Le Fondement de la morale/Établissement de la morale

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Traduction par Auguste Burdeau.
Germer Baillière et Cie (p. 92-177).

CHAPITRE III.

ÉTABLISSEMENT DE LA MORALE.

§ 12. — Conditions du Problème.

Ainsi le fondement sur lequel Kant a établi la morale, et qui depuis soixante ans, passait pour solide, s’abîme sous nos yeux dans ce gouffre profond, qui peut-être jamais ne sera comblé, des erreurs philosophiques : il se réduit, nous le voyons clairement, à une supposition insoutenable, et à un pur déguisement de la morale théologique. — Les tentatives antérieures pour fonder la morale peuvent encore moins nous satisfaire. C’est là, je l’ai dit, un point que je peux prendre pour admis. Ce n’est d’ordinaire qu’affirmation sans preuves, tout en l’air, et en même temps, comme on a vu par l’exemple de Kant même, subtilités artificielles, exigeant les distinctions les plus fines, assises sur les notions les plus abstraites, combinaisons pénibles, règles pour la recherche, propositions qui se tiennent en équilibre sur la pointe d’une aiguille, maximes perchées sur des échasses, du haut desquelles on perd de vue la vie réelle et ses tumultes. Tout cela est excellent, pour faire résonner les murs d’une salle, et exercer l’esprit à la pénétration : mais ce n’est pas de là que peut venir cette voix, bien réelle pourtant, qui se fait entendre en chaque homme, et qui l’invite à être juste et bon ; ce n’est pas là de quoi tenir en échec nos tendances si fortes à l’injustice et à la dureté, ni enfin pour donner leur force légitime aux reproches de la conscience : car de les justifier par ceci, que ces maximes subtiles ont été transgressées, c’est vouloir les rendre ridicules. Non, pour qui traite les choses sérieusement, ces combinaisons artificielles de concepts ne peuvent plus contenir le vrai principe qui nous pousse à être justes et charitables. Ce principe bien plutôt doit demander peu de méditation, encore moins d’abstraction et de combinaison ; il doit, indépendamment de toute culture intellectuelle, s’offrir à chacun, aux plus simples des hommes, se révéler à la première intuition, et nous être comme imposé directement par la réalité des choses. Tant que l’éthique n’a pas à nous montrer une telle base, elle peut bien dans les salles publiques disputer, parader : la vie réelle la nargue. Je dois donc aux moralistes ce conseil paradoxal : commencez, s’il vous plaît, par étudier un peu la vie.

§ 13. — Examen sceptique.

Quand on songe à ces deux mille années et plus, consumées en efforts inutiles pour établir la morale sur de sûres assises, c’est une pensée qui peut bien venir à l’esprit, qu’il n’y a point de morale naturelle, point de morale indépendante de toute institution humaine : la morale serait donc une construction de fond en comble artificielle ; elle serait une invention destinée à mieux tenir en bride cette égoïste et méchante race des hommes ; et dès lors, sans l’appui que lui prêtent les religions positives, elle s’écroulerait, parce qu’il n’y a ni foi pour l’animer ni fondement naturel pour la porter. La justice en effet et la police ne peuvent suffire à leur tâche : il est des fautes qu’il serait trop malaisé de découvrir, ou trop périlleux de punir ; ici la protection officielle est impuissante. D’ailleurs, la loi civile peut bien imposer la justice, et encore c’est le plus qu’elle peut ; quant à la charité et à la bienfaisance, non pas : car alors chacun voudrait bien jouer le rôle passif ; mais le rôle actif, jamais. De là cette idée, que la morale reposerait sur la seule religion, toutes deux ayant pour but commun d’achever l’œuvre à laquelle ne suffit ni le statut fondamental de l’État, ni la législation. Dès lors une morale naturelle, une morale fondée dans la nature des choses ou de l’homme, sans plus, serait impossible : et l’on expliquerait ainsi la vanité des tentatives faites par les philosophes pour lui trouver une base. Cette opinion n’est pas sans vraisemblance : déjà les Pyrrhoniens la soutenaient : « οὔτε ἀγαθὸν τί ἐστί φύσει, οὔτε κακόν,

ἀλλὰ πρὸς ἀνθρώπων ταῦτα νόῳ κέκριται,

κατὰ τὸν Τίμωνα » (« Il n’est rien qui soit bien ni mal par nature — mais cette distinction est établie par l’opinion des hommes, — selon Timon. ») (Sext. Empir. adv. Math., XI, 140) ; et parmi les modernes, plus d’un esprit distingué s’y est rangé. Elle mérite donc qu’on l’examine avec soin, bien qu’il fût plus commode de s’en débarrasser en jetant de travers un coup d’œil d’inquisiteur dans la conscience de ceux en qui une telle pensée a pu s’élever. Ce serait tomber dans une grosse erreur, dans une erreur de jeune homme, de croire que toute action légitime et légale soit morale dans son principe. Mais bien plutôt, entre la justice extérieure telle que la pratiquent les hommes, et la véritable loyauté, il y a d’ordinaire le même rapport, qu’entre les formules de politesse et l’amour vrai du prochain, cette victoire non plus apparente mais réelle cette fois, remportée sur l’égoïsme. Quant à ces sentiments d’équité, dont on fait partout étalage, et auxquels on ne veut pas que le doute ait le droit de toucher ; quant à cette indignation superbe, toujours en éveil et prête, sur la moindre apparence de soupçon, à prendre feu, à éclater, — il n’y a que les novices et les simples pour prendre tout cela comme argent comptant, pour y voir les marques d’une âme ou d’une conscience délicate. Cette honnêteté ordinaire, dont les hommes usent dans leurs relations, dont ils font le principe, le roc où est bâtie leur vie, à dire le vrai, elle a pour cause principale une double contrainte : d’abord, les lois établies, qui assurent à chacun dans l’étendue de son droit la protection de l’État ; ensuite le besoin évident pour chacun d’avoir un bon renom, de l’honneur au sens mondain, faute de quoi on ne peut faire son chemin : par là en effet, nous ne faisons jamais une démarche que l’opinion publique ne nous regarde : sévère, impitoyable, elle ne pardonne pas un faux pas, elle en garde rancune au coupable jusqu’à la mort ; c’est une tache ineffaçable. En quoi elle est vraiment sage : elle juge d’après le principe « Operari sequitur esse », convaincue qu’un caractère est chose immuable, et que, si un homme a agi une fois d’une certaine façon, il ne peut manquer, les circonstances se représentant, d’y revenir. Tels sont donc les deux gardiens qui veillent sur l’honnêteté publique ; eux absents, pour parler sans fard, nous ne serions plus que des vauriens, surtout en ce qui concerne le bien d’autrui : car dans la vie humaine, la propriété, c’est là le point central, le pivot essentiel de toute action, de tout désir. Pour ce qui est des raisons purement morales de rester honnête, à supposer qu’elles ne soient pas absentes, le plus souvent elles n’arrivent que par un long détour à s’appliquer aux questions de propriété de l’ordre civil. Elles ne s’appliquent d’abord et directement qu’aux problèmes de droit naturel ; pour le droit positif, elles ne le concernent qu’indirectement, et en tant qu’il se fonde sur l’autre. Or le droit naturel se rapporte uniquement à la propriété acquise par le travail du propriétaire, à celle qu’on ne peut attaquer sans faire tort au propriétaire de la portion de ses forces qu’il y a dépensée, sans l’en dépouiller. — Quant au droit du premier occupant, je le repousse absolument ; mais ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre cette réfutation[1]. — Sans doute la propriété fondée en droit positif peut également, quoique à travers bien des intermédiaires, reposer en fin de compte sur le droit naturel de propriété. Mais quelle distance, le plus souvent, entre nos biens garantis par l’État, et cette source première, du droit naturel de propriété ! Le rapport est d’ordinaire fort difficile, impossible parfois, à démontrer : nos biens nous viennent par héritage, par mariage, par un gain à la loterie, par toute autre voie, jamais par le travail fait à la sueur de notre front ; c’est à des idées justes, à des inspirations, que nous les devons, à des spéculations, par exemple, parfois même à des coups de tête absurdes, mais que le hasard a favorisés, que le « Deus Eventus » a récompensés, glorifiés. Rarement sont-ils le fruit d’un travail, de soins véritables : et même alors, souvent il s’agit d’un travail d’esprit, tel que celui de l’avocat, du médecin, du fonctionnaire, du professeur, travail qui, aux yeux du vulgaire grossier, ne doit pas coûter grand’peine. Il faut des intelligences déjà fort cultivées, pour reconnaître dans une propriété de ce genre, le droit moral, pour la respecter en vertu de raisons toutes morales. — Aussi plus d’un, à part lui, ne voit dans les biens d’autrui que des possessions garanties par le seul droit positif. Si alors ils trouvent le moyen, soit en utilisant, soit simplement en tournant les lois, de dépouiller leur prochain, ils n’ont pas une hésitation : il leur semble que ce qui est venu par la flûte peut bien s’en aller par le tambour ; et leurs prétentions leur paraissent aussi bien fondées que celles du premier propriétaire. À voir les choses de ce biais, ils doivent croire que l’institution de la société n’a fait que substituer au droit du plus fort, le droit du plus habile. — Pourtant, il arrive parfois que le riche est un homme inviolablement attaché à la justice, soumis de tout son cœur à une règle et décidé à maintenir une maxime, à l’observance même de laquelle il doit tout son bien, et les avantages qui en sont la suite ; alors, très-sérieusement, il reste fidèle au principe : « Suum cuique[2] », et ne s’en écarte point. On rencontre des exemples de cette obéissance à la loi de la bonne foi et de la sincérité, jointe à un parti pris, de respecter pieusement cette loi ; et le tout, par ce seul motif, que la sincérité et la bonne foi sont les principes de tout libre commerce entre les hommes, du bon ordre, de la sûreté pour les propriétés ; grâce à quoi souvent il nous est avantageux à nous-mêmes qu’elles soient en honneur : il est donc bon de les conserver, même au prix de quelques sacrifices : quand on a une bonne terre, on n’hésite pas à y faire quelques dépenses. Mais ce produit-là, cette loyauté spéciale, ne peut guère se rencontrer que chez les gens à leur aise, ou qui du moins ont un bon métier ; surtout chez les marchands, car ils voient le plus clairement du monde qu’il n’y a pas de sûreté pour les échanges, sans une confiance, un crédit mutuels : de là l’honneur du commerçant, chose si à part. — De son côté, le pauvre, qui ne peut joindre les deux bouts, et qui se voit, grâce à l’inégale distribution des biens, condamné à la gêne et à un dur travail, tandis que d’autres, sous ses yeux, vivent dans l’abondance et l’oisiveté, aura bien de la peine à reconnaître qu’une telle inégalité ait pour cause une inégalité correspondante dans les mérites, et dans les gains loyalement acquis. Or, s’il n’accorde pas ce point, où irait-il prendre les raisons purement morales, les raisons d’honnêteté qui le détourneraient de mettre la main sur le superflu des autres ? Le plus souvent, ce qui le retient, c’est la loi. Si donc un jour se présente une occasion, l’occasion si rare, où il pourra, sans craindre l’atteinte des lois, d’un seul coup, secouer le poids écrasant de la misère, plus écrasant encore pour qui a sous les yeux la richesse d’autrui, et se mettre en possession de jouissances si souvent enviées, où est alors la puissance qui lui retiendra la main ? Une religion avec ses dogmes ? Il est bien rare que la foi ait tant de force. Une raison purement morale, une raison d’honnêteté ? Peut-être, en quelques cas : mais d’ordinaire, ce sera le soin, si naturel à l’homme, même d’un petit esprit, le soin de sa réputation, de son honneur mondain ; le danger si visible, d’aller, pour une seule faute de ce genre, se faire rejeter à jamais de la grande loge maçonnique des honnêtes gens, de ceux qui suivent la loi de l’honneur, qui pour prix se sont, sur toute la face de la terre, partagé les biens, et qui les possèdent ; le danger de se voir, pour une seule action malhonnête, traité sa vie durant, par la bonne société, comme un paria, à qui nul désormais ne se fie, dont chacun fuit la compagnie, de qui, pour lui couper l’herbe sous le pied, on n’a qu’à dire : « Un chenapan qui a volé ! », ou qu’à répéter le proverbe : « Qui a volé, volera ! »

Tels sont les gardiens qui veillent sur notre équité extérieure ; et quiconque a vécu, et n’a pas fermé les yeux, avouera qu’à eux seuls nous devons presque tout ce que les hommes montrent d’honnêteté dans leurs relations ; que même, il ne manque pas de gens, pour entretenir l’espoir d’échapper même à cette surveillance, et pour considérer l’honnêteté, la loyauté, comme une enseigne, un pavillon, à l’abri duquel la piraterie n’est que plus sûre. Il ne faut donc pas trop nous enflammer d’un saint zèle, monter sur nos grands chevaux, si par hasard un moraliste pose le problème, et dit : est-ce que la loyauté, l’honnêteté, au fond ne seraient pas toujours pure affaire de convention ? si, poursuivant son idée, il entreprend de ramener pareillement le reste de la morale à des causes éloignées, détournées, mais en fin de compte égoïstes, comme ont fait avec tant de force d’esprit d’Holbach, Helvétius, d’Alembert et d’autres du même temps. Pour la plupart des actes de justice cette explication est la vraie, elle est juste, et je l’ai fait voir précédemment. Quant aux actes de charité, ici encore, en bien des cas, elle est applicable, à n’en pas douter : ces actes souvent ont pour principe l’ostentation, la foi en une récompense future, et qui même équivaudra au carré, plutôt au cube du sacrifice, sans parler d’autres motifs aussi égoïstes. Toutefois, il n’est pas moins certain qu’il s’accomplit des actions inspirées par une charité désintéressée, par une équité spontanée. Faut-il des exemples de ces dernières ? je ne les prendrai pas dans le domaine de la conscience, mais de la seule expérience : tels sont ces cas, singuliers, et pourtant incontestables, où tout danger d’être atteint par les lois, même d’être découvert, ou seulement soupçonné, se trouvant écarté, toutefois on a vu le pauvre donner au riche ce qui revenait à ce dernier : ainsi, un objet a été perdu, et trouvé ; un dépôt a été remis à un individu par un tiers qui depuis est mort : le dépôt, l’objet est restitué au propriétaire ; un étranger de passage confie en secret un dépôt à un pauvre homme : le dépôt est fidèlement gardé, puis rendu. Des faits pareils se voient, on n’en peut douter : mais notre surprise, notre émotion, notre respect, à la révélation de semblables faits, prouvent assez clairement qu’il faut les ranger parmi les exceptions, les raretés. Oui, il y a d’honnêtes gens : il y a aussi des trèfles à quatre feuilles ; mais Hamlet parle sans hyperbole, quand il dit : « To be honest, as this world goes, is to be one man pick’d out of ten thousand[3]. » — On objectera que les actions dont il s’agit sont inspirées en fin de compte par certains dogmes religieux, c’est-à-dire par la pensée du châtiment et de la récompense à recevoir dans un autre monde : mais il y a aussi des cas, on pourrait le prouver, où l’acte n’a tenu en rien à aucune croyance et religieuse. Le fait n’est pas très-rare en soi ; ce qui est rare, c’est que l’opinion publique reconnaisse le fait.

Pour échapper à cet état d’esprit sceptique, on se réfugie dans la conscience d’abord. Mais la conscience elle-même a-t-elle son origine dans la nature ? Déjà le doute s’élève. Ce qui est sûr, à tout le moins, c’est qu’il y a aussi une « conscientia spuria[4] », et que souvent on la prend pour la vraie. Le regret, le chagrin d’un acte passé, n’est au fond, chez bien des gens, que la crainte des conséquences. Plus d’un, pour avoir transgressé des commandements étranges, arbitraires, digne en somme de mépris, sent en lui je ne sais quoi qui le fait souffrir, qui lui adresse des reproches, qui enfin joue tout à fait la conscience. Exemple : le juif bigot (l’espèce n’est pas rare), qui se sent un poids sur le cœur, parce qu’au mépris du second livre de Moïse, où il est dit : chap. xxxv, 3 : « Vous ne devez point allumer de feu, au jour du sabbat, dans aucune de vos maisons », il a le samedi soir, chez lui, fumé une pipe. Plus d’une fois un gentilhomme, un officier, a entendu ces reproches intérieurs, pour avoir en quelque occasion, manqué de suivre à la lettre les lois de ce Code des Fous, qu’on nomme Code de l’Honneur : c’est à ce point, que bien souvent un homme de cette condition, se voyant dans l’impossibilité de tenir la parole d’honneur qu’il avait donnée, encore de satisfaire à ce que le Code en question prescrit pour les querelles, s’est brûlé la cervelle. (J’ai vu des exemples de l’un et de l’autre cas.) Le même homme, toutefois, chaque jour, d’un cœur léger, manquera à sa parole : il suffit que le Schiboleth : parole « d’honneur », n’ait pas été prononcé en cette occasion. — D’une façon générale, une inconséquence, une imprudence quelconque, une action contraire à nos desseins, à nos principes, à nos convictions de toute espèce, une indiscrétion, une maladresse, une balourdise, nous laisse après elle un souvenir rongeur : c’est un aiguillon dans notre cœur. Bien des gens s’étonneraient, s’ils pouvaient voir de quels éléments cette conscience, dont ils se font une si pompeuse idée, se compose exactement : environ 1/5 de crainte des hommes, 1/5 de craintes religieuses, 1/5 de préjugés, 1/5 de vanité, et 1/5 d’habitude : en somme, elle ne vaut pas mieux que l’Anglais dont on cite ce mot : « I cannot afford to keep a conscience. » (« Entretenir une conscience, c’est trop cher pour moi. ») — Les personnes religieuses, quelle que soit leur confession, n’entendent fort souvent par ce mot de conscience, rien autre que les dogmes et les préceptes de leur religion, et le jugement qu’on porte sur soi-même en leur nom : c’est en ce sens qu’il faut entendre les mots intolérance ou conscience imposée, et liberté de conscience. C’est ainsi que le pensaient les théologiens, les scolastiques et les casuistes du moyen âge et des temps modernes : la conscience d’un homme, c’était ce qu’il connaissait de dogmes et de préceptes de l’Église, en y joignant ce principe, qu’il fallait croire aux uns et observer les autres. En conséquence, il y avait pour la conscience divers états : doute, opinion, erreur, etc., à quoi on remédiait en s’aidant d’un directeur de conscience. Veut-on savoir combien la notion de conscience, semblable en cela aux autres notions, tire peu de constance de son objet lui-même ; combien elle a varié avec les esprits ; combien, chez les écrivains, elle apparaît chancelante et mal assurée ? on le verra en un tableau abrégé, chez Staüdlin, Histoire des Théories de la Conscience. Tout cela n’est guère fait pour nous donner confiance en la réalité de cette notion, et c’est ainsi qu’est née la question, s’il y a vraiment une faculté à part, innée, telle que la conscience ? Déjà, au § 10, en exposant la théorie de la liberté, j’ai été amené à dire brièvement l’idée que je me fais de la conscience, et plus loin, j’y reviendrai encore.

Toutes ces difficultés, tous ces doutes ne nous autorisent pourtant pas à nier que la véritable moralité se rencontre : ils doivent seulement nous apprendre à ne pas compter outre mesure sur les instincts moraux de l’homme, ni par conséquent, sur la base que l’éthique peut trouver dans la nature : dans ce qu’on rapporte à cet instinct, il y a une part si grande, si incontestable, à faire à d’autres motifs ! et le spectacle de la corruption morale du monde nous montre si bien, que les instincts bons ne peuvent guère avoir de force, puisque (c’est là la raison principale) ils n’agissent souvent pas dans les occasions où les motifs opposés sont sans grande énergie ! À vrai dire, les traits particuliers qui distinguent les divers caractères, ont bien ici leur importance. Mais une chose vient ajouter encore du poids à cet aveu de la corruption des mœurs : c’est que cette corruption ne peut se manifester sans obstacles ni voiles, à cause des lois, à cause de la nécessité où est chacun de rester honorable, et même par l’effet de la simple politesse. Ajoutez enfin ceci : ceux qui élèvent les enfants se figurent qu’ils leur inculqueront la moralité, en leur dépeignant l’honnêteté et la vertu comme les règles mêmes que suit tout le monde : plus tard, quand l’expérience leur apprend, et souvent à leurs dépens, une tout autre leçon, alors ils découvrent que les maîtres de leurs jeunes ans ont été les premiers à les tromper, et cette découverte peut faire plus de tort en eux à la moralité, que n’eût pu en faire la franchise et la loyauté dont on leur eût donné un premier exemple, en leur disant : « Le monde est plein de mal ; les hommes ne sont point ce qu’ils devraient être : mais que cela ne t’induise pas en erreur ; toi, sois meilleur. » — Tout cela donc aggrave l’idée qu’il nous faut faire de l’immoralité réelle où vit l’espèce humaine. L’État, ce chef-d’œuvre de l’égoïsme bien entendu, raisonnable, de l’égoïsme totalisé de tous, a remis le soin de protéger les droits de chacun aux mains d’une puissance qui dépasse infiniment la puissance d’un individu quelconque, et qui le contraint à respecter les droits d’autrui. C’est ainsi que l’égoïsme sans bornes qui est chez presque tous, la méchanceté, qui existe chez beaucoup, la scélératesse qui se rencontre en plusieurs, ne peuvent percer : toutes ces forces sont enchaînées. De là une apparence qui nous trompe prodigieusement : aussi quand, la puissance protectrice de l’État étant réduite à l’impuissance ou éludée, comme il arrive parfois, nous voyons se révéler les appétits insatiables, l’avarice sordide, la fausseté profondément dissimulée, la méchanceté perfide des hommes, souvent nous reculons, nous poussons les hauts cris, nous croyons voir surgir un monstre encore inconnu aux regards humains : et pourtant, sans la contrainte des lois, le besoin qu’on a de l’estime publique, toutes ces passions seraient à l’ordre du jour. Il faut lire les histoires de crimes, ou les récits des époques anarchiques, pour savoir ce qu’est au fond l’homme, en fait de moralité. Ces milliers d’êtres qui sont là sous nos yeux, et qui se contraignent les uns les autres à respecter la paix dans leurs relations mutuelles, il y faut voir autant de tigres et de loups, mais dont les mâchoires sont maintenues par une forte muselière. Aussi, concevez la force publique anéantie une bonne fois, c’est-à-dire, la muselière enlevée, et avec le moindre effort d’intelligence, vous reculerez d’horreur devant le spectacle qui devra s’offrir alors ; c’est assez avouer que dans vous-mêmes, vous faites peu de fonds sur la religion, la conscience, sur la base naturelle de la morale, quelle qu’elle puisse être. Et pourtant c’est à ce moment-là, que l’on verrait en face de ces forces ennemies de la morale, désormais libres, les instincts moraux, eux aussi, déployer leur puissance en plein jour, et révéler le mieux ce qu’ils peuvent ; alors également se manifesterait sans voile la variété incroyable des caractères moraux, et, on le verrait, elle ne le cède en rien à celle des intelligences : ce qui n’est pas dire peu.

Peut-être m’objectera-t-on que la morale n’a pas à s’occuper de la conduite que les hommes tiennent ; que cette science a à déterminer comment les hommes doivent se conduire. Mais c’est là justement le principe que je nie : j’ai assez fait voir, dans la partie critique de cet essai, que la notion du devoir, la forme impérative prise par la morale, n’appartiennent qu’à la morale théologique, et hors de là, perdent tous sens et toute valeur. Pour moi, tout au contraire, je propose à la morale ce but, d’exposer les diverses façons dont les hommes se conduisent, entre lesquelles, au point de vue du moraliste, les différences sont si grandes, de les expliquer, de les ramener à leurs principes derniers. Dès lors, pour découvrir le fondement de l’éthique, il n’y a qu’une route, celle de l’expérience : il s’agira de rechercher si absolument parlant, il se rencontre des actes, auxquels il faut reconnaître une valeur morale véritable, tels que seraient des actes d’équité spontanée, de charité pure, des actes inspirés par une réelle noblesse de sentiments. Il faudra ensuite les traiter comme des phénomènes donnés, qu’il s’agira d’expliquer correctement, c’est-à-dire, de ramener à leurs causes vraies ; donc nous aurons à découvrir les motifs propres qui décident les hommes à des actes de la sorte, si différents en espèce de tous les autres. Ces motifs, et la faculté d’en éprouver les effets, voilà quel sera le principe dernier de la moralité ; la connaissance de ce principe nous donnera le fondement de l’éthique. Telle est la route modeste que j’indique à la morale. Ceux qui, ne trouvant là ni construction a priori, ni législation absolue imposée à tous les êtres raisonnables in abstracto, rien de majestueux, rien de monumental, ni d’académique, n’en seront pas satisfaits, peuvent retourner aux impératifs catégoriques, au schiboleth de la « dignité de l’homme » ; aux creuses formules, aux tissus d’abstractions, aux bulles de savon des écoles ; aux principes que l’expérience à chaque pas vient bafouer, dont personne, en dehors des salles de cours, n’a entendu parler, dont nul n’a la moindre expérience. Mais celui qui suivant ma voie, ira à la recherche du fondement de la morale, celui-là au contraire aura à ses côtés l’expérience, qui chaque jour, à chaque heure, témoignera en sa faveur.

§ 14. — Les Motifs[5] antimoraux.

Chez l’homme comme chez la bête, entre tous les motifs, le plus capital et le plus profond, c’est l’Égoïsme, c’est-à-dire le désir d’être et de bien être. Le mot allemand Selbstsucht (amour-propre) éveille mal à propos une idée de maladie. Eigennutz (intérêt) indique bien l’égoïsme, mais l’égoïsme guidé par la raison, et devenu ainsi, avec l’aide de la réflexion, capable de se faire un plan pour arriver à ses fins : aussi peut-on appeler les bêtes égoïstes, mais non pas intéressées. Pour exprimer l’idée dans toute sa généralité, je continuerai donc à user du mot égoïsme. — L’égoïsme, chez la bête comme chez l’homme, est enraciné bien fortement dans le centre même de l’être, dans son essence : disons mieux, il est cette essence même. Par suite, règle générale, tous les actes d’un être ont leur principe dans l’égoïsme, c’est à l’égoïsme toujours qu’il faut s’adresser pour trouver l’explication d’un acte donné ; et à lui encore, pour découvrir tous les moyens qui servent à mener les hommes vers le but qu’on s’est proposé. L’égoïsme, de sa nature, ne souffre pas de bornes : c’est d’une façon absolue que l’homme veut conserver son existence, rester exempt de toute souffrance, et parmi les souffrances il compte tout ce qui est manque et privation ; il veut la plus grande somme possible de bien-être ; il veut posséder toutes les jouissances dont il est capable, et même il fait son possible pour s’ouvrir à des jouissances nouvelles. Tout ce qui s’oppose aux efforts de son égoïsme, excite son mécontentement, sa colère, sa haine : il y voit un ennemi à anéantir. Il veut, autant qu’il se peut, jouir de tout, posséder tout ; et n’y pouvant arriver, du moins il veut disposer de tout en maître : « Tout pour moi, rien pour les autres », voilà sa devise. L’égoïsme est gigantesque : il déborde l’univers. Donnez à un individu le choix d’être anéanti, ou de voir anéantir le reste du monde : je n’ai pas besoin de dire de quel côté, le plus souvent, la balance pencherait. Chacun fait ainsi de lui-même le centre de l’univers ; il rapporte tout à soi ; les événements qui s’accomplissent devant lui, par exemple les grands revirements qui se font dans la destinée des peuples, il les juge d’abord d’après son intérêt dans l’affaire ; si petit, si éloigné que soit cet intérêt, c’est par là d’abord qu’il les comprend. Il n’est pas au monde de plus extrême contraste : d’une part cette attention profonde, exclusive, avec laquelle chacun contemple son moi, et de l’autre l’air d’indifférence dont le reste des hommes considère ce même moi ; le tout à charge de revanche. Le spectacle a son côté comique ; de voir cette foule innombrable d’individus, dont chacun regarde sa seule personne, au moins en pratique, comme existant réellement, et le reste en somme comme de purs fantômes. La cause de ceci est, en dernière analyse, en ce que chacun de nous se connaît immédiatement, et les autres indirectement, grâce à l’idée qu’il forme d’eux dans sa tête : or la connaissance immédiate maintient son droit. De ce point de vue tout subjectif, et où reste nécessairement placée notre conscience, chacun est à lui-même l’univers entier : tout ce qui est objet n’existe pour lui qu’indirectement, en qualité de représentation du sujet ; si bien que rien n’existe, sinon en tant qu’il est dans la conscience. Le seul univers que chacun de nous connaisse réellement, il le porte en lui-même, comme une représentation qui est à lui ; c’est pourquoi il en est le centre. Par suite encore, chacun à ses yeux est le tout de tout : il se voit le possesseur de toute réalité ; rien ne peut lui être plus important que lui-même. Tandis que vu de son point de vue intérieur, son moi s’offre à lui avec ces dimensions colossales, vu du dehors, il se ratatine, devient quasi à rien : c’est à peu près 1 billionième de l’humanité contemporaine. En outre il sait, de science certaine, ceci : ce moi, qui a ses yeux vaut tout le reste et plus, ce microcosme, où le macrocosme ne surgit qu’à titre de modification, d’accident, ce microcosme qui est pour lui l’univers entier, doit disparaître par la mort, et ainsi la mort à ses yeux équivaut à la disparition de l’univers. Tels sont les éléments dont l’égoïsme, cette plante née de la volonté de vivre, se nourrit ; ainsi se creuse, entre chaque homme et son voisin, un large fossé. Si parfois, en fait, un de nous vient à le sauter pour aller au secours du voisin, c’est un cri : au miracle ! c’est un étonnement ! des éloges ! Déjà au § 8, en expliquant le principe de la morale selon Kant, j’ai eu l’occasion de montrer par quels signes l’égoïsme se révèle dans les actes quotidiens, comment en dépit de la politesse, sa feuille de vigne à lui, toujours il ressort par quelque coin. La politesse en effet, c’est une négation conventionnelle, systématique, de l’égoïsme, dans les petits détails du commerce ordinaires ; c’est une hypocrisie reconnue, mais qui n’en est pas moins imposée, louée : car ce qu’elle cache, l’égoïsme, est une chose si repoussante, qu’on ne veut pas le voir, même quand on sait bien qu’il est là-dessous ; de même pour les objets déshonnêtes, on veut au moins savoir qu’ils sont recouverts d’un voile. — L’égoïsme, quand il ne trouve la voie barrée ni par une force extérieure, et sous ce nom il faut comprendre aussi toute crainte inspirée par une puissance de la terre ou de plus haut, ni par des idées vraiment morales, poursuit ses fins sans avoir égard à rien : dès lors, parmi cette multitude innombrable d’égoïstes, ce qu’on verrait à l’ordre du jour, ce serait : « bellum omnium contra omnes[6] », et tous en pâtiraient. Aussi, après un peu de réflexion, la Raison imagine-t-elle bientôt d’instituer l’État : l’État, né de la crainte mutuelle que les hommes s’inspirent par leurs forces respectives, prévient les effets désastreux de l’égoïsme général, autant du moins que peut le faire un pouvoir tout limitatif. Mais que les deux agents à lui opposés perdent leur efficacité, aussitôt l’égoïsme se montre, dans sa redoutable grandeur : et le phénomène n’est pas beau à voir ! En cherchant à exprimer brièvement la force de cet agent ennemi de la moralité, j’avais songé de peindre d’un trait l’égoïsme dans toute sa grandeur, et je tâchais de trouver à cet effet quelque hyperbole assez énergique ; je finis par prendre celle-ci : plus d’un individu serait homme à tuer son semblable, simplement pour oindre ses bottes avec la graisse du mort. Mais un scrupule m’est resté : est-ce bien là une hyperbole ? — L’Égoïsme, voilà donc le premier et le principal, mais non toutefois le seul ennemi, qu’ait à combattre le motif moral. On voit déjà assez que pour lutter contre un pareil adversaire, il faut quelque chose de réel, non pas une formule curieusement subtile, ni quelque bulle de savon a priori. — À la guerre, avant tout, ce qu’il faut, c’est de connaître l’ennemi. Or, le combat actuel, l’égoïsme, qui a lui seul vaut plus que tous ses alliés, s’opposera surtout à cette vertu, la justice, la première, à mon sens, des vertus cardinales, et digne par excellence de ce nom.

Quant à la vertu de la Charité, l’adversaire qu’elle rencontrera le plus souvent, c’est la malveillance ou la haine. Considérons donc d’abord l’origine et les degrés de la première. La malveillance dans l’état encore faible, est très-fréquente, presque ordinaire ; et elle s’élève aisément aux degrés supérieurs. Goethe a bien raison de le dire : dans ce monde, l’indifférence et l’aversion sont comme chez elles (Les affinités électives, Ire partie, chap. iii). Il est bien heureux pour nous, que la prudence et la politesse jettent leur manteau là-dessus, et nous empêchent de voir combien générale et réciproque est la malveillance, et combien le « bellum omnium contra omnes » est en vigueur, du moins entre les esprits. D’ailleurs parfois le fond se découvre : par exemple, aux heures, si fréquentes, où la médisance se donne cours, impitoyablement, en l’absence des victimes. Mais où il se voit le plus à plein, c’est dans les éclats de la colère : parfois ils sont hors de toute proportion avec la cause occasionnelle ; et d’où tireraient-ils tant de force, si, pareille à la poudre dans le fusil, la colère n’avait été comprimée, à l’état de haine longtemps couvée dans le secret ? — Une des grandes causes de la malveillance, ce sont les conflits qui, à chaque pas, inévitablement, éclatent entre les égoïsmes. Elle trouve aussi dans les objets, des excitants : c’est le spectacle des fautes, des erreurs, des faiblesses, des folies, des défauts et des imperfections de toute sorte, que chacun de nous expose, en nombre plus grand ou moindre, du moins en quelques occasions, aux yeux des autres. Spectacle tel, qu’à plus d’un homme, aux heures de mélancolie, d’hypocondrie, le monde apparaît, du point de vue esthétique, comme un musée de caricatures ; du point de vue intellectuel, comme une maison de fous ; et du point de vue moral, comme une auberge de chenapans. Quand cette humeur persiste, elle s’appelle misanthropie. — Enfin une source, des plus puissantes, de la malveillance, c’est l’envie ; pour dire mieux, elle est la malveillance même, excitée par le bonheur, les biens et autres avantages que nous voyons chez autrui. Nul n’en est exempt, et déjà Hérodote l’a dit (III, 80) : « Φθόνος ἀρχῆθεν ἐμφύεται ἀνθρώπῳ. » (« Depuis l’origine, l’envie est innée chez les hommes. ») Mais elle souffre bien des degrés. Jamais elle n’est plus impardonnable, ni plus venimeuse, que lorsqu’elle s’en prend aux qualités de la personne même : car alors il ne reste plus d’espoir à l’envieux ; jamais elle n’est plus avilissante : car elle nous fait haïr ce que nous devrions aimer et honorer. Mais c’est ainsi que vont les choses :

« Di lor par più, che d’altri, invidia s’abbia,
Che per se stessi son levati a volo,
Uscendo fuor della commune gabbia[7] »,

s’écrie déjà Pétrarque. Si l’on veut voir l’envie étudiée plus longuement, on pourra prendre les Parerga, 2e  vol., § 114. — À certains égards la joie maligne est le pendant de l’envie. Toutefois, ressentir de l’envie, cela est d’un homme ; jouir d’une joie méchante, cela est d’un démon[8]. Pas d’indice plus infaillible d’un cœur décidément mauvais, d’une profonde corruption morale, que le fait d’avoir une seule fois savouré paisiblement, de toute son âme, une telle joie. De celui qui y a été pris, il faut à jamais se méfier : « Hic niger est ; hunc tu, Romane, caveto[9]. » — En soi, l’envie et la joie maligne sont des dispositions toutes théoriques : dans la pratique, elles deviennent la méchanceté et la cruauté. L’égoïsme, lui, peut nous conduire à des fautes et des méfaits de toute sorte : mais le mal et la souffrance que par là nous infligeons aux autres sont pour l’égoïsme un pur moyen, non un but : il ne les cause donc que par accident. La méchanceté et la cruauté, au rebours, font des souffrances et des douleurs d’autrui leur but propre : atteindre ce but, voilà leur joie. Aussi faut-il y voir un degré plus profond dans la perversité morale. La maxime de l’égoïsme extrême est : « Neminem juva ; imo onnes, si forte conducit (il y a toujours une condition), læde. » La maxime de la méchanceté est : « Omnes, quantum potes, læde. » — Si la joie maligne n’est qu’une disposition théorique à la cruauté, la cruauté n’est que cette disposition mise en pratique : l’une et l’autre se manifesteront à la première occasion.

De poursuivre dans le détail les vices qui naissent de ces deux facteurs premiers, c’est une recherche qui serait à sa place dans une éthique complète, non ici. Il faudrait alors déduire de l’égoïsme la gourmandise, l’ivrognerie, la luxure, le souci de nos intérêts, l’avidité, l’avarice, l’iniquité, la dureté de cœur, l’orgueil, la vanité, etc. — et de l’esprit de haine, la jalousie, l’envie, la malveillance, la méchanceté, la disposition à se réjouir du mal, la curiosité indiscrète, la médisance, l’insolence, la violence, la haine, la colère, la traîtrise, la rancune, l’esprit de vengeance, la cruauté, etc. — Le premier principe est plutôt bestial ; le second, plutôt diabolique. C’est toujours l’un de ces deux qui l’emporte, ou bien l’autre, excepté là où dominent les principes moraux dont on parlera plus loin : de là les grandes lignes d’une classification morale des caractères. D’ailleurs, il n’est aucun homme qui ne rentre dans l’un de ces trois genres.

J’en ai fini avec cette effroyable revue des puissances antimorales, qui rappelle celle des princes des ténèbres dans le Pandémonium de Milton. Mais mon plan l’exigeait : je devais considérer ces côtés sombres de la nature humaine. En cela ma voie s’écarte peut-être de celle de tous les autres moralistes : elle ressemble à celle de Dante, qui d’abord conduit aux enfers.

Quand on a ainsi embrassé d’un coup d’œil les tendances contraires à la moralité, on voit combien c’est un problème difficile, de découvrir un motif capable de résister à ces instincts si fort enracinés dans l’homme, capable de nous conduire dans une voie toute opposée ; ou bien, si l’expérience nous offre des exemples d’hommes engagés dans cette voie, quelle difficulté c’est, de rendre raison de ces faits, d’une façon satisfaisante et naturelle. Si malaisé est le problème, que pour le résoudre au profit de l’humanité prise en masse, toujours on a dû s’aider de machines empruntées à un autre monde. Toujours on s’est adressé à des dieux, dont les commandements et les défenses déterminaient toute la conduite à tenir, et qui d’ailleurs pour appuyer ces ordres, disposaient de peines et de récompenses, dans un autre monde où la mort nous transportait. Admettons qu’on puisse rendre générale une croyance de la sorte, comme il est en effet possible si on l’imprime dans les esprits encore très-tendres ; admettons encore cette thèse, qui n’est pas aisée à établir, et que les faits ne justifient guère, qu’une telle discipline produise les résultats attendus ; tout ce qu’on obtiendrait, ce serait de rendre les actions des hommes conformes à la légalité, cela même en dehors des limites où se renferment la police et la justice ; mais il n’y aurait là, chacun le sent bien, rien de semblable à ce que nous appelons proprement la moralité des intentions. Évidemment tout acte inspiré par des motifs de ce genre aurait sa racine dans le pur égoïsme. Comment serait-il question de désintéressement, quand je suis pris entre une promesse de récompense qui me séduit, et une menace de châtiment qui me pousse ? Si je crois fermement à une récompense dans un autre monde, il ne peut plus s’agir que de traites à tirer à plus longue échéance, mais avec une garantie meilleure. Les pauvres qu’on satisfait ne manquent pas de vous promettre pour l’autre monde une récompense qui vous paiera mille fois : un harpagon même pourrait là-dessus distribuer force aumônes, bien persuadé qu’en ce faisant il s’assure un bon placement, et qu’en l’autre monde il ressuscitera dans la peau d’un Crésus. — Pour la masse du peuple, des exhortations de ce genre peuvent suffire : et c’est pourquoi les diverses religions, ces métaphysiques à l’usage du peuple, les lui répètent. Encore faut-il remarquer ici, que nous nous trompons parfois aussi bien sur les motifs de nos propres actes, que sur ceux d’autrui : aussi, plus d’un qui, pour se rendre raison de ses plus nobles actions, ne sait qu’invoquer des motifs de l’ordre dont il s’agit, en réalité se décide par des causes bien plus nobles et plus pures, mais dont il est bien plus malaisé aussi de se rendre compte, et fait par amour du prochain tels actes qu’il ne peut s’expliquer sinon par sa soumission envers Dieu. Mais la Philosophie, ici, comme partout, cherche la vraie, la dernière solution, la solution qui se trouve dans la nature même de l’homme, une solution indépendante de toute forme mythique, de tout dogme religieux, de toute hypostase transcendante : elle prétend la découvrir dans l’expérience, soit extérieure, soit intérieure. Or la présente question est d’ordre philosophique ; il nous faut donc rejeter absolument toute solution subordonnée à une foi religieuse : et si j’ai rappelé de pareilles solutions, c’est uniquement pour mettre en lumière toute la difficulté du problème.

§ 15. — Le Critérium des actions revêtues d’une valeur morale.

La première question serait celle-ci, qui relève de l’expérience : s’il se rencontre en fait des actions inspirées d’un sentiment de justice spontanée et de charité désintéressée, capable d’aller jusqu’à la noblesse, jusqu’à la grandeur. Malheureusement l’expérience ne suffit pas pour en décider : ce que l’expérience saisit, c’est l’acte seulement ; les motifs échappent au regard : il reste donc toujours possible que dans un acte de justice ou de bonté, un motif d’égoïsme ait eu sa part. Je ne me permettrai pas de recourir à un procédé qui n’est pas loyal, d’aller, dans une étude de théorie, m’adresser à la conscience du lecteur et la charger de tout. Mais à ce que je crois, il y a bien peu d’hommes pour douter du fait, pour n’avoir pas éprouvé par eux-mêmes, au point de s’en convaincre, que souvent on est juste à cette seule et unique fin, de ne pas faire tort à autrui ; qu’il y a des gens en qui c’est comme un principe inné, de faire à chacun son droit, qui par suite ne touchent jamais à ce qui revient à autrui ; qui ne songent pas à leur intérêt sans plus, mais ont en même temps égard aux droits des autres ; qui acceptant la réciprocité des obligations, ne veillent pas seulement à ce que chacun s’acquitte de son dû, mais à ce que chacun reçoive aussi son  ; cela parce qu’en hommes justes, ils ne veulent pas que personne perde avec eux. Ce sont les véritables hommes d’honneur, les rares Æqui (justes) dispersés dans la foule innombrable des Iniqui (injustes). Cependant il se rencontre de ces hommes. On m’accordera également, je pense, que plus d’un sait aider, donner, prêter, renoncer à une créance, sans que dans son cœur on puisse trouver une autre pensée sinon de venir en aide à tel individu dont il voit la détresse. Arnold von Winkelried, alors qu’il s’écrie : « En avant ! mes bons confédérés, ayez soin de ma femme et de mes enfants[10], » en attirant à lui tout ce qu’il peut saisir dans ses deux bras de piques ennemies, Winkelried eut-il alors une pensée d’intérêt ? Le croie qui pourra. Pour moi, je ne saurais. — Quant à des exemples d’équité spontanée, qu’on ne saurait récuser sans esprit de chicane et sans obstination, déjà j’en ai signalé au § 13. — Mais si toutefois quelqu’un persistait à me nier la réalité d’actes pareils, dès lors à ses yeux, la morale serait une science sans objet réel, pareille à l’Astrologie et à l’Alchimie ; et ce serait perdre son temps que de plus disputer sur les principes de cette science. J’aurais donc à rompre ici avec lui. Je m’adresse maintenant à ceux qui admettent la réalité de ces faits.

Il n’y a donc que les actes du genre dont j’ai parlé, auxquels on reconnaisse proprement une valeur morale. Le propre, la caractéristique de ces actes, c’est, croyons-nous, qu’ils excluent cet ordre de motifs, dont s’inspirent tous les actes des hommes, les motifs d’intérêt, au sens large du mot. Ainsi il suffit d’un motif intéressé qu’on découvre derrière un acte, s’il a agi seul, pour enlever à l’acte toute sa valeur morale, et s’il n’a été que secondaire, pour le ravaler. Donc l’absence de tout motif égoïste, voilà le critérium de l’acte qui a une valeur morale. On pourrait bien objecter, que les actes de pure méchanceté, de pure cruauté, sont eux aussi désintéressés : mais il est clair qu’il ne peut s’agir de ces actes ici, puisqu’ils sont l’opposé même des actes en question. Si cependant on tient à une définition rigoureuse, on n’a qu’à excepter expressément ces actions, à l’aide de ce caractère, qui leur est essentiel, d’avoir pour but la souffrance d’autrui. — Un autre caractère tout intime, dès lors moins évident, des actes revêtus d’une valeur morale, c’est de laisser après eux en nous un contentement qu’on nomme l’approbation de la conscience ; tandis qu’aux actes contraires d’injustice et d’insensibilité, et plus encore à ceux de méchanceté et de cruauté, répond un jugement tout contraire, prononcé en nous et sur nous. Enfin un caractère secondaire et accidentel, c’est encore que les actions du premier genre provoquent l’approbation et le respect des spectateurs désintéressés ; les autres, les sentiments opposés.

Ces actions moralement bonnes étant ainsi définies, et nous y étant accordées pour réelles, maintenant il nous faut les traiter comme un phénomène à nous proposé, et qu’il s’agit d’expliquer ; donc il faut chercher ce qui peut pousser les hommes à des actes de la sorte ; si nous venons à bout de cette recherche, nous aurons nécessairement mis au jour les véritables motifs moraux, et comme c’est sur ces motifs que doit s’appuyer tout éthique, notre problème sera résolu.

§ 16. — Détermination et démonstration du seul motif moral véritable.

Tout ce qui précède n’était qu’une préparation nécessaire : maintenant j’arrive à démontrer le vrai motif qui se trouve au fond de toute action moralement bonne : ce motif, on va le voir, sera tel, si sérieux, si indubitablement réel, qu’il laissera bien loin derrière lui toutes les subtilités, les curiosités, les sophismes, les affirmations en l’air, les bulles de savon a priori, d’où les systèmes connus jusqu’ici avaient voulu faire naître les actions morales, et surgir les fondements de l’éthique. Ce motif moral, je ne veux pas le proposer, l’affirmer arbitrairement, je veux prouver qu’il est le seul possible ; or cette démonstration exige un long enchaînement de raisons : je pose donc ici par avance quelques prémisses qui serviront de point de départ à toute l’argumentation ; on peut les prendre comme des axiomes, hormis les deux dernières, qui se fondent sur les analyses précédentes.

1. — Nulle action ne peut se produire sans un motif suffisant, non plus qu’une pierre ne peut se mouvoir, sans un choc ou une attraction suffisante.

2. — De même, une action, dès qu’il existe un motif suffisant, eu égard au caractère de l’agent, pour la provoquer, ne peut manquer de se produire, à moins qu’un motif contraire et plus fort n’en rende l’omission nécessaire.

3. — Ce qui met la volonté en mouvement, ne peut être que le bien ou le mal en général, le bien ou le mal pris au sens le plus large de ces mots, comme aussi déterminé « par rapport à une volonté, à laquelle l’un est conforme, l’autre contraire. » Donc tout motif doit avoir quelque rapport au bien et au mal.

4. — En conséquence, toute action se rapporte, comme à sa fin dernière, à quelque être susceptible d’éprouver le bien ou le mal.

5. — Cet être est ou bien l’agent lui-même, ou bien un autre ; dans ce dernier cas, cet autre est soumis à l’action, en qualité de patient, et en ce que l’action tourne à son détriment, ou à son profit et avantage.

6. — Toute action, dont la fin dernière est le bien et le mal de l’agent, s’appelle égoïste.

7. — Tout ce qui est dit ici des actions, s’applique également aux omissions, dans les cas où viennent s’offrir des motifs pour et contre.

8. — En conséquence de l’analyse exposée dans les paragraphes précédents, l’égoïsme et valeur morale, en fait d’actions, sont termes qui s’excluent. Un acte a-t-il pour motif un but égoïste ? Il ne peut avoir aucune valeur morale. Veut-on qu’un acte ait une valeur morale ? qu’il n’ait pour motif, direct ou indirect, prochain ou éloigné, aucune fin égoïste.

9. — En conséquence du § 5, où sont éliminés les prétendus devoirs envers nous-mêmes, l’importance morale d’une action ne peut dépendre que de l’effet produit sur autrui : c’est seulement par rapport à autrui qu’elle peut avoir une valeur morale ou mériter des reproches, être un acte de justice et de charité, ou bien le contraire.


Par ces prémisses ce qui suit est évident : Le bien et le mal dont la pensée doit (voir la prémisse 3) se retrouver au fond de toute action ou omission, car ils en sont la fin dernière, touchent ou bien l’agent lui-même, ou bien un autre, celui qui est intéressé dans l’acte à titre de patient. Dans le premier cas, nécessairement l’acte est égoïste : il a pour principe un motif d’intérêt. Tel est le cas, non-seulement quand on agit en vue de son propre intérêt et profit, comme il arrive le plus souvent, mais aussi bien quand de l’acte qu’on accomplit, on attend quelque effet éloigné, soit dans ce monde, soit dans l’autre, mais qui concerne l’agent ; quand on a en vue de l’honneur pour soi, une bonne renommée à acquérir, le respect d’un homme à gagner, la sympathie du spectateur, etc. ; et de même absolument, quand, par tel acte, on se propose de maintenir une certaine maxime, et que, de l’établissement de cette maxime parmi les hommes, on a lieu d’espérer quelque bien pour soi-même, en de certaines occurrences : ainsi la maxime de la justice, celle qu’il se faut entr’aider, etc. ; — la chose est pareille, quand, en face d’un commandement absolu, émané d’une puissance à vrai dire inconnue, mais évidemment supérieure, nous jugeons sage d’obéir : car alors ce qui nous pousse c’est purement la crainte des conséquences fâcheuses de la désobéissance, et il n’importe que ces conséquences s’offrent à nous seulement d’une façon vague et indéterminée ; — ou bien, quand on veut, avec une conscience plus ou moins claire de ce qu’on fait, sauvegarder la haute opinion qu’on a de soi, de sa dignité, de sa valeur, et qu’il faudrait abandonner, cruelle blessure à notre orgueil ; — ou enfin quand, selon les principes de Wolff, on se propose en cela de travailler à se perfectionner. Bref, qu’on suppose à une action, comme cause dernière, le motif qu’on voudra : ce sera toujours, en fin de compte, et par des détours plus ou moins longs, le bien et le mal de l’agent lui-même, qui aura tout mis en branle ; l’action sera donc égoïste, et par suite sans valeur morale. Il est un cas, un seul, qui fasse exception : c’est quand la raison dernière d’une action ou omission réside dans le bien et le mal d’un autre être, « intéressé à titre de patient » : alors l’agent, dans sa résolution ou son abstention, n’a rien d’autre en vue, que la pensée du bien et du mal de cet autre ; son seul but, c’est de faire que cet autre ne soit pas lésé, ou même reçoive aide, secours et allégement de son fardeau. C’est cette direction de l’action qui seule peut lui imprimer un caractère de bonté morale ; ainsi tel est le propre de l’action, positive ou négative, moralement bonne, d’être dirigée en vue de l’avantage et du profit d’un autre. Autrement, le bien et le mal qui en tout cas inspirent l’action ou l’abstention, ne peuvent être que le bien et le mal de l’agent lui-même : dès lors elle ne peut être qu’égoïste et destituée de toute valeur morale.

Or, pour que mon action soit faite uniquement en vue d’un autre, il faut que le bien de cet autre soit pour moi, et directement, un motif, au même titre où mon bien à moi l’est d’ordinaire. De là une façon plus précise de poser le problème : comment donc le bien et le mal d’un autre peuvent-ils bien déterminer ma volonté directement, à la façon dont seul à l’ordinaire, agit mon propre bien ? Comment ce bien, ce mal, peuvent-ils devenir mon motif, et même un motif assez puissant pour me décider parfois à faire passer en seconde ligne et plus ou moins loin derrière, le principe constant de tous mes autres actes, mon bien et mon mal à moi ? — Évidemment, il faut que cet autre être devienne la fin dernière de mon acte, comme je la suis moi-même en toute autre circonstance : il faut donc que je veuille son bien et que je ne veuille pas son mal, comme je fais d’ordinaire pour mon propre bien et mon propre mal. À cet effet, il est nécessaire que je compatisse à son mal à lui, et comme tel ; que je sente son mal, ainsi que je fais d’ordinaire le mien. Or, c’est supposer que par un moyen quelconque je suis identifié avec lui, que toute différence entre moi et autrui est détruite, au moins jusqu’à certain point, car c’est sur cette différence que repose justement mon égoïsme. Mais je ne peux me glisser dans la peau d’autrui : le seul moyen où je puisse recourir, c’est donc d’utiliser la connaissance que j’ai de cet autre, la représentation que je me fais de lui dans ma tête, afin de m’identifier à lui, assez pour traiter, dans ma conduite, cette différence comme si elle n’existait pas. Toute cette série de pensées, dont voilà l’analyse, je ne l’ai pas rêvée, je ne l’affirme pas en l’air ; elle est fort réelle, même elle n’est point rare ; c’est là le phénomène quotidien de la pitié, de cette participation tout immédiate, sans aucune arrière-pensée, d’abord aux douleurs d’autrui, puis et par suite à la cessation, ou à la suppression de ces maux, car c’est là le dernier fond de tout bien-être et de tout bonheur. Cette pitié, voilà le seul principe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité. Si une action a une valeur morale, c’est dans la mesure où elle en vient : dès qu’elle a une autre origine, elle ne vaut plus rien. Dès que cette pitié s’éveille, le bien et le mal d’autrui me tiennent au cœur aussi directement que peut y tenir d’ordinaire mon propre bien, sinon avec la même force : entre cet autre et moi, donc, plus de différence absolue.

Certes, le fait est étonnant, mystérieux même. C’est là en vérité le grand mystère de la morale ; c’est pour elle le fait primitif, la pierre de borne : seule la métaphysique, avec ses spéculations, peut aventurer ses pas au delà. En ces moments-là, cette ligne de démarcation, qui nous apparaît à la lumière naturelle (comme les vieux théologiens appelaient la Raison), et qui sépare l’être de l’être, nous la voyons, cette ligne, s’effacer : le non-moi jusqu’à certain point devient le moi. D’ailleurs, ici, nous ne toucherons point à l’interprétation métaphysique du phénomène ; notre tâche sera d’abord de voir si tous les actes de justice spontanée et de véritable charité suivent vraiment cette même marche. Alors notre problème sera résolu : nous aurons fait voir dans la nature humaine le fondement dernier de la moralité : d’expliquer ce fondement lui-même, ce ne peut plus être là un problème de morale : comme toute réalité considérée en tant que telle, il ne fournit matière à recherche qu’à la seule métaphysique. Or l’interprétation métaphysique du fait premier de la morale, dépasse déjà la question proposée par la Société Royale ; dans cette question il s’agit seulement de la base de l’éthique, et l’autre problème, en tout cas, n’y peut être ajouté que comme un appendice à prendre ou à laisser. — Toutefois, avant que j’entreprenne de déduire du principe que je propose les vertus cardinales, je dois placer ici deux remarques essentielles.

1. — Pour la commodité de l’exposition, tout à l’heure, quand j’ai par déduction découvert la pitié, cette unique source des actions moralement bonnes, j’ai simplifié mon exposé en laissant de côté, à dessein, un motif, la méchanceté, qui, désintéressée d’ailleurs comme la pitié, prend pour fin dernière la souffrance d’autrui. Mais maintenant nous pouvons en tenir compte, et alors résumer dans une forme plus parfaite et plus rigoureuse la démonstration de tout à l’heure :

Il n’y a que trois motifs généraux auxquels se rapportent toutes les actions des hommes : c’est seulement à condition de les éveiller qu’un autre motif quelconque peut agir. C’est :

a. L’égoïsme : ou la volonté qui poursuit son bien propre (il ne souffre pas de limites) ;

b. La méchanceté, ou volonté poursuivant le mal d’autrui (elle peut aller jusqu’à l’extrême cruauté) ;

c. La pitié, ou volonté poursuivant le bien d’autrui (elle peut aller jusqu’à la noblesse et à la grandeur d’âme).

Il n’est pas d’action humaine qui ne se réduise à l’un de ces trois principes ; toutefois, il peut arriver que deux y concourent. Or, nous avons admis qu’il se rencontre en fait des actions moralement bonnes : il faut donc qu’elles sortent de l’une de ces trois sources. Or, d’après la prémisse 8, elles ne peuvent naître du premier motif, encore moins du second : car celles qu’inspire ce dernier sont toutes moralement blâmables ; et quant à celles qu’inspire le premier, elles sont en parties indifférentes pour la morale. Donc nécessairement, elles résultent du troisième : proposition qui trouvera par la suite sa confirmation a posteriori.

2. — Notre sympathie ne s’adresse d’une façon directe qu’aux « seules douleurs des autres ; leur bien-être ne l’éveille pas, du moins pas directement : en lui-même il nous laisse indifférents. C’est ce que dit Rousseau dans l’Émile (livre IV) : « Première maxime : Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont plus à plaindre. »

La raison en est, que la douleur, la souffrance, et sous ces noms il faut comprendre toute espèce de privation, de manque, de besoin, et même de désir, est l’objet positif, immédiat, de la sensibilité. Au contraire le propre de la satisfaction, de la jouissance, du bonheur, c’est d’être purement la cessation d’une privation, l’apaisement d’une douleur, et par suite d’agir négativement. Et c’est bien pour cela, que le besoin et le désir sont la condition de toute jouissance. Déjà Platon l’avouait, et faisait exception pour les parfums et les plaisirs de l’esprit, sans plus (Rep. IX, p. 264 sq. de l’édition Bipont.) Voltaire de son côté dit : « Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins. » Ainsi ce qui est positif, ce qui de soi-même est manifeste, c’est la douleur ; la satisfaction et la jouissance, voilà le négatif : elles ne sont que la suppression de l’autre état. Telle est la raison qui fait que seuls, la souffrance, la privation, le péril, l’isolement d’autrui, éveillent par eux-mêmes et sans intermédiaire notre sympathie. En lui-même, l’être heureux, satisfait, nous laisse indifférents ; pourquoi ? parce que son état est négatif : c’est l’absence de douleur, de privation, de misère. Certes, nous pouvons nous réjouir du bonheur, du bien-être, du plaisir d’autrui : mais c’est là un fait secondaire et indirectement produit ; il tient à ce que d’abord nous nous sommes émus de leurs douleurs et de leurs privations. Ou bien encore si nous participons à la joie et au bonheur d’un autre, ce n’est point parce qu’il est heureux, mais parce qu’il est notre fils, notre père, notre ami, notre parent, notre serviteur, notre subordonné, et ainsi de suite, mais par lui-même le spectacle de l’homme heureux et dans le plaisir ne nous persuaderait point de prendre part à ses sentiments, comme fait celui de l’homme malheureux, dans la détresse ou la souffrance. Et de même, quand il s’agit de nous, il faut en somme une douleur, en comprenant par là aussi le besoin, le manque, le désir, l’ennui même, pour exciter notre activité ; la satisfaction et le contentement nous laissent dans l’inaction, dans un repos indolent : pourquoi n’en serait-il pas de même quand il s’agit des autres ? car enfin si nous participons à leur état, c’est en nous identifiant à eux. Aussi voit-on que le spectacle du bonheur et de la joie des autres est fort propre à exciter en nous l’envie, chaque homme y étant déjà assez disposé, et c’est là un agent que nous avons compté tout à l’heure parmi les adversaires de la moralité.

Pour faire suite à l’explication de la pitié, telle que je l’ai donnée plus haut, et par laquelle on y voit un état d’âme dont le motif unique est la souffrance d’autrui, il me reste à écarter l’erreur si souvent répétée de Cassina (Saggio analitico sulla compassione[11], 1788 ; traduit en allemand par Pokel, 1790) : pour Cassina, la compassion naît d’une illusion momentanée de l’imagination ; nous nous mettrions à la place du malheureux, et dans notre imagination, nous croirions ressentir en notre propre personne ses douleurs à lui. Il n’en est rien ; nous ne cessons pas de voir clairement, que le patient, c’est lui, non pas nous : aussi c’est dans sa personne, non dans la nôtre, que nous ressentons la souffrance, de façon à en être émus. Nous pâtissons avec lui, donc en lui : nous sentons sa douleur comme si elle était nôtre, et nous n’allons pas nous figurer qu’elle soit nôtre : au contraire, plus notre propre état est heureux, plus par conséquent il fait contraste avec celui du patient, et plus nous sommes accessibles à la pitié. Mais d’arriver à expliquer comment ce phénomène si important est possible, ce n’est pas chose facile quand on suit la voie de la pure psychologie, comme fit Cassina. Il n’y a que la voie métaphysique pour réussir : dans la dernière partie de cet écrit, je tâcherai d’y entrer.

Maintenant je vais entreprendre de montrer comment les actions revêtues d’une valeur morale vraie sortent de la source que j’ai indiquée. La maxime générale de ces actes, qui est aussi le principe suprême de l’éthique, je l’ai énoncée dans la section précédente : c’est la règle : « Neminem læde ; imo omnes, quantum potes, juva. » Cette maxime comprend deux parties : en conséquence, les actions correspondantes se divisent naturellement en deux classes.

§ 17. — Première vertu : la Justice.

Considérons d’un peu plus près cet enchaînement de faits, qui nous a paru tout à l’heure le phénomène premier en morale, la pitié : dès le premier coup d’œil, on découvre deux degrés possibles dans ce phénomène, de la souffrance d’autrui devenant pour moi un motif direct, c’est-à-dire devenant capable de me déterminer à agir ou à m’abstenir : au premier degré, elle combat les motifs d’intérêt ou de méchanceté, et me retient seulement d’infliger une souffrance à autrui, de créer un mal qui n’est pas encore, de devenir moi-même la cause de la douleur d’un autre ; au degré supérieur, la pitié, agissant d’une façon positive, me pousse à aider activement mon prochain. Ainsi la distinction entre les devoirs de droit strict et les devoirs de vertu, comme on les appelle, ou pour mieux dire, entre les devoirs de justice et les devoirs de charité, qui chez Kant est obtenue au prix de tant d’efforts, ici se présente tout à fait d’elle-même : ce qui est en faveur de notre principe. C’est la ligne de démarcation naturelle, sacrée et si nette, entre le négatif et le positif, entre le respect de ce qui est inviolable, et l’assistance. Les termes en usage, qui distinguent des devoirs de droit strict et des devoirs de vertu, ces derniers appelés encore devoirs de charité, devoirs imparfaits, ont un premier défaut : ils mettent sur un même plan le genre et l’espèce ; car la justice, elle aussi, est une vertu. En outre, ils impliquent une extension exagérée de la notion de devoir : plus loin je dirai les limites vraies où il faut la renfermer. À la place des deux classes de devoirs ci-dessus nommées, je mets deux vertus, la justice et la charité, et je les appelle cardinales, parce que de celles-là, toutes les autres découlent en pratique et se déduisent en théorie. L’une et l’autre a sa racine dans la compassion naturelle. Or cette compassion elle-même est un fait indéniable de la conscience humaine, elle lui est propre et essentielle ; elle ne dépend pas de certaines conditions, telle que notions, religions, dogmes, mythes, éducation, instruction ; c’est un produit primitif et immédiat de la nature, elle fait partie de la constitution même de l’homme, elle peut résister à toute épreuve, elle apparaît dans tous les pays, en tous les temps ; aussi est-ce à elle qu’on en appelle en toute confiance, comme à un juge qui nécessairement réside en tout homme ; nulle part elle n’est comptée parmi les « dieux étrangers ». Au contraire, si elle manque à quelqu’un, celui-là on le nomme un inhumain ; et de même « humanité » bien souvent est pris pour synonyme de pitié.

L’efficacité de ce motif moral vrai et naturel est donc, au premier degré, toute négative. Primitivement, nous sommes tous inclinés à l’injustice et à la violence, parce que nos besoins, nos passions, nos colères et nos haines s’offrent à notre conscience tout directement, et qu’ils y possèdent en conséquence le Jus primi occupantis[12] ; au contraire les souffrances que notre injustice et notre violence ont causées à autrui, ne s’offrent à notre esprit que par une voie détournée, à l’aide de la représentation ; encore faut-il que l’expérience ait précédé : elles arrivent donc à nous indirectement. Aussi Sénèque dit-il : « Ad neminem ante, bona mens venit, quam mala[13]. » (Ép. 50.) Tel est donc le mode d’action de la pitié, en son premier degré : elle paralyse ces puissances ennemies du bien moral, qui habitent en moi, et ainsi épargne aux autres les douleurs que je leur causerais ; elle me crie : Halte ! elle couvre mes semblables comme d’un bouclier, les protège contre les aggressions que, sans elle, tenterait mon égoïsme ou ma méchanceté. C’est ainsi que naît de la pitié, au premier degré, la maxime « neminem læde », c’est-à-dire le principe de la justice : ici seulement, et nulle part ailleurs, se trouve la source pure de cette vertu, source vraiment morale, franche de tout mélange ; tirée d’ailleurs, la justice serait toute faite d’égoïsme. Que mon âme s’ouvre, dans cette mesure seulement, à la pitié : et la pitié sera mon frein, en toute occasion où je pourrais, pour atteindre mon but, employer comme moyen la souffrance d’autrui ; et il n’importe que cette souffrance doive résulter de mon acte sur-le-champ ou bien plus tard, directement ou à travers des moyens termes. Dès lors je serai aussi incapable de porter atteinte à la propriété qu’à la personne de mon semblable, de le faire souffrir dans son âme que dans son corps : je m’abstiendrai donc de lui faire aucun tort matériel, même de lui apprêter aucune souffrance morale, en le chagrinant, en l’inquiétant, le dépitant, le calomniant. La même pitié me retiendra de sacrifier à mon plaisir le bonheur de toute la vie d’une personne du sexe féminin, de séduire la femme d’autrui, de perdre au moral et au physique des jeunes gens, en les dégradant jusqu’à la pédérastie. Toutefois, il n’est pas du tout nécessaire que dans chaque occasion particulière la pitié elle-même soit éveillée : d’autant que plus d’une fois elle arriverait trop tard ; seulement à une âme bien née, il suffit qu’une fois pour toutes ait apparu l’idée claire des souffrances qu’inflige à autrui toute action injuste, sans parler de ce sentiment de l’injustice endurée, de la violence soufferte, qui accroît encore la douleur : aussitôt naît en elle cette maxime : « neminem læde », et ce commandement de la raison s’élève jusqu’à devenir une résolution ferme, durable, de respecter le droit de chacun, de ne se permettre aucune agression contre le droit, de se garder pour n’avoir jamais à se reprocher la souffrance d’autrui, enfin de ne pas rejeter sur autrui, par ruse ou par force, le fardeau et les maux de la vie, quelque lot que nous imposent les circonstances ; de porter notre part, pour ne pas doubler celle des autres. Sans doute, les principes, les idées abstraites, ne sont en général point la source vraie de la moralité ; ils n’en sont pas la vraie base ; pourtant ils sont indispensables à qui veut vivre selon la morale : ils sont le barrage, le réservoir[14], où quand s’ouvre la source de la moralité, source qui ne coule pas sans cesse, viennent s’amasser les bons sentiments, et d’où, l’occasion venue, ils vont se distribuer où il faut par des canaux de dérivation. Il en est des choses morales comme du corps, sujet de la physiologie, en qui l’on voit, par exemple, les vésicules du fiel, réservoir de la sécrétion du foie, jouer un rôle indispensable, pour ne pas citer bien d’autres cas semblables. Sans des principes solidement établis, dès que nos instincts contraires à la morale seraient excités par des impressions extérieures jusqu’à devenir des passions, nous en deviendrions la proie. Savoir se tenir ferme dans ses principes, y rester fidèle, en dépit de tous les motifs contraires, c’est se commander soi-même. C’est ici la cause pourquoi les femmes, dont la raison plus faible est moins propre à comprendre les principes, à les maintenir, à les ériger en règles, sont communément bien au-dessous des hommes pour ce qui est de cette vertu, la justice, et par suite aussi, de la loyauté et de la délicatesse de conscience ; pourquoi l’injustice et la fausseté sont leurs péchés ordinaires, et le mensonge leur élément propre ; pourquoi, au contraire, elles dépassent les hommes en charité : en effet ce qui éveille la charité frappe d’ordinaire les sens mêmes, excite la pitié : et les femmes sont décidément plus que nous sensibles à la pitié. Mais pour elles, rien n’existe réellement que ce qui s’offre aux yeux, la réalité présente et immédiate : ce qui n’est connu que par des concepts, ce qui est lointain, absent, passé, futur, elles se le représentent mal. Ainsi là encore il y a compensation : la justice est plutôt la vertu des hommes ; la charité, des femmes. À la seule idée de voir à la place des hommes, les femmes gouverner, on éclate de rire ; mais les sœurs de charité ne sont pas de leur côté moins supérieures aux frères hospitaliers. Quant à la bête, comme les notions abstraites, ou de raison, lui font défaut, elle n’est capable d’aucune résolution, bien moins de principes, ou d’empire sur elle-même : elle est livrée sans défense à ses impressions, à ses appétits. Aussi n’est-elle nullement susceptible de moralité accompagnée de conscience, bien que les espèces, et même dans les races supérieures, les individus aient des degrés fort divers de bonté ou de malice. — En conséquence donc, si l’on considère une à une les actions du juste, la pitié n’y a qu’une part indirecte, elle agit par l’intermédiaire des principes, elle n’est pas tant ici actu que potentia[15] ; de même, en statique, la supériorité de longueur d’une des branches du levier fait que ses mouvements sont plus rapides, grâce à quoi une masse plus faible y fait équilibre à une plus forte qui est de l’autre côté : dans l’état de repos cette longueur, pour n’agir que potentia, n’agit pas moins réellement que actu. Néanmoins, la pitié est toujours là, prête à se manifester actu : et quand par hasard la maxime de notre choix, la maxime de justice, vient à faiblir, alors il faut qu’un motif vienne à la rescousse, qu’il ranime les bonnes résolutions : or nul n’y est plus propre (toute raison d’égoïsme à part) que ceux qu’on puise à la source même, dans la pitié. Et cela non pas seulement quand il s’agit de tort fait aux personnes, mais même aux propriétés : ainsi quand un homme qui a fait une trouvaille de prix commence d’éprouver ce plaisir tentateur, de la garder : alors (si l’on met de côté toutes les raisons de prudence et de religion), rien ne le ramène plus aisément dans le chemin de la justice, que de se figurer l’inquiétude, le chagrin, les cris du malheureux qui a perdu l’objet. Chacun sent cette vérité : aussi souvent le crieur public qui réclame de l’argent perdu ajoute-t-il cette assurance, que celui qui l’a perdu est un pauvre homme, un domestique, par exemple.

Si peu vraisemblable que soit la chose au premier coup d’œil, toutefois après ces réflexions il est clair, je pense, que la justice, elle aussi, la justice véritable, libre, a sa source dans la pitié. Quelques-uns peut-être trouveront que c’est là un sol bien maigre, pour nourrir à lui seul une telle plante, une vertu cardinale si grande, si à part : qu’ils s’en souviennent, ceux-là, elle est bien petite, la quantité de justice vraie, spontanée, pure d’intérêt, sans fard, qu’on trouverait parmi les hommes ; si on la rencontre, c’est comme une étonnante exception ; et quand on la compare à son succédané, à cette justice née de la simple prudence, et dont on fait partout si grand bruit, l’une est à l’autre, en qualité et en quantité, comme l’or est au cuivre. Cette dernière, je pourrais l’appeler δικαιοσύνη πάνδημος, l’autre οὐράνια[16], car celle-ci est celle dont parle Hésiode, et qui, à l’arrivée de l’âge d’or, quitte la terre, et s’en va habiter parmi les dieux du ciel. Pour une telle plante, si rare, et qui sur terre n’est jamais qu’exotique, la racine que nous avons fait voir, c’est bien assez.

L’injustice, ou l’injuste, consiste par suite à faire du tort à autrui. Donc la notion de l’injustice est positive, et celle du juste, qui vient après, est négative, et s’applique seulement aux actes qu’on peut se permettre sans faire tort aux autres, sans leur faire injustice. Il faut joindre à la même classe tout acte dont l’unique but est d’écarter une tentative d’injustice : la chose se voit assez d’elle-même. Car il n’y a pas de sympathie, pas de pitié, qui puisse m’imposer de me laisser violenter par lui, de souffrir qu’il me fasse injustice. Déjà on voit assez combien la notion de droit est négative, et celle de tort, qui lui fait pendant, positive, par l’explication que donne de cette notion Hugo Grotius, le père de la philosophie du droit, au début de son ouvrage : « Jus hic nihil aliud, quam quod justum est, significat, idque negante magis sensu, quam ajente, ut jus sit, quod injustum non est. » (De jure belli et pacis, L. I, c. 1, § 3)[17]. Une autre preuve du caractère négatif qui, malgré l’apparence, est celui de la justice, c’est cette définition triviale : « Donner à chacun ce qui lui appartient. » Si cela lui appartient, on n’a pas besoin de le lui donner ; le sens est donc : « Ne prendre à personne ce qui lui appartient. » — La justice ne commandant rien que de négatif, on peut l’imposer : tous en effet peuvent également pratiquer le « neminem læde ». La puissance coercitive, ici, c’est l’État, dont l’unique fin est de protéger les individus les uns contre les autres, et tous contre l’ennemi extérieur. Quelques philosophailleurs allemands, tant notre époque est vénale ! ont tâché de le transformer en une entreprise d’éducation et d’édification morales : on sent là-dessous le jésuite aux aguets, prêt à supprimer la liberté des personnes, à entraver l’individu dans son développement propre, pour le réduire à l’état de rouage dans une machine politique et religieuse à la chinoise. C’est par cette route qu’on aboutit jadis aux inquisitions, aux auto-da-fé, aux guerres de religion. Quand Frédéric le Grand disait : « Sur mon territoire, je veux que chacun puisse chercher son bonheur à sa guise, » il entendait qu’il n’y ferait jamais obstacle. Nous n’en voyons pas moins, aujourd’hui même, et partout (il y a une exception : l’Amérique du Nord ; mais l’exception est plus apparente que réelle), l’État entreprendre de pourvoir aussi aux besoins métaphysiques de ses membres. Les gouvernements semblent pour principe avoir adopté le mot de Quinte-Curce : « Nulla res efficacius multitudinem regit, quam superstitio : alioquin impotens, sæva, mutabilis ; ubi vana religione capta est, melius vatibus, quam ducibus suis paret[18] ». Les notions de tort et de droit signifient donc autant que dommage et absence de dommage, en comprenant sous cette dernière expression l’acte d’éloigner un dommage : ces notions sont évidemment indépendantes des législations, et les précédent : il y a donc un droit purement moral, un droit naturel, et une doctrine pure du droit ; pure, c’est-à-dire indépendante de toute institution positive. Les principes de cette doctrine ont, à vrai dire, leur origine dans l’expérience, en ce qu’ils apparaissent à la suite de la notion de dommage : mais en eux-mêmes, ils sont fondés dans l’entendement pur : c’est lui qui a priori nous met en main cette formule : « causa causæ est causa effectus[19] » ; dont le sens ici est que si j’accomplis tel acte pour me protéger contre l’agression d’un autre, je ne suis pas la cause première de cet acte, mais bien lui ; donc je peux m’opposer à tout empiétement de sa part, sans lui faire injustice. C’est comme la loi de la réflexion transportée dans le monde moral. Ainsi, réunissez ces deux éléments, la notion empirique du dommage, et cette règle fournie par l’entendement pur, et aussitôt apparaissent les deux notions capitales, du droit et du tort : ces notions, chacun les forme a priori, puis dès que l’expérience lui offre une occasion, il les applique. Si quelque empiriste le nie, il suffit de lui rappeler, à lui qui n’écoute que l’expérience, l’exemple des sauvages : ils savent avec justesse, souvent même avec finesse et précision, distinguer le tort du droit : rien de plus sensible, dans leurs rapports avec les navigateurs européens, dans leurs trocs, leurs autres arrangements, leurs visites aux vaisseaux. Quand leur droit est bon, ils sont hardis et pleins d’assurance ; le droit est-il contre eux, les voilà tout timides. Dans les contestations, ils s’accordent volontiers à un juste accommodement ; mais une menace imméritée suffit pour les mettre en guerre. — La doctrine du droit est une partie de la morale : elle détermine les actes que nous devons ne pas faire, si nous voulons ne pas causer du dommage aux autres, ne pas leur faire injustice. La morale en cette affaire considère donc l’agent de l’action. Le législateur, lui, s’occupe aussi de ce chapitre de la morale, mais c’est en considérant le patient : il prend donc les choses à rebours, et dans les mêmes actions, il voit des faits que nul ne doit avoir à souffrir, puisque nul ne doit éprouver l’injustice. Puis l’État, contre ces agressions, élève comme un rempart les lois, et crée le droit positif. Son but est de faire que nul ne souffre l’injustice : celui de la doctrine morale du droit, de faire que nul ne commette l’injustice[20].

Les actes d’injustice se ressemblent tous quant à la qualité : c’est toujours un dommage fait à autrui, dans sa personne, sa liberté, ses biens ou son honneur. Mais la quantité d’injustice peut varier beaucoup. Cette variabilité dans la grandeur de l’injustice, il ne me paraît pas que les moralistes l’aient encore assez étudiée : mais dans la pratique, tous savent en tenir compte, et mesurent là-dessus le blâme dont ils frappent le coupable. De même pour les actions justes. Je m’explique : un homme qui, se voyant près de mourir de faim, vole un pain, commet une injustice ; mais combien elle est peu de chose, au regard de celle du riche qui, par un moyen quelconque, dépouille un pauvre de ses dernières ressources. Le riche qui paie ses journaliers, fait acte de justice : mais que cette justice est peu de chose, comparée à celle du pauvre, qui trouve une bourse d’or, et de lui-même la rapporte au riche. Comment mesure-t-on cette variable si importante, la quantité de justice ou d’injustice des actes (la qualité demeurant constante) ? La mesure ici n’est pas absolue ni directe, comme quand on recourt à une échelle de proportion, mais indirecte et relative, comme est celle du sinus et de la tangente. Voici la formule convenable à cet effet : la grandeur de l’injustice de mon acte est égale à la grandeur du mal infligé à autrui, divisée par la grandeur du profit que j’en retire ; — et de même la grandeur de la justice de mon action est égale à la grandeur du profit que j’aurais pu retirer du dommage d’autrui, divisée par la grandeur du préjudice que j’en aurais moi-même ressenti. — Il y a encore une autre sorte : l’injustice redoublée : elle diffère en espèce de l’injustice simple, quelle que soit la grandeur de celle-ci ; voici à quoi on la reconnaît : en face d’une injustice quelconque, le témoin désintéressé éprouve une indignation, qui est en raison de la grandeur de l’injustice ; mais cette indignation n’atteint son plus haut degré qu’en face de l’injustice redoublée : alors, elle la déteste, elle y voit un crime prodigieux, qui crie vengeance au ciel, une abomination, un ἅγος[21], devant lequel les dieux mêmes voilent leur face. Il y a injustice redoublée, quand un homme a accepté expressément l’obligation d’en protéger un certain autre en telle chose déterminée, si bien que de négliger cette obligation ce serait déjà faire tort au protégé, donc commettre une injustice, et quand ensuite, non content de cela, le protecteur lui-même attaque et lèse celui qu’il devait protéger, et dans la chose où il lui devait protection. Ainsi, quand le gardien constitué, ou le guide d’un homme, se fait meurtrier, quand l’homme de confiance devient voleur, quand le tuteur dépouille le pupille, quand l’avocat prévarique, quand le juge se laisse corrompre, quand celui à qui je demande conseil, me donne avec intention un conseil funeste ; — tous actes que l’on enveloppe sous ce mot, la trahison ; la chose qui est en exécration à l’univers entier : aussi Dante place-t-il les traîtres dans le cercle le plus profond de son enfer, là où demeure Satan lui-même. (Inf. XI, 61-66.)

Je viens de parler d’obligation : aussi bien, c’est le lieu ici de préciser une idée dont on fait grand usage dans la morale comme dans vie : celle de l’obligation morale, du devoir. Toute injustice, nous l’avons vu, consiste à causer du dommage à autrui, soit dans sa personne, soit dans sa liberté, ses biens ou son honneur. D’où il suit, ce semble, que toute injustice comporte une agression positive, un acte. Toutefois il y a des actes dont la seule omission constitue une injustice : ces actes se nomment devoirs. Telle est la vraie définition philosophique du devoir : et cette idée perd tout sens propre et s’évanouit, quand, à l’exemple des moralistes jusqu’à ce jour, on se met à appeler devoir tout ce qui est louable, comme si l’on oubliait que là où il y a devoir, il y a aussi dette. Le devoir, τὸ δέον, Pflicht, duty[22], est donc un acte dont la simple omission par moi cause à autrui un dommage, c’est-à-dire, lui fait injustice. Or évidemment pour cela il faut que moi, qui commets l’omission, je me sois engagé à faire cet acte, que je me sois obligé. Tout devoir donc repose sur une obligation qu’on a contractée. D’ordinaire, il y a convention expresse, bilatérale, comme entre le prince et le peuple, le gouvernement et les fonctionnaires, le maître et les serviteurs, l’avocat et les clients, le médecin et les malades, et d’une façon générale, entre un homme qui a accepté une tâche, n’importe laquelle, et celui qui lui donne mandat, au sens large du mot. Aussi tout devoir crée un droit : car nul ne peut s’obliger sans un motif, c’est-à-dire sans y trouver quelque avantage. Il n’existe à ma connaissance qu’une seule obligation qui ne s’impose pas par suite d’une convention, mais bien par le simple effet d’un certain acte : et la raison en est que celui envers qui on la prend n’existait pas encore au moment où on l’a prise : c’est à savoir celle qu’ont les parents envers leurs enfants. Celui qui appelle un enfant à la vie a le devoir de l’entretenir, jusqu’au moment où l’enfant peut se suffire à lui-même : et si ce moment ne doit arriver jamais, comme c’est le cas pour les aveugles, les infirmes, les crétins, etc., alors le devoir non plus ne s’éteint jamais. Car en s’abstenant de porter secours à l’enfant, par cette seule omission, celui qui l’a créé lui ferait tort, bien plus, le perdrait. Le devoir moral des enfants envers leurs parents est loin d’être aussi immédiat, aussi précis. Voici sur quoi il repose : comme tout devoir crée un droit, il faut que les parents aient un droit sur leurs enfants : ce droit impose aux enfants le devoir de l’obéissance, devoir qui plus tard s’éteint avec le droit d’où il était né ; à la place succède la reconnaissance pour tout ce que les parents ont pu faire au delà de leur stricte obligation. Toutefois, si haïssable, si révoltante même que soit bien souvent l’ingratitude, la reconnaissance n’est pas un devoir : car qui la néglige ne porte pas tort à autrui, donc ne lui fait pas injustice. Sinon il faudrait dire que le bienfaiteur, au fond de lui-même, avait pensé faire une affaire. — Peut-être pourrait-on voir un exemple d’une obligation qui naît d’une simple action, dans la réparation du dommage infligé à autrui. Cependant comme il ne s’agit que de supprimer les conséquences d’un acte injuste, de faire effort pour les éteindre, il n’y a rien là que de négatif : une négation de l’acte qui lui-même eût dû n’avoir pas lieu. — Une autre remarque à faire ici, c’est que l’équité est l’ennemie de la justice, et souvent lui fait grand tort : aussi ne faut-il pas lui trop accorder. L’Allemand aime l’équité, l’Anglais tient pour la justice.

La loi de la détermination par les motifs est tout aussi rigoureuse ici que celle de la causalité dans le monde physique : la contrainte qu’elle impose n’est donc pas moins irrésistible. En conséquence, l’injustice a deux voies pour en venir à ses fins : la violence et la ruse. Je peux, par violence, mettre à mort un de mes semblables, le voler, le contraindre à m’obéir : mais je peux aussi bien y arriver par ruse, en offrant à son esprit des motifs trompeurs, qui l’amèneront à faire ce qu’autrement il n’aurait pas fait. L’instrument convenable ici, c’est le mensonge : si le mensonge est illégitime, c’est pour cette unique raison, et par suite à condition qu’il soit un instrument de tromperie, qu’il serve à violenter les gens à l’aide de la loi des motifs. Or c’est ce qu’il fait ordinairement. D’abord, en effet, si je mens, cet acte non plus ne peut être sans motif : or ce motif, à part de bien rares exceptions, est un motif injuste : c’est le désir de faire concourir à mes desseins telles gens sur qui je n’ai nulle puissance, bref, de leur faire violence à l’aide de la loi des motifs. Il n’est pas jusqu’au mensonge par pure fanfaronnade qui ne s’explique ainsi : le fanfaron veut se faire valoir aux yeux d’autrui plus qu’il ne lui appartient. — Si toute promesse, si tout traité sont obligatoires, c’est pour la même raison : dès qu’on ne les tient pas, ils sont des mensonges, et des plus solennels ; et jamais l’intention de faire moralement violence à autrui n’a été plus évidente, puisque le motif même du mensonge, l’acte qu’on désirait obtenir de la partie adverse, est expressément déclaré. Ce qui rend la fourberie méprisable, c’est qu’hypocritement elle désarme sa victime, avant de l’attaquer. Elle atteint à son comble dans la trahison, et alors comme elle rentre dans le genre de l’injustice redoublée, elle devient un objet d’abomination. D’autre part, puisque je peux, sans injustice, donc de plein droit, repousser la violence par la violence, je peux de même, si la force me fait défaut, ou bien, si elle ne me semble pas aussi bien de mise, recourir à la ruse. Donc, dans les cas où j’ai le droit d’en appeler à la force, j’ai droit d’en appeler au mensonge également : ainsi contre des brigands, contre des malfaiteurs de n’importe quelle espèce ; et de les attirer ainsi dans un piège. Et de même une promesse arrachée de force ne lie point. — Mais en réalité, le droit de mentir va plus loin encore : ce droit m’appartient contre toute question que je n’ai pas autorisée, et qui concerne ma personne ou celle des miens : une telle question est indiscrète ; ce n’est pas seulement en y répondant, c’est même en l’écartant avec un « je n’ai rien à dire », formule déjà suffisante pour éveiller le soupçon, que je m’exposerais à un danger. Le mensonge en de tels cas est l’arme défensive légitime, contre une curiosité dont les motifs d’ordinaire ne sont point bienveillants. Car si j’ai le droit, quand je devine chez autrui des intentions méchantes, un projet de m’attaquer par la force, de me prémunir d’avance, et aux risques et périls de l’agresseur, par la force ; si j’ai le droit, par mesure préventive, de garnir de pointes aiguës le mur de mon jardin, de lâcher la nuit dans ma cour des chiens méchants, même à l’occasion d’y disposer des chausse-trappes et des fusils qui partent seuls, sans que le malfaiteur qui entre ait à s’en prendre qu’à lui-même des suites funestes de ces mesures ; de même aussi ai-je le droit de tenir secret par tous les moyens ce qui, connu, donnerait prise à autrui sur moi ; et j’en ai d’autant plus de raison que je dois m’attendre plus à la malveillance des autres, et prendre mes précautions d’avance contre eux. C’est en ce cas qu’Arioste dit :

« Quantunque il simular sia le più volte
Ripreso, e dia di mala mente indici,
Si trova pure in molte cose e molte
Avere fatti evidenti benefici,
E danni e biasmi e morti avere tolte :
Che non conversiam sempre con gli amici,
In questa assai più oscura che serena
Vita mortal, tutta d’invidia piena[23]. »

(Orl. fur., IV, 1.)

Je peux donc sans injustice, dès là seulement que je m’attends à être attaqué par ruse, opposer la ruse à la ruse ; et je n’ai pas besoin, quand un homme s’immisce sans permission dans mes affaires privées, de lui tenir le dé, pas plus que de lui indiquer, par un mot comme celui-ci, « je veux garder le secret là-dessus », le point précis où gît quelque mystère peut-être fâcheux pour moi, peut-être utile à savoir pour lui, et dont la connaissance en tout cas lui donnerait la haute main sur moi :

Scire volant secreta domus, atque inde timeri[24].

Je suis en droit de me débarrasser de lui par un mensonge, à ses risques et périls, dût-il en résulter pour lui quelque erreur dommageable. En pareille occasion, le mensonge est l’unique moyen de me protéger contre une curiosité indiscrète et soupçonneuse : je suis dans le cas de légitime défense. « Ask me no questions, and I’ll tell you no lies[25] », voilà la maxime vraie ici. Aussi chez les Anglais où le nom de menteur est le plus sanglant des reproches, et où par suite le mensonge est réellement plus rare qu’ailleurs, on regarde comme inconvenante toute question qu’on pose à autrui sans sa permission et touchant ses affaires : et c’est cette inconvenance qu’on désigne par le mot questionner. — Et d’ailleurs il n’est pas d’homme intelligent qui ne se conforme au principe que j’ai posé, et le plus loyal même en est là. Si par exemple, revenant d’un endroit écarté, où il a touché de l’argent, il rencontre un inconnu qui se met à faire route avec lui, et qui lui demande, comme il est d’usage en pareil cas, d’abord où il va, puis d’où il vient, puis peu à peu l’interroge sur ce qu’il y était allé faire, notre homme lui répondra par un mensonge, pour éviter d’être volé. Si on vous rencontre dans la maison d’un homme dont vous souhaitez d’épouser la fille, et qu’on vous questionne sur votre présence, inattendue en pareil endroit, vous ne manquez pas de donner un faux prétexte : à moins que vous n’ayez le timbre un peu fêlé. Et il ne manque pas de cas semblables, où il n’est pas d’homme raisonnable qui ne mente sans le moindre scrupule. Tel est l’unique moyen de faire cesser cette contradiction choquante entre la morale telle qu’on la professe, et la morale telle qu’on la pratique tous les jours, même parmi les hommes les plus sincères et les meilleurs. Bien entendu, il faut restreindre rigoureusement la permission, comme je l’ai fait, au cas de légitime défense ; autrement la théorie souffrirait les plus étranges abus : car il n’est pas d’arme plus dangereuse que le mensonge en lui-même. Seulement, de même que malgré la paix publique[26], la loi permet à tout individu, de porter des armes et de s’en servir, au moins dans le cas de légitime défense ; de même aussi, dans le même cas, dans celui-là seul, la morale nous concède le recours au mensonge. Ce cas mis à part (le cas de légitime défense contre la violence ou la ruse) tout mensonge est une injustice ; la justice veut donc que nous soyons sincères avec tout le monde. Quant à condamner par un arrêt absolu, sans exception, et portant sur l’essence même de la chose, le mensonge, une première remarque nous en détourne déjà : c’est qu’il y a des cas où c’est même un devoir de mentir ; ainsi pour les médecins ; c’est encore, qu’il y a des mensonges sublimes : tel celui du marquis Posa dans Don Carlos[27], celui de la Jérusalem délivrée, II, 22[28], et en général tout ceux par lesquels un innocent prend sur lui la faute d’autrui ; c’est enfin que Jésus-Christ lui-même a une fois altéré avec intention la vérité (Jean, vii, 8)[29]. C’est dans le même sens que Campanella, dans ses Poesie filosofiche, madrigal 9, dit fort nettement : « Bello è il mentir, se a fare gran ben’ si trova[30] ». Au contraire la théorie du mensonge officieux, telle que la présente la morale à la mode, a l’air piteux d’une pièce rajoutée sur une robe de pauvresse. — Les raisonnements dont Kant a fourni la matière, et dont on se sert dans bien des manuels, pour démontrer l’illégitimité du mensonge, en la déduisant de notre faculté de parler, sont d’une platitude, d’une puérilité, d’une fadeur à vous tenter d’aller, pour le seul plaisir de les narguer, vous jeter dans les bras du diable, disant avec Talleyrand : « L’homme a reçu la parole pour pouvoir cacher sa pensée. » — Le mépris dont Kant fait montre en toute occasion, son mépris absolu, infini, pour le mensonge, n’est au fond rien qu’affection ou préjugé : dans le chapitre de sa Doctrine de la vertu qu’il consacre au mensonge, il l’habille, il est vrai, des épithètes les plus déshonorantes, mais quant à donner une raison topique pour prouver qu’il est blâmable, il ne le fait point : le procédé eût pourtant été plus efficace. Il est plus facile de déclamer que de démontrer, de faire la morale que d’être sincère. Kant eût été plus sage, s’il eût réservé ce zèle tout particulier pour le déchaîner contre la malice qui se réjouit de la douleur d’autrui : c’est elle, non le mensonge, qui est proprement le péché diabolique. Elle est le contraire même de la pitié ; elle est simplement la cruauté impuissante, qui contemple avec complaisance les maux d’autrui, et qui ayant été incapable de les créer, remercie le hasard d’avoir pris ce soin. — Sans doute, dans le code d’honneur de la chevalerie, le nom de menteur est un reproche grave, et qui veut être lavé dans le sang de l’insulteur : mais la raison n’en est pas que le mensonge est injuste : autrement il y aurait insulte non moins grave, à accuser un homme d’une injustice commise de vive force : ce qui n’est pas, on le sait ; la vraie raison, c’est que dans l’esprit du code de chevalerie, la force est proprement ce qui fonde le droit : or celui qui pour accomplir une injustice, recourt au mensonge, fait assez paraître que la force lui fait défaut, ou bien le courage pour en user. Tout mensonge est signe de peur : voilà ce qui le condamne sans retour[31].

§ 18. — Seconde Vertu : la Charité.

Ainsi la Justice est la première des vertus cardinales, et la plus essentielle. Les philosophes anciens l’ont eux-mêmes reconnue et mise à cette place : mais à côté ils ont rangé trois autres vertus, qu’ils ont choisies sans discernement. En revanche, la Charité, caritas, ἀγάπη, ils ne la reconnaissaient pas encore pour une vertu : Platon lui-même qui, en morale, s’élève plus haut que pas un d’eux ne dépasse pas la justice libre, désintéressée. En pratique, en fait, certes, la Charité a toujours existé : mais jamais elle n’avait fait l’objet d’une question de théorie, jamais on ne l’avait établie expressément au rang des vertus, et même au premier rang, jamais elle n’avait été étendue jusqu’à nos ennemis, même avant le christianisme : c’est là justement le grand mérite de cette religion. Cela, toutefois, n’est vrai que de l’Europe : car, en Asie, déjà mille ans auparavant, l’amour illimité du prochain était mis en théorie, prescrit, aussi bien qu’il y était en pratique : le Véda et le Dharma-Çastra, l’Itihasa et le Purana, comme aussi la doctrine du Bouddha Çakya-Mouni, ne cessaient de le prêcher. — Et même à la rigueur, chez les anciens aussi, on trouve des traces du sens de la Charité : ainsi chez Cicéron, de Finibus, v, 23 ; bien plus, chez Pythagore, s’il faut en croire Jamblique, De vita Pythagoræ, c. xxxiii[32]. C’est pour moi une obligation de déduire, au sens philosophique, cette vertu de mon principe.

Grâce à ce phénomène, dont j’ai montré la réalité, bien que la cause en soit toute mystérieuse, la pitié atteint un second degré : alors la souffrance d’autrui devient par elle-même, et sans intermédiaire, le motif de mes actes ; ce degré se distingue clairement du premier : les actes que la pitié inspire alors sont positifs ; la pitié ne se borne plus à m’empêcher de nuire aux autres, elle m’excite à les aider. Il y a ici deux facteurs : la part que je prends immédiatement au mal d’autrui avec plus ou moins de vivacité et d’émotion, puis la détresse du patient qui est plus ou moins grande et pressante : selon les variations de ces facteurs, le motif moral pur me décidera à me sacrifier dans une mesure correspondante pour remédier au besoin ou à la détresse de mon semblable. Je sacrifierai soit une partie de mes forces physiques ou morales, en les dépensent à son profit, soit mes biens, ma santé, ma liberté, ma vie même. La participation aux maux d’autrui, participation immédiate, qui n’est pas longuement raisonnée et qui n’en a pas besoin, voilà la seule source pure de toute charité, de la caritas, de l’ἀγάπη, de cette vertu qui a pour maxime : « omnes, quantum potes, juva », et d’où découlent tous ces actes que la morale nous prescrit sous le nom de devoirs de vertu, devoirs d’amour, devoirs imparfaits. Cette participation toute immédiate, instinctive même, aux souffrances dont pâtissent les autres, la compassion, la pitié, voilà l’unique principe d’où naissent ces actes, du moins quand ils ont une valeur morale, quand ils sont purs de tout égoïsme, quand, par là même, ils nous donnent ce contentement intérieur qu’on appelle une bonne conscience, une conscience satisfaite et qui nous approuve ; quand chez un simple témoin, ils produisent l’approbation, le respect, l’admiration, et enfin l’invitent à jeter sur lui-même un regard modeste, car ce dernier détail ne saurait être contesté. Mais qu’une action bienfaisante vienne à avoir quelque autre motif, elle ne peut désormais être qu’égoïste, si ce n’est même méchante. En effet, plus haut, nous avons divisé les principes de nos actions en trois genres premiers : égoïsme, méchanceté, pitié ; eh bien ! tout pareillement, les motifs qui mettent en mouvement les hommes, se ramènent à trois classes générales et supérieures : 1o  le bien de l’agent ; 2o  le mal d’autrui ; 3o  le bien d’autrui. Si donc le motif d’une action bienfaisante n’est pas de la troisième classe, forcément il rentre dans la première ou la seconde. Il m’arrive souvent que ce soit dans celle-ci : ainsi quand je fais du bien à quelqu’un pour chagriner un autre homme à qui je ne fais pas de bien, ou pour lui rendre son fardeau plus pesant encore, ou quand c’est pour faire honte à un tiers, qui, lui, ne fait pas de bien à mon protégé ; ou enfin quand c’est pour humilier celui à qui j’accorde mon bienfait. Plus souvent encore le motif est de la première sorte : c’est ce qui arrive quand par une bonne action je poursuis, à travers des chemins plus ou moins longs et détournés, mon propre bien : ainsi quand je songe à part moi à quelque récompense à obtenir dans ce monde ou dans l’autre, à l’estime publique, au renom que je veux me faire, d’un noble cœur, aux services que pourra me rendre à son tour celui que j’aide aujourd’hui, ou du moins à l’utilité que je pourrai tirer de lui ; quand la pensée qui me pousse, c’est que la grandeur d’âme et la bienfaisance sont choses dont il est bon de maintenir le principe, parce qu’un jour je pourrais bien en profiter, moi aussi ; et d’une façon générale enfin, quand mon projet n’est pas ce projet, le seul tout objectif, de venir en aide aux autres, de les tirer de la misère et des soucis, de les délivrer de leurs souffrances : ce seul projet, sans rien de plus, sans rien à côté ! C’est en cela même, et en cela seul, que j’ai fait résider la vraie charité, cette caritas, ἀγάπη, que le christianisme a prêchée ; et le christianisme n’a pas de plus grand mérite, ni de plus propre à lui. Et quant aux préceptes que l’Évangile ajoute à ce premier commandement, « μὴ γνώτωἀριστερά σου, τί ποιεῖ ἡ δεξιά σου » (« que ta gauche ignore ce que fait ta droite ») et autres semblables, ils ont pour principe un vague sentiment de ce que j’ai établi par déduction : que la détresse seule d’autrui, sans aucune arrière-pensée, doit être le motif qui me guide, si je veux que mon action ait une valeur morale. Aussi lisons-nous dans ce même livre (Mathieu, vi, 2) cette parole sage : Qui donne avec ostentation a déjà sa récompense, dans l’ostentation même. De leur côté les Védas eux aussi nous révèlent la parole bénie ; ils nous l’assurent, et plus d’une fois : qui attend la récompense de ses œuvres est encore sur la route de ténèbres, et n’est pas mûr pour la délivrance. — Si quelqu’un, en faisant l’aumône, me demandait ce qu’il en retirera, en bonne conscience je lui répondrais : « Tu en retireras ceci, que le fardeau de ce pauvre homme sera allégé d’autant ; à part cela, rien absolument. Si cela ne peut te servir de rien, si cela ne t’accommode pas, alors ce n’est donc pas une aumône que tu voulais faire, mais une affaire : eh bien ! tu es volé. Mais s’il te convient que ce malheureux, accablé par le besoin, souffre moins, alors tu as atteint ton but, et de ton acte tu as retiré ce profit, qu’il souffre moins ; par là tu vois au juste en quelle mesure ton action est récompensée. »

Mais comment faire qu’une souffrance, qui n’est pas mienne, qui ne me concerne pas, moi, cependant devienne pour moi un motif, un motif qui agit directement, à l’égal de ma propre souffrance ; que cette souffrance d’autrui me fasse agir ? Je l’ai dit, il n’y a pour cela qu’un moyen : bien que cette douleur ne me soit révélée que comme extérieure à moi, et par l’intuition ou par quelque témoignage, je la ressentirai toutefois, je l’éprouverai comme si elle était mienne, non pas comme résidant en moi pourtant, mais comme étant en un autre. Ainsi il arrive, comme dit Calderon :

Aquel sabio que entre el ver
Padecer y el padecer
Ninguna distancia habia.

(No siempre lo peor es cierto, Jorn. II, p. 229[33]).

Mais pour cela, il faut que je me sois en quelque manière identifié avec cet autre, donc que la barrière entre le moi et le non-moi se trouve pour un instant supprimée : alors seulement la situation d’un autre, ses besoins, sa détresse, ses souffrances, me deviennent immédiatement propres : je cesse de le regarder, ainsi que l’intuition empirique le voudrait, comme une chose qui m’est étrangère, indifférente, étant distincte de moi absolument ; je souffre en lui, bien que mes nerfs ne soient pas renfermés sous sa peau. Par là seulement, son mal à lui, sa détresse à lui, deviennent pour moi un motif : autrement seuls les miens me guideraient. Ce phénomène est, je le répète, un mystère : c’est une chose dont la Raison ne peut rendre directement compte, et dont l’expérience ne saurait découvrir les causes. Et pourtant, le fait est quotidien. Chacun l’a éprouvé intérieurement ; même le plus dur, le plus égoïste des hommes n’y est pas demeuré étranger. Nous en rencontrons chaque jour des exemples, chez les individus et en petit, partout où, par une inspiration spontanée, un homme, sans tant de réflexions, va au secours d’un autre, l’assiste, même parfois s’expose à un danger évident, mortel, pour un individu qu’il n’avait jamais vu, et ne calcule rien sinon qu’il le voit dans la détresse et le péril. Nous le voyons en grand, quand après mûre réflexion, après des débats difficiles, la nation anglaise, d’un grand cœur, dépense 20 millions sterling pour racheter de l’esclavage les noirs de ses colonies, aux applaudissements et à la joie d’un monde entier. Cette gigantesque belle action, si quelqu’un refuse de reconnaître dans la pitié le motif qui l’a produite, pour l’attribuer au christianisme, qu’il y pense : dans le Nouveau Testament tout entier, il n’y a pas un mot contre l’esclavage, cela en un temps où il était universel ; bien plus, en 1860, dans l’Amérique du Nord, lors des débats sur l’esclavage, un orateur a pu encore en appeler à ce fait, qu’Abraham et Jacob ont eu aussi des esclaves.

Quels seront en chaque cas particulier, les effets pratiques de ce phénomène intime et mystérieux ? c’est à l’éthique de les analyser dans des chapitres et paragraphes, consacrés aux devoirs de vertu, ou devoirs de charité, ou devoirs imparfaits. Ici j’ai fait connaître leur racine, le sol où ils s’appuient tous, et d’où naît la règle : « omnes, quantum potes, juva » ; le reste s’en déduit aisément, comme de l’autre moitié de mon principe, « neminem læde », sortent tous les devoirs de justice. En vérité, la morale est la plus facile des sciences, et il fallait bien s’y attendre, chacun ayant l’obligation de se la construire à lui-même, de tirer lui-même du principe suprême qu’il trouve enraciné dans son cœur, une règle applicable à tous les cas de la vie : car il en est peu qui aient le loisir et la patience d’apprendre une morale toute faite. De la justice et de la charité découlent toutes les vertus : celles-là sont donc les vertus cardinales ; en les déduisant de leur principe, on pose la pierre d’angle de l’éthique. — La justice, voilà en un mot tout l’Ancien Testament ; la charité, voilà le Nouveau : c’est là la καινὴ ἐντολή[34] (Jean, XIII, 34) qui, selon Paul (aux Romains, xiii, 8-10), renferme toutes les vertus chrétiennes.

§ 19. — Confirmation du fondement de la morale tel qu’il vient d’être établi.

La vérité que je viens d’exprimer, que la pitié, étant le seul motif pur d’égoïsme, est aussi le seul vraiment moral, a un air paradoxal des plus étranges, et même des plus inconcevables. Pour la rendre moins extraordinaire au lecteur, je vais montrer comment elle est confirmée par l’expérience, et comment elle exprime le sentiment général des hommes.

1. — À cet effet, je commencerai par prendre un exemple imaginaire : ce sera ici comme un experimentum crucis[35]. Mais pour ne pas me faire le jeu trop beau, ce n’est pas un acte de charité que je choisirai ; ce sera une violation du droit, même la plus grave qui soit. — Concevons deux jeunes hommes, Caïus et Titus[36] tous deux passionnément épris de deux jeunes filles différentes : chacun d’eux se voit barrer la route par un rival préféré, préféré pour des avantages extérieurs. Ils résolvent, chacun de son côté, de faire disparaître de ce monde leurs rivaux ; d’ailleurs ils sont parfaitement à l’abri de toute recherche, et même de tout soupçon. Pourtant, au moment où ils procèdent aux préparatifs du meurtre, tous deux, après une lutte intérieure, s’arrêtent. C’est sur cet abandon de leur projet qu’ils ont à s’expliquer devant nous, sincèrement et clairement. — Quant à Caïus, je laisse au lecteur le choix des explications qu’il lui mettra dans la bouche. Il pourra avoir été retenu par des motifs religieux, par la pensée de la volonté divine, du châtiment qui l’attend, du jugement futur, etc. Ou bien encore il dira : « J’ai réfléchi que la maxime de ma conduite dans cette circonstance n’eût pas été propre à fournir une règle capable de s’appliquer à tous les êtres raisonnables en général, car j’allais traiter mon rival comme un simple moyen, sans voir en lui en même temps une fin en soi. » — Ou bien avec Fichte, il s’exprimera ainsi : « La vie d’un homme quelconque est un moyen propre à amener la réalisation de la loi morale : je ne peux donc pas, à moins d’être indifférent à la réalisation de la loi morale, anéantir un être dont la destinée est d’y contribuer. » (Doctrine des Mœurs, p. 373.) — (Ce scrupule, soit dit en passant, il pourrait s’en défaire, car il espère bien, une fois en possession de celle qu’il aime, ne pas tarder à créer un instrument nouveau de la loi morale.) — Il pourra encore parler à la façon de Wollaston : « J’ai songé qu’une telle action serait la traduction d’une proposition fausse. » — À la façon de Hutcheson : « Le sens moral, dont les impressions, comme celles de tout autre sens, échappent à toute explication ultérieure, m’a déterminé à agir de la sorte. » — À la façon d’Adam Smith : « J’ai prévu que mon acte ne m’eût point attiré la sympathie du spectateur. » — Avec Christian Wolff : « J’ai reconnu que par là je ne travaillais pas à ma perfection et ne contribuais point à celle d’autrui. » — Avec Spinoza : « Homini nihil utilius homine : ergo hominem interimere nolui[37] ». — Bref, il dira ce qu’il vous plaira. — Mais pour Titus, que je me suis réservé de faire expliquer à ma manière, il dira : « Quand j’en suis venu aux préparatifs, quand, par suite, j’ai dû considérer pour un moment, non plus ma passion, mais mon rival, alors j’ai commencé à voir clairement de quoi il s’agissait et pour moi et pour lui. Mais alors aussi la pitié, la compassion m’ont saisi, je n’ai pas eu le cœur d’y résister : je n’ai pas pu faire ce que je voulais. » Maintenant, je le demande à tout lecteur sincère et libre de préjugés : de ces deux hommes, quel est le meilleur ? quel est celui aux mains de qui on remettrait le plus volontiers sa destinée ? quel est celui qui a été retenu par le plus pur motif ? — Où gît dès lors le fondement de la morale ?

2. — Il n’est rien qui soulève jusque dans ses profondeurs notre sentiment moral autant que la cruauté. Toute autre faute, nous pouvons la pardonner ; la cruauté, jamais. La raison en est, que la cruauté est précisément le contraire de la pitié. Venons-nous à apprendre quelque acte de cruauté, comme est celui-ci, dont les journaux viennent de nous apporter la nouvelle, d’une mère qui a tué son petit garçon, un enfant de cinq ans, en lui versant dans le gosier de l’huile bouillante, et son autre enfant, plus petit encore, en l’enterrant tout vif ; ou cet autre, qu’on nous annonce d’Alger : une dispute suivie de rixe entre un Espagnol et un Algérien, et où celui-ci ayant eu le dessus, brisa à son adversaire la mâchoire inférieure, la lui arracha net, et s’en alla avec ce trophée, laissant là l’autre qui vivait encore ; — aussitôt nous voilà saisis d’horreur ; nous nous écrions : « Comment peut-on faire de pareilles choses ? » Et quel est le sens de cette question ? Celui-ci peut-être : Comment peut-on redouter aussi peu les châtiments de la vie future ? — L’interprétation est difficile à admettre. — Ou bien celui-ci : Comment peut-on agir d’après une maxime aussi peu propre à devenir la loi générale de tous les êtres raisonnables ? — Pour cela, non. — Ou bien encore : Comment peut-on négliger à ce point sa propre perfection et celle d’autrui ? — Pas davantage. — Le sens vrai, le voici à n’en pas douter : Comment peut-on être à ce point sans pitié ? C’est donc quand une action s’écarte extrêmement de la pitié, qu’elle porte comme un stigmate le caractère d’une chose moralement condamnable, méprisable. La pitié est par excellence le ressort de la moralité.

3. — Le principe de la morale, le ressort de la moralité, tel que je l’ai révélé, est le seul absolument auquel on puisse rendre cette justice, qu’il agit avec efficacité et même sur un domaine étendu. Personne ne voudrait en dire autant de tous les autres principes de morale proposés par les philosophes : ces principes consistent en des propositions abstraites, souvent même subtiles, sans autre fondement, qu’une combinaison artificielle des notions : c’est au point qu’ils ne sauraient s’appliquer à la vie pratique sans offrir quelque côté risible. Une bonne action qui aurait été inspirée par le seul principe moral de Kant, serait au fond l’acte d’un pédant de philosophie ; ou elle aboutirait à un mensonge que l’agent se ferait à lui-même : étant donné un acte qu’il aurait accompli pour de certains motifs, il lui en attribuerait d’autres, moins nobles peut-être, et y verrait un produit de l’impératif catégorique et d’une notion en l’air, celle du devoir. Mais ce n’est pas seulement aux principes de morale qu’ont inventés pour le seul besoin de leurs théories les philosophes, c’est aussi à ceux que les religions ont établis en vue d’une utilité toute pratique, qu’il est difficile de reconnaître une efficacité marquée. En voici un premier signe : si diverses que soient les religions répandues sur la terre, on ne voit point que la moralité des hommes, ou pour mieux dire leur immoralité, varie dans une mesure correspondante ; au contraire, pour l’essentiel, elle en est à peu près partout au même point. Seulement, il faut prendre garde de ne pas confondre la grossièreté et la délicatesse avec la moralité et l’immoralité. Ce qu’il y avait de morale dans la religion des Grecs se réduisait à bien peu de chose : le respect du serment, voilà à peu près tout ; il n’y avait pas de dogme, pas de morale, prêchés officiellement ; et toutefois nous ne voyons pas que les Grecs, à tout prendre, en fussent moralement inférieurs aux hommes de l’époque chrétienne. La morale du christianisme est bien supérieure à aucune de celles qu’ait jamais connues l’Europe : mais d’aller croire que la moralité des Européens s’est élevée dans la même mesure, ou seulement qu’aujourd’hui elle dépasse celle des autres contrées, ce serait s’exposer à un mécompte ; car enfin, non-seulement on trouve chez les mahométans, les guèbres, les hindous et les bouddhistes, pour le moins autant de loyauté, de sincérité, de tolérance, de douceur, de bienfaisance, de générosité et d’abnégation que chez les peuples chrétiens ; mais en outre la liste serait longue des cruautés indignes de l’homme, qui ont été l’accompagnement du christianisme, croisades impardonnables, extermination d’une grande partie des habitants primitifs de l’Amérique, colonisation de cette partie du monde avec des hommes volés à l’Afrique, arrachés sans droit, sans l’ombre d’un droit, à leurs familles, à leur patrie, à la partie de la terre où ils étaient nés, pauvres nègres esclaves condamnés aux travaux forcés à perpétuité[38], persécutions incessantes contre les hérétiques, tribunaux d’inquisition dont les forfaits crient vengeance au ciel, nuit de la Saint-Barthélemy, exécution de dix-huit mille Hollandais suppliciés par le duc d’Albe, et tant d’autres crimes, tant d’autres : je crains bien que la balance ne fût emportée enfin ; mais non pas en faveur du christianisme. Et d’ailleurs, en général, que l’on compare l’excellente morale que prêchent la religion chrétienne et à des degrés divers toutes les religions, avec la conduite pratique des fidèles ; qu’on songe comment tout tournerait, si le bras séculier cessait d’arrêter les transgresseurs ; ce que nous aurions à craindre, si pour un seul jour les lois étaient toutes supprimées, et il faudra bien avouer alors que faible est l’action des religions, de toutes, sur les mœurs des hommes. De tout cela peut-être faut-il se prendre à la débilité de la foi. En théorie et tant qu’il s’agit de piété spéculative, chacun croit sa foi bien solide. Mais c’est à l’œuvre qu’il faut juger de nos croyances : une fois au pied du mur, et quand pour conserver sa foi, il faut se décider à des renoncements, à de grands sacrifices, c’est alors que l’homme laisse paraître la faiblesse de sa conviction. Un homme médite sérieusement quelque mauvaise action : c’est que déjà il a transgressé les limites de la vraie et pure moralité ; la première barrière qu’il rencontre ensuite, c’est l’idée de la justice et de la police. S’il réussit à la repousser, à espérer d’y échapper, la seconde barrière qui s’oppose à lui, c’est le respect de son honneur. Mais ce boulevard une fois franchi à son tour, il y a gros à parier que, sur un homme qui a triomphé de ces deux obstacles, les dogmes religieux auront peu de prise, qu’ils ne sauraient le détourner de son dessein. Quand un homme ne s’effraie pas de périls voisins et certains, un péril éloigné et qui est pur objet de croyance n’est point pour le faire reculer. Et d’ailleurs, contre toute bonne action inspirée par les seules croyances religieuses, s’élève toujours cette objection, qu’elle n’est pas désintéressée, qu’elle part de la pensée d’une récompense et d’un châtiment à attendre, enfin qu’elle est sans valeur morale. C’est ce qu’exprimait déjà avec force, dans une de ses lettres, l’illustre grand-duc Charles-Auguste de Weimar[39] : « Le baron Weyhers, dit-il, trouvait lui-même, qu’il faut être un bien grand coquin, pour être incliné au bien par la seule religion, et non par nature. In vino veritas. » (Lettres à J. H. Merck, lettre 229.) — Maintenant, en regard, que l’on place le motif moral tel que je l’ai proposé ! Qui ose un instant mettre en doute cette vérité, qu’en tous temps, chez tous les peuples, dans toutes les occasions de la vie, même en ces moments où il n’y a plus de lois, même au milieu des horreurs des révolutions et des guerres, dans les grandes comme dans les petites choses, chaque jour, à chaque heure, ce motif fait preuve d’une efficacité marquée et vraiment merveilleuse, que quotidiennement il empêche plus d’une injustice, provoque nombre de bonnes actions sans espoir de récompense, et bien souvent là où on les attendait le moins, qu’enfin partout où il agit et où il agit seul, tous nous reconnaissons là, sans réserve, avec respect, avec vénération, la dignité morale véritable ?

4. — En effet, une compassion sans bornes qui nous unit avec tous les êtres vivants, voilà le plus solide, le plus sûr garant de la moralité : avec elle, il n’est pas besoin de casuistique. Qui la possède, sera bien incapable de causer du dommage à personne, de violenter personne, de faire du mal à qui que ce soit ; mais plutôt pour tous il aura de la longanimité, il pardonnera, il aidera de toutes ses forces, et chacune de ses actions sera marquée au coin de la justice et de la charité. En revanche, essayez de dire : « Cet homme est vertueux, seulement il ne connaît pas la pitié. » Ou bien : « C’est un homme injuste et méchant ; pourtant il est compatissant. » La contradiction saute aux yeux. — À chacun son goût ; mais pour moi, je ne sais pas de plus belle prière que celle dont les anciens Indous se servent pour clore leurs spectacles (comme font aujourd’hui les Anglais à la fin de leur prière pour le roi). Ils disent : « Puisse tout ce qui a vie être délivré de la souffrance ! »

5. — Il existe encore divers faits de détail, d’où l’on peut conclure que le vrai ressort moral, c’est la pitié. Par exemple quand on vole cent thalers, que ce soit à un riche ou à un pauvre, le fait est toujours une injustice : toutefois dans le second cas la conscience, et avec elle le témoin désintéressé, réclameront bien plus haut et s’irriteront bien plus vivement. Aristote déjà le dit : « δεινότερον δέ ἐστι τὸν ἀτυχοῦντα, ἢ τὸν εὐτυχοῦντα, ἀδικεῖν. » (« Il est bien plus grave de faire tort à un malheureux qu’à l’homme dans la prospérité. ») Problèm. xxix, 2. Les reproches de la conscience au contraire seront bien moins forts, moins forts même que dans le premier cas, s’il s’agit d’un préjudice fait à une caisse publique : une caisse publique ne peut être un objet de pitié. On le voit donc, ce n’est pas la violation du droit qui par elle-même provoque les reproches de la conscience et ceux des autres hommes ; c’est avant tout le mal que cette violation a causé à la victime. Sans doute cette violation seule, telle qu’elle se rencontre dans le cas précédent, de la caisse publique volée, excite la désapprobation de la conscience et celle du spectateur ; mais simplement parce qu’elle renverse la maxime, du respect dû à tout droit, maxime sans laquelle il n’est pas d’homme d’honneur : elle ne l’excite donc qu’indirectement, et avec moins de force. Si d’ailleurs cette caisse était un dépôt public, le cas serait tout autre : il s’agirait d’une injustice redoublée telle qu’elle a été définie ci-dessus, et même bien caractérisée. Les raisons que je viens d’analyser expliquent le grand reproche que l’on fait partout aux concussionnaires avides, aux coquins de loi, d’agripper le bien de la veuve et de l’orphelin : ces infortunés, plus dénués de secours que personne, devraient éveiller davantage la pitié. Un être absolument insensible à la pitié, tel est donc celui que les hommes appellent scélérat.

6. — La charité a son principe dans la pitié : la chose est ici plus évidente encore que pour la justice. On ne saurait recevoir de ses semblables une seule marque authentique de charité, tant qu’on est à tous égards dans la prospérité. L’homme heureux peut bien avoir des preuves variées de la bienveillance des siens, de ses amis : mais quant aux effets de cette sensibilité désintéressée, pure, qui sans retour sur soi prend part à la situation, à la destinée d’autrui, il est réservé à l’homme atteint par quelque souffrance de les éprouver. L’homme heureux n’excite point par ce seul titre notre sympathie ; mais plutôt il demeure par là étranger à notre cœur : « habeat sibi sua[40] ». Même, s’il dépasse trop les autres, il est exposé à exciter l’envie ; et l’envie est prête, au jour où il tombera du faîte de sa prospérité, à se changer en une joie maligne. Toutefois, le plus souvent, ce dernier malheur ne se réalise pas : l’homme déchu n’en est pas réduit à ce point d’avoir à dire, selon le mot de Sophocle : « γελῶσι δ’ ἑχθροί. » « Ils rient, mes ennemis. » À peine est-il renversé, un grand changement se fait dans le cœur du reste des hommes : le fait est significatif pour notre théorie. En premier lieu, il voit avec quelle espèce de sentiments les amis de sa prospérité y prenaient part : « Diffugiunt cadis cum fæce siccatis amici[41]. » En revanche, ce qu’il redoutait plus que le malheur même, le triomphe de ses envieux, les sarcasmes de ceux que sa chute emplit d’une joie méchante, lui sont d’ordinaire épargnés : l’envie est apaisée, elle disparaît avec ce qui la causait ; déjà la pitié se glisse à la place, et amène à sa suite la charité. Bien souvent les envieux, ennemis de notre prospérité, se changent, après notre ruine, en autant d’amis délicats, de consolateurs, de soutiens. Qui n’a pas, à quelque degré que ce soit, après un échec, éprouvé lui-même cette vérité ? qui n’a vu alors avec étonnement ceux qui jusque-là n’avaient eu pour lui que froideur, que malveillance, l’entourer des marques d’une sincère sympathie ? C’est que le malheur est la condition de la pitié ; et la pitié, la source de la charité. — De cette remarque, rapprochez-en une autre : que rien n’est propre à adoucir notre colère, même légitime, contre un homme, autant que ce mot : « Il est malheureux. » Ce que la pluie est au feu, la pitié l’est à la colère. Aussi, voulez-vous n’avoir à regretter rien ? écoutez mon conseil : quand la colère vous enflamme, quand vous méditez d’infliger au coupable une rude punition, représentez-vous-le, avec de vives couleurs, déjà frappé ; voyez-le atteint dans son corps ou son âme, au milieu de la misère, de la détresse, et qui pleure, et dites-vous : ceci est mon œuvre. Alors, si quelque chose peut amortir votre colère, elle sera amortie. La pitié, voilà le vrai contre-poison de la colère ; et par ce tableau que vous vous êtes fait, vous avez éveillé d’avance et à temps encore,

la pitié, dont la voix,
Alors qu’on est vengé, fait entendre ses lois.

(Voltaire, Sémiramis, V, 6)

Et en général, rien n’est mieux fait pour nous délivrer de toute pensée de haine contre notre prochain, que de nous figurer une position où il réclamerait notre pitié. — Aussi voit-on d’ordinaire les parents préférer ceux de leurs enfants qui sont maladifs : c’est que ceux-là ne laissent pas la pitié s’endormir.

7. — Une autre preuve que le motif moral ici proposé est bien le vrai, c’est qu’avec lui les animaux eux-mêmes sont protégés : on sait l’impardonnable oubli où les ont méchamment laissés jusqu’ici tous les moralistes de l’Europe. On prétend que les bêtes n’ont pas de droit ; on se persuade que notre conduite à leur égard n’importe en rien à la morale, ou pour parler le langage de cette morale-là, qu’on n’a pas de devoirs envers les bêtes : doctrine révoltante, doctrine grossière et barbare, propre à l’Occident, et qui a sa racine dans le judaïsme. En philosophie toutefois on la fait reposer sur une hypothèse admise contre l’évidence même d’une différence absolue entre l’homme et la bête : c’est Descartes qui l’a proclamée sur le ton le plus net et le plus tranchant, et en effet, c’était là une conséquence nécessaire de ses erreurs. La philosophie Cartésiano-Leibnizio-Wolffienne avait, à l’aide de notions tout abstraites, bâti la psychologie rationnelle, et construit une anima rationalis immortelle ; mais visiblement le monde des bêtes, avec ses prétentions bien naturelles, s’élevait contre ce monopole exclusif, ce brevet d’immortalité décerné à l’homme seul ; et silencieusement, la nature faisait ce qu’elle fait toujours en pareil cas : elle protestait. Nos philosophes sentant leur conscience de savants toute troublée, durent essayer de consolider leur psychologie rationnelle à l’aide de l’empirique : ils se mirent donc à creuser entre l’homme et la bête un abîme énorme, d’une largeur démesurée : par là ils nous montraient, en dépit de l’évidence, une différence irréductible. C’est de tous ces efforts que Boileau riait déjà :

Les animaux ont-ils des universités ?
Voit-on fleurir chez eux des quatre facultés ?

Avec cette théorie, les bêtes auraient fini par ne plus savoir se distinguer elles-mêmes d’avec le monde extérieur, par n’avoir plus conscience d’elles-mêmes, plus de moi ! Contre ces déclarations intolérables, il suffit d’un remède : jetez un seul coup d’œil sur un animal, même le plus petit, le dernier, voyez l’égoïsme immense dont il est possédé : c’est assez pour vous convaincre que les bêtes ont bien conscience de leur moi, et l’opposent bien au monde, au non-moi. Si un cartésien se trouvait entre les griffes d’un tigre, il apprendrait, et le plus clairement du monde, si le tigre sait faire une différence entre le moi et le non-moi ! À ces sophismes des philosophes répondent les sophismes du peuple ; tels sont certains idiotismes, notamment ceux de l’allemand qui, pour le manger, le boire, la conception, l’enfantement, la mort, un cadavre, quand il s’agit des bêtes, a des termes spéciaux, tant il craindrait d’employer les mêmes mots que pour les hommes : il réussit ainsi à dissimuler, sous la diversité des termes, la parfaite identité des choses. Les langues anciennes ne connaissaient pas cette synonymie-là, et naïvement elles appelaient d’un même nom des choses qui sont les mêmes ; il faut donc que ces idées artificielles soient une invention de la prêtraille d’Europe : un tas de sacrilèges, qui ne savent par quels moyens rabaisser, vilipender l’essence éternelle qui vit au fond de tout être animé. Par là ils sont arrivés à établir en Europe ces méchantes habitudes de dureté et de cruauté envers les bêtes, qu’un homme de la Haute-Asie ne saurait voir sans une juste horreur. En anglais, nous ne trouvons pas cette infâme invention : cela sans doute tient à ce que les Saxons, au moment de la conquête d’Angleterre, n’étaient point encore chrétiens. Toutefois on en retrouve le pendant, dans cette particularité de la langue anglaise : tous les noms d’animaux y sont du genre neutre, et par suite quand on veut les remplacer, on se sert du pronom it (il au neutre), absolument comme pour les objets inanimés ; rien de plus choquant que cette façon, surtout quand on parle des primates, du chien par exemple, du singe, etc. : on ne saurait méconnaître là une fourberie des prêtres pour abaisser les animaux au rang des choses. Les anciens Égyptiens, pour qui la religion était l’unique affaire de la vie, déposaient dans les mêmes tombeaux les momies humaines et celles des ibis, des crocodiles, etc. : mais en Europe, ce serait une abomination, un crime, d’enterrer le chien fidèle auprès du lieu où repose son maître, et pourtant c’est sur cette tombe parfois que, plus fidèle et plus dévoué que ne fut jamais un homme, il est allé attendre la mort. — Si vous voulez reconnaître jusqu’où va, pour l’apparence phénoménale, l’identité entre la bête et l’homme, rien ne vous y conduira mieux qu’un peu de zoologie et d’anatomie : que dire, quand on voit aujourd’hui (1839) un anatomiste cagot se travailler pour établir une distinction absolue, radicale, entre l’homme et l’animal, allant même jusqu’à s’en prendre aux vrais zoologistes, à ceux qui, sans lien avec la prêtraille, sans platitude, sans tartuferie, se laissent conduire par la nature et la vérité ; jusqu’à les attaquer ; jusqu’à les calomnier !

Il faut vraiment être bouché, avoir été endormi comme au chloroforme par le fœtor judaïcus[42], pour méconnaître cette vérité : que dans l’homme et la bête, c’est le principal, l’essentiel qui est identique, que ce qui les distingue, ce n’est pas l’élément premier en eux, le principe, l’archée, l’essence intime, le fond même des deux réalités phénoménales, car ce fond, c’est en l’un comme en l’autre la volonté de l’individu ; mais qu’au contraire, cette distinction, c’est dans l’élément secondaire qu’il faut la chercher, dans l’intelligence, dans le degré de la faculté de connaître : chez l’homme, accrue qu’elle est du pouvoir d’abstraire, qu’on nomme Raison, elle s’élève incomparablement plus haut ; et pourtant, cette supériorité ne tient qu’à un plus ample développement du cerveau, à une différence dans une seule partie du corps, et encore, cette différence n’est que de quantité. Oui, l’homme et l’animal sont, et pour le moral et pour le physique, identiques en espèce ; sans parler des autres points de comparaison. Ainsi on pourrait bien leur rappeler, à ces occidentaux judaïsants, à ces gardiens de ménagerie, à ces adorateurs de la Raison, que si leur mère les a allaités, les chiens aussi ont la leur pour les nourrir. Kant est tombé dans cette faute, qui est celle de son temps et de son pays : je lui en ai déjà fait le reproche. La morale du christianisme n’a nul égard pour les bêtes : c’est en elle un vice, et il vaut mieux l’avouer que l’éterniser ; on doit au reste d’autant plus s’étonner de l’y trouver, que cette morale, pour tout le reste, est dans un accord frappant avec celles du Brahmanisme et du Boudhisme : seulement elle est moins forte dans ses expressions, et ne tire pas les conséquences dernières de son principe. Les choses vont même à ce point que cette morale, on ne peut guère en douter, semblable en cela à la théorie du Dieu fait homme (Avatar), est née dans l’Inde, et a dû venir par l’Égypte en Judée ; le christianisme ainsi serait un reflet d’une lumière dont le foyer est dans l’Inde, mais qui s’étant réfléchie sur les ruines de l’Égypte, par malheur est venue tomber sur le sol juif. On a un symbole ingénieux de ce défaut qu’on trouve à la morale chrétienne, malgré qu’ailleurs elle s’accorde si bien avec celle de l’Inde : c’est l’histoire de Jean Baptiste, ce personnage qui vient à nous avec l’aspect même d’un sanyasi hindou, mais… vêtu de peaux de bêtes ! On le sait, aux yeux d’un Hindou, c’eût été là une abomination ; à telles enseignes, que lorsque la Société Royale de Calcutta reçut l’exemplaire qu’elle possède des Védas, ce fut à la condition de ne pas le faire relier selon l’usage européen, avec du cuir : aussi le voit-on dans sa bibliothèque, relié en soie. On a un autre contraste tout semblable : c’est d’une part la pêche miraculeuse de Pierre, que le Sauveur bénit, tant et tant, que la barque est sur le point de couler bas sous la charge du poisson ; et d’autre part l’histoire de Pythagore qui, initié à la sagesse des Égyptiens, achète à des pêcheurs leur coup de filet avant qu’ils l’aient retiré, pour rendre aux poissons prisonniers la liberté (Apulée, De magia, p. 36, éd. des Deux-Ponts). — Entre la pitié envers les bêtes et la bonté d’âme il y a un lien bien étroit : on peut dire sans hésiter, quand un individu est méchant pour les bêtes qu’il ne saurait être homme de bien. On peut d’ailleurs montrer que cette pitié et les vertus sociales ont la même source. On voit par exemple les personnes d’une sensibilité délicate, au seul souvenir d’un moment où par mauvaise humeur, par colère, échauffées peut-être par le vin, elles ont maltraité leur chien, ou leur cheval, ou leur singe, sans justice ou sans nécessité, ou plus que de raison, être saisies d’un regret aussi vif, se trouver aussi mécontentes d’elles-mêmes, qu’elles pourraient l’être au souvenir d’une injustice exercée contre un de leurs semblables et que leur conscience vengeresse leur rappellerait. Je me souviens d’avoir lu l’histoire d’un Anglais qui dans l’Inde, à la chasse, avait tiré un singe : ce singe en mourant eut un regard que l’Anglais ne peut jamais oublier : depuis il ne tira pas une fois un singe. De même William Harris, un vrai Nemrod, qui par amour de la chasse, s’enfonça durant les années 1836 et 1837 jusqu’au cœur de l’Afrique. Dans son voyage, publié à Bombay en 1838, il raconte qu’après avoir tué son premier éléphant (c’était une femelle), il revint le lendemain matin chercher la bête morte ; tous les autres éléphants s’étaient enfuis ; seul le petit de la femelle tuée était resté toute la nuit auprès du corps de sa mère ; oubliant toute timidité, avec tous les signes de la douleur la plus vive, la plus inconsolable, il vint au-devant du chasseur, l’enlaça de sa petite trompe, pour lui demander secours. Là, dit Harris, je ressentis un vrai regret de ce que j’avais fait, et il me vint à l’esprit que j’avais commis un meurtre. Cette nation anglaise, avec ses sentiments si délicats, nous la voyons prendre le pas sur les autres, se distinguer par son extraordinaire compassion envers les bêtes, en donner à chaque instant des marques nouvelles ; cette compassion, triomphant de cette « superstition refroidie » qui a d’autres égards dégrade la nation, a pu la décider à combler par des lois la lacune que la religion avait laissée dans la morale. Cette lacune est cause en effet qu’en Europe et dans l’Amérique du Nord, nous avons besoin de sociétés protectrices des animaux. En Asie les religions suffisent à assurer aux bêtes aide et protection, et là personne ne songe à de pareilles sociétés. Toutefois en Europe aussi de jour en jour s’éveille le sentiment des droits des bêtes, à mesure que peu à peu disparaissent, s’évanouissent, d’étranges idées de domination de l’homme sur les animaux (comme si le règne animal n’avait été mis au monde que pour notre utilité et notre jouissance) ; car c’est grâce à ces idées que les bêtes ont été traitées comme des choses. Telles sont bien les causes de cette conduite grossière, de ce manque absolu d’égards, dont les Européens sont coupables envers les bêtes ; et j’ai fait voir la source de ces idées, qui est dans l’Ancien Testament, au § 177 du 2e  vol. de mes Parerga. Il faut le dire encore à la gloire des Anglais, ils sont les premiers chez qui le législateur ait sérieusement entrepris de protéger aussi les bêtes contre des traitements cruels : là, le gredin qui fait souffrir des animaux le paie, et il n’importe que les victimes soient sa propriété. Ce n’est pas assez : à Londres une société s’est formée spontanément pour la protection des bêtes, Society for the prevention of cruelty to animals[43] ; avec ses ressources privées, à grands frais, elle travaille activement à préserver les bêtes de toute torture. Elle a des émissaires secrets qui vont partout, qui ensuite dénoncent quiconque torture ces êtres incapables de parler, mais non de souffrir : il n’est pas d’endroit où l’on n’ait à redouter leur regard[44]. Auprès des ponts de Londres, où la pente est si rude, la Société entretient un couple de chevaux qui prêtent leur renfort pour rien aux voitures lourdement chargées. N’est-ce pas là un beau trait ? N’emporte-t-il pas notre approbation aussi bien que le ferait un acte de bienfaisance envers des hommes ? De son côté, la Philanthropic Society, à Londres, a proposé un prix de 30 livres sterling, pour l’ouvrage où seraient le mieux exposées les raisons de morale propres à nous détourner de tourmenter les animaux : il est vrai qu’il fallait emprunter ces raisons surtout au christianisme, ce qui ne rendait pas la tâche facile : le prix fut attribué en 1839 à M. Macnamara. Il existe à Philadelphie une société qui a le même objet, l’Animals friends Society[45]. C’est au président de cette société que T. Forster, un Anglais, a dédié son livre intitulé Philozoia, moral reflections on the actual condition of animals and means of improving the same (Bruxelles, 1839)[46]. Le livre est original et bien écrit. Naturellement l’auteur, en bon Anglais, s’efforce d’appuyer de l’autorité de la Bible ses exhortations à l’humanité envers les bêtes[47], mais il n’y réussit nulle part ; il finit par se rattacher à cet argument, que Jésus-Christ étant né dans une étable entre le bœuf et l’âne, nous devons par ce symbole comprendre notre devoir, de considérer les animaux comme des frères et de les traiter en conséquence. — Par tous ces faits, on voit que les idées morales dont il s’agit commencent à se faire entendre aussi dans le monde occidental. Maintenant, pourquoi la pitié envers les bêtes doit-elle ne pas aller parmi nous au point où la poussent les brahmanes, jusqu’à s’abstenir de toute chair ? c’est que dans ce monde, la sensibilité au mal est en raison de l’intelligence : ainsi l’homme, en se privant de toute chair, dans le nord surtout, souffrirait plus que l’animal ne souffre d’une mort brusque et imprévue : encore devrait-on l’adoucir davantage à l’aide du chloroforme. Sans la chair des animaux, l’espèce humaine dans le nord ne pourrait longtemps subsister. C’est encore par cette même raison, que l’homme fait travailler les bêtes pour lui ; et c’est seulement quand on les surcharge d’une tâche excessive, que la cruauté commence.

8. — Laissons de côté pour le moment la métaphysique, ne cherchons pas (la recherche ne serait pourtant peut-être pas impossible) la cause dernière de la pitié, de ce principe, le seul qui puisse produire des actes purs d’égoïsme : regardons-la du côté de l’expérience, n’y voyons qu’un arrangement de la nature. Eh bien ! ce qui frappe alors, le voici : si la nature voulait adoucir le plus possible les innombrables douleurs, si diverses, dont notre vie est faite, auxquelles nul n’échappe, et faire contre-poids à cet égoïsme dont chaque être est plein, qui le dévore, et souvent tourne à la méchanceté, elle ne pouvait rien faire de plus efficace : implanter dans le cœur humain cet instinct merveilleux, qui fait que l’on ressent la douleur de l’autre, cet instinct qui nous parle, qui a l’occasion dit à celui-ci : « sois miséricordieux ! » et à celui-là : « sois secourable ! » et dont la voix est puissante et impérieuse. Certes, il y avait plus de fond à faire pour le bien de tous, sur cet instinct de s’entr’aider, que sur un devoir impératif, de forme générale et abstraite, auquel on parvient après des considérations d’ordre rationnel, après des combinaisons de notions : que peut-on espérer d’une pareille invention, quand pour les esprits grossiers les propositions générales et les vérités abstraites sont parfaitement inintelligibles, vu que pour eux le concret seul est quelque chose ; quand l’humanité entière, déduction faite d’une fraction imperceptible, a été et sera toujours grossière, le travail physique excessif qui, à la prendre en masse, lui est indispensable pour vivre, ne lui permettant pas de s’élever à la culture intellectuelle ? Au contraire, s’agit-il d’éveiller la pitié, d’ouvrir cette source, l’unique d’où jaillissent les actions désintéressées, de nous faire toucher cette base vraie de la moralité ? il n’est pas besoin ici de notions abstraites : l’intuition suffit, la connaissance pure et simple d’un fait concret où la pitié se révèle spontanément, sans que l’esprit ait à faire tant de démarches.

9. — Rien n’est plus propre à confirmer ces dernières idées que le fait suivant. En fondant l’éthique comme je l’ai fait, je me suis mis dans la situation de n’avoir pas, parmi tous les philosophes de l’École, un seul prédécesseur ; mon opinion, comparée à leurs théories, est même paradoxale : car plus d’un, ainsi les Stoïciens (Sénèque, De clementia, II, 5), Spinoza (Éthique, IV, prop. 50), Kant (Crit. de la R. pratique, p. 213, R. 257), ont justement pris la pitié à partie, l’ont blâmée. Mais en revanche ma théorie a pour elle l’autorité du plus grand des moralistes modernes : car tel est assurément le rang qui revient à J.-J. Rousseau, à celui qui a connu si à fond le cœur humain, à celui qui puisa sa sagesse, non dans les livres, mais dans la vie ; qui produisit sa doctrine non pour la chaire, mais pour l’humanité ; à cet ennemi des préjugés, à ce nourrisson de la nature, qui tient de sa mère le don de moraliser sans ennuyer, parce qu’il possède la vérité, et qu’il émeut les cœurs. Pour appuyer mon idée, je vais donc prendre la liberté de citer de lui quelques passages : d’ailleurs jusqu’à présent, j’ai été autant que possible avare de citations. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, p. 91 (éd. des Deux-Ponts), il dit : « Il y a un autre principe que Hobbes n’a point aperçu et qui, ayant été donné à l’homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance innée de voir souffrir son semblable. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l’homme la seule vertu naturelle, qu’ait été forcé de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, etc. » — P. 92 : « Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison : mais il n’a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu’il veut disputer aux hommes. En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général ? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ?… La commisération sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur s’identifiera plus complètement avec l’animal souffrant. — P. 94 : « Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertus, avec cet avantage que nul ne sera tenté de désobéir à sa douce voix : c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance qu’éprouverait tout homme à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. » — Comparez ce qu’il dit dans Émile, liv. IV, pp. 115-120 (éd. des Deux-Ponts), et entre autres, ce passage : « En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et en nous identifiant avec l’animal souffrant ; en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui, que nous souffrons… Offrir au jeune homme des objets, sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout se retrouver hors de lui ; écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent et tendent le ressort du moi humain, etc. »

Faute de philosophes de l’École, dont je puisse invoquer l’autorité, j’ajouterai encore ceci : que les Chinois admettent cinq vertus cardinales (Tschang), parmi lesquelles ils placent, au premier rang, la pitié (Sin). Les quatre autres sont : la justice, la politesse, la sagesse et la sincérité[48]. De même chez les Hindous, sur les tables commémoratives élevées en souvenir des souverains morts, nous voyons, parmi les vertus dont on les loue, en première ligne, la pitié envers les hommes et les animaux. À Athènes, la Pitié avait un autel en pleine Agora : Ἀθηναίοις δὲ ἐν τῇ ἀγορᾷ ἐστὶ Ἐλέου βωμός, ᾧ μάλιστα θεῶν, ἐς ἀνθρώπινον βίον καὶ μεταβολάς πραγμάτων ὀτι ὡφέλιμος, μόνοι τιμάς Ἑλλήνων νέμουσιν Ἀθηναῖοι. Παυσ., I, 17. (« À Athènes, sur l’Agora, s’élève un autel à la Pitié : entre toutes les divinités, les Athéniens, considérant de quel secours elle est aux hommes dans cette ville si sujette aux changements, lui ont, seuls de tous les Grecs, consacré un culte. ») Lucien aussi parle de cet autel dans le Timon § 99. — Phocion, dans une phrase que nous a conservée Stobée, déclare la Pitié ce qu’il y a de plus saint parmi les hommes : « Οὔτε ἐξ ἱεροῦ βωμόν, οὔτε ἐκ τῆς ἀνθρωπίνης φύσεως ἀφαιρετέον τὸν ἔλεον. » (« Il ne faut enlever, ni au temple l’autel, ni à la nature humaine la pitié. ») Dans la Sagesse des Indiens, cette traduction grecque du Pantscha Tantra, nous lisons (Sect. 3, p. 220) : « Λέγεται γὰρ, ὡς πρώτη τῶν ἀρετῶν ἡ ἐλεημοσύνη. » (« Car, on le dit, la première des vertus, c’est la pitié. ») On le voit, en tout temps, en tout pays, les hommes ont su où prendre la source des bonnes mœurs ; les hommes, excepté les Européens ; et à qui la faute ? sinon à ce foetor Judaïcus, qui pénètre partout : il leur faut un devoir qui s’impose, une loi morale, un impératif, bref un ordre et un commandement, pour y obéir : ils ne sortent pas de là, ils ne veulent pas voir qu’au fond de tout cela, ce qui se trouve, c’est l’égoïsme seul. Sans doute, plus d’un, parmi les hommes supérieurs, a senti la vérité, lui a rendu témoignage : tel est Rousseau, tel Lessing, qui, dans une lettre écrite en 1756, dit : « L’homme le plus compatissant est le meilleur des hommes, le mieux né pour toutes les vertus sociales, pour toutes les grandeurs de l’âme. »

§ 20. — La diversité des caractères au point de vue moral.

Pour achever de découvrir le fondement sur lequel nous voulons asseoir la morale, il nous reste à satisfaire à une question : d’où viennent les différences si considérables qu’on remarque entre la conduite des différents hommes ? Si la pitié est le ressort de toute justice et de toute charité véritables, c’est-à-dire désintéressées, pourquoi agit-elle sur tel homme et non sur tel autre ? — La morale, qui met au jour les ressorts de toute vie morale, ne pourra-t-elle pas aussi les faire jouer ? Ne peut-elle d’un homme au cœur dur, faire un homme miséricordieux, et du même coup juste et charitable ? Certes non : les différences de caractères sont innées et immuables. Le méchant tient sa méchanceté de naissance, comme le serpent ses crochets et ses poches à venin : ils peuvent aussi peu l’un que l’autre se débarrasser. « Velle non discitur[49] », a dit le précepteur de Néron ; Platon, dans le Ménon, examine longuement ce point : si la vertu peut s’enseigner, oui ou non : il rappelle un mot de Théognis :

ἀλλὰ διδάσκων
Οὔποτε ποιήσεις τὸν κακὸν ἄνδρ’ ἀγαθόν.

(« Jamais par tes leçons du méchant tu ne feras un homme de bien. ») Puis il conclut ainsi : « ἀρετὴ ἂν εἴη οὔτε φύσει, οὔτε διδακτόν, ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ παραγιγνομένη, ἄνευ νοῦ, οἷς ἂν παραγίγνηται. » (« La vertu, sans doute, n’est ni un fruit naturel, ni un effet de l’éducation : mais quand un homme a ce bonheur de la posséder, c’est sans réflexion, par une faveur divine. ») Par ces mots de φύσει et de θείᾳ μοίρᾳ, il faut entendre ici quelque chose de correspondant au physique et au métaphysique. Déjà le père de l’éthique, Socrate, avait dit, selon Aristote : « οὐκ ἐφ’ ἡμῖν γενέσθαι τὸ σπουδαίους εἶναι, ἢ φαύλους. » (« Qu’il n’est pas en notre pouvoir d’être vertueux ou méprisables. ») (Grande morale, I, 9). Aristote lui-même exprime la même pensée : «  πᾶσι γὰρ δοκεῖ ἕκαστα τῶν ἠθῶν ὑπάρχειν φύσει πως· καὶ γὰρ δίκαιοι, καὶ σωφρονικοὶ, καὶ τ’ἆλλα ἔχομεν εὐθὺς ἐκ γενετῆς. » (« Les caractères semblent être ce qu’ils sont par nature : car, si nous sommes justes, prudents, etc., c’est dès notre naissance. ») (Éthique à Nicomaque, VI, 13.) Nous retrouvons la même pensée dans des fragments bien anciens, sinon authentiques, ceux du pythagoricien Archytas, conservés par Stobée (Florilegium, tit. I, § 77). Même idée dans les Opuscula Græcorum sententiosa et moralia, éd. Orelli, vol. II, p. 240.) Voici le passage en dialecte dorien qu’on y trouve : « Τὰς γὰρ λόγοις καὶ ἀποδείξεσιν ποτιχρωμένας ἀρετὰς δέον ἐπιστάμας ποταγορεύεν, ἀρετὰν δὲ, τὰν ἠθικαν καὶ βελτίσταν ἕξιν τῶ ἀλόγω μέρεος τᾶς ψυχᾶς, καθ’ ἃν καὶ ποιοί τινες ἦμεν λεγόμεθα κατὰ τὸ ἦθος, οἷον ἐλευθέριοι, δίκαιοι καὶ σώφρονες. » (« Celles des vertus, auxquelles sert le raisonnement et la démonstration, peuvent être dites des sciences ; mais sous le nom de vertu, nous entendons une disposition morale, la meilleure qui soit, de la partie non raisonnable de l’âme : de cette disposition dépend le caractère qu’on nous reconnaît, et qui nous fait appeler généreux, justes, sages. ») Qu’on jette un regard sur cette liste trop courte où Aristote, dans son De virtutibus et vitiis, a énuméré toutes les vertus et tous les vices ; on verra que tous doivent être regardés comme des états innés, et ne peuvent être véritables qu’à ce prix ; quand on voudrait se les conférer par un acte de volonté, à la suite de méditations raisonnées, ce serait en somme, pure hypocrisie et mensonge ; aussi, viennent des circonstances pressantes, et il ne faut plus compter qu’elles se conservent et résistent. Autant en peut-on dire de cette autre vertu, la charité : elle fait défaut chez Aristote, comme chez tous les anciens. Aussi, c’est dans le même sens qu’il faut entendre Montaigne quand il dit : « Serait-il vrai, que pour être bon tout à fait, il nous le faille être par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loi, sans raison, sans exemple ? » (Liv. II, ch. 11.) Lichtenberg dit également : « Toute vertu préméditée ne tient guère. Ce qu’il faut ici, c’est du sentiment, ou de l’accoutumance. » (Mélanges : Réflexions morales.) Et de son côté le christianisme primitif vient confirmer la même doctrine : dans Luc, chap. vi, verset 45, on lit ceci : « ὁ ἀγαθὸς ἄνθρωπος ἐκ τοῦ ἀγαθοῦ θησαυροῦ τῆς καρδίας αὑτοῦ προφέρει τὸ ἀγαθὸν, καὶ ὁ πονηρὸς ἄνθρωπος ἐκ τοῦ πονηροῦ θησαυροῦ τῆς καρδίας αὑτοῦ προφέρει τὸ πονηρόν. » (« L’homme bon, du trésor de son cœur, tire la bonté ; et le méchant, du trésor de son cœur, la méchanceté. ») Et dans les deux versets précédents, la même vérité est exprimée déjà sous l’allégorie du fruit, qui toujours vaut ce que vaut l’arbre.

Mais le premier qui ait mis en lumière cette grave vérité, c’est Kant, dans sa théorie, pleine de grandeur, des deux caractères : le caractère empirique, qui est de l’ordre des phénomènes, et qui en conséquence se manifeste dans le temps et par une multiplicité d’actions ; puis, au fond, le caractère intelligible, c’est-à-dire, l’essence de cette même chose en soi, dont l’autre est simplement l’apparence : ce caractère intelligible échappe à l’espace et au temps, à la multiplicité et au changement. Ainsi, mais non pas autrement, peut s’expliquer cette rigidité, cette immutabilité étonnante des caractères, que la vie nous apprend à reconnaître, et qui est la réponse toujours irréfutable de la réalité, de l’expérience, aux prétentions d’une certaine éthique : j’entends celle qui croit améliorer les mœurs des hommes, et qui nous parle « progrès dans la vertu » ; tandis que, le fait le prouve assez, la vertu est en nous l’œuvre de la nature, non de la prédication. Si le caractère n’était, en sa qualité de chose primitive et immuable, incapable de s’améliorer par l’effet d’une connaissance plus vraie des choses ; si, tout au contraire, il fallait en croire cette plate morale, et attendre d’elle un perfectionnement des caractères, et par là « un progrès continu vers le bien », alors tant de religions avec leur appareil solennel, tant d’efforts faits par les moralistes auraient dû n’être pas en pure perte, et on devrait, du moins prendre la moyenne, trouver notablement plus de vertus dans moitié la plus âgée de l’humanité que dans la plus jeune. Or il n’y a pas trace d’une telle différence, et bien au contraire, si nous attendons quelque chose de bon, c’est plutôt des jeunes gens : quant aux hommes d’âge, la vie a dû les rendre pires. Sans doute, il peut arriver qu’un homme en vieillissant paraisse devenir meilleur, ou moins bon, qu’il ne fut dans sa jeunesse ; la cause en est facile à saisir : c’est qu’avec l’âge, l’intelligence mûrit et se corrige en mille choses, aussi le caractère se dégage-t-il peu à peu et devient-il de plus en plus clair ; la jeunesse avec son ignorance, ses erreurs, ses chimères, était exposée aux séductions de certains motifs faux, tandis que les véritables lui échappaient : c’est ce que j’ai exposé, dans le précédent Essai, pp. 50 ss., au paragraphe 3[50]. — Parmi les condamnés, il est vrai, le nombre des jeunes gens dépasse de beaucoup celui des hommes d’âge : c’est que, quand un homme est par son caractère disposé à mal faire, l’occasion ne se fait pas attendre pour lui, de passer à l’exécution, et d’arriver à son but, les galères ou la potence ; et au contraire, quand un homme a passé devant toutes les occasions de mal faire qui s’offrent durant une longue vie, sans y céder, plus tard il ne sera pas davantage facile à tenter. Telle est, à mon sens, la vraie raison du respect que l’on croit devoir aux vieillards : c’est qu’ils ont soutenu l’épreuve d’une longue vie, et conservé toujours leur intégrité ; sans quoi il n’y aurait plus à les respecter. — Cela, chacun le sait bien : aussi ne se laisse-t-on point prendre aux prétentions des moralistes ; quiconque s’est une fois montré un méchant homme, a perdu à jamais notre confiance ; et en revanche, une fois qu’un homme a fait preuve de générosité, quelque changement qui puisse survenir, nous comptons avec confiance sur son bon cœur. « Operari sequitur esse », cette vérité est un héritage fécond que nous tenons de la scolastique : dans ce monde, tout être agit selon son immuable nature, selon ce qu’il est en soi, selon son essentia ; et l’homme de même. Tel vous êtes, telles seront, telles doivent être vos actions : le liberum arbitrium indifferentiæ[51] n’est qu’une invention depuis longtemps sifflée, de la philosophie dans son bas âge ; et il n’y a plus pour traîner ce bagage que quelques vieilles femmes en bonnet de docteur.

Nous avons ramené à trois tous les principes qui font agir l’homme : égoïsme, méchanceté, pitié. Maintenant, s’ils se rencontrent en tout homme, c’est en des proportions incroyablement diverses et qui varient d’individu à individu. Selon les combinaisons, les motifs qui ont prise sur l’individu sont différents, et les actes aussi par conséquent. Sur un caractère égoïste, les motifs égoïstes auront seuls prise : tout ce qui pousserait à la pitié ou à la méchanceté sera non avenu ; un tel homme ne sacrifiera pas plus ses intérêts pour tirer vengeance d’un ennemi que pour aider un ami. Cet autre, très-ouvert aux pensées méchantes, bien souvent, pour nuire à autrui, n’hésitera pas à se faire le plus grand tort. Il y a de ces caractères qui se font une joie de songer qu’ils sont cause de la douleur d’autrui, au point d’oublier leur propre douleur, si vive qu’elle soit : « dum alteri noceat, sui negligens[52] » (Sénèque, de Ira, I, 1). C’est pour eux un plaisir, une passion, d’aller à un combat, où ils s’attendent à recevoir autant de blessures qu’ils en feront : leur a-t-on fait quelque mal, ils sont capables de tuer leur ennemi, et eux-mêmes après, pour fuir le châtiment : les exemples n’en sont pas rares. En regard, plaçons la bonté d’âme : c’est un sentiment profond de pitié, étendu à tout l’univers, à tout ce qui a vie, mais surtout à l’homme ; car à mesure que l’intelligence s’élève, grandit aussi la capacité de souffrir ; et les souffrances innombrables, qui s’attaquent à l’homme dans son esprit et dans son corps, ont des droits plus pressants à notre compassion, que les douleurs toutes physiques, et par là même plus obscures, de l’animal. Ainsi la bonté d’abord nous retiendra de faire tort à personne en quoi que ce soit, puis même elle nous excitera à aller au secours de tout ce qui souffre autour de nous. Une fois dans cette voie, un cœur généreux peut y aller aussi loin que peut faire, dans le sens contraire, un méchant, et pousser jusqu’à ce rare excès de bonté, de prendre plus à cœur le mal d’autrui que le sien propre, et de faire pour y remédier tels sacrifices, dont il aura plus à souffrir que ne souffrait son obligé. Et s’il s’agit de venir en aide à plusieurs personnes, à un grand nombre, au besoin c’est sa personne qu’il sacrifiera. Ainsi fit Arnold von Winkelried. Ainsi Paulin, évêque de Nole au cinquième siècle, au moment de l’invasion des Vandales, venus d’Afrique en Italie : voici comment Johann von Müller raconte l’histoire (Hist. univers., XI, 10) : « Il avait déjà, pour le rachat des prisonniers, dépensé tous les trésors de l’Église, ses ressources, celles de ses amis : à ce moment, il voit une veuve qui se désespérait, parce qu’on emmenait son fils unique ; il s’offre à sa place pour aller en esclavage. Car alors tout ce qui était d’un âge raisonnable et qui n’avait pas succombé par l’épée, était pris, emmené à Carthage. »

Étant donné ces différences innées, primitives, d’une incroyable variété, entre les caractères, nécessairement il n’y a de prépondérants pour chacun que de certains motifs, ceux auxquels il est le plus sensible ; ainsi parmi les corps, tel ne réagit que sur les acides, tel autre, que sur les bases : et ces dispositions sont également impérieuses d’un et d’autre côté. Les motifs qui se tirent de la charité, et qui ont tant de pouvoir sur un bon cœur, ne peuvent par eux-mêmes rien, sur une âme ouverte aux seuls conseils de l’égoïsme. Si donc on veut amener un égoïste à faire un acte de charité, il n’y a pour cela qu’un moyen : faire briller à ses yeux tel avantage personnel que lui procurera, par un enchaînement quelconque de conséquences, l’effort qu’il aura fait pour adoucir les maux d’autrui (et d’ailleurs, que font les doctrines morales, pour la plupart, si ce n’est de tâcher à nous séduire ainsi ? les moyens seuls varient). Or, ce faisant, on induit en erreur la volonté de l’égoïste ; on ne l’améliore pas. Ce qu’il faudrait pour l’améliorer, c’est de pouvoir changer l’espèce de motifs à laquelle il est accessible ; ainsi, de faire qu’à celui-ci la souffrance d’autrui ne fût plus par elle-même quelque chose d’indifférent : que celui-là ne trouvât pas son plaisir à être cause des maux des autres ; qu’auprès de ce dernier, tout ce qui peut ajouter à son bien-être, si peu que ce soit, n’effaçât pas, n’anéantît pas toute autre raison. Malheureusement cela est impossible, beaucoup plus certainement impossible, que de changer le plomb en or. Car il faudrait d’abord prendre à un homme son cœur et le lui changer, transformer en un mot ce qui lui est le plus intime. Or, tout ce qu’on peut, c’est de répandre la lumière dans sa tête, de corriger ses idées, de lui faire comprendre mieux la réalité, les choses de la vie. Et après cela, qu’a-t-on obtenu ? que la nature de sa volonté s’exprimât avec plus de logique, de clarté, de décision. Et en effet, plus d’une bonne action sans doute est inspirée d’idées fausses, d’illusions, imposées à bonne intention, touchant une récompense à obtenir en ce monde ou dans l’autre ; mais bien des fautes aussi ont pour cause une notion fausse des choses humaines. Cette vérité sert de principe au système pénitentiaire des Américains : là, le but n’est pas d’améliorer le cœur du coupable, mais simplement de lui remettre la tête d’aplomb, de l’amener à comprendre, que s’il y a un moyen sûr et aisé d’arriver au bien-être, c’est le travail et l’honnêteté, non la friponnerie.

À l’aide de motifs choisis, on peut imposer aux hommes la légalité, mais la moralité, non pas ; on peut changer leur conduite, mais non leur volonté en elle-même : or c’est de la volonté seule que vient toute valeur morale. On ne peut pas changer le but que poursuit la volonté, mais seulement le chemin qu’elle se fraye pour y arriver. Avec l’instruction, vous agissez sur le choix des moyens, non sur celui de la fin dernière de tous les actes : cette fin, c’est la volonté de l’individu qui se la propose, et en cela, elle suit sa nature primitive. On peut faire voir à un égoïste qu’en renonçant à un petit avantage il en peut réaliser un plus grand ; au méchant que pour causer à autrui de la souffrance, il s’en inflige une plus vive. Mais quant à réfuter l’égoïsme, la méchanceté, en eux-mêmes, c’est ce qui ne se peut pas ; non, pas plus que de prouver au chat qu’il a tort d’aimer les souris. De son côté, la bonté peut, grâce à un perfectionnement des idées, à une connaissance plus profonde des rapports des hommes entre eux, en un mot, à une plus grande lumière répandue dans l’esprit, parvenir à exprimer sa nature d’une façon plus conséquente et plus achevée : ainsi, en apprenant les effets éloignés de nos actions pour les autres, les souffrances que leur cause par exemple, à travers une longue série d’intermédiaires, et dans la suite du temps, telle ou telle action qu’elle n’eût pas crue si funeste ; ou bien encore, en s’instruisant des conséquences fâcheuses d’une action bien intentionnée, comme serait le pardon accordé à un coupable ; et surtout en s’instruisant du droit qu’a la maxime « Neminem læde », de passer avant le « Omnes juva », etc. En ce sens, oui, il y a une éducation morale, il y a une éthique propre à améliorer les hommes : mais elle ne peut rien de plus. La limite ici est facile à voir : la tête s’éclaire, mais le cœur demeure ce qu’il était. Ainsi l’essentiel, l’élément décisif, dans les choses morales, comme dans les choses intellectuelles et physiques, c’est l’inné. L’art ne peut venir qu’en sous-ordre. Chacun est-ce qu’il est, « par la grâce de Dieu, » jure divino, θείᾳ μοίρᾳ.

« Du bist am Ende — was du bist.
Setz’ dir Perrücken auf von millionen Locken,
Setz’ deinen Fuss auf ellenhohe Socken :
Du bleibst doch immer was du bist »[53].

Mais j’entends le lecteur qui depuis un moment déjà me demande : à qui attribuer la faute et le mérite ? — À qui ? veuillez regarder le § 10. Ce que j’aurais à répondre, j’ai déjà trouvé là l’occasion de le placer : ma pensée sur ce sujet tient par un lien étroit à la doctrine de Kant sur la coexistence de la liberté et de la nécessité. Je prie donc le lecteur de relire ce passage. Selon ce qui y est exposé, l’operari, l’action, étant donnés les motifs, se produit nécessairement : dès lors la liberté, qui a pour signe unique la responsabilité, ne peut appartenir qu’à l’esse, à l’être en soi. Sans doute, au premier coup d’œil, ostensiblement, c’est sur notre acte que portent les reproches de notre conscience ; mais en réalité, au fond, ils portent contre ce que nous sommes ; nos actes ne sont qu’un indice, d’ailleurs irrécusable, car ils sont à notre caractère ce que les symptômes sont à la maladie. C’est donc à cet esse, à ce que nous sommes, que doivent s’attacher aussi la faute et le mérite. Ce que nous respectons et aimons, ce que nous méprisons et haïssons en un homme, ce n’est pas une apparence changeante et variable, mais un fond solide, à jamais immuable : ce fond, c’est son être. Et quand nous revenons sur notre premier sentiment, nous ne disons pas : il a changé ; mais bien : je m’étais trompé sur son compte. S’agit-il de nous, de la satisfaction ou du mécontentement que nous avons à nous contempler ? c’est encore à nous-mêmes, à l’être que nous sommes, et que nous serons à jamais et irrévocablement, que ces sentiments-là s’adressent : et la même vérité s’applique aussi aux qualités de l’intelligence, bien plus, aux traits de la physionomie. Comment dès lors ne serait-ce pas à notre être que doivent être rapportés la faute et le mérite ? — Nous faisons donc une connaissance de jour en jour plus ample avec nous-mêmes ; le registre de nos actes va se remplissant : ce registre, c’est la conscience. Le thème sur lequel s’exerce notre conscience, c’est avant tout nos actes, ceux de nos actes où, la pitié nous ordonnant au moins de ne pas nuire aux autres, et même de leur prêter aide et secours, nous sommes restés sourds à sa voix, pour écouter l’égoïsme, la méchanceté peut-être, ou bien, méprisant ces deux sortes de tentations, nous lui avons obéi. On peut par celle de ces deux alternatives où nous nous sommes arrêtés, mesurer la distance que nous mettons entre nous et les autres. C’est par cette distance qu’il faut juger du degré de notre valeur morale ou de notre immoralité, de ce qu’il y a en nous de justice et de charité, ou bien de dispositions contraires. Peu à peu s’accroît la liste de celles de nos actions dont le témoignage sur ce point est significatif : l’image de notre caractère s’achève ainsi trait par trait, et nous arrivons à nous connaître nous-mêmes. Alors aussi se forment des sentiments de satisfaction ou de mécontentement, au sujet de ce que nous sommes, et ici tout dépend d’un point : est-ce l’égoïsme, la méchanceté, ou la pitié qui l’a emporté en nous ? la différence que nous maintenons entre notre personne et les autres, est-elle grande ou faible ? Et c’est d’après la même règle, que nous jugeons les autres : car leurs caractères aussi, comme les nôtres, nous sont connus par la seule expérience, avec moins de profondeur, il est vrai : alors nos sentiments se nomment approbation, estime, respect, ou bien blâme, dédain, mépris, au lieu que tout à l’heure, quand il s’agissait de nous, c’était le contentement ou le mécontentement, un mécontentement qui pouvait aller jusqu’au remords. Veut-on une preuve de plus, que nos reproches, quand ils s’adressent aux autres, portent sur leurs actes en premier lieu, mais au fond visent leur caractère en ce qu’il a d’immuable ? que nous considérons en ces moments la vertu et le vice comme propriétés essentielles à l’être, tenant à son fond ? Eh bien ! que l’on examine tant d’expressions, si ordinaires : « Maintenant je vois ce que tu es ! » — « Je me suis trompé sur ton compte. » — « Now I see what you are ! » — « Voilà donc, comme tu es[54] ! » — « Je ne suis pas de ceux-là ! » — « Je ne suis pas homme à vous en imposer », et autres analogues. Et celle-ci : « les âmes bien nées[55] » ; de même en espagnol, « bien nacido » ; εὐγενής, εὐγένεια, signifiant vertueux, vertu ; « generosioris animi amicus[56] », etc.

Si la raison est nécessaire à la conscience, c’est simplement parce que sans elle il n’est pas de récapitulation claire et suivie de nos actes. Il est dans la nature des choses, que la conscience parle seulement après coup : aussi dit-on en ce sens qu’elle est un juge. Si on dit qu’elle se prononce d’avance, c’est dans un sens impropre : elle ne le peut qu’indirectement, grâce à ce que, raisonnant d’après des cas analogues qui nous reviennent en mémoire, nous prévoyons le mécontentement que nous causerait une récidive. — Telle est donc la conscience, du moins considérée comme fait moral : en elle-même, elle demeure un problème de métaphysique ; ce problème ne touche pas directement à la présente question, toutefois il sera abordé dans notre dernier chapitre. — La conscience est ainsi purement la connaissance que nous prenons de notre caractère immuable, grâce à nos actes ; et ce qui nous le démontre bien encore, le voici : on sait combien varie d’homme à homme la sensibilité à tel ou tel genre de motifs, intérêt, méchanceté, pitié ; c’est même de là que dépend toute la valeur morale de l’homme : eh bien ! ce trait distinctif de l’individu ne s’explique en aucune autre manière ; l’instruction ne le produit pas ; il ne naît pas dans le temps, ne se modifie pas, il est inné, immuable, soustrait à tout changement. Ainsi une vie tout entière, avec tous ces travaux qui l’emplissent, est comme un cadran d’horloge, qui a pour ressort caché le caractère ; c’est un miroir dans lequel seul chacun peut voir, par les yeux de l’intelligence, la nature de sa volonté en elle-même, son essence propre.

Si le lecteur prend la peine d’embrasser d’un coup d’œil toute la présente théorie, avec ce qui est dit au § 10, déjà cité, il découvrira dans ma façon d’établir l’éthique, une logique, dans mes idées un ensemble, qui manquent à toutes les autres doctrines : sans parler d’une harmonie de ma pensée avec les faits de l’expérience, qui manque plus encore ailleurs. Car il n’y a que la vérité pour demeurer d’accord avec elle-même et avec la nature : tous les principes faux sont en lutte, chacun contre lui-même, et contre l’expérience : car l’expérience, silencieusement, à chaque pas que font ces doctrines, dépose une protestation.

Certes ces vérités, surtout celles par où je conclus ici, n’iront pas moins se heurter de front à des préjugés et des erreurs, et nommément à certaine morale d’école primaire, aujourd’hui à la mode : je le sais bien, et je n’en ai ni souci ni remords. Car d’abord, ici je ne parle pas à des enfants, ni au peuple, mais à une Académie d’hommes éclairés, qui me pose une question toute théorique, et relative aux vérités les plus fondamentales de l’éthique ; et qui, à une question si profondément sérieuse, attend une réponse sérieuse aussi ; ensuite, je tiens qu’il n’est pas d’erreur privilégiée, pas d’erreur utile, pas d’erreur même qui ne soit nuisible : toute erreur produit infiniment plus de mal que de bien. — Que si toutefois on veut prendre les préjugés pour mesure du vrai, ou pour la borne que nul ne doit passer dans l’exposition de ses idées, alors qu’on laisse tomber tout à fait les facultés de philosophie et les Académies : ce sera plus loyal : car où la réalité n’est pas, ne doit pas être l’apparence.


  1. Voir le Monde comme volonté et comme représentation, vol. I, § 62, p. 396 ss. ; et vol. II, chap. XLVII, p. 682.
  2. « À chacun ce qui lui revient. » (TR.)
  3. « À la façon dont va le monde, être honnête, c’est être un homme marqué entre dix mille. »
  4. « Conscience bâtarde. » (TR.)
  5. Je prends la liberté de composer ainsi ce mot, contrairement aux règles, parce que le mot « antiéthique » manquerait de précision. Il y a bien les mots maintenant à la mode, de sittlich et unsittlich, mais c’est là un mauvais synonyme pour moralisch et ummoralisch : en effet, d’abord l’idée de moralité est une idée scientifique, et pour de telles idées, c’est du grec ou du latin qu’il convient de tirer nos termes : j’en ai exposé les raisons dans mon ouvrage capital, vol. II, chap. xii, p. 134 ss. ; ensuite « sittlich » est plus faible, moins sévère ; à peine se distingue-t-il de « sittsam » (décent), ce qui dans le langage du peuple signifie « mijaurée ». Pas de concession au chauvinisme germain !
  6. « La guerre de tous contre tous », formule de Hobbes. (TR.)
  7. L’envie, à plus qu’à nuls autres, s’attaque à ceux
    Qui de leurs propres ailes se sont envolés,
    Et fuient loin de la cage commune.

  8. Allusion à la formule située au moyen âge contre les hérétiques : « Errare humanum est ; perseverare autem diabolicum. » « Se tromper est d’un homme ; s’opiniâtrer, d’un démon. » (TR.)
  9. « Celui-là est noir, celui-là, Romain, garde-toi de lui. » (TR.)
  10. Schopenhauer cite le texte même des paroles attribuées à Winkelried, en haut-allemand : « Trüwen, lieben Eidgenossen, wullt’s minem Wip und Kinde gedenken. » (TR.)
  11. Essai analytique sur la compassion. (TR.)
  12. Droit du premier occupant. (TR.)
  13. « Il n’est personne à qui les bonnes intentions s’offrent avant les mauvaises. » (TR.)
  14. En français dans le texte. (TR.)
  15. Pas tant en acte qu’en puissance. (TR.)
  16. Justice populaire, et justice céleste. Allusion à la Vénus populaire et à la Vénus céleste de Platon, dans le Banquet. (TR.)
  17. « Le mot droit ici signifie simplement ce qui est juste, et a un sens plutôt négatif que positif : en sorte que le droit, c’est ce qui n’est pas injuste. » (Du droit de paix et de guerre, etc.) (TR.)
  18. « Rien de meilleur pour mener la multitude, que la superstition. Sans la superstition, elle est emportée, cruelle, changeante : une fois séduite par les mensonges d’une religion, elle obéit mieux à ses sorciers, qu’elle ne faisait à ses chefs. » (TR.)
  19. « La cause de la cause est aussi cause de l’effet. » (TR.)
  20. On trouvera exposée tout au long la doctrine du droit dans le Monde comme volonté et comme représentation, vol. I, § 62.
  21. Sacrilège. (TR.)
  22. Français, grec, allemand, anglais. (TR.)
  23. « Bien que le plus souvent le mensonge encoure — le blâme, et soit la marque d’un dessein méchant, — pourtant il est arrivé en mille et mille occasions — qu’il a rendu des services évidents, — qu’il a épargné à plus d’un, des maux, la honte, la mort : — car ce n’est pas toujours à des amis que nous avons affaire, — dans ce monde mortel, plus ténébreux que serein, — tout plein de jaloux. »
  24. « Ils veulent savoir les secrets de la maison, pour se faire craindre. » (TR.)
  25. « Ne me questionnez pas, je ne vous mentirai pas. »
  26. Landfrieden, résolution de la diète de Worms (1455), qui a aboli le droit de diffidation, et imposé une trêve universelle aux princes allemands entre eux. (TR.)
  27. Voir le Don Carlos de Schiller, acte V, scène iii. Don Carlos aime sa belle-mère, la reine d’Espagne ; le roi Philippe soupçonne cet amour, et le suppose moins pur qu’il n’est. Le marquis de Posa, qui rêve d’une grande réforme libérale, et qui pour la réaliser a mis son espérance dans son élève et son ami Don Carlos, voit l’infant perdu si ces soupçons se confirment. Alors dans une lettre qu’il fait surprendre, il s’accuse d’être le vrai coupable, celui qui aime la reine. Le roi le fait assassiner. (TR.)
  28. C’est le mensonge de la jeune Sophronie qui pour sauver les chrétiens, s’accuse à Aladin, tyran de Jérusalem, d’avoir ravi dans une mosquée une image de la Vierge que les musulmans y avaient transportée. (TR.)
  29. Voici le texte :

    « Les frères de Jésus lui dirent : quitte ce pays et passe en Judée (pour aller à la fête des Tabernacles), afin que tes disciples voient aussi les œuvres que tu fais… Car les frères de Jésus ne croyaient pas en lui. C’est pourquoi il leur répondit :… Allez à cette fête ; pour moi je n’y vais pas encore, parce que mon temps n’est pas accompli. Il leur fit cette réponse, et resta en Galilée ; mais lorsque ses frères furent partis, il alla aussi lui-même à la fête, non pas publiquement, mais comme en cachette. » (TR.)

  30. « Belle chose qu’un mensonge qui procure un grand bien. »
  31. Mot à mot, voilà ce qui rompt sur lui le bâton. Allusion à une cérémonie du vieux droit germanique.(TR.)
  32. Témoignage d’une valeur médiocre, selon Zeller, La Philosophie des Grecs, I, p. 440, trad. de M. Boutroux. (TR.)
  33. « Que de voir
    Souffrir, à la souffrance,
    Il n’est plus de distance. »

    (Ce n’est pas toujours le pire qui est le vrai, IIe acte, p. 229.)
  34. « La nouvelle loi. » (TR.)
  35. Experimentum crucis, ou instantia crucis, terme de Bacon pour désigner un raisonnement dans lequel, étant posé quelques hypothèses considérées comme seules possibles, en les réfutant toutes à l’exception d’une, on prouve que cette dernière est la vraie. Bacon le nomme ainsi par comparaison avec les croix placées dans les carrefours pour indiquer le chemin. Voir Nov. Org. II, 2, 14 (TR.)
  36. Ces noms latins sont employés en allemand dans les mêmes cas où nous disons Pierre et Paul. (TR.)
  37. « Rien de plus utile à l’homme que l’homme même : c’est pourquoi je n’ai pas voulu tuer un homme. » (TR.)
  38. Aujourd’hui encore, selon Buxton, The African Slavetrade (1839), le nombre de ces malheureux s’accroît par an de 150 000 natifs de l’Afrique ; il y faut joindre 200 000 autres infortunés, que détruisent la razzia et le voyage.
  39. L’ami de Goethe et de Schiller. (TR.)
  40. « Qu’il garde pour lui ses biens. » C’est l’équivalent de l’expression : tant mieux pour lui ! (TR.)
  41. « Le tonneau vidé, la lie venue, les amis s’en vont. » (TR.)
  42. La puanteur juive. (TR.)
  43. Société pour prévenir les cruautés envers les animaux. (TR.)
  44. On va voir si cela est sérieux, par un exemple tout récent, que j’emprunte au Birmingham-Journal de décembre 1839 : « Arrestation d’une société de quatre-vingt-quatre amateurs de combats de chiens. — La Société des Amis des animaux avait appris qu’hier sur l’esplanade, rue du Renard, devait avoir lieu un combat de chiens ; elle prit des mesures pour s’assurer le concours de la police : un fort détachement de police marcha en effet vers le lieu du combat, et le moment venu, arrêta toutes les personnes présentes. Tous ces complices furent attachés deux par deux, menottes aux mains ; une longue corde qui passait entre eux reliait toutes les files ; en cet appareil, ils furent conduits au bureau de police, où siégeaient le maire et le juge de paix. Les deux chefs furent condamnés chacun à une amende de 1 livre sterling, plus 8 schellings 1/2 de frais, la durée de la contrainte par corps étant fixée à quatorze jours de travail pénible dans une maison de correction. Les autres furent relâchés. » — Tous ces beaux-fils, qui ne manquent pas une occasion de goûter ce plaisir et d’autres aussi nobles, ont dû avoir au milieu de cette procession l’air un peu gêné. — Un exemple plus frappant encore et plus récent s’offre à moi dans le Times du 6 avril 1855, p. 6, et de plus, c’est ce journal lui-même qui se fait ici l’exécuteur. Il raconte un fait qui vient d’être évoqué devant les tribunaux : il s’agit de la fille d’un opulent baronet écossais, qui, pour avoir cruellement maltraité son cheval à coup de rondin et à coups de couteau, s’est vue condamner à 5 livres sterling d’amende. Mais pour elle, qu’est-ce que cela ? Elle resterait donc en fait impunie, si le Times n’intervenait pour lui infliger un châtiment convenable et qui la touche : il imprime, à deux reprises, en gros caractères, les noms et prénoms de la jeune fille, et continue en ces termes : « Nous ne pouvons nous empêcher de le dire : deux mois de prison, sans compter quelques bons coups de verges, appliqués dans le secret, mais par quelques solides gaillardes du Hampshire, auraient été un châtiment beaucoup plus convenable pour Miss N.N. Une malheureuse de son espèce a perdu tous les droits aux égards et tous les privilèges qui appartiennent à son sexe ; nous ne pouvons plus la regarder comme une femme. » — Je dédie ces articles de journaux en particulier aux associations qui se sont déjà formées en Allemagne contre les mauvais traitements infligés aux animaux : elles y verront comment il faut s’y prendre si l’on veut compter pour quelque chose. Toutefois je dois ici payer un juste hommage au zèle méritoire dont fait preuve M. Perner, conseiller de la cour à Munich, qui s’est dévoué entièrement à cette œuvre de bienfaisance, et qui propage ce même élan dans toute l’Allemagne.
  45. La Société des Amis des animaux. (TR.)
  46. L’amour des animaux, considérations morales sur la condition présente des bêtes, et les moyens de l’améliorer. (TR.)
  47. L’expression est dans le texte : « Menschliche Behandlung der Thiere. » (TR.)
  48. Journal Asiatique, vol. IX, p. 62. Cf. Meng-Tseu, éditions Stanislas Julien, 1824, L. I, § 45 ; et le Meng-Tseu des Livres sacrés de l’Orient, par Pauthier, p. 281.
  49. « La bonne volonté ne s’apprend pas. » (TR.)
  50. Voir Le Libre Arbitre, trad. Reinach. chap. iii. (TR.)
  51. « Liberté d’indifférence. » (TR.)
  52. « Qu’il puisse nuire aux autres, c’est assez, il oubliera tout. » (TR.)
  53. Tu es en fin de compte… ce que tu es.
    Mets toi sur la tête une perruque à un million de marteaux,
    Chausse un cothurne haut d’une aune :
    Tu n’en demeures pas moins ce que tu es. »

    (Faust, Ire partie. Un cabinet d’étude.) (TR.)
  54. En français, et sic, dans le texte. (TR.)
  55. En français dans le texte. (TR.)
  56. « Ami à l’âme généreuse. » (TR.)