Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de Paulin et de Pauline

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Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 290-331).

XXIV

HISTOIRE DE PAULIN ET DE PAULINE

Séparateur



Il y avait une fois un garçon et une fille qui n’avaient plus ni père ni mère ; le garçon s’appelait Paulin et la fille Pauline. Paulin était frère de Pauline ; Pauline était sœur de Paulin.

Depuis leur première enfance ils vivaient ensemble dans la plus étroite union. Paulin partageait tout avec Pauline, Pauline donnait à Paulin la moitié de tout ce qu’elle avait. Ils vivaient seuls et grandirent loin du monde dans la petite maison que leur père leur avait laissée en mourant.

Un jour, Paulin alors avait vingt ans ou à peu près, Pauline lui dit :

— Mon frère, te voilà maintenant en âge de t’établir, il faut te marier.

— Pourquoi me marier, ma sœur ? Pourquoi m’en aller chercher une femme que nous ne connaissons pas, une femme qui peut être viendrait troubler la paix de notre petit chez nous ? Non, non, laisse notre pot au feu mijoter doucement sur notre foyer paisible !

— Ne parle pas ainsi, mon frère ; n’écoute pas les mauvaises langues qui prétendent qu’une femme bonne est difficile à trouver. Vois-moi et juge d’après moi. Marie-toi, te dis-je. J’aimerai ta femme comme je t’aime, et quand tu auras à sortir tu ne me laisseras plus maintenant toute seule à la maison ; nous serons deux à t’attendre. Il n’est pas bon qu’une jeune fille comme moi n’ait pas une femme qui demeure avec elle. Marie-toi, mon frère.

Que pouvait faire Paulin ? Il prend une femme, il se marie. Aïa !

Cette femme-là se nommait Lida, et Lida était une peste. Elle était jalouse de Pauline : « Pourquoi l’aime-t-il ? Est-ce elle qui est sa femme ou bien moi, elle qui sera la mère de son enfant ou bien moi ? Sa sœur, sa sœur ! la belle affaire ! Moi aussi j’ai une sœur, eh bien ! après ?

Un soir, en rentrant à la maison, Paulin, au lieu d’embrasser d’abord Lida, commença par embrasser Pauline. Comment peindre la colère de Lida ! mais elle ne voulut rien dire de peur d’éclater. On soupa, puis on alla se coucher. Paulin dormit ainsi que Pauline, mais Lida ne put fermer l’œil tant le cœur lui brûlait : elle passa la nuit à se retourner sur son lit.

Le lendemain de grand matin au chant du coq, Lida courut chez sa marraine. La marraine de Lida était une vieille bonne femme si méchante qu’on ne l’appelait que « bonne femme Laffe-de-boue », parce que la piqûre de sa langue était mortelle comme celle du dard d’un laffe qui vit dans la vase. Quand une vieille femme veut être méchante, il n’y a pas de chien enragé qui puisse le lui disputer.

Lorsque Lida eut raconté à la bonne femme toute son affaire, Laffe-de-boue lui donna mille mauvais conseils pour brouiller Paulin avec Pauline. Lida retourne chez elle et se met en besogne à l’instant. Mais elle a beau inventer cent méchancetés, Paulin n’en aime pas moins Pauline, leur farine refuse de se changer en charbon. Lida écume de rage en dedans : « J’y parviendrai ! j’y parviendrai ! »

Paulin avait un chien admirable que l’on nommait Prend-tout, parce que cerf, cochon marron, en un mot toute pièce poussée par lui était une pièce prise. Eût-on offert à Paulin deux cents piastres de son chien, jamais il ne l’aurait vendu. Prend-tout aimait Pauline à un tel point qu’il n’acceptait à manger que de sa main ; un autre essayait-il, il refusait et préférait laisser l’assiette sans y toucher.

Un jour, pendant que Pauline arrangeait la pâtée de Prend-tout, quelqu’un l’appelle dans la cour ; elle laisse là l’assiette et elle sort. Lida, qui l’a vue sortir, prend vivement dans sa poche un cornet de poudre blanchâtre que bonne femme Laffe-de-boue lui a donné ; elle répand la poudre dans l’assiette, la mêle avec le manger et s’en va. Pauline revient, prend l’assiette, appelle Prend-tout et la lui donne. Prend-tout mange. À peine a-t-il achevé que le pauvre chien commence à se plaindre, à gémir. Lida fait semblant d’être en colère : « Dieu ! que les animaux sont ennuyeux dans les maisons ! » et elle le chasse. Prend-tout est comme un homme ivre, il traverse la cour en trébuchant, il arrive au bord du canal et se met à boire, à boire sans s’arrêter ; son ventre enfle, l’eau l’étouffe, il meurt.

À ce moment, Paulin rentre. Que voit-il ? Le cadavre de son chien, tout raide, la gueule noire, le ventre gonflé comme un tambour. Il appelle, Pauline sort de la maison et voit le pauvre Prend-tout, étendu mort au bord de l’eau. Pauline sent ses jambes fléchir, elle est forcée de s’asseoir pour ne pas tomber. Paulin vient à elle et lui dit : « Ah ! ma sœur, ce chien-là ne mangeait que de ta main, c’est ta faute s’il est mort ! » Que pouvait répondre Pauline ? Mais elle se sent un poids sur le cœur.

Lida avait un chat. Pendant le dîner, Pauline jette au chat un morceau de viande. Lida s’élance, ramasse le morceau et le jette dehors en disant à Pauline : « Eh vous ! vous savez que votre main porte malheur aux animaux ! inutile de donner à manger à mon chat, je n’ai pas envie qu’il meure. Quand je voudrai le tuer, je vous prierai de préparer son déjeûner. » Pauline ne répondit pas un mot.

Cependant, Pauline commençait à être bien malheureuse tant Lida la haïssait. Mais où aller ? Son frère était son seul parent. Force lui fut donc de rester, quoique depuis la mort de Prend-tout, Paulin ne fût plus pour elle aussi bon qu’auparavant.

Neuf mois bien juste après son mariage, Lida accoucha d’un enfant. C’était un beau petit garçon. Paulin fut heureux, Pauline aussi, et Lida même fit semblant d’être joyeuse ; mais au fond ça l’ennuyait fort, cet enfant qui jour et nuit ne faisait que crier pour lui demander à téter : impossible de dormir ! Lorsque l’enfant commença à faire ses dents, l’enfant n’eut plus qu’un cri. Et sa mère de le bousculer. Pauline le prenait, l’amusait, le caressait, le faisait taire.

Les enfants, si petits qu’ils soient, savent bien reconnaître qui les aime et qui ne les aime pas. Celui-ci, bien qu’il n’eût pas six mois, quittait les bras de Lida pour les bras de Pauline. Dès qu’il avait fini de téter, il criait pour que Pauline le prît. Pauline le prenait, il se taisait, il se calmait.

Lida était furieuse : « Comment ! lui aussi, il aimerait cette Pauline plus que moi, sa mère ! Non ! non ! jamais ! j’aime mieux n’avoir pas d’enfant ! »

L’enfant tomba malade. Le médecin ordonna de le sevrer, le lait de la mère ne valait rien ; peut-être était-elle enceinte. Paulin retira l’enfant à Lida pour le donner à Pauline. Sa mère à présent, c’est Pauline ; c’est elle qui le soigne, qui le baigne, qui lui donne à manger sa soupe. Pauline fait coucher le pauvre petit avec elle dans un grand lit : « Comme ça, quand il aura besoin de quelque chose la nuit, je suis sûre de l’entendre se plaindre. »

Telle était la haine de Lida pour Pauline, qu’elle ne pouvait plus voir son enfant ; lorsque le petit rencontrait les yeux de sa mère, il criait comme si on l’eût écorché, tant ces yeux-là étaient méchants.

Le croirez-vous ? Une nuit, tout le monde dormait dans la maison, Lida vient doucement au lit de Pauline ; elle saisit le malheureux petit enfant par le cou, elle l’étrangle. Elle retourne dans sa chambre sans faire de bruit, elle se remet au lit, elle écoute. Elle écoute. Rien. Personne ne bouge, tout le monde dort profondément.

Le lendemain de grand matin au chant du coq, Pauline sort du lit. Elle va, elle vient, elle fait le café, l’enfant ne bouge pas. « Eh ! vous, bébé, dit en riant Pauline, savez-vous que vous savez dormir, oui ! » Le soleil se lève, l’enfant n’a pas bougé. « Eh ! vous, bébé, vous avez manqué la cloche aujourd’hui ! » Pauline approche du lit, elle retourne l’enfant, elle le regarde, elle pousse un cri : « Ah ! mon Dieu ! » et elle tombe évanouie.

Paulin a entendu son cri et le bruit de sa chute, il se précipite dans la chambre de sa sœur. Il voit son pauvre petit garçon l’œil tout blanc, chaviré, le corps noir. Il le tâte : « Ah ! mon Dieu, Lida ! Lida ! notre enfant est mort ! » Lida entre comme un tourbillon, elle prend l’enfant dans ses bras en poussant de grands cris. Puis, donnant un coup de pied à Pauline qui est toujours étendue par terre, elle dit à Paulin : « Ainsi donc tu laisseras cette misérable nous assassiner tous ici ! » Paulin perd la raison, il enlève Pauline, la charge sur son dos, l’emporte dans la forêt et lui coupe les deux mains avec une hache. La pauvre Pauline, baignée dans son sang, se contente de lui dire :

« Ah ! mon frère ! tu m’as coupé les deux poignets, à moi, ta sœur ! mais bientôt tu seras piqué par une épine bien douloureuse ! Alors, alors tu penseras à moi ! »

Paulin la laisse là toute seule et s’en va.

Pauline sans doute serait morte sur la place, quand elle entend remuer le taillis ; elle regarde et voit venir à elle un joli petit chien à longues soies. Le chien la tire par sa robe et semble lui dire : « Viens. » Pauline le suit. Le chien marche devant elle. Il la fait passer par vingt petits sentiers sous les arbres et ils arrivent dans une plaine au milieu de laquelle il y avait une maison magnifique. Le chien jappe, et une foule de domestiques sortent de la maison. Le chien jappe de nouveau comme pour les appeler et ils arrivent. La pauvre Pauline ne pouvait plus marcher tant elle était affaiblie par la perte de son sang. Elle tombe sur l’herbe et va mourir, quand le chien la fait enlever par deux domestiques qui l’emportent sur leurs bras dans la maison.

C’était le palais d’un roi. Le roi était absent, il était allé faire la guerre dans un autre pays : mais chaque fois qu’il partait pour un longue absence, soit pour une grande chasse, soit pour la guerre, il laissait son petit chien au palais. Et c’était le petit chien qui était maître à la place du roi, lui qui commandait aux domestiques, lui seul qui savait ce que le roi voulait que l’on fît jusqu’à son retour.

Le chien fit soigner Pauline. On la mit dans une belle chambre ; on lui donna un bon lit avec des matelas, des oreillers et tout ce qu’il fallait. On tordit le cou à une mère poule pour lui faire de bon bouillon ; on lui donna de bon vin rouge, on veilla à ce qu’aucun bruit ne l’empêchât de bien reposer, de bien dormir ; bref, on fit tout ce qu’il fallait pour sa prompte guérison.

Avant quinze jours, Pauline était guérie. Mais, pauvre jeune fille, où étaient ses mains ?

Voilà le roi de retour, la guerre avait assez duré. Quand le petit chien l’eut bien caressé, il le conduisit à la chambre de Pauline.

Pauline était tout à fait jolie, savez-vous. Le roi la regarde, la regarde : ça y est ! le voilà pris. Il dit à son chien : « Oui, lieutenant, oui, tu as bien fait ! » Lieutenant — c’était le nom du chien — jappe et remue la queue pour montrer sa joie.

Le roi venait tous les jours causer longtemps avec Pauline. Il eût été bien heureux de lui demander sa main ; mais quelle main pouvait-il lui demander ? On lui avait coupé les deux poignets, elle n’avait plus de mains ; force fut au roi de s’en passer.

Environ une année s’écoula et le roi dut repartir pour la guerre. Avant son départ il donna ses ordres à Lieutenant : « Tu sais que Pauline doit accoucher avant longtemps ; dès qu’elle aura eu son enfant, fais qu’on m’écrive pour me donner de ses nouvelles et pour me dire si c’est un petit garçon ou une petite fille. Soigne-les bien, ne les laisse manquer de rien. C’est toi qui es le vrai maître quand je ne suis pas là. » Lieutenant remua la queue pour faire voir qu’il avait entendu ; et le roi s’en alla.

Au bout de quinze jours environ Pauline accoucha de deux enfants. C’étaient deux garçons. Aux premières douleurs, Pauline avait fait venir une sage-femme pour l’assister. Dans la chambre, une petite veilleuse donnait une faible clarté. Les enfants naissent et voilà la chambre tout éclairée : chacun d’eux avait sur le front une belle étoile. Et la sage-femme de s’écrier : « Pas besoin d’huile de coco avec ces enfants-là ! ils portent leur lumière sur eux. »

Lieutenant fit écrire au roi pour lui donner toutes ces nouvelles.

Le domestique qui portait cette lettre était arrivé à moitié chemin quand il se sentit fatigué. Il lui fallut entrer dans une maison pour boire et laisser reposer ses pieds. C’était la maison de la bonne femme Laffe-de-boue. La vieille le fit causer, il lui raconta de quelle commission il était chargé. Alors Laffe-de-boue le fit manger, le fit boire ; mais je ne sais trop quelle herbe elle mit dans les brèdes. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’homme mangeait encore que le sommeil le jetait par terre et il dormait. Laffe-de-boue prit la lettre dans la poche du domestique, elle la lut, écrivit à l’instant même une autre lettre, en contrefit la signature et la mit en place.

Le domestique, quand il s’éveilla, se frotta les yeux. Il regarde le soleil. « Maman, que de temps j’ai perdu ! » Il ramasse son bâton, dit merci à la vieille, et prend ses jambes à son cou.

Lorsque le roi reçut la lettre, qu’on juge de son chagrin ! La voici :

« Mon roi, Pauline vient d’accoucher d’un petit singe et d’un petit chien. La mère et les enfants se portent bien. Nous attendons vos ordres. »

Le roi écrivit sa réponse :

« Que ce soient des singes, que ce soient des chiens, un père doit aimer ses enfants ! Qu’on soigne bien ceux-ci. À mon retour, je déciderai. Le roi. »

Et remettant le papier au même domestique, il lui ordonne de retourner au palais et de courir.

Quand le domestique arriva devant la maison de Laffe-de-boue, la méchante vieille le guettait au bord du chemin. Elle l’arrête et lui dit : « Eh ! vous, mon noir ! c’est bien certainement la réponse du roi que vous portez au palais. Mais, pour pressé que vous soyez, je veux que vous vous arrêtiez une minute : un de mes parents vient de m’envoyer de vieux rhum de jamrosas, il faut que nous goûtions la bouteille ensemble. »

Que pouvait faire le pauvre noir ! il fallait bien entrer. Laffe-de-boue lui verse un plein verre de rhum. Il n’en but qu’une gorgée : le verre lui échappe des mains, il roule par terre, et s’endort.

Laffe-de-boue prend la lettre dans sa poche, l’ouvre et la lit. Elle saisit une plume, de l’encre, du papier, et écrit une autre lettre :

« Écoutez bien mes ordres. Qu’on prenne cette horreur de Pauline, et qu’on la jette dehors avec ses deux bâtards. Mais puisqu’elle n’a plus de mains pour les tenir, qu’on lui en attache un sur le dos, l’autre sur la poitrine. Vous avez entendu. Obéissez. Le roi. »

Le domestique se réveille. Il croit que c’est le rhum qui l’a jeté en bas, il prend son bâton et s’en va.

Lorsqu’au palais on eut appris les ordres du roi, les uns en furent affligés, car Pauline était bien bonne, les autres furent dans la joie, parce qu’ils étaient envieux. Mais, joie ou chagrin, il n’importait : il fallait obéir.

Lieutenant était furieux. Il connaissait trop le cœur de son maître pour le croire capable d’avoir pu donner un tel ordre. Jamais ! Mais Lieutenant était un chien, et les chiens ne parlent pas. Il eut beau japper, cette fois on refusa de l’écouter.

On arrache Pauline de son lit, on attache sur elle ses deux enfants, comme la lettre le commande, on la conduit sur la grande route, on la chasse ; Lieutenant refuse de quitter Pauline et la suit.

Ils marchent, ils marchent. La pauvre malheureuse Pauline pleure, Lieutenant ne dit rien.

Ils arrivèrent dans une forêt ; Lieutenant allait devant pour montrer le chemin. Comme ils passaient au bord d’une petite rivière, Pauline eut soif ; elle se mit à genoux pour atteindre l’eau avec sa bouche, car elle ne pouvait, hélas ! boire dans le creux de ses mains. Tandis qu’elle se penche pour toucher l’eau de ses lèvres, l’enfant attaché sur son dos s’échappe et tombe dans l’eau la tête la première. Pauline, oubliant qu’elle n’a pas de mains, jette les bras en avant pour le saisir. Le croirez-vous ? Cette eau était une eau enchantée. À peine les deux bras mutilés l’ont-ils touchée que les deux mains repoussent. Pauline saisit son enfant, elle l’embrasse, elle pleure, elle s’écrie : « Merci, mon Dieu ! merci ! » Lieutenant court, jappe, se roule par terre, il est comme fou de joie.

Ils marchent, marchent, marchent. Voilà trois jours qu’ils sont dans la forêt quand ils arrivent enfin dans une plaine. À l’orée du bois était une vieille case toute délabrée couverte en vétiver. Elle était inhabitée, ils s’y arrêtent. Pauline répare la case du mieux qu’elle peut ; elle ramasse des feuilles, fait un bon lit pour elle et ses enfants, un petit lit pour Lieutenant ; puis elle fait sa prière, se couche et s’endort.

Le lendemain, de grand matin, elle s’éveille. Elle s’assied sur son lit et réfléchit. « Que puis-je faire ? Où puis-je aller ? Je n’ai plus de famille, personne qui s’intéresse à moi. Mieux vaut que je reste toute seule ici dans cette vieille case ; personne ne viendra me chercher noise ; j’élèverai tranquillement mes enfants ; Lieutenant et moi nous trouverons bien le moyen de nous arranger pour ne pas mourir de faim. Pas vrai. Lieutenant ? » Lieutenant lui répondit en jappant et en agitant la queue pour montrer son approbation.

Mais retournons auprès du roi.

Comme le pauvre jeune homme croyait que Pauline lui avait donné un singe et un chien au lieu d’enfants, son chagrin était si grand qu’il n’osait retourner dans son palais. Il resta à la guerre environ cinq ou six ans, tant le cœur lui brûlait. Enfin, quand il se sentit un peu consolé, il revint à son palais.

« Où sont mes enfants ? Où est Pauline ? Où est Lieutenant ? »

Ses gens restèrent interdits. Par bonheur pour eux, on avait gardé la lettre du roi dans un tiroir de bureau. On courut la chercher et on la lui remit. Ce fut au tour du roi de rester abasourdi. Il ouvrait de grands yeux, tournait et retournait le papier entre ses mains ; certes, ce n’était pas lui qui avait écrit cela ; mais c’était son écriture : l’imitation était merveilleuse ! Que faire ? Au milieu de ses réflexions un soupçon lui vint : « Qu’on m’appelle le domestique qui a apporté cette lettre ! »

Lorsque le noir apprit que le roi l’appelait, il sentit son cœur s’en aller. Mais force lui fut de venir, quoique ses jambes se dérobassent sous lui.

À force de questions, le roi finit par lui arracher toute l’histoire. Il n’était pas difficile maintenant de deviner comment les choses s’étaient passées. Quelle colère que la colère du roi ! Il ne dit à l’homme qu’un seul mot : « Malheureux ! » Le domestique tourna trois fois sur lui-même, comme une toupie qui va mourir, et tomba tout de son long par terre. Le roi le saisit par les cheveux et le remit debout sur ses jambes : « Conduis-moi chez cette vieille sorcière. Allons, marche ! »

Quand on fut arrivé à la maison de la bonne femme Laffe-de-boue, le roi la fit entourer par ses gardes, et il entra dans la chambre seul avec son domestique. Laffe-de-boue était assise et se dressa d’un bond. « Est-ce bien elle ? demanda le roi au domestique. — Oui, oui, mon roi, c’est elle ! » Le roi ordonna au domestique de lui lier les pieds et les mains et de la mettre sur la table à manger. Puis prenant la bouteille d’huile sur la tablette, il fit frotter Laffe-de-boue avec toute l’huile. Et le domestique se disait : « Peut-être le roi veut-il en faire une salade ! mais ça manque de sel, de poivre et de vinaigre. »

Ils sortirent, et le roi ordonna aux gardes de mettre le feu aux quatre coins de la maison. Laffe-de-boue, là-dedans, poussait des hurlements ; le feu l’atteignit, et elle se mit à flamber comme un flambeau de bois de ronde que les pêcheurs allument sur les récifs. Soudain son corps éclata avec une vive clarté : elle était morte. Laissons le vent disperser ses cendres au hasard !

Le roi envoya, dans toutes les directions, une foule de messagers à la recherche de Pauline. Ils allèrent, tournèrent, regardèrent, interrogèrent, et ne trouvèrent rien. Il leur fallut donc revenir au palais pour le dire au roi, et le pauvre roi fut si malheureux qu’il se mit à maigrir.

À peu près deux années se passèrent. Un jour que le roi chassait dans la forêt, les chiens levèrent un cerf. Le roi tira et le blessa. Mais le cerf ne tomba point ; il avait des ailes, il volait. Il allait, il allait, il allait, il allait ; si bien que les chiens épuisés lâchèrent pied, et que seul le roi fut de force à le poursuivre. Le cerf fuyait, fuyait, et quand il savait avoir laissé le roi à quelque distance, il s’arrêtait un instant pour se reposer et souffler, puis quand le roi approchait, le cerf repartait. La poursuite durait depuis deux jours, et le soleil allait se coucher quand ils arrivèrent au bord de la plaine. Le cerf, voyant l’espace ouvert devant lui, détala, et le roi, qui le vit bien loin en avant, comprit qu’il fallait y renoncer. Tirant donc son chapeau, il le salua en riant et lui cria : « Vraiment, l’ami, tu sais courir ! tu peux t’en vanter. Soit donc ! peut-être se retrouvera-t-on un autre jour. » Le cerf était loin et ne répondit rien.

Le roi, se trouvant seul à la lisière de la plaine, regarda. Il ne reconnaissait rien ; jamais il n’était venu de ce côté. Mais, peut-être trouverait-il une maison où se reposer pendant la nuit, et un morceau à manger, car il commençait à se sentir l’estomac un peu creux depuis deux jours. Après un bon bout de marche, il aperçut une petite lumière dans le lointain. Il marcha encore : c’était une petite case couverte en vétiver. La case était fermée, il frappa à la porte. Il entendit qu’on marchait doucement dans la maison. On avait peur, sans doute. Alors il cria : « Ouvrez, ouvrez, si vous avez bon cœur ! j’ai faim, je suis las : secourez-moi, Dieu vous secourra ! »

La porte s’ouvrit et le roi entra.

Dans la chambre, il n’y avait qu’une jeune femme. Comme il commençait à faire noir, le roi ne pouvait bien voir sa figure, mais il lui semblait que c’étaient là des traits qu’il connaissait ; on eût dit le visage de Pauline. « Hélas ! pauvre Pauline ! où est-elle maintenant ? » Le roi demande à la jeune femme un morceau à manger, et la jeune femme alla prendre dans le buffet des patates, du magnoc et un morceau de lièvre rôti. Elle posa l’assiette sur la table devant le roi. « Pauvre Pauline, elle n’avait pas de mains, elle, pour me servir ! »

Tout en mangeant, le roi regardait la jeune femme, qui allait et venait dans la chambre. Mais la jeune femme n’osait pas le regarder, on eût dit qu’elle avait peur. Tandis qu’ils étaient là tous deux, un peu embarrassés, le roi entendit un chien qui jappait dans le lointain. « C’est impossible ! mais je connais cette voix-là ! c’est la voix de Lieutenant, ça ! » La voix se rapprochait. Le roi écoutait, écoutait. Le chien n’était pas seul ; il y avait deux jeunes garçons avec lui, et ils s’amusaient à japper eux aussi pour jouer avec le chien. Le roi se leva vivement ; il alla à la porte, il regarda.

La nuit s’était faite, l’obscurité était profonde.

Mais voilà le roi qui se frotte les yeux, car il voit quelque chose qu’il n’a jamais vu auparavant. Sur le front des deux enfants qui arrivent avec le chien, il y a deux étoiles, et ces étoiles ont un tel éclat que la plaine en est éclairée comme en plein jour. Tandis que le roi demeure plongé dans l’étonnement d’un tel miracle, tout à coup le chien qui accompagne les enfants l’a senti. Le chien s’élance dans la maison ; il saute sur le roi ; il pleure, il le lèche, il jappe, il remue éperdûment la queue, il se roule par terre, il lui lèche les pieds, il lui saute à la figure pour la lécher aussi, il étouffe, il râle, il est fou. « Lieutenant ! Lieutenant ! c’est toi, Lieutenant ! » Le roi le prend dans ses bras et tous les deux pleurent de joie.

Le roi, soudain, se retourne, il s’élance vers la jeune femme, il la prend dans ses bras : « Pauline ! Pauline ! c’est toi, ma Pauline ! » Il l’embrasse ! il l’embrasse ! il l’embrasse ! Mais assez donc ! assez faire baver les gens !

Qu’ai-je besoin de vous rien raconter de plus, mes enfants ? Il n’est pas difficile de deviner ce qui doit arriver à la fin de mon histoire.

Le lendemain, à la pointe du jour, avant le chant du coq, ils quittèrent tous la vieille case pour retourner au palais du roi. Que leur importait que le soleil ne fût pas encore levé ? Les étoiles des enfants n’étaient-elles pas là pour éclairer leur chemin ?

Le troisième jour, ils arrivèrent au palais et la joie fut générale : on riait, on chantait, on criait. Et c’étaient ceux qui portaient envie à Pauline qui chantaient le plus fort. C’est comme ça, mes enfants, vous le saurez un jour.

Grâce à l’eau miraculeuse, Pauline avait des mains à présent ; elle avait un doigt où passer l’anneau de mariage. Le roi lui demanda sa main, et passa la bague à son doigt.

Ils donnèrent un repas, mes enfants ! mais un repas ! qu’on tire les bretelles, vous dis-je ! qu’on ouvre le gilet ! qu’on lâche la boucle du pantalon par derrière !

Au moment où nous allions nous mettre à table, voici venir un pauvre mendiant qui entre dans la salle à manger pour demander la charité ! Il se traînait sur deux béquilles, ses yeux étaient rouges à force d’avoir pleuré, et sa bouche était toute tordue comme celle d’un poisson qu’a déchiré l’hameçon.

Pauline regarde le mendiant. Elle vient à lui et l’embrassant : « C’est toi, Paulin ! c’est toi, mon frère ! »

On lui fait raconter en deux mots son histoire, pour ne pas laisser refroidir la soupe.

Lida l’avait empoisonné pour le faire mourir, parce que cette peste en avait assez d’un mari ; c’est là ce qui lui avait bistourné la figure. Mais un jour que Lida avait eu avec quelqu’un une violente dispute, elle avait ramassé un énorme coup de bâton sur le haut de la tête, et elle était tombée raide morte. Paulin avait été forcé de s’enfuir, dans la crainte qu’on ne l’accusât d’avoir tué sa femme. « Aïa ! c’est le bâton qui l’a tuée ! »

« Dînons, mon frère ! tu demeureras avec nous, ne t’inquiète plus de rien. »

Au moment où je veux m’asseoir à table avec eux, on retire ma chaise de derrière moi ; je tombe, je roule, je roule, et ne m’arrête qu’ici pour vous raconter cette histoire.[1]


  1. Est-ce un conte noir ? Est-ce du Lindor, le Lindor de « septe cousins av septe cousines » ? (no XVII). L’histoire part et arrive ; une main sûre la dirige sans la laisser dévier jamais. Il y a là-dedans un savoir-faire auquel le bonhomme ne nous a pas habitués. Et ses personnages sont vivants, et ses épisodes sont liés, et, chose grave, notre version française nous semble par exception à peine inférieure à la créole. Le conte de Paulin avec Pauline fait avec tous les autres un contraste qui n’échappera pas au lecteur. Créole ? peut-être bien ; mais créole noir ? nous en doutons fort, et ceux qui le liront en douteront comme nous.
    Quoi qu’il en soit, l’histoire est d’un réel intérêt, et si l’invention n’est pas de Lindor, la collaboration du bonhomme s’affirme par maints détails, dont quelques-uns un peu égrillards, comme il les aime. C’est de quoi nous justifier d’avoir ouvert à Paulin et Pauline l’entrée de notre recueil.