assoupissement, au sommeil qui s’attarde vers l’aube, quand la volonté voilée guide légèrement le rêve heureux. Elle désira la solitude, le repos, la chambre écartée et close, l’ombre des courtines pesantes. Brusquement, avec une anxiété impétueuse qui surgit de cette souffrance, comme pour fixer par un acte mental un fantôme sur le point de s’évanouir, elle ébaucha ces paroles, qui montèrent jusqu’à ses lèvres mais ne les remuèrent point : « Un fils, de toi ! »

Elle se tourna vers son ami et le regarda au fond des prunelles, toute tremblante. Sa pensée secrète flottait dans son regard comme une imploration et comme une désespérance. Elle parut chercher en lui avec angoisse un signe non révélé, un aspect inconnu, un autre homme. À voix basse, elle l’appela :

— Stelio !

Et sa voix était si changée qu’il tressaillit intérieurement et se pencha vers elle, comme pour lui porter secours.

— Mon amie ! mon amie !

Il voyait avec étonnement et avec crainte passer en elle ces larges ondes de vie, ces expressions extraordinaires, ces lumières et ces ombres alternantes ; et il n’osait parler, n’osait interrompre le travail occulte où s’agitaient les puissances de cette âme grande et misérable. Sous les paroles, il sentait la beauté et la tristesse des choses inexprimées, mais confusément ; et, malgré la certitude que quelque bien difficile allait naître d’une telle fièvre, il ne savait pas à quelle issue cet amour serait conduit par la nécessité de devenir parfait ou de périr. Il avait l’esprit dressé dans une attente merveilleuse, à se sentir vivre avec tant de ferveur en ces lieux oubliés, sur cette herbe chétive, le long de ce chemin silencieux. Jamais il n’avait eu en lui-même un sentiment plus profond de la force incalculable dont est doué le cœur de l’homme. Et, tandis qu’il entendait le battement de son propre cœur et devinait la violence de l’autre, il lui semblait entendre résonner les coups du marteau sur la dure enclume où se forge le sort humain.

— Parlez-moi encore ! dit-il. Rapprochez-vous encore de moi, chère âme ! Nul instant, depuis que je vous aime, ne vaut ces quelques pas que nous avons faits ensemble aujourd’hui.

Elle continuait son chemin, tête basse, enveloppée par l’illusion. « Cela pourrait-il être ? » Elle sentait autour de ses flancs sa stérilité, comme une ceinture de fer ; elle songeait à la ténacité inexorable des maux enracinés dans la chair brute. Mais la puissance de sa passion et de son désir, fortifiée par une idée de justice, lui apparaissait assez forte pour accomplir un prodige. Et ce qu’il y avait de superstitieux dans sa nature, s’élevant pour voiler sa lucidité, favorisait l’espérance naissante. « Ai-je aimé une seule fois avant cette fois-ci ? N’ai-je pas, durant toute la suite de mes années, attendu ce grand amour qui doit me sauver ou me détruire ? De ceux-là qui ont accru ma tristesse, quel est celui dont j’aurais voulu un fils ? N’est-il pas juste qu’une vie nouvelle sorte de ma vie, maintenant que j’ai fait à mon seigneur le don entier de moi-même ? Ne lui ai-je pas apporté intact mon rêve de vierge, le rêve de Juliette ? Toute mon existence, depuis ce soir de printemps jusqu’à une nuit d’automne, n’est-elle pas abolie ? » Elle voyait l’Univers transfiguré par son illusion. Le souvenir de sa mère lui donnait de l’amour maternel une image sublime. Les yeux cléments et fermes se rouvraient en elle, et elle priait : « Oh ! dis-moi que, moi aussi, je serai pour une créature de ma chair et de mon âme ce que tu as été pour moi ! Réconforte-moi, toi qui sais ! » La solitude de son passé lui réapparut, épouvantable. Dans l’avenir, elle ne vit que la mort ou cette chance de salut. Elle se dit que, pour mériter ce salut, elle supporterait toutes les épreuves ; elle le considéra comme une grâce à obtenir ; elle fut envahie par une religieuse ardeur de sacrifice. Il semblait que la fébrile palpitation de la lointaine adolescence évoquée se renouvelât dans ce trouble et que, comme alors, elle marchât sous le ciel poussée par une force presque mystique.

Elle allait à la rencontre de Donatella Arvale, dont la figure se dessinait sur l’horizon enflammé, au fond d’une rue ouverte vers l’eau calme. Et sa première question, si imprévue, résonnait de nouveau en elle : « Pensez-vous souvent à Donatella Arvale, Stelio ? »

La rue, courte, conduisait à la Fondamenta degli Angeli, à ce canal encombré par les barques de pêche, d’où l’on voyait la grande lagune unie et radieuse.

Elle dit :

— Quelle lumière ! Comme ce soir-là, quand je m’appelais encore Perdita, Stelio.

Elle répétait une note qu’elle avait déjà touchée dans un prélude resté en suspens.

— Le dernier jour de septembre, ajouta-t-elle. Vous rappelez-vous ?

Elle avait le cœur gros, si gros que, par instants, il semblait l’étouffer, et que la force de son émotion n’était plus en son pouvoir, mais semblait sur le point de lui échapper et de la livrer en proie aux troubles furies dont la subite insurrection l’avait déjà plus d’une fois emportée. Elle voulait que sa voix proférât sans trembler le nom qui, nécessairement, devait résonner dans ce silence entre son ami et elle.

— Vous rappelez-vous ce vaisseau ancré devant les Jardins ? Une salve salua le pavillon que l’on amenait sur la poupe. La gondole passa au ras de la cuirasse.

Elle s’attarda une seconde. Sa pâleur s’anima d’une vie inimitable.

— Alors, dans cette ombre, vous avez nommé Donatella.

Elle fit un nouvel effort, comme un nageur qui, submergé par une vague nouvelle, secoue la tête hors de l’écume.

— Et elle commença d’être à vous.

Elle sentit qu’elle se raidissait de la tête aux pieds, comme par l’effet d’une piqûre venimeuse. Elle fixait ses yeux grands ouverts sur les eaux éblouissantes.

— Elle doit être à vous, — continua-t-elle, avec la rudesse de la nécessité dans la voix, comme pour repousser par un second choc les choses terribles qui s’apprêtaient à surgir du fond de son ardeur.

Étreint par une angoisse violente, incapable de parler, d’interrompre par une parole vaine ces foudroyantes apparitions de l’âme tragique, le jeune homme s’arrêta ; il mit sa main sur le bras de sa compagne pour la faire arrêter aussi.

— N’est-il pas vrai ? — lui demanda-t-elle avec une douceur presque tranquille, comme si ses nerfs contractés se fussent tout à coup détendus et que sa passion eût accepté le joug imposé par la volonté. — Parlez. Je n’ai pas peur de souffrir. Asseyons-nous ici. Je suis un peu lasse.

Ils s’appuyèrent à un petit mur, en face des eaux. Si pur était le miroir de la lagune, au solstice, que les formes des nuages et des rivages, en s’y reflétant, prenaient une qualité idéale, comme par la vertu d’un art divin. Les choses voisines et les choses lointaines, le rouge palais des Da Mula sur le canal, et, là-bas, le Fort de Tessara, planté d’arbres, avaient dans les deux images la même évidence. Les barques noires, avec leurs voiles repliées, avec leurs filets étendus le long des vergues, recueillaient dans leurs carènes le sentiment de repos infini qui venait des horizons. Nulle de ces lignes ne pouvait être troublée par les paroles de la douleur humaine, et toutes enseignaient le silence et promettaient la paix aux hommes, avec le temps.

— Que vous dirai-je ? — répondit Stelio d’une voix étouffée, comme s’il eût parlé pour lui-même plutôt que pour cette femme, impuissant à surmonter l’angoisse que lui donnaient la certitude de son présent amour et la conscience de son désir inexorable comme le destin. — Peut-être ce que vous avez imaginé est-il vrai ; peut-être n’est-ce qu’un fantôme de votre esprit. Ce qu’à cette heure je sais d’une manière certaine, c’est que je vous aime et que je reconnais en vous toutes les noblesses. Je sais encore une autre chose : que j’ai une œuvre à accomplir et une vie à vivre selon que m’a disposé la Nature. Vous aussi, rappelez-vous ! En ce soir de septembre, je vous parlai longuement de ma vie et du génie qui la mène où elle est destinée. Vous savez que je ne puis renoncer à rien…

Il tremblait comme s’il avait eu dans les mains une arme affilée et que, obligé de la brandir, il ne pût éviter de blesser cette femme sans défense.

— …À rien ; et spécialement à votre amour, qui sans cesse exalte ma force et mon espérance. Mais ne m’avez-vous pas promis plus que l’amour ? Ne pouvez-vous pour moi les choses mêmes que l’amour ne peut ? Ne voulez-vous pas être la constante inspiration de ma vie et de mon œuvre ?

Elle écoutait, immobile, sans battre des paupières : telle une malade en qui serait suspendue l’action du mouvement volontaire et qui assisterait à un spectacle d’horreur comme un esprit dans une statue.

— C’est vrai, — poursuivit-il après une pause anxieuse, retrouvant son courage, dominant sa compassion, comprenant que, de sa sincérité à cette minute dépendait le sort de la libre alliance par laquelle il voulait être, non pas diminué, mais grandi. — C’est vrai : ce soir-là, quand je vous vis descendre parmi la foule en compagnie de celle qui avait chanté, je crus qu’une secrète pensée vous guidait, alors que vous veniez ainsi à ma rencontre…

Elle sentit courir à la racine de ses cheveux un froid subtil et ses yeux s’embuer, bien qu’ils demeurassent arides. Ses doigts tremblaient sur la tige de la coupe ; et les couleurs du ciel et des eaux nuançaient le verre oscillant dans cette main douloureuse.

— Je crus que vous l’aviez choisie vous-même… Vous aviez l’aspect de celle qui sait et qui prévoit… J’en fus troublé.

Dans son atroce torture, elle sentit combien lui eût été doux le mensonge. Elle désira qu’il mentît ou qu’il se tût. Elle mesura l’espace qui la séparait du canal, de l’eau qui engloutit et apaise.

— Il y avait en elle, contre moi, quelque chose d’hostile… Elle me resta obscure, impénétrable… Vous rappelez-vous la façon dont elle disparut ? Son image pâlit ; le désir de son chant demeura. Vous, qui l’avez amenée vers moi, vous l’avez plus d’une fois fait revivre. Vous avez vu son ombre là où elle n’était point.

Elle vit la mort. Nulle autre blessure n’avait pénétré si avant, ne l’avait percée plus cruellement. Elle se répétait : « Moi-même ! moi-même ! » Et elle réentendait le cri de sa perdition : « Elle t’attend ! » Et, de seconde en seconde, ses genoux menaçaient de se détendre, sa chair meurtrie menaçait d’obéir à la volonté furieuse qui la poussait vers l’eau. Mais un point restait lucide en elle, pour considérer que ce n’était ni le temps ni le lieu. Sur la lagune commençaient à noircir les bancs de sable, découverts par la marée descendante. À certains moments, le tourbillon intérieur se dissipait derrière une apparence. Elle croyait ne plus exister ; elle s’étonnait de voir ce verre briller dans sa main ; elle n’avait plus le sentiment de son propre corps. Tout ce qui arrivait n’était qu’imaginaire. Elle s’appelait Perdita. La Saison morte gisait au fond de la lagune. Les paroles étaient des paroles.

— Pourrais-je l’aimer ?

Un souffle encore, et l’obscurité se faisait. De même que la flamme d’une chandelle s’incline sous le vent et paraît se détacher de la mèche, mais toutefois y reste adhérente par un fil d’azur, par une sorte de pâle étincelle qui tout à coup se rallumera et se redressera si le vent cesse, de même la raison de la malheureuse fut sur le point de s’éteindre. Sur elle passa le vent de la folie. La terreur blanchit et bouleversa son visage.

Il ne la regardait pas ; il avait les yeux fixés sur les pierres.

— Si je la rencontrais encore, pourrais-je désirer de tourner vers moi son destin ?

Il revoyait la personne juvénile, aux reins arqués et puissants, dressée au-dessus de la forêt sonore, parmi le mouvement alternatif des archets qui semblaient tirer leur note de l’occulte musique renfermée en elle.

— Peut-être.

Il revoyait ce visage hermétique, presque adamantin, préoccupé par une pensée très secrète, et ce froncement des sourcils qui le rendait hostile.

— Mais qu’importerait cela ? Et que pourraient toutes les vicissitudes et toutes les nécessités de l’existence contre la foi qui nous lie ? Pourrions-nous ressembler à ces petits amants qui passent leurs journées à se quereller, à pleurer et à maudire ?

Elle serra les dents. Elle fut assaillie par l’instinct sauvage de se défendre et d’offenser, comme dans une lutte sans espoir. Sur les incertitudes de sa pensée jaillirent les éclairs d’une volonté homicide,

« Non, tu ne l’auras pas !» Et la brutalité de son tyran lui parut monstrueuse. Il lui sembla qu’elle saignait sous les coups mesurés et réitérés comme cet homme qu’elle avait vu dans une ville des mineurs, sur le chemin blanc. L’horrible scène lui revenait à la mémoire : l’homme atterré par un coup de gourdin, qui se relevait et tâchait de se jeter contre son adversaire, et la massue qui le frappait de nouveau, les coups brandis l’un après l’autre par une main ferme et froide, le bruit sourd du choc sur la tête humaine, l’effort obstiné pour se relever, la ténacité de la vie, la chair du visage réduite en bouillie rouge. Dans l’incohérence de sa pensée, les images atroces de ce souvenir se confondaient avec la réalité de sa torture présente. Elle se leva brusquement, épouvantée de la sauvage énergie qui envahissait tous ses membres. Le verre se brisa dans sa main convulsée, la blessa, tomba en morceaux.

Il tressaillit, lui qu’avait trompé le silence immobile de cette femme ; et il la regarda, et il la vit enfin ; et il vit de nouveau, comme certain soir dans la chambre où sifflaient les tisons, il vit la figure de la démence qui se dessinait sur ce visage décomposé. Il balbutiait des paroles de regret ; mais, au fond de son effroi, bouillonnait l’impatience.

— Ah ! — dit-elle, maîtrisant son tremblement avec une amertume qui lui tordit la bouche, — comme je suis forte ! Une autre fois, ayez soin que l’entaille soit moins lente : j’ai si peu de résistance, mon ami !

Elle s’aperçut que le sang dégouttait de ses doigts. Elle les enveloppa dans son mouchoir, qui rougit. Elle regarda les débris du verre, qui brillaient épars sur le sol.

— La coupe est brisée ! Vous lui avez donné trop de louanges. Si nous lui élevions un mausolée, ici ?

Très amère, presque moqueuse, elle avait les lèvres contractées par un rire acerbe qui n’éclatait pas. Lui se taisait, déçu, le cœur gonflé de rancune : car il voyait la beauté d’un effort détruite comme cette coupe parfaite.

— Imitons Néron, puisque nous avons déjà imité Xerxès !

Elle sentait, d’une façon plus poignante encore que son ami, le grincement de son sarcasme, la fausseté de sa voix, la méchanceté de ce rire qui était comme un spasme de ses muscles. Mais elle ne parvenait pas à ressaisir son âme, et elle la voyait emportée à la dérive loin de sa volonté, sans recours : tels, sur le navire, les marins dont les mains ont laissé échapper la barre demeurent inertes devant le cabestan qui, virant à rebours avec une violence terrible, abandonne le câble ou les chaînes. Elle éprouvait un besoin âpre et irrésistible de railler, de dévaster, de fouler aux pieds, envahie par une sorte de démon perfide. Tout vestige de tendresse et de bonté avait disparu, et toute espérance, et toute illusion. La haine sourde qui couve sous l’amour des femmes ardentes se révélait dominatrice. Dans le regard de l’homme elle découvrait la même ombre qui passait sur son propre regard.

— Je vous irrite ? Vous voulez retourner seul à Venise ? Vous voulez laisser derrière vous la Saison morte ? L’eau descend ; mais il y en a toujours assez pour qui n’a pas l’intention de revenir dessus. Vous plaît-il que j’en fasse l’épreuve ? Ne suis-je pas docile à souhait ?

Ces choses insensées, elle les disait d’une voix sifflante ; et elle était devenue presque livide, soudainement émaciée comme si un poison la rongeait. Et Stelio se souvenait de lui avoir vu sur le visage ce même masque, en un jour lointain de volupté, de fureur et de tristesse. Son cœur se serra ; puis il se desserra.

— Ah ! si je vous ai fait mal, je vous demande pardon ! — dit-il, en essayant de lui prendre une main pour la calmer par la douceur de ce geste. — Mais ne nous étions-nous pas acheminés ensemble vers ce but ? N’est-ce pas de vous que me venait…

Elle l’interrompit, impatiente de cette douceur, de ce baume accoutumé.

— Mal ? Et qu’importe ? Ne vous apitoyez pas, ne vous apitoyez pas ! Ne pleurez pas sur les beaux yeux du lièvre aux reins brisés…

Elle marchait sur le quai, le long du canal violâtre, devant les portes où, dans le crépuscule, étaient encore assises les femmes tenant sur leurs genoux les corbeilles pleines de verroteries. La parole se cassa entre ses dents. La contracture de ses lèvres se changea en une convulsion frénétique de rires qui sonnèrent comme des sanglots déchirants. Son compagnon frissonna ; et il lui parlait, bas, alarmé, sous les yeux suiveurs des curieux.

— Domine-toi ! Domine-toi ! Oh ! Foscarina, je t’en conjure ! Ne sois pas ainsi ! Je t’en conjure ! Nous arrivons tout de suite au rivage, et bientôt à la maison… Je te dirai… Alors, tu comprendras… Nous sommes dans la rue… Est-ce que tu m’écoutes ?

Sur le seuil d’un logis, elle avait aperçu une femme enceinte, au ventre énorme, gonflée comme une outre, qui encombrait le passage entre les montants de la porte et, d’un air songeur, mangeait un morceau de pain.

— Est-ce que tu m’écoutes ? Foscarina, je t’en conjure ! Tâche de te contraindre ! Appuie-toi sur moi !

Il craignait de la voir s’abattre dans cette horrible convulsion ; et il s’apprêtait à la soutenir. Mais elle hâtait le pas, incapable de répondre, étouffant ses rires avec la main bandée par le mouchoir ; et, dans son spasme, elle croyait sentir la peau de son visage qui se crevassait.

— Qu’as-tu ? que vois-tu ?

Jamais cet homme n’oubliera le changement de ces yeux. Ils étaient béants, fixes, sans regard, d’une mortelle immobilité au milieu des sursauts implacables, comme s’ils avaient été privés de paupières ; et, pourtant, ils voyaient : ils voyaient quelque chose qui n’était pas là, ils étaient pleins d’une vision inconnue, occupés par quelque monstrueuse image qui peut-être engendrait ces rires d’angoisse et de folie.

— Veux-tu que nous nous arrêtions ? Veux-tu boire un peu d’eau ?

Ils se retrouvaient sur le quai des Verriers, où maintenant les boutiques étaient closes, où les pas résonnaient, où les éclats de l’atroce hilarité semblaient se prolonger en échos de même que sous un portique. Combien de temps s’était-il passé depuis qu’ils avaient longé ce canal mort ? Quelle portion de leur vie s’était écoulée dans l’intervalle ? Quelle profondeur d’ombre laissaient-ils derrière eux ?

Descendue dans la gondole, pelotonnée dans son manteau, plus livide que sur la route de Dolo, elle essayait de vaincre son spasme en serrant ses mâchoires avec ses deux mains. Mais, de temps à autre, le rire mauvais lui échappait et grinçait dans le morne silence, rompant le rythme des deux rames. Elle pressait plus fort sur sa bouche, comme pour s’étouffer. Entre la voilette relevée sur les sourcils et le mouchoir taché de sang, ses yeux restaient ouverts et fixes dans l’immensité du crépuscule.

La lagune et le brouillard engloutissaient toutes les formes et toutes les couleurs. Seuls interrompaient la grise uniformité les groupes des pieux, semblables à une procession de moines sur un chemin de cendres. Dans le fond, Venise fumait comme les restes d’un vaste saccage.

Lorsque arriva le bourdonnement des cloches, l’âme se souvint, les larmes jaillirent, l’horreur fut vaincue.

Elle abaissa ses mains, se pencha un peu vers l’épaule de son ami, retrouva sa voix pour lui dire :

— Pardonne-moi.


  1. Dialecte vénitien : « C’est notre grande Foscarina ? »
  2. « Un soir, madame, vous m’avez fait trembler et pleurer comme un enfant. Me permettez-vous, en mémoire de cette soirée que je ne pourrai oublier tant que je vivrai, de vous offrir un petit travail sorti des mains du pauvre Seguso ? »
  3. « Pour vous obéir, seigneur. »
  4. « Oui, un Arlequin travesti en prince. »
  5. « Eh bien, madame, si vous daignez accepter ? »…
  6. « Oui, pour qu’on les mette en compote comme le cœur de Canova et les griottes de Fadoue ! »
  7. « Vivre en brûlant et ne pas sentir le mal ! »
  8. « Seigneur, je sais qu’en moi-même je ne suis plus vivante, — et je vois maintenant qu’en vous aussi je suis morte… »
  9. « Je voudrais que l’Amour me dise — comment je dois le suivre… »
  10. « Si tu crois plaire à mon seigneur… »
  11. « Parce qu’elle aimait beaucoup, mais était peu aimée, — vécut et mourut malheureuse… »