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Le Fondement de la morale/Critique du fondement de la morale proposé par Kant

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Germer Baillière et Cie (p. 12-91).

CHAPITRE II.

CRITIQUE DU FONDEMENT DE LA MORALE PROPOSÉ PAR KANT.

§ 3. — Vue d’ensemble du sujet.

Kant a bien mérité de la morale en un point : il l’a purifiée de tout souci du bonheur, de tout eudémonisme. L’Éthique des anciens était une doctrine du bonheur ; celle des modernes, le plus souvent, une doctrine du salut éternel. Les anciens voulaient établir l’identité de la vertu avec la félicité : mais c’était là comme deux figures qu’on avait beau tourner dans tous les sens, on n’arrivait pas à les faire coïncider. Quant aux modernes, ce n’était plus par un rapport d’identité, mais de causalité, qu’ils prétendaient les relier : il s’agissait de faire du bonheur une suite de la vertu ; mais ils ne surent jamais y parvenir qu’en supposant un monde différent de celui que nous pouvons connaître, ou bien en usant de sophisme. Parmi les anciens, il y a une exception unique, Platon : son éthique n’est pas intéressée, mais aussi tourne-t-elle au mysticisme. Quant à la morale des cyniques et des stoïciens, elle n’est qu’un eudémonisme d’une espèce à part. C’est ce que je pourrais montrer : les raisons ni les preuves à l’appui ne me manquent pas, mais bien la place, car il faut songer à ma tâche présente[1]. Pour les anciens, comme pour les modernes, donc, si l’on excepte Platon, la vertu n’était qu’un moyen en vue d’une fin étrangère. Sans doute, à prendre les choses en toute rigueur, ce serait plutôt en apparence qu’en réalité, que Kant aurait banni de la morale le souci du bonheur. Il conserve en effet entre la vertu et le bonheur un lien mystérieux, par sa théorie du souverain bien : il y a un chapitre isolé et obscur de son livre où ces deux choses se réunissent, tandis qu’au grand jour, la vertu traite le bonheur en étranger. Mais cette réserve faite, chez Kant, on doit le dire, le principe de la morale est indépendant de l’expérience et de ses leçons ; il est transcendental, métaphysique. Kant reconnaît que la conduite de l’homme a une valeur supérieure à tout ce qu’atteint l’expérience ; c’est par là seulement qu’on peut jeter un pont jusqu’à ce monde qu’il appelle intelligible, mundus noumenon, monde des choses en soi.

La gloire qu’a conquise l’éthique de Kant, elle la doit, sans parler de ses autres mérites dont j’ai déjà touché un mot, à la pureté et à la noblesse morale de ses conclusions. La plupart n’en ont pas vu davantage, ils ne se sont guère souciés d’en examiner les fondements : c’est qu’en effet c’est là une œuvre très-compliquée, abstraite, d’une forme extrêmement artificielle : Kant y a naturellement mis toute sa subtilité, tout son art des combinaisons, pour donner au tout un air de solidité. Par bonheur, il a traité cette question du fondement de l’éthique, en la séparant de son éthique même, dans un ouvrage spécial, le « Fondement de la métaphysique des Mœurs » : le sujet de cet ouvrage est donc celui même qui nous est proposé. Il y dit en effet ceci, p. XIII de la préface[2] : « Le présent ouvrage ne comprend rien de plus que la recherche et l’établissement du principe dernier de toute moralité : ce qui constitue déjà une œuvre à part, et, grâce au but poursuivi, un tout bien distinct de toute autre étude concernant les mœurs. » Dans ce livre, nous trouvons un exposé de ce qu’il y a d’essentiel dans son éthique, le plus systématique, le plus lié et le plus précis qu’il nous en ait donné. Un autre mérite propre à ce livre, c’est qu’il est la plus ancienne de ses œuvres morales : il n’est que de quatre ans postérieur à la Critique de la Raison pure, ainsi il est d’une époque où Kant, bien qu’il comptât déjà soixante et un ans, n’avait pourtant éprouvé sensiblement aucun des fâcheux effets de l’âge sur l’esprit de l’homme. Ces effets sont déjà facile à observer dans la Critique de la Raison pratique, qui date de 1788, un an après cette seconde édition de la Critique de la Raison pure où, par une transformation malheureuse, Kant visiblement a gâté son œuvre capitale, immortelle ; mais c’est là un fait qui a été analysé dans la préface mise par Rosenkranz en tête de l’édition qu’il en a donnée : après examen je ne puis que donner mon assentiment à cette critique[3]. La Critique de la Raison pratique renferme à peu près les mêmes choses que ce « Fondement, etc. » ; seulement, dans ce dernier ouvrage, la forme est plus concise et plus exacte ; dans l’autre, le développement est plus abondant, coupé de digressions, et l’auteur, pour agir plus profondément, a appelé à son aide quelques déclamations morales. Kant avait, comme il le dit alors, obtenu enfin, et tardivement, une gloire bien méritée : sûr de trouver une infatigable attention chez le lecteur, il cédait déjà un peu plus à ce faible des gens âgés, la prolixité. L’objet propre de la Critique de la Raison pratique était d’offrir une place d’abord à cette théorie, si au-dessus de tout éloge, et qui a dû assurément être créée plus tôt, du rapport entre la liberté et la nécessité (pp. 169-179 de la 4e édition, et 223-231 de Rosenkranz) : cette théorie au reste est d’accord avec celle qui se trouve dans la Critique de la Raison pure (pp. 560-568 ; R. 438 sqq.) ; et en second lieu, d’offrir une place aussi à sa théologie morale, qui était là, on le reconnaîtra de plus en plus, le but principal de Kant. Enfin, dans les Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, ce déplorable annexe de sa Doctrine du droit, composé en 1797, on sent à plein l’affaiblissement de l’âge. Pour toutes ces raisons, je prendrai pour guide, dans ma présente critique, l’ouvrage que j’ai nommé d’abord, le Fondement de la métaphysique des mœurs ; c’est à cet écrit que se rapporteront toutes les citations sans mention spéciale autre que le chiffre de la page : que le lecteur veuille bien s’en souvenir. Quant aux deux autres œuvres, je ne les considérerai que comme accessoires et secondaires. Pour bien entendre cette critique, dont le but est de renverser de fond en comble la morale de Kant, il sera tout à fait nécessaire au lecteur de prendre ce livre du Fondement, puisqu’il nous occupera directement (il ne comprend que 128-XIV pages, et dans Rosenkranz 100 pages en tout), et de le relire d’abord avec attention, afin de l’avoir bien présent à la mémoire dans son ensemble. Je cite d’après la 3e édition, de 1792 ; le chiffre précédé d’un R indique la page de l’édition des œuvres complètes par Rosenkranz.

§ 4. — De la forme impérative de la morale de Kant.

Le πρῶτον ψεῦδος[4] de Kant réside dans l’idée qu’il se fait de l’Éthique même, et dont voici l’expression la plus claire (p. 62 ; R. 54) : « Dans une philosophie pratique, il ne s’agit pas de donner les raisons de ce qui arrive, mais les lois de ce qui devrait arriver, cela n’arrivât-il jamais. » — Voilà une pétition de principe bien caractérisée. Qui vous dit qu’il y ait des lois auxquelles nous devions soumettre notre conduite ? Qui vous dit que cela doit arriver, qui n’arrive jamais ? — Où prenez-vous le droit de poser dès l’abord cette affirmation, puis là-dessus, de nous imposer, avec le ton impératif d’un législateur, une éthique, en la déclarant la seule possible ? Quant à moi, tout au rebours de Kant, je dis que le moraliste est comme le philosophe en général, qu’il doit se contenter d’expliquer et d’éclaircir les données de l’expérience, de prendre ce qui existe ou qui arrive dans la réalité, pour parvenir à le rendre intelligible ; et qu’à ce compte, il a beaucoup à faire, considérablement plus qu’on n’a encore fait jusqu’ici, après des milliers d’années écoulées. Conformément à la pétition de principe commise par Kant, et ci-dessus indiquée, on voit ce philosophe, dans sa préface, qui roule toute sur ce sujet, admettre avant toute recherche qu’il y a des lois morales pures, et cette proposition subsiste dans la suite du livre, et sert de base dernière à tout le système. Or, il nous convient à nous d’examiner d’abord la notion de la loi. Le mot, dans son sens propre et primitif, signifie seulement la loi civile, lex, νόμος : un arrangement établi par les hommes, reposant sur un acte de la liberté humaine. La notion de la loi reçoit encore un second sens, détourné, figuré, métaphorique, quand on l’applique à la nature : ce sont alors des faits d’expérience constants, connus a priori ou constatés a posteriori, que par métaphore nous appelons lois de la nature. De ces lois naturelles, une très-faible partie seulement peut être découverte a priori : Kant, en vertu d’une pensée profonde et heureuse, les a mises à part, réunies, sous ce nom, la Métaphysique de la nature. La volonté humaine aussi a sa loi, car l’homme fait partie de la nature : c’est une loi qui peut se démontrer en toute rigueur, loi inviolable, loi sans exception, loi ferme comme le roc, qui possède non pas, comme l’impératif catégorique, une quasi-nécessité, mais une nécessité pleine : c’est la loi du déterminisme des motifs, qui est une forme de la loi de causalité, la causalité passant par cet intermédiaire, la connaissance. C’est là la seule loi qu’on puisse attribuer, en vertu d’une démonstration, à la volonté humaine, et à laquelle celle-ci obéisse par nature. Cette loi exige que toute action soit simplement la conséquence d’un motif suffisant. Elle est comme la loi de la causalité en général, une loi de la nature. Au contraire, y a-t-il des lois morales, indépendantes de tout établissement humain, de toute convention civile, de toute théorie religieuse ? c’est ce qu’on ne peut admettre sans preuve : donc, en admettant dès l’abord de telles lois, Kant commet une pétition de principe. Cette faute est d’autant plus audacieuse, que lui-même, à la page VI de la préface, ajoute : une loi morale doit avoir un caractère d’absolue nécessité. Or le propre d’une telle nécessité, c’est que les effets en sont inévitables : dès lors, comment peut-on parler de nécessité absolue à propos de ces prétendues lois morales ? de ces lois dont il donne cet exemple : « Tu dois ne pas mentir »[5] ? car visiblement, et de l’aveu de Kant même, le plus souvent elles restent sans effet : bien plus, c’est là la règle. Dans une morale scientifique, si l’on veut admettre pour la volonté des lois différentes du déterminisme des motifs, des lois primitives, indépendantes de toute institution humaine, il faudra, en prenant les choses par le pied, prouver qu’elles existent et les déduire ; si du moins on veut bien songer qu’en éthique, il ne suffit pas de prêcher la loyauté, qu’il faut la pratiquer. Tant que cette preuve ne sera pas faite, je ne connais aucune raison d’introduire en morale la notion de loi, de précepte, de devoir : cette façon de procéder n’a qu’une origine étrangère à la philosophie, elle est inspirée par le décalogue de Moïse. Un signe trahit bien naïvement cette origine, dans l’exemple même cité plus haut, et qui est le premier que donne Kant, d’une loi morale, « tu dois » (du sollt). Quand une notion ne peut se réclamer d’une autre origine que celle-là, elle ne peut pas s’imposer sans autre forme de procès à la morale philosophique, elle doit être repoussée, jusqu’à ce qu’elle se présente, accréditée par une preuve régulière. Dans ce concept, nous trouvons la première pétition de principe de Kant, et elle est grave.

Après avoir, par ce moyen-là, dans sa préface, admis sans plus de difficulté la loi morale, comme une réalité donnée et incontestée, Kant poursuit et en fait autant (p. 8 ; R. 16) pour la notion, alliée à la précédente, du devoir : sans lui imposer un plus long examen, il la reçoit à titre de notion essentielle en éthique. Je suis forcé de renouveler ici mes protestations. Ce concept, avec tous ses voisins, ceux de loi, de commandement, de nécessité morale et autres, si on le prend en ce sens absolu, est emprunté à la morale théologique, et n’est dans la morale philosophique qu’un étranger, jusqu’à ce qu’on en ait trouvé une justification valable, soit dans l’essence de la nature humaine, soit dans celle du monde objectif. Jusque-là, je ne lui reconnais, à lui et à ses proches, qu’une origine, le Décalogue. En général, depuis le christianisme, la morale philosophique a emprunté, sans le savoir, sa forme à la morale des théologiens ; celle-ci a pour caractère essentiel de commander ; et de même la morale des philosophes a pris la forme du précepte, d’une théorie des devoirs, cela en toute innocence, et sans imaginer que sa tâche vraie fût bien différente ; mais bien plutôt ils étaient persuadés, que c’était bien là sa forme propre et naturelle. Sans doute on ne saurait nier ce qui a été reconnu de tous les peuples, dans tous les temps, par toutes les religions, et même (si l’on fait exception pour les matérialistes purs) par tous les philosophes : la valeur métaphysique, supérieure à toute réalité sensible, et qui n’est à sa place que dans la région de l’éternel, la valeur de l’activité humaine en ce qu’elle a de moral ; mais ce n’est pas une erreur moindre, de croire qu’il est dans l’essence de cette valeur, de se manifester sous la forme du commandement et de l’obéissance, de la loi et de l’obligation. Dès qu’on sépare ces idées des hypothèses théologiques, dont elles sont un rejeton, elles perdent toute signification ; et d’aller se figurer, avec Kant, que pour remplacer ces hypothèses, il suffit de parler de nécessité morale absolue et de devoir inconditionnel c’est vouloir payer de mots le lecteur, et même lui faire avaler, une vraie contradictio in adjecto[6]. Une nécessité morale n’a de sens ni de valeur que par son rapport à une menace de châtiment, ou à une promesse de récompense. Aussi, bien avant qu’il fût question de Kant, Locke disait déjà : « Il serait fort inutile d’imaginer une règle qu’on imposerait aux actions libres de l’homme, sans y joindre quelque sanction, une peine et une récompense propres à déterminer la volonté : nous devons donc, partout où nous supposons une loi, supposer aussi une récompense ou un châtiment uni à cette loi. » (Essais sur l’entendement, II, c. xxxii, § 6)[7]. Toute nécessité morale est donc subordonnée à une condition, à un châtiment ou à une récompense : pour parler comme Kant, elle est essentiellement, inévitablement, hypothétique, et jamais, comme lui l’affirme, catégorique. Supprimez par la pensée ces conditions, l’idée de cette nécessité reste vide de sens : donc la nécessité morale absolue est forcément une contradictio in adjecto. Quand une voix commande, qu’elle parte du dedans de nous ou du dehors, il est simplement impossible qu’elle n’ait pas le ton de la menace, ou bien de la promesse : dès lors le sujet peut, selon les cas, faire preuve ici de sagesse ou de sottise : toujours il restera intéressé ; donc il n’aura pas de valeur morale. Le caractère inintelligible, absurde, de cette notion d’une nécessité morale absolue, mise ainsi à la base du système de Kant, éclate au milieu du système même, un peu plus tard, dans la Critique de la raison pratique : comme il arrive d’un poison introduit sous une forme déguisée dans un organisme, qui n’y peut demeurer et finit par sortir violemment et apparaître au jour. Cette nécessité morale si inconditionnelle finit en effet après coup par poser en postulat une condition à elle nécessaire, et même une condition multiple : à savoir une récompense, puis l’immortalité de l’être à récompenser, enfin un distributeur des récompenses. Et il le fallait bien, du moment qu’on faisait de la nécessité morale et du devoir la notion fondamentale de l’éthique : car ce sont là des notions relatives par essence, et qui tirent toute leur signification de la menace d’un châtiment ou de la promesse d’une récompense. Cette récompense, on finit par la postuler au profit de la vertu, qui se trouve ainsi avoir simplement fait semblant de travailler sans espoir de salaire : mais, par convenance, elle est cachée, comme sous un voile, sous ce nom, du souverain bien, de ce bien qui consiste dans la réunion de la vertu avec le bonheur. Au fond, toute cette morale n’aboutit qu’à la recherche du bonheur : elle se fonde sur l’intérêt ; elle est cet Eudémonisme même, que d’abord Kant, le trouvant hétéronome, a éconduit solennellement, par la grande porte, hors de son système ; maintenant, caché sous le nom du souverain bien, par la petite porte, il s’y glisse de nouveau. C’est la vengeance de la logique contre cette notion qui se contredit elle-même, et que l’auteur avait admise, d’une nécessité morale inconditionnelle, absolue. Or, certes, de son côté, la nécessité morale conditionnelle ne saurait être une notion digne qu’on y assoie la morale, car tout ce qui se fait par égard pour une récompense ou pour une peine, est de toute évidence un acte égoïste, et sans nulle valeur morale. — D’où il suit clairement, que l’éthique a besoin d’être comprise avec plus de grandeur et d’indépendance, si l’on veut sérieusement expliquer d’une manière solide la valeur de l’activité humaine, valeur qui dépasse le monde des phénomènes, valeur éternelle.

Ainsi toute nécessité morale est soumise inévitablement à une condition : il en est de même de tout devoir. Les deux notions d’ailleurs sont fort proches parentes, et quasi identiques. L’unique différence viendrait peut-être de ce que la nécessité morale en général pourrait s’appuyer sur la simple force, tandis que le devoir suppose l’obligation, c’est-à-dire l’acceptation du devoir : c’est là le rapport qui existe entre le maître et le serviteur, le supérieur et le subordonné, le gouvernement et les sujets. Comme nul n’accepte un devoir sans salaire, tout devoir crée un droit. L’esclave n’a pas de devoir, parce qu’il n’a pas de droit ; mais il y a pour lui une nécessité morale, qui a pour principe la force toute pure. Plus loin je ferai voir à quoi se réduit la signification du mot devoir dans l’éthique.

Cette prétention de mettre l’éthique sous une forme impérative, d’en faire une théorie des devoirs, cette façon de juger de la valeur morale ou de l’indignité des actions humaines en y voyant l’accomplissement ou la violation d’un devoir, naît, comme l’idée de la nécessité morale, de la seule éthique des théologiens et par conséquent du Décalogue : voilà qui n’est pas niable. Ainsi, toutes ces idées reposent essentiellement sur cette hypothèse, que l’homme dépend d’une volonté étrangère, qui lui commande, et qui édicte des châtiments et des récompenses : on ne saurait les séparer de cette base. Or, plus une telle hypothèse a une place naturelle en théologie, moins il est permis de la transporter sans en rien dire, sans plus de formes, dans la morale philosophique. Mais l’on ne doit pas non plus commencer par admettre que chez cette dernière, la forme impérative, la prétention d’édicter des commandements, des lois et des devoirs, se comprenne d’elle-même et lui soit essentielle ; et quant à remplacer la condition extérieure qui est l’accompagnement nécessaire et naturel de ces notions, par le mot « absolu » ou bien « catégorique », c’est un pur expédient : je l’ai dit déjà, ce qui en résulte est une contradictio in adjecto.

Ainsi Kant avait commencé par emprunter sans en rien dire, en cachette, cette forme impérative de l’éthique à la morale des théologiens : les principes de cette morale, c’est-à-dire, la théologie, étaient la raison d’être de cette forme, et lui prêtaient tout ce qu’elle avait de sens et de valeur : ils en étaient donc inséparables ; bien plus, ils y étaient contenus implicitement : dès lors, Kant eut beau jeu, quand il s’agit, à la fin de son exposé, de faire sortir de sa morale une théologie, la fameuse théologie morale. Il n’eut qu’à reprendre ces notions, qui, implicitement affirmées avec la nécessité morale, étaient le fondement caché de son éthique, à les reproduire expressément, et à les présenter comme autant de postulats de la Raison pratique. Ainsi parut, pour la grande édification du monde, une théologie, qui reposait purement sur la morale, qui même en était sortie. La raison en était simple : cette morale elle-même repose sur des hypothèses théologiques dissimulées. Je ne voudrais pas faire de comparaisons satiriques, mais quant à l’apparence, le cas est assez semblable à celui du physicien adroit qui nous étonne, en nous faisant trouver un objet dans un endroit, où prudemment à l’avance il l’avait glissé. Voici, en termes abstraits, le procédé de Kant : il prit pour résultat ce dont il devait faire son principe ou son hypothèse (la théologie), et pour hypothèse, ce qu’il aurait dû trouver au bout de sa déduction et pour résultat (le commandement). L’édifice, une fois placé ainsi sens dessus dessous, personne, pas même Kant, ne le reconnut plus pour ce qu’il était, pour la vieille morale, la morale bien connue, des théologiens. C’est à examiner l’exécution de ce tour de passe-passe que nous consacrerons nos paragraphes 6 et 7.

En tout cas, déjà avant Kant, bien souvent la morale, même chez les philosophes, avait été présentée sous la forme impérative d’une théorie des devoirs : seulement, cette morale, à son tour on lui donnait pour appui la volonté d’un Dieu dont l’existence était démontrée d’ailleurs : on n’était point inconséquent. Mais quand on imagine, à la façon de Kant, de fonder la morale tout autrement, de l’établir sans aucune hypothèse métaphysique alors on n’a plus le droit de lui conférer en principe cette forme impérative, de poser d’abord ce « tu dois » et ce « voici ton devoir », sans déduire d’ailleurs toutes ces affirmations.

§ 5. — Des prétendus devoirs envers nous-mêmes, examinés en particulier.

Cette forme que prend la morale, quand on en fait une théorie des devoirs, et qui charmait tant Kant, il l’a respectée, quand il s’est agi, pour lui comme pour ses prédécesseurs, de poser, outre nos devoirs envers autrui, des devoirs envers nous-mêmes. C’est là une prétention que je rejette absolument : et comme l’endroit me paraît convenable, pour le bon ordre de mon exposition, je vais, en manière de digression, m’en expliquer ici.

Si nous avons des devoirs envers nous-mêmes, ce sont, comme toute espèce de devoirs, des devoirs de justice ou des devoirs de charité. Quant à des devoirs de justice envers nous-mêmes, l’hypothèse est absurde, en vertu du principe évident par soi : Volenti non fit injuria[8]. En effet, ce que je fais ne manque jamais d’être ce à quoi je consens ; donc ce qui m’arrive par mon fait a toujours mon consentement, et n’est jamais une injustice. Et pour ce qui est des devoirs de charité envers nous-mêmes, ici la morale arrive trop tard, elle trouvera l’ouvrage tout fait d’avance. Manquer au devoir de s’aimer soi-même, c’est ce qui est impossible : la morale du Christ le fait bien entendre, quand elle nous dit : « Aime ton prochain comme toi-même. » Ici, l’amour de chacun pour soi est considéré comme un maximum, comme la condition de toute autre affection. Mais il n’est pas dit ensuite : « Aime-toi toi-même comme ton prochain » ; car chacun sent bien que ce serait demander trop peu, et ce devoir nous offrirait le seul cas où un opus supererogationis[9] fût inscrit à l’ordre du jour. Kant lui-même le dit, dans ses Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, p. 13 (R. 230) : « Ce que chacun veut de lui-même et inévitablement, ne rentre pas dans la notion du devoir. » Cette idée de devoirs que nous aurions envers nous-mêmes n’en est pas moins respectueusement conservée : même, en général, elle jouit d’une faveur à part ; et il ne faut pas s’en étonner. Mais elle a des effets fort amusants : ainsi, quand on voit les gens se mettre à prendre souci de leur propre personne, et discourir d’un ton fort sérieux sur le devoir de se conserver soi-même : car, chacun le voit assez, la peur suffit déjà à nous donner des jambes, sans qu’il soit nécessaire de lui adjoindre encore un ordre du devoir.

Ce qu’on entend communément par ces devoirs envers nous-mêmes, c’est d’abord un raisonnement tout inspiré de préjugés, et fondé sur les idées les plus superficielles, contre le suicide. Seul, et différent en cela de la bête, l’homme n’est point exposé aux douleurs physiques seulement, à ces douleurs tout enfermées dans le présent : il est encore livré en proie à des douleurs incomparables, dont la nature est de déborder sur l’avenir et sur le passé, aux douleurs morales ; aussi, en compensation, la Nature lui a accordé ce privilège, de pouvoir, alors qu’elle-même n’impose pas encore un terme à sa vie, la terminer à son gré ; et ainsi de ne pas vivre, comme la bête, aussi longtemps qu’il peut, mais aussi longtemps qu’il veut. Maintenant ce privilège, doit-il, en vertu de certaines raisons de morale, y renoncer ? c’est la une question difficile ; et en tout cas, ce n’est pas avec les arguments superficiels d’usage en cette matière qu’on peut en décider. Même les raisonnements contre le suicide, que n’a pas dédaigné d’offrir Kant (p. 53, R. 48 ; et p. 67, R. 57), je ne peux en bonne conscience les traiter autrement que de pauvretés, indignes qu’on y réponde. Il n’y a qu’à rire, s’il se trouve un homme pour imaginer qu’à un Caton, à une Cléopâtre, à un Cocceius Nerva[10], (Tacite, Ann. VI. 26), à une Arria, femme de Pœtus (Pline, Ép. III. 16) des réflexions de cette force auraient du arracher le poignard des mains. S’il existe des raisons vraiment morales contre le suicide, en tout cas, il faudrait les aller chercher à une profondeur où n’arrive par la sonde de la morale vulgaire ; elles se révèlent uniquement à une pensée placée bien au-dessus du point de vue où nous sommes dans cet essai[11].

Ce point réservé, ce qu’on a coutume de comprendre sous cette rubrique, des devoirs envers soi-même, ce sont d’une part des conseils de prudence, d’autre part des préceptes d’hygiène : pas plus les uns que les autres ne rentrent dans la morale proprement dite. Enfin, on y range encore l’interdiction de la jouissance contre nature, c’est-à-dire, de l’onanisme, de la pédérastie et de la bestialité. Pour commencer par l’onanisme, c’est là surtout un péché de jeunesse, et de lutter contre, c’est plutôt l’affaire de l’hygiène que de la morale ; aussi voit-on que les livres destinés à le combattre sont faits par des médecins (ainsi Tissot et d’autres), non par des moralistes. Ici, une fois que l’hygiène et le bon régime ont fait leur œuvre, et foudroyé le vice avec des raisons inattaquables, si la morale veut à son tour s’en mêler, elle risque de trouver l’ouvrage fait, et si bien qu’il ne reste plus rien pour elle. — Quant à la bestialité, c’est là un vice très-anormal, qui se rencontre fort rarement, qui en outre contredit et révolte la nature humaine, assez profondément pour paraître de lui-même condamné et repoussant, plus que ne pourraient le faire paraître tous les arguments de la raison. D’ailleurs, comme il dégrade la nature humaine, il constitue un péché contre l’espèce considérée en elle-même et abstraitement, non pas un péché contre tel ou tel homme. — Donc des trois vices contre la nature dont il s’agit ici, seule la pédérastie tombe sous le coup de la morale : or elle trouvera tout naturellement sa place, quand on traitera de la justice : car c’est la justice qu’elle attaque, et ici l’axiome volenti non fit injuria ne trouve point à s’appliquer : il y a injustice en ceci, que le plus jeune, le plus inexpérimenté des deux coupables a été séduit, corrompu au physique et au moral.

§ 6. — Du Fondement de la morale dans Kant.

Sous cette prétention, de donner à la morale une forme impérative, on a vu, par notre paragraphe 4, qu’il se cachait une pétition de principe : or à cette prétention se rattache directement une idée favorite de Kant, qu’on peut bien excuser, mais non pas recevoir. — Tout le monde a connu de ces médecins qui, pour avoir une fois obtenu d’un certain remède le plus heureux succès, l’ordonnent quasi dans toutes les maladies : eh bien ! voilà Kant, à mon avis. Par la distinction qu’il a faite entre l’a priori et l’a posteriori dans la connaissance humaine, il est arrivé à la plus éclatante, à la plus féconde découverte, dont puisse se glorifier la métaphysique. Rien d’étonnant à ce qu’il essaie d’appliquer cette méthode et cette distinction partout. Dès lors, il faudra que la morale aussi soit composée de deux éléments, l’un pur, c’est-à-dire connu a priori, l’autre empirique. Là-dessus, cherchant un fondement à son éthique, il écarte le second élément, le déclare inadmissible à cette fonction. Quant au premier, il s’agit de le mettre au jour et de l’isoler : c’est l’objet du Fondement de la métaphysique des mœurs. Cette science sera donc purement a priori, dans le sens où le sont aussi ses Éléments métaphysiques de la physique. Ainsi, sans autre déduction ni démonstration, comme auparavant quand il s’est agi de cette loi morale dont l’existence a été admise d’avance, cet élément devra être connu a priori, indépendant de toute expérience intérieure ou extérieure : « il sera constitué uniquement par des concepts de la raison pure ; il sera un jugement synthétique a priori. » (Critique de la raison pratique, 4e édit., p. 56 ; R. 142.) D’où il suit assez directement, que ce même élément devra être une simple forme, comme tout ce qui est connu a priori, qu’il se rapportera donc à la seule forme, non au contenu des actions. — Tâchez de comprendre ! — Il ajoute expressément (Préface du Fondement, p. vi ; R. 5) que cet élément, il « ne faut pas le chercher dans la nature de l’homme, dans le subjectif, ni dans son entourage extérieur, dans l’objectif » ; et encore (ibid., p. vii ; R. 6) qu’ici « il ne s’agit pas de rien tirer par déduction de notre connaissance de l’homme, de l’Anthropologie. » Il y revient encore (p. 59 ; R. 52) : « Il ne faudrait pas se laisser aller à cette pensée, qu’on doit pour établir la réalité du principe moral, le déduire de la constitution particulière de la nature humaine. » De même (p. 60 ; R. 52) : « Rien de ce qui se déduit de quelque disposition naturelle propre à l’homme, de tels ou tels sentiments et besoins, même, s’il se peut, de quelque tendance particulière, propre à la nature humaine, et qui ne fût pas nécessairement valable pour tout être raisonnable », rien de pareil ne peut servir de fondement à la loi morale. Preuve incontestable que pour lui, sa prétendue loi morale n’est pas un fait de conscience, une réalité qui se démontre par l’expérience ; c’est seulement nos philosophailleurs contemporains qui ont essayé, l’un après l’autre, de la faire passer pour telle. S’il rejette l’expérience intérieure, il met plus de force encore à repousser l’expérience extérieure : il refuse absolument de faire reposer la morale sur rien d’empirique. Ainsi donc, qu’on veuille bien le remarquer, ce n’est pas sur un fait démontrable de conscience qu’il fonde le principe de sa morale, il ne lui cherche pas une base au dedans de nous ; ni sur quelque rapport réel des choses extérieures entre elles. Non ! ce serait l’appuyer sur l’empirique. Mais des concepts purs a priori, des concepts qui ne contiennent rien, rien d’emprunté a l’expérience interne ou externe, voilà les points d’appui de la morale. Des coquilles sans noyau. Qu’on pèse bien le sens de ces mots : c’est la conscience humaine et à la fois le monde extérieur tout entier, avec tous les objets d’expérience, tous les faits y contenus, qu’on enlève de dessous nos pieds. Nous n’avons plus rien sur quoi poser. À quoi donc nous rattacher ? À une paire de concepts tout abstraits, et parfaitement vides, et qui planent comme nous dans l’air. C’est d’eux, que dis-je ? c’est de la simple forme de la liaison qui les unit en des jugements, que doit sortir une loi, qui s’imposera avec une nécessité absolue, comme on dit, et qui devra avoir la force d’arrêter l’élan des désirs, le tourbillon des passions, et cette force gigantesque, l’égoïsme : elle leur mettra la bride et le mors. La chose est à voir !

Après la thèse dont je viens de parler, que la base de la morale doit à tout prix être a priori et pure de tout élément empirique, vient une autre idée chère à Kant, et qui tient de près à la précédente. C’est que le principe de morale qu’il s’agit d’établir, devant être un jugement synthétique a priori, et ainsi venir uniquement de la pure raison, doit aussi par suite être valable, non pour l’homme seulement, mais pour tous les êtres raisonnables possibles : « S’il s’applique à l’homme, c’est grâce à ce que l’homme en est un, c’est donc secondairement et per accidens ». Par là, il ne repose plus que sur la raison pure, laquelle connaît deux choses : elle-même, et le principe de contradiction, sans plus ; il n’a rien à voir avec aucun sentiment. La raison pure n’est donc pas prise ici comme une faculté intellectuelle de l’homme, — et pourtant elle n’est rien de plus, — mais elle est élevée au rang de chose qui subsiste par soi, d’hypostase : le tout, sans preuve ; exemple pernicieux s’il en fut : la période misérable que traverse aujourd’hui la philosophie le prouve assez. Cette façon de se représenter la morale, de se la figurer comme bonne non pas pour l’homme en tant qu’homme, mais pour tout être raisonnable en tant qu’il est raisonnable, n’en plaisait pas moins à Kant, et ne lui semblait pas moins capitale : à ce point, qu’il ne se lasse pas d’y revenir en toute occasion. Voici ma réponse : nul n’a qualité pour concevoir un genre, qui ne nous est connu que par une espèce donnée ; dans l’idée de ce genre, on ne saurait en effet rien mettre qui ne fut emprunté de cette unique espèce ; ce qu’on dirait du genre ne devrait donc encore s’entendre que de l’espèce unique ; et comme d’autre part, pour constituer ce genre, on aurait enlevé à l’espèce, sans raison suffisante, certains de ses attributs, qui sait si l’on n’aurait pas supprimé ainsi justement la condition même sans laquelle ne sont plus possibles les qualités restantes, celles dont on a fait, en les élevant à l’état d’hypostase, le genre lui-même. L’intelligence en général, par exemple, ne nous est connue que comme une propriété des êtres animés ; nous n’avons donc pas le droit de la regarder comme existant en dehors et indépendamment de la nature animale : et de même pour la raison : nous ne la connaissons qu’à l’état d’attribut et dans l’espèce humaine ; nous n’avons pas de motif dès lors de l’imaginer hors de cette espèce, ni de concevoir un genre formé des « êtres raisonnables », distinct de son unique espèce « l’homme » : bien moins encore d’établir des lois pour cet être raisonnable imaginaire, considéré abstraitement. Parler de l’être raisonnable en dehors de l’homme, c’est comme si l’on parlait d’êtres pesants en dehors des corps. On ne peut s’empêcher de soupçonner, qu’ici Kant n’ait un peu songé aux bons anges, ou du moins qu’il n’ait compté sur leur concours pour l’aider à persuader le lecteur. En tout cas, ce qu’on trouve au fond de tout cela, c’est l’hypothèse sous-entendue de l’âme raisonnable, qui, distinguée qu’elle est de l’âme sensitive et de l’âme végétative, subsiste après la mort, et dès lors n’est plus rien que raisonnable. Or toutes ces hypostases transcendantes, Kant lui-même y a coupé court en termes formels et exprès dans la Critique de la raison pure. Et néanmoins, dans la morale de Kant et surtout dans sa Critique de la raison pratique, on sent sous soi, comme dans un double-fond, à l’état flottant, cette pensée, que l’essence intime et éternelle de l’homme, c’est la raison. Comme ici la question ne se présente qu’en passant, je dois me borner à affirmer purement la thèse contraire : que la raison, considérée en général et comme faculté intellectuelle, n’est rien que de secondaire, qu’elle fait partie de la portion phénoménale en nous, qu’elle est même subordonnée à l’organisme ; tandis que le centre vrai dans l’homme, le seul élément métaphysique et indestructible, c’est la volonté.

Ainsi Kant, voyant le succès qu’avait eu sa méthode dans la philosophie théorique, et s’étant mis à la transporter dans la philosophie pratique, a voulu là aussi séparer la connaissance pure a priori, de la connaissance empirique a posteriori : il a donc admis que, semblable en cela aux lois de l’espace, du temps et de la causalité, qui nous sont connues a priori, la règle morale de nos actions doit nous être donnée pareillement, ou du moins d’une façon analogue, avant toute expérience, et qu’elle s’exprime sous la forme d’un impératif catégorique, d’un « il faut » absolu. Mais quelle différence entre les deux cas ! D’un côté, ces notions théoriques a priori, qui au fond expriment simplement les formes, autrement dit les fonctions de notre intelligence ; grâce auxquelles seules il nous est possible de construire un monde objectif ; hors desquelles ce monde ne peut être représenté, ce qui fait que ces formes imposent à ce monde des lois absolues, et que l’expérience, en tous les cas possibles, doit s’y soumettre, aussi nécessairement que, si je regarde à travers un verre bleu, tout doit s’offrir à moi avec la couleur bleue ; — et de l’autre, cette prétendue loi morale a priori, à laquelle chaque expérience donne un démenti, à ce point qu’on peut douter, c’est Kant qui le dit, si jamais, en un seul cas, la réalité connue par l’expérience s’y est vraiment soumise. Voilà les choses dissemblables que l’on réunit ici sous le nom de l’a priori ! En outre Kant oubliait une chose : c’est que selon sa propre doctrine, exposée dans sa propre philosophie théorique, le caractère a priori même des susdites notions, leur indépendance à l’égard de l’expérience, limitait leur portée au phénomène seul, à la représentation des choses telle qu’elle se fait dans notre tête ; que par là même ces notions ne s’appliquaient en rien à la substance même des choses, prise en soi, à ce qui existe réellement et en dehors de notre façon de voir. Pour être conséquent, il devait pareillement, dans sa philosophie pratique, puisque sa prétendue loi morale naît a priori dans notre tête, en faire une simple forme du phénomène, sans pouvoir sur la substance même des choses. Mais cette conclusion eût été en contradiction flagrante et avec la réalité, et avec l’idée que s’en faisait Kant lui-même : car il ne cesse (ainsi dans la Critique de la Raison pratique, p. 175 ; R. 228) de mettre la plus étroite liaison entre ce qu’il y a en nous de moral et la véritable substance des choses en soi : bien plus par l’acte moral, nous agissons directement, selon lui, sur cette substance. Même dans la Critique de la Raison pure, partout où cette mystérieuse chose en soi apparaît en un jour moins obscur, on peut deviner qu’elle est l’élément moral en nous, la volonté. — Mais ce sont là choses dont Kant se soucie peu.

J’ai fait voir au § 4, comment Kant avait admis la forme impérative de la morale, et par suite les idées de nécessité morale, de loi et de devoir, sans plus d’explication, étant allé emprunter le tout à la morale des théologiens ; et comment au même moment il lui fallait leur laisser le principe sans lequel tout cela n’a ni force ni sens. Quand ensuite il cherche un point d’appui pour ces idées, il va jusqu’à demander que le concept du devoir soit aussi le principe de l’accomplissement du devoir, qu’il soit ce qui oblige. Une action, d’après lui (p. 11 ; R. 18), pour avoir une valeur morale authentique, doit être faite par devoir, et uniquement à cause du devoir, sans aucun penchant naturel qui porte l’agent à l’action. Ce qui donne au caractère de l’agent une valeur, c’est d’arriver, sans aucune sympathie dans le cœur, restant froid, indifférent en face des souffrances d’autrui, sans que la nature l’ait en rien disposé particulièrement à la charité, à cause seulement d’un devoir fâcheux d’ailleurs, à répandre les bienfaits. Théorie qui révolte le vrai sens moral. Apothéose de l’insensibilité, bien opposée à la doctrine chrétienne des mœurs, qui au-dessus de tout met l’amour, et sans lui ne trouve de prix à rien (1re aux Corinth. 13, 3). Idée de pédant sans délicatesse qui moralise : Schiller s’en est moqué dans deux épigrammes intitulées : Scrupule de conscience et Décision[12]. Ce qui l’a surtout inspiré, ce sont vraisemblablement quelques passages de la Critique de la Raison pure qui se rapportent bien à la question : ainsi p. 150, R. 211 : « L’état d’esprit où l’homme doit se placer pour obéir à la loi morale, consiste à lui obéir par devoir, non par une inclination libre ni par un élan qui ne serait pas commandé, mais tout spontané. » — Il faut que l’acte soit commandé ! Morale d’esclaves ! De même, p. 213, R. 257, je lis : « Le sentiment même de la pitié et de la compassion tendre est à charge à l’homme bien intentionné[13], parce qu’il vient troubler l’action de ses sereines maximes ; aussi lui fait-il souhaiter d’y échapper, pour n’être plus soumis qu’à cette législatrice, la Raison. » Pour moi, j’ose dire que le bienfaiteur dont il nous a fait plus haut le portrait (p. 11, R. 18), cet homme sans cœur, impassible en face des misères d’autrui, ce qui lui ouvre la main, si encore il n’a pas d’arrière-pensée, c’est une peur servile de quelque dieu : et qu’il appelle son fétiche « Impératif catégorique », ou Fitzliputzli[14], il n’importe. Car qu’est-ce donc qui pourrait toucher ce cœur dur, si ce n’était la peur ?

Conformément aux mêmes idées, nous apprenons par la p. 13, R. 18, que la valeur morale d’un acte ne dépend pas de l’intention de l’auteur, mais bien de la maxime dont il s’est inspiré. Et moi, je dis, et je vous prie d’y réfléchir, que l’intention seule décide de la valeur morale, positive ou négative, d’un acte donné ; si bien qu’un même acte, selon l’intention de l’agent, peut être ou coupable ou louable. Et voilà pourquoi, lors qu’entre hommes on discute de quelque action moralement importante, chacun recherche l’intention, et juge là-dessus, simplement. Et d’autre part, c’est son intention seulement que l’agent invoque, pour se justifier quand il se voit mal compris, ou pour s’excuser quand son action a eu quelque conséquence fâcheuse.

À la p. 14, R. 20, nous trouvons enfin la définition de l’idée sur laquelle repose toute la morale de Kant, l’idée du devoir : c’est « la nécessité d’une action, quand cette nécessité se tire du respect dû à la loi ». — Mais ce qui est nécessaire arrive et a lieu inévitablement ; au contraire, les actions exigées par le pur devoir manquent plus que très souvent d’arriver. Kant d’ailleurs a bien vu lui-même, p. 25, R. 28, qu’on n’a pas un seul exemple authentique d’une résolution inspirée par le seul devoir ; et p. 26, R. 29, « il est impossible, dit-il, de découvrir, en consultant notre expérience, un seul cas bien certifié, où une action conforme au devoir ait eu pour principe unique la pensée du devoir. » De même, p. 28, R. 30 et 49, R. 50. En quel sens donc peut-on attribuer à une telle action un caractère nécessaire ? Il convient de donner toujours aux paroles d’un auteur le sens le plus favorable : nous voulons donc bien l’admettre, sa pensée au fond, est qu’une action conforme au devoir est nécessaire objectivement, mais accidentelle subjectivement. La chose est vite dite ; reste à se comprendre. Où donc est l’objet de cette nécessité objective, dont les effets le plus souvent, peut-être toujours, sont nuls dans la réalité ? Avec toute ma bonne volonté à interpréter Kant, je ne puis m’empêcher de le dire, cette expression qui est dans la définition, « la nécessité d’une action », est tout simplement une périphrase habilement déguisée, très-contournée, pour remplacer le mot : Il faut. Et la chose saute aux yeux, quand on remarque, dans la même définition, le mot respect, employé là où on attendrait soumission. Ainsi dans la remarque, p. 16, R. 20, on lit : « Le respect signifie simplement la subordination de ma volonté à l’égard d’une loi. La détermination directe produite par la loi, accompagnée de conscience, se nomme respect. » En quelle langue ? Ce qu’on nous décrit là, s’appelle en bon allemand soumission. Mais le mot respect ne saurait avoir été mis là, si mal à propos, à la place du mot soumission, sans quelque cause ; il y a là-dessous quelque intention, et cette intention évidemment, la voici : c’est de dissimuler l’origine de la forme impérative et de la notion de devoir, et comment elles naissent de la morale théologique. C’est ainsi, nous l’avons vu, que l’expression : nécessité d’une action, a été choisie pour tenir lieu du : il faut, uniquement parce que ce dernier est le mot du Décalogue. La définition ci-dessus, que « le devoir est la nécessité d’une action, quand cette nécessité résulte du respect de la loi, » si on la mettait en un langage direct et sans sous-entendu, si on levait le masque, deviendrait : « Le devoir signifie, une action qui nécessairement doit arriver par soumission envers une loi. » — Voilà le « dessous des cartes. »[15].

Et maintenant, la loi, cette pierre fondamentale de l’éthique de Kant ! Quelle en est la teneur ? Où est-elle écrite ? Question capitale. Je remarque ceci d’abord : le problème est double : il s’agit du fondement de l’éthique, et de son principe. Deux choses bien différentes. Il est vrai que le plus souvent, et parfois non sans dessein, on les a confondues.

On appelle principe ou proposition première d’une morale, l’expression la plus brève et la plus précise pour signifier la conduite qu’elle prescrit, ou, si elle n’a pas la forme impérative, la conduite qu’elle regarde comme ayant par elle-même une valeur morale. C’est donc une proposition qui renferme la formule de la vertu en général, le ὅ⸒τι de la vertu[16]. — Quant au fondement d’une morale, c’est le διότι de la vertu, la raison de l’obligation, du commandement, de la louange : d’ailleurs, qu’on aille chercher, cette raison dans la nature de l’homme, ou dans des relations extérieures, ou ailleurs, il n’importe. En Éthique comme en toute autre science, on devrait distinguer nettement le ὅ⸒τι du διότι. Mais la plupart des moralistes effacent tout exprès cette distinction : c’est qu’il est si aisé d’expliquer le ὅ⸒τι et si prodigieusement difficile d’expliquer le διότι ! Sans doute voilà ce qui les pousse. Ils espèrent dissimuler le côté par où ils sont pauvres à l’aide de leur richesse partielle : ils uniront en une même proposition richesse et pauvreté, et feront une heureuse union entre Πενία et Πόρος[17]. À cet effet, d’ordinaire, au lieu d’exprimer le ὅ⸒τι, cette chose bien connue de tous, en toute simplicité, on le fait entrer dans quelque formule artificielle, d’où on ne peut le tirer ensuite qu’en manière de conclusion résultant de prémisses données. Là-dessus le lecteur peut se figurer qu’il n’a pas affaire à la chose elle-même sans plus, mais qu’il a atteint le principe de cette chose. C’est ce qu’il est facile de vérifier pour les principes des éthiques les plus connues. Or, pour ma part, je n’ai pas dessein dans la suite de faire de pareils tours ; mon procédé sera loyal ; je n’essaierai pas de faire servir le principe de l’éthique en guise de fondement de l’éthique, mais bien plutôt de les séparer nettement. C’est pourquoi ce ὅ⸒τι, ce principe, cette proposition première, sur la teneur de laquelle au fond tous les moralistes sont d’accord, en dépit des formes si variées qu’ils lui imposent, je veux ici la ramener à une expression, la plus simple à mon sens et la plus pure : « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva[18]. » Voilà, en réalité, le principe que tous les théoriciens des mœurs travaillent à fonder, voilà le résultat commun où aboutissent leurs déductions si diverses. C’est là le ὅ⸒τι, dont on cherche encore le διότι, la conséquence dont on cherche la raison, enfin la donnée première, à laquelle se rapporte la question, dans ce problème que se pose toute éthique, comme aussi dans celui qui nous est proposé. Résoudre ce problème, ce serait découvrir le fondement vrai de l’éthique, cette pierre philosophale qu’on cherche depuis des milliers d’années. Or cette donnée, ce ὅ⸒τι, ce principe, ne peut s’exprimer plus purement que par la formule ci-dessus : on le voit assez par ce fait qu’en face de tous les autres principes de morale, elle joue le rôle d’une conclusion devant ses prémisses : elle est donc le but où tend chacun, et tout autre principe n’est en réalité qu’une paraphrase, une expression détournée ou ornée, de cette proposition simple. Tel est-ce principe trivial et qui passe pour être simple s’il en fût ; « Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris[19] » ; principe incomplet, car il comprend les devoirs de justice, non ceux de charité ; mais il est aisé d’y remédier, en répétant la formule, et supprimant la seconde fois le ne et le non. Cela fait, elle arrivera à signifier : « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva » : seulement elle nous contraint à un détour, et par suite elle se donne l’air de nous fournir le principe réel, le διότι de ce précepte : au fond, il n’en est rien : de ce que je ne veux pas que telle chose me soit faite, il ne suit nullement que je ne doive pas la faire à autrui. On en peut dire autant de tous les principes, de tous les axiomes premiers de morale proposés jusqu’à ce jour.

Maintenant revenons à notre question : quelle est la teneur de la loi, dont l’exécution se nomme, selon Kant, le devoir ; et sur quoi se fonde-t-elle ? — Kant, nous allons le voir, a, lui aussi, rattaché ensemble par un lien fort étroit et fort artificiel, le principe avec le fondement de la morale. Qu’on se souvienne ici de cette prétention de Kant, dont il a été déjà question en commençant : de réduire le principe de la morale à quelque chose d’a priori et de purement formel, à un jugement synthétique a priori, sans contenu matériel aucun, sans aucun fondement ni dans la réalité objective du monde extérieur, ni dans la réalité subjective de la conscience, comme serait un sentiment, une inclination, un besoin. Kant sentait bien la difficulté du problème : il dit p. 60, R. 53 : « Ici, nous voyons le philosophe dans l’embarras : il lui faut trouver un point d’appui qui ne soit fondé sur rien de ce qui existe au ciel ou sur terre, et qui ne soit rattaché à rien. » Raison de plus pour que nous attendions avec impatience, la solution qu’il a lui-même donnée ; pour que nous regardions avec diligence comment, de rien, va naître quelque chose : de rien, c’est-à-dire, de concepts purs a priori, vides de toute matière empirique, au sein desquels doit se former ce précipité, les lois de l’activité réelle de l’homme. Singulier phénomène, dont nous avons toutefois un symbole : c’est quand de trois gaz invisibles, azote, hydrogène, chlore, au milieu par conséquent d’un espace en apparence vide, sous nos yeux se produit un corps solide, l’ammoniaque. — Je vais exposer le procédé que suit Kant pour résoudre ce difficile problème ; j’y mettrai plus de clarté qu’il n’a pu ou voulu y en mettre. L’entreprise est d’autant plus nécessaire qu’il est rare de voir bien interpréter Kant en ce point. Presque tous les Kantiens se sont persuadé à tort que, pour Kant, l’impératif catégorique était un fait de la conscience reconnu immédiatement. À ce compte, l’impératif eût été fondé sur un fait d’anthropologie, d’expérience (intérieure, il n’importe), fondé par conséquent sur une base empirique ; rien de plus directement contraire à la pensée de Kant : c’est une idée qu’il a combattue à plus d’une reprise. Ainsi p. 48, R. 44 : « Ce n’est pas par expérience, dit-il, qu’on peut décider, s’il existe rien de pareil à un tel impératif catégorique. » De même p. 49, R. 45 : « L’impératif catégorique est-il possible ? c’est a priori, qu’il faut s’en enquérir. Car nous n’avons pas le bonheur de pouvoir apprendre de l’expérience, qu’il existe en fait. » Au contraire, déjà son premier disciple, Reinhnold, a commis l’erreur en question, dans ses « Contributions à un tableau d’ensemble de la philosophie au commencement du dix neuvième siècle, » 2e livraison, p. 21, il dit ceci : « Kant admet la loi morale comme un fait de certitude immédiate, comme un phénomène premier de la conscience morale. » Mais si Kant avait voulu, pour fonder l’impératif catégorique, en faire un fait de conscience, lui donner une base empirique, il n’eût pas manqué de le montrer sous cet aspect. Or c’est ce qu’il n’a fait nulle part. À ma connaissance, la première mention de l’impératif catégorique se trouve dans la Critique de la Raison pure (1re éd. p. 802 ; 5e éd. p. 830) : elle y arrive sans que rien l’ait annoncée, sans autre lien avec les idées précédentes qu’un « donc » qui n’a pas de raison d’être ; bref, à l’improviste. La première fois que l’impératif est introduit en forme, c’est dans l’ouvrage que nous étudions spécialement ici, les Fondements de la Métaphysique des Mœurs ; et alors c’est par la voie du pur a priori : il est déduit de certains concepts. Au contraire, dans l’écrit déjà cité, si important pour la philosophie critique, de Reinhold, à la 5e livraison, sous le titre Formula concordiæ du criticisme, on trouve cette proposition : « Nous distinguons la conscience morale d’avec l’expérience ; bien que la première ait avec celle-ci, dans notre sens intime, un lien, car elle est un fait primitif que le savoir ne peut dépasser ; et sous ce nom de conscience, nous entendons le sens immédiat du devoir, de la nécessité ou nous sommes de prendre dans nos actions libres, pour inspiratrice et pour guide, la volonté légale. » — Sans doute, nous aurions là « un principe excellent, oui bien ! et n’importe ce qu’il renferme ». (Schiller). — Mais, pour parler sérieusement, quelle est cette effrontée pétition de principe à laquelle est ici accolée la loi morale de Kant ? Si Reinhold avait raison, certes l’éthique aurait une base d’une solidité incomparable, et il ne serait pas nécessaire de proposer des prix pour encourager les gens à la chercher ; seulement, ce qui serait bien étonnant, c’est qu’on eût tant tardé à découvrir un pareil fait de conscience, alors que depuis des milliers d’années on cherche avec ardeur, avec soin, un fondement où établir la morale. Kant, il est vrai, a lui-même donné lieu à cette méprise : comment ? c’est ce que je ferai voir ci-après.

Malgré tout, on pourrait s’étonner de l’empire incontesté que cette erreur essentielle a pris sur l’esprit des Kantiens : mais, occupés qu’ils étaient à faire d’innombrables livres sur la philosophie de Kant, ils n’ont pas trouvé un instant pour remarquer la transformation que la Critique de la Raison pure a subie dans la seconde édition, et qui en a fait un ouvrage incohérent, plein de contradictions. C’est le fait qui a été mis en lumière pour la première fois, et analysé fort exactement, à mon avis, par Rosenkranz dans la préface au second volume des œuvres complètes de Kant. Qu’on y songe : plus d’un savant, avec ses incessantes leçons en chaire, avec tous ses écrits, n’a plus guère de temps pour des études profondes. Le proverbe : docendo disco[20], n’est pas vrai sans réserve ; parfois, on aurait droit de le parodier, et de dire : semper docendo, nihil disco[21] Et dans Diderot, le Neveu de Rameau n’a pas tout à fait tort : « Et ces maîtres, croyez-vous donc, qu’ils sauront les sciences dont ils donneront des leçons ? Chansons, cher Monsieur, chansons. S’ils possédaient ces choses assez pour les montrer, ils ne les montreraient pas. — Pourquoi donc ? — C’est qu’ils auraient passé leur vie à les étudier. » (Traduction par Goethe, p. 104). — Lichtenberg dit aussi : « J’ai déjà fait cette remarque : bien souvent ce n’est pas les gens du métier qui le savent le mieux. » Mais, pour revenir à la morale kantienne, parmi le public, la plupart ne regardent qu’au résultat : s’il est en harmonie avec leurs sentiments moraux, ils supposent aussitôt que la déduction en a été correcte ; et si elle paraît difficile, ils ne s’en embarrassent pas outre mesure : ils se remettent de cela aux gens « du métier ».

Ainsi le procédé de Kant pour fonder sa loi morale ne consiste pas à la reconnaître, empiriquement, pour un fait de conscience ; ni à faire appel au sentiment moral ; ni à se jeter dans une de ces pétitions de principe qu’on décore aujourd’hui du grand nom de « postulat absolu » ; il y a là un raisonnement fort subtil, qu’il refait à deux reprises, pp. 17 et 51, R. 22 et 46 : en voici un exposé, plus clair que l’original.

Kant avait, par mépris pour tous les mobiles empiriques de la volonté, écarté d’avance, et comme empirique, tout fondement pris soit dans l’objet soit dans le sujet, et où l’on eût pu établir une loi de la volonté : dès lors, il reste pour toute matière à cette loi, sa propre forme, sans plus. Cette forme, c’est ce qu’on nomme le caractère de la légalité. Celle-ci a pour toute essence, de s’appliquer à tous : elle revient donc à l’universalité. Et voilà toute la matière de la loi. Le contenu de la loi se réduit là : à l’universalité même de la loi. D’où cette formule : « N’agis que d’après des maximes, dont tu puisses aussi bien vouloir, qu’elles deviennent une loi générale de tous les êtres raisonnables. » — Voilà bien le procédé si connu, si à part, de Kant, pour fonder le principe de la morale : c’est là le fondement de toute son éthique. — Comparez encore la Critique de la Raison pratique, p. 61, R. 147, remarque, à la fin. — Certes Kant a mis à faire ce tour d’adresse une grande habileté, et je lui paie à ce titre mon tribut d’admiration : mais je poursuis mon examen, qui est sérieux, en me tenant à mon critérium, le vrai. Je remarquerai seulement, sauf à y revenir ensuite, que la raison, en tant qu’elle fait tout ce raisonnement particulier, et parce qu’elle le fait, prend le nom de Raison pratique. Or l’impératif catégorique de la raison pratique est la loi qu’on obtient comme résultat à la suite de toute cette opération intellectuelle : donc la Raison pratique n’est point, comme l’ont pensé la plupart des disciples, et déjà Fichte, une faculté propre, irréductible, une qualité occulte, une sorte d’instinct moral, pareil au moral sense de Hutcheson ; comme le dit Kant dès la préface p. XII, R. 8, et plus d’une fois ailleurs, elle ne fait qu’un avec la Raison théorique : c’est la même raison, mais considérée dans l’accomplissement de l’opération ci-dessus dite. Fichte par exemple appelle l’impératif catégorique un Postulat absolu (Principes de toute la théorie de la science, Tubingue, 1802 ; p. 240, note) : c’est la façon moderne, honnête de dire : pétition de principe ; comme il n’a pas cessé de prendre dans ce sens l’impératif catégorique, il est tombé dans l’erreur dont j’ai parlé.

En appuyant la morale sur un tel fondement, Kant s’expose sur-le-champ à une première objection : c’est que la loi morale ne saurait naître en nous de cette façon-là : il faudrait pour cela que l’homme, de lui-même, prît tout à coup l’idée de se mettre en quête d’une loi, pour y soumettre et y plier sa volonté. Mais c’est là ce que jamais il ne se mettra en tête de lui-même : tout au moins faudrait-il d’abord, pour lui en fournir l’occasion, pour donner le premier branle, une force morale différente, agissant d’une façon positive ; qui, étant réelle, se présenterait d’elle-même, et sans qu’on l’appelât, exercerait, imposerait son influence. Mais rien ne serait plus contraire à la pensée de Kant : suivant lui, c’est l’opération intellectuelle ci-dessus qui seule doit être la source de toutes les notions morales, le punctum saliens[22] de la moralité. Or tant que la condition ici posée ne sera point réalisée, et elle ne l’est pas puisque, par l’hypothèse, il n’existe pas de ressort moral, hormis la susdite opération intellectuelle ; tout aussi longtemps, l’unique règle de conduite des hommes sera l’égoïsme, lui-même dirigé par les lois du déterminisme intérieur ; ce sont, pour mieux dire, les motifs tels que l’occasion les produit, avec leur caractère empirique, égoïste, qui détermineront de moment en moment la conduite de l’homme, eux seuls, sans rivaux. Car dans l’hypothèse on ne voit aucune raison, aucune cause, qui puisse éveiller dans l’esprit de l’homme cette idée, de se demander s’il est une loi, propre à limiter sa volonté, et à exiger sa soumission ; bien moins encore, de chercher et rechercher cette loi : or ce serait la première condition, pour qu’il pût s’engager dans cette voie si détournée, et faire toutes les réflexions qu’on a dites. Et il n’importe ici, quel degré de clarté on attribuera à cette suite de méditations conçues par Kant ; en vain on en amortira la clarté, jusqu’à en faire une délibération accompagnée seulement d’une obscure conscience. Il n’y a pas d’accommodement ici, qui puisse détruire ces vérités : que de rien, il ne résulte rien, et qu’un effet veut une cause. Le ressort moral doit être, nécessairement, comme tout motif qui détermine la volonté, une force qui se révèle d’elle-même, qui dès lors agit réellement, donc qui est réelle. Or pour l’homme, cela seul est réel, qui est objet d’expérience, ou qui pourrait, à ce qu’on suppose, le devenir à l’occasion. Par suite, le ressort de la moralité doit en fait être un objet d’expérience ; en cette qualité, il doit se présenter sans qu’on l’appelle, s’offrir à nous, puis ensuite, ne pas attendre nos questions, nous imposer d’abord son action, et une action assez puissante pour triompher, ou du moins pour être à même de triompher, des motifs qui lui feront obstacle, de cette force prodigieuse, l’égoïsme. Car la morale a affaire avec la conduite réelle de l’homme ; que lui font tous ces châteaux de cartes a priori ? que produit-on par là ? rien qui vaille, au milieu des travaux sérieux et des difficultés de la vie, un moment d’attention : aussi compter là-dessus contre le tourbillon des passions, c’est se servir d’une seringue contre un incendie. Je l’ai déjà dit en passant, Kant regardait comme un des grands mérites de sa loi morale, qu’elle reposât toute sur des concepts abstraits, purs, a priori, c’est-à-dire sur la Raison pure : par là, elle n’est pas valable pour les hommes seuls, mais pour tout être raisonnable. Nous en sommes aux regrets, mais des concepts purs, abstraits, a priori, sans contenu réel, qui ne s’appuient en rien sur l’expérience, ne sauraient mettre en mouvement le moins du monde les hommes : quant aux autres êtres raisonnables, je ne puis soutenir la conversation. Voilà donc le second vice de la base attribuée par Kant à la moralité : elle manque de toute substance réelle. C’est ce qu’on n’a pas encore remarqué ; et en voici sans doute la raison : c’est que vraisemblablement le fondement propre de la morale kantienne, tel que je l’ai mis en lumière tout à l’heure, n’a été bien connu que de fort peu de gens, entre tous ceux qui l’ont célébré et mis en crédit. Ainsi, tel est bien ce second vice : un manque absolu de réalité, et par suite, d’efficacité. Cette base reste suspendue en l’air : c’est une vraie toile d’araignée, tissue des concepts les plus subtils, les moins substantiels, qui ne porte sur rien, où l’on ne peut bâtir rien, qui ne peut mettre rien en mouvement. Mais Kant ne lui en a pas moins imposé un fardeau d’une pesanteur immense : l’hypothèse de la liberté de notre vouloir. Il l’avait pourtant bien souvent répété, c’était sa conviction, que la liberté ne saurait avoir nulle place dans les actions de l’homme, qu’en philosophie théorique, on ne peut même déterminer si elle est possible (Critique de la Raison pratique, p. 168, R. 223) ; que, pour qui connaîtrait exactement le caractère d’un homme et tous les motifs dont il subit l’action, il serait possible de calculer la conduite de cet homme aussi sûrement, aussi précisément, qu’une éclipse de lune (ibid. p. 177, R. 230) ! Mais maintenant, sans s’appuyer sur rien, que sur ce fondement de la morale, qui flotte en l’air, il admet la liberté, en un sens, il est vrai, idéal et comme postulat, par le raisonnement fameux : « Tu peux : car tu dois. » Mais quand il a été reconnu clairement, qu’une chose n’est pas, ni ne peut pas être, que peuvent à cela tous les postulats du monde ? Ce serait bien plutôt l’affirmation, où le postulat a son point d’appui, qui devrait être rejetée, comme une hypothèse inadmissible : cela par la règle a non posse ad non esse, valet consequentia[23], et à l’aide d’une réduction à l’absurde, qui détruirait par la base du même coup l’impératif catégorique. Mais au contraire, ce qu’on nous donne, c’est une théorie fausse bâtie sur une autre de même valeur.

Telle est l’insuffisance pour la morale d’un pareil fondement : une paire de concepts abstraits et vides, que lui-même Kant a dû tout bas s’en rendre compte. En effet, dans la Critique de la Raison pratique, alors que, comme je l’ai déjà dit, il mettait déjà moins de précision et de méthode dans ses opérations, et que d’ailleurs il était enhardi par sa gloire enfin naissante, on voit la base de l’éthique changer peu à peu de caractère, oublier quasi qu’elle est un simple tissu de concepts abstraits combinés ensemble, et montrer des velléités de prendre plus de corps. Ainsi p. 81, R. 163, « la loi morale est en quelque sorte un fait de la Raison pure. » Que dire de cette étrange façon de parler ? Tout ce qui est fait s’oppose, partout ailleurs dans Kant, à ce qui peut être connu par la Raison pure. — De même, dans le même ouvrage, p. 83, R. 164, il est question d’une Raison qui détermine la volonté sans intermédiaire », etc. — Or, qu’on s’en souvienne, tout ce qui établirait la morale sur l’anthropologie, tout ce qui réduirait l’impératif catégorique à un fait de conscience, Kant, dans le Fondement, l’écarte expressément et plus d’une fois : car cela serait empirique. — Et pourtant, ce sont ces expressions échappés à Kant, qui ont enhardi ses disciples, et les ont engagés bien loin dans cette voie. Fichte (La Doctrine des Mœurs réduite en système, p. 49) nous en avertit nettement : « Il ne faut pas se laisser séduire à cette pensée, de vouloir expliquer mieux la conscience de nos devoirs, la déduire des principes différents d’elle-même : ce serait faire tort à la dignité, au caractère absolu de la loi. » L’excuse est belle ! — Et plus loin, p. 66 : « Le principe de la moralité est une pensée, qui s’appuie sur l’intuition intellectuelle que nous avons, de l’activité en soi de l’intelligence : elle est par elle-même le concept immédiat de l’intelligence pure. » Ô les charmantes fleurs, pour cacher d’un fanfaron l’embarras ! — Veut-on se convaincre de l’état d’oubli, d’ignorance où peu à peu sont tombés les Kantiens, à l’égard du procédé primitif de Kant pour fonder, pour déduire la loi morale ? on n’a qu’à revoir un écrit fort digne d’être lu, qui est de Reinhold, dans ses contributions, etc. 2e livraison, 1801. Ibid. p. 105 et 106, on trouve cette affirmation : « Dans la philosophie de Kant, l’autonomie (qui ne fait qu’un avec l’impératif catégorique) est un fait de conscience ; il ne faut pas vouloir la réduire à rien d’autre car elle est connue directement par la conscience. » — Mais alors elle est fondée sur l’anthropologie, sur l’expérience ! ce qui contredirait les explications expresses et réitérées de Kant. — On ne lit pas moins ceci à la p. 108 du même livre : Dans la philosophie Critique, comme aussi dans toute philosophie Transcendante, épurée ou supérieure, l’autonomie est ce qui se sert à soi-même de base, ce qui n’est pas capable d’en avoir une autre et qui n’en a pas besoin, le vrai primitif, la chose vraie et certaine par soi, la vérité première, le prius κατ’ ἐξόχην[24], le principe absolu. — Celui donc qui songe pour cette autonomie à un principe pris hors d’elle, qui le demande, ou qui le cherche, celui-là, l’école de Kant doit le juger ou dépourvu de conscience morale[25], ou sujet dans la spéculation, et grâce à de faux principes, à la méconnaître. Et quant à l’école de Fichte et Schelling, elle verra en lui un être atteint de cette grossièreté d’âme, qui vous rend incapable de philosophie, et qui est le propre du vulgaire profane, de la brute épaisse, ou pour emprunter le langage fleuri de Schelling, du profanum vulgus et de l’ignarum pecus. Quand on en est réduit, pour soutenir une doctrine, à de telles audaces, chacun sent bien ce qu’elle peut valoir. Et pourtant, c’est au respect qu’inspiraient ces coups de force, qu’il faut attribuer la naïve confiance des Kantiens en leur impératif catégorique : ils l’admettaient et désormais voyaient là une affaire faite. Et en effet, comme, sur ce point, s’opposer à une thèse toute théorique, c’était risquer de se faire taxer de perversité morale, chacun, tout en s’avouant qu’au fond de sa propre conscience, il ne s’apercevait guère qu’il y eût un impératif catégorique, ne tenait pas à le dire tout haut, et se disait tout bas que chez les autres, il était bien plus développé, bien plus fort, qu’il se révélait à eux plus clairement. Car il ne nous plaît guère de montrer au dehors le dedans de notre conscience.

C’est ainsi que de plus en plus, dans l’école de Kant, la Raison pratique avec son impératif catégorique se révèle sous l’aspect d’une réalité surnaturelle, d’un Temple de Delphes établi dans l’âme humaine ; là, du fond d’un sanctuaire obscur, sortent d’infaillibles oracles, qui n’annoncent malheureusement pas ce qui arrivera, mais bien ce qui doit arriver. Mais une fois qu’on a admis, ou plutôt qu’on a, tant par ruse que par force, attribué à la Raison pratique cette puissance immédiate[26], le malheur est que plus tard ce même caractère se communique à la Raison théorique : Kant n’a-t-il pas dit lui-même, et souvent, qu’elles ne font pas deux, (ainsi, dans la Préface, p. xii, R. 8). Quand on reconnaîtra dans le domaine de la Pratique, une Raison qui rend ses arrêts « ex tripode[27] », un pas de plus, et l’on accordera à sa sœur, qui même lui est consubstantielle, la Raison théorique, le même privilège ; on lui trouvera, à elle aussi, le même caractère de puissance non-médiatisée : il y a à cela tant d’avantages, et si évidents ! Aussitôt on voit tous les philosophailleurs, les amateurs, les dénonciateurs des athées, F. H. Jacobi en tête, s’introduire en hâte par cette petite porte qui vient de s’ouvrir pour eux à l’improviste : ils courent au marché vendre leurs petites denrées, ou du moins essayer de sauver ce qu’ils ont de plus précieux entre leurs antiques biens, car un moment la doctrine de Kant avait menacé de tout foudroyer. — Dans l’existence d’un individu, souvent une seule faute de jeunesse suffit à gâter toute une vie ; de même cette seule erreur de Kant, d’avoir admis, en lui ouvrant un crédit d’ordre tout à fait transcendental, une Raison pratique, chargée, comme une cour suprême, de décider « sans considérants », a suffi : par elle, de cette philosophie si précise, si sage, de la Critique, sortirent les doctrines qui lui sont le plus contraires, où l’on voit une Raison qui d’abord timidement pressent le supra-sensible, puis bientôt le reconnaît avec netteté, enfin le saisit en personne par une intuition intellectuelle ; qui formule des arrêts absolus, de ces arrêts qui tombent ex tripode, et des révélations, couvert fort commode aux amateurs pour glisser dessous leurs inventions. On ne tarda pas à utiliser ce privilège nouveau. Et voilà l’origine de cette méthode philosophique, qu’on voit apparaître aussitôt à la suite des théories de Kant, et dont le secret est simple : mystifier, en imposer, tromper, jeter de la poudre aux yeux, gasconner ; triste époque, que l’histoire de la philosophie rangera sous ce titre : « la période de la déloyauté ». Car ce qui manque alors, c’est ce qui fait la loyauté, cet esprit de recherche en commun avec le lecteur, dont n’a manqué aucun des philosophes antérieurs : il ne s’agit plus pour les philosophailleurs de ce temps, d’instruire le lecteur, mais de le séduire : cela saute aux yeux à chaque page. Parmi les héros d’alors, brillent Fichte et Schelling, puis bien loin après, bien indigne d’être placé ailleurs que fort au-dessous de ces hommes de talent, cet épais, ce grossier charlatan de Hegel. Tout autour, formant le chœur, les professeurs de philosophie, qui, d’un grand sérieux, en contaient à leur public sur l’Infini, l’Absolu, et bien d’autres choses, dont il est sûr qu’ils ne pouvaient savoir un mot.

Une chose a servi à élever à cet état de prophètesse la Raison, c’est un misérable jeu de mots : le mot aperception rationnelle (Vernunft), vient, disait-on, d’apercevoir (vernehmen) : cela signifie que l’aperception rationnelle est une faculté d’apercevoir ce qu’on appelle le « supra-sensible » (νεφελοκοκκυγία, la cité des coucous, dans les nuages). Cette idée fit une fortune prodigieuse ; durant trente années, l’Allemagne ne se lassa pas de la répéter : on en fit enfin la pierre d’angle de tout l’édifice philosophique. — Cependant si une chose est claire, c’est que Vernunft vient sans doute de vernehmen, mais qu’il y en a un motif simple : la Raison en effet donne à l’homme sur les bêtes cet avantage, de pouvoir non-seulement entendre, mais encore comprendre (vernehmen), non pas les choses qui se passent dans la cité des coucous au sein des nuages, mais ce qu’un homme raisonnable dit à un autre : ce dernier comprend (vernimmt) ce que dit l’autre, et cela s’appelle Raison (Vernunft). Voilà comment le mot Raison a été entendu chez tous les peuples, en tous les temps, dans toutes les langues : c’est la faculté qui nous rend capables de ces idées générales, abstraites, et non purement intuitives, les concepts, dont les mots sont les signes et les moules fixes : cette faculté est, en réalité, tout ce qui met l’homme au-dessus de la bête. Et en effet, ces idées abstraites, ces concepts, autrement dit ces notions enveloppantes qui réunissent des individus en nombre sont la condition du langage, par là de la pensée proprement dite, puis aussi de cette conscience où se représentent non-seulement le présent (celle-là, les bêtes l’ont), mais le passé et l’avenir en tant que tel ; ensuite, la claire mémoire, la réflexion, la prévoyance, l’intention, la coopération de plusieurs selon un plan, la société, les métiers, les arts, les sciences, les religions et les philosophies, bref, tout ce qui met un intervalle si visible entre la vie de l’homme et celle de la brute. Pour la brute, il n’y a d’idées qu’intuitives, et par conséquent de motifs que du même ordre : c’est pourquoi ses actes de volonté dépendent de ses motifs, cela est évident. L’homme n’est pas moins sujet à cette dépendance : lui aussi, dans les limites de son caractère propre, est gouverné avec la plus absolue nécessité par ses motifs. Seulement ces motifs-là, le plus souvent ne sont pas des intuitions, ce sont des idées abstraites, c’est-à-dire des concepts, des pensées, qui à leur tour résultent de perceptions antérieures, d’impressions venues du dehors. Il y gagne une liberté relative, c’est-à-dire qui se voit quand on le compare à la bête. Car ce qui le détermine, ce n’est plus comme pour la bête, son entourage sensible, celui du moment, mais ses idées, qu’il a tirées de ses expériences passées, ou acquises par l’éducation. Le motif qui le détermine nécessairement, ne s’offre pas aux yeux du spectateur en même temps que l’acte : c’est l’auteur qui le porte avec lui, dans sa tête. De là, non-seulement dans l’ensemble de sa conduite et de sa vie, mais jusque dans ses mouvements, un je ne sais quoi qui les fait distinguer au premier coup d’œil d’avec ceux de la bête : il a l’air mené par des fils plus tenus, invisibles ; tous ses actes par suite ont un caractère de prévoyance et d’intention, et de là tirent un semblant d’indépendance, par où ils tranchent sur ceux des animaux très-visiblement. Or toutes ces différences, si marquées tiennent à la faculté des idées abstraites, des concepts. Cette faculté est donc la partie essentielle de la raison, de ce pouvoir qui distingue l’homme, et qu’on appelle τὸ λόγιμον[28], τὸ λογιστικόν, ratio, la ragione, il discorso, raison, reason, discourse of reason. — On me demandera ce qui fait la différence entre lui et l’entendement, νοῦς, intellectus, verstand, understanding ; le voici : l’entendement, c’est cette faculté intellectuelle, qui ne fait pas défaut aux bêtes, qu’elles possèdent à des degrés divers, et nous à un degré très-élevé : la notion immédiate, antérieure à toute expérience, de la loi de causalité : c’est là ce qui constitue la forme de l’entendement, et ce qui en fait toute l’essence. C’est là la condition d’abord de toute intuition du monde extérieur : car par eux-mêmes les sens ne sont capables que d’impressions, et de l’impression à l’intuition il y a loin encore ; la première n’est que la matière de l’autre : νοῦς ὁρᾷ καὶ νοῦς ἀκούει, τἄλλα κωφὰ καὶ τυφλά[29]. » L’intuition naît quand nous rapportons l’impression subie par les organes des sens à sa cause : celle-ci alors, et grâce à cet acte de l’intelligence, s’offre à nous comme objet extérieur, sous la forme d’intuition à nous propre, l’espace. D’où il faut conclure, que la loi de causalité nous est donnée a priori, et ne vient pas de l’expérience, puisque cette dernière suppose d’abord l’intuition, et ainsi n’est possible qu’avec l’aide de l’espace. De l’idée immédiate qu’un individu se fait des rapports de causalité, de la perfection de cette idée, dépend toute la valeur d’un entendement donné, sa sagesse, sa sagacité, sa finesse, sa pénétration : car cette idée fait le fond de toute connaissance de la liaison des choses, au sens le plus étendu du mot. C’est parce qu’elle est plus ferme, plus droite chez l’un, et moins chez l’autre, que celui-là est plus entendu, plus prudent, plus fin et celui-ci moins. Quant au titre de raisonnable, au contraire, on l’a de tout temps accordé à l’homme qui ne se guide pas sur des impressions de l’ordre intuitif, mais sur des pensées et des concepts, et qui doit à cela un air de supériorité, de conséquence, de réflexion dans sa manière de faire. Mais tout cela n’a rien à voir avec la justice ni avec la charité. Au contraire, un homme peut avoir une conduite fort raisonnable, donc réfléchie, circonspecte, conséquente, bien ordonnée, méthodique, tout en suivant les maximes les plus égoïstes, les plus injustes, enfin les plus perverses. Aussi personne avant Kant n’avait songé à identifier une action juste, vertueuse, noble avec une action raisonnable : on les a toujours bien distinguées, séparées. Dans l’un des cas on considère la façon dont l’acte est lié aux motifs, dans l’autre le caractère distinctif des maximes de l’individu. Kant est seul à dire que, comme la vertu doit venir de la seule raison, l’être vertueux et l’être raisonnable ne font pas deux ; cela au mépris de l’usage de toutes les langues, usage qui n’est pas un produit du hasard, mais bien de toutes les intelligences en ce qu’elles ont d’humain et par là de concordant. Raisonnable et vicieux sont mots qui peuvent fort bien aller ensemble : bien plus les deux choses unies fortifient l’agent pour le mal. De même la déraison et la générosité peuvent bien aller de pair : exemple, si je donne à un pauvre aujourd’hui ce dont j’aurai demain plus besoin que lui encore ; si je me laisse aller à prêter à un homme dans l’embarras une somme qu’attend un créancier ; semblables cas ne sont point rares.

Mais en somme, nous l’avons déjà dit, la raison se trouvait élevée à la dignité de principe unique de toute vertu, cela sur cette simple allégation, qu’en sa qualité de Raison pratique, elle édicte purement a priori, à titre d’oracles, des impératifs inconditionnels ; joignez-y cette explication erronée de la Raison théorique, dans la Critique de la Raison pure, qui en fait une faculté dirigée vers un certain Absolu, lequel se formule en trois prétendues Idées (il est vrai qu’au même moment, et a priori, l’entendement le déclare impossible) : — c’en était assez pour fournir aux philosophes-plaisantins un « exemplar vitiis imitabile[30] » : Jacobi en tête, ils allèrent de ce pas jusqu’à la Raison qui perçoit immédiatement le « supra-sensible », jusqu’à soutenir cette absurdité, que la Raison est une faculté faite exprès pour les choses placées au-delà de toute expérience, pour la Métaphysique ; qu’elle connaît directement, d’intuition, les principes derniers de toute chose et de toute existence, le supra-sensible, l’absolu, la divinité, et autres objets de même sorte. — Ces théories, si on avait bien voulu, au lieu de déifier la Raison, faire usage de la Raison, on eût trouvé fort aisément à y répondre : car si, grâce à un organe propre à résoudre le problème de l’univers, à savoir sa Raison, l’homme portait en lui une métaphysique innée, n’attendant que d’être développée, alors l’accord devrait se faire et régner entre les hommes, sur les questions de métaphysique, aussi parfaitement que touchant les vérités d’arithmétique et de géométrie ; dès lors, comment pourrait-il y avoir sur terre tant et tant de religions profondément différentes, et davantage encore de systèmes philosophiques foncièrement ennemis ? tout au contraire, quiconque en religion ou en philosophie s’écarterait des opinions des autres, devrait être tenu pour une cervelle peu saine. — Une autre remarque bien simple et qui devrait se présenter non moins impérieusement, la voici : supposé qu’on vînt à découvrir une espèce de singes, qui se fabriqueraient, de dessein prémédité, des instruments pour se battre ou pour bâtir, ou pour tout autre usage, nous leur attribuerions la Raison ; au rebours, quand nous rencontrons des peuplades sauvages, sans métaphysique ni religion, comme il en existe, il ne nous vient pas à l’esprit de leur dénier la Raison pour cela. — Cette Raison qui sert à quelques-uns à démontrer leurs prétendues connaissances supra-sensibles, Kant dans sa Critique, l’a renfermée en ses justes limites ; mais cette Raison à la Jacobi, qui perçoit directement le supra-sensible, vraiment elle lui eût paru au dessous de toute critique. En attendant, c’est une Raison de cette sorte, une espèce de puissance non médiatisée, qui aujourd’hui encore sert, dans les universités, à mystifier une jeunesse innocente.

REMARQUE.

Si nous voulons découvrir le fond de cette hypothèse, de la Raison pratique, il nous faut en suivre la racine plus profondément encore. Nous la voyons alors naître d’une certaine doctrine, que lui-même Kant a combattue déterminément, et qui reparaît ici, comme une réminiscence d’un état d’esprit antérieur, car elle se retrouve, sous son hypothèse d’une Raison pratique, accompagnée des impératifs et de l’autonomie ; elle en fait le fond, elle est là cachée, à l’insu même de l’auteur. Cette doctrine, c’est la psychologie rationnelle, celle qui divise l’homme en deux substances tout à fait hétérogènes, le corps qui est matériel, et l’âme immatérielle. C’est Platon qui le premier proposa formellement ce dogme, et s’efforça de l’établir au rang des vérités objectives. Mais Descartes la porta à sa dernière perfection, la mit au pinacle, en lui donnant la forme la plus exacte, la précision la plus scientifique. C’est bien ce qui en mit en lumière la fausseté : Spinoza, Locke, Kant, n’eurent qu’à la montrer. Spinoza d’abord (sa philosophie est opposée, pour l’essentiel, au dualisme de son maître) : niant les deux substances de Descartes, et cela expressément, il prend pour principe premier cette proposition : « Substantia cogitans et substantia extensa una eademque est substantia, quæ jam sub hoc, jam sub ille attributo comprehenditur[31]. » Puis Locke, qui luttant contre les idées innées, fait venir toute connaissance des sens, et enseigne qu’il n’y a pas impossibilité à ce que la matière pense. Enfin Kant, dont on sait la critique de la psychologie rationnelle, telle qu’elle se trouvait dans la première édition. En face se trouvent Leibniz et Wolff, avocats de la partie accusée : et c’est à quoi Leibniz a dû cet honneur immérité, d’être comparé à celui dont il diffère tant, au grand Platon. Mais ce n’est pas le lieu d’expliquer ces choses. Or, selon cette psychologie rationnelle, l’âme était originairement et par essence un être capable de connaître, puis et par suite, doué de volonté. Dans l’exercice de ces deux pouvoirs, selon qu’elle agissait purement pour elle-même et sans rapport avec le corps, ou en vertu de sa liaison avec ce dernier, elle manifestait sa faculté de connaître et celle de vouloir sous une forme supérieure ou sous une inférieure. Sous la première, l’âme immatérielle agissait pour elle-même et sans la coopération du corps : elle était « intellectus purus », et ne considérait que des notions en rapport avec elle-même, nullement sensibles, toutes spirituelles, et des actes de volonté de même sorte ; en tout cela rien qui vînt des sens, rien qui eût son origine dans le corps[32]. Alors, elle ne connaissait que de pures abstractions, des universaux, des idées innées, des « æternæ veritates », etc. Et pareillement sa volonté n’obéissait alors qu’à des notions du même ordre et toutes spirituelles. Au contraire, la forme inférieure de la connaissance et de la volonté était l’acte de l’âme agissant avec le concours du corps et de ses organes, et dans une étroite union avec eux, comme si son activité purement spirituelle était envahie, accaparée. D’où il résultait que toute connaissance perceptive devait être obscure et embrouillée : c’était l’abstrait, le produit des concepts abstrus, que l’on trouvait clair ! Quant à la volonté lorsqu’elle était déterminée par cette connaissance subordonnée aux sens, c’était la volonté inférieure, qui d’ordinaire était mauvaise : car dans ses décisions elle était poussée par l’aiguillon des sens ; l’autre était au contraire, une volonté plus noble, guidée par la pure raison, et qui dépendait uniquement de l’âme immatérielle. Personne n’a exposé avec plus de clarté cette théorie, que le cartésien de La Forge, dans son Tractatus de mente humana, cap. XXIII : « Non nisi eadem voluntas est, quæ appellatur appetitus sensitivus, quando excitatur per judicia, quæ formantur consequenter ad perceptiones sensuum ; et quæ appetitus rationalis nominatur, quum mens judicia format de propriis suis ideis, independenter a cogitationibus sensuum confusis, quæ inclinationum ejus sunt causæ… Id, quod occcasionem dedit, ut duæ istæ diversæ voluntatis propensiones pro duobus diversis appetitibus sumerentur, est, quod sæpissime unus alteri opponatur, quia propositum, quod mens superædificat propriis suis perceptionibus, non semper consentit cum cogitationibus, quæ mentia corporis dispositione suggeruntur, per quam saepe obligatur ad aliquid volendum, dum ratio ejus eam aliud optare facit[33]. » C’est enfin en vertu d’une réminiscence de ces idées, dont Kant n’eut pas une conscience claire, que reparut chez lui la théorie de l’Autonomie de la volonté : c’était chez lui le commandement de la Raison pure et pratique, commandement qui fait loi pour tous les êtres raisonnables, en tant que tels, et pour lequel il n’y a de motifs déterminants que de l’ordre formel : à ceux-là s’opposent les motifs de l’ordre matériel, qui déterminent uniquement les appétits inférieurs, ennemis de la volonté supérieure.

D’ailleurs, toute cette doctrine, exposée pour la première fois dans un ordre systématique parfait chez Descartes, on la trouve déjà dans Aristote, où elle est assez clairement exprimée : de Anima I, 1. Même avant, Platon l’avait élaborée et esquissée dans le Phédon (Éd. des Deux Ponts, p. 188-9). — Une fois mise en système et fortifiée par Descartes, elle nous apparaît, cent ans après, enhardie, montée au pinacle, mais aussi bien plus exposée par là à la lumière, qui dissipe l’illusion. Ainsi on la trouve chez Muratori, qui ne fit que résumer l’opinion courante de son temps, Della forza della fantasia, cap. i-iv et xiii. La fantaisie dont il s’agit là, a pour fonction de construire, avec les données des sens, l’image complète du monde extérieur : elle n’est qu’un organe tout matériel, une partie du corps, du cerveau (c’est l’intellect inférieur) ; ce qui reste à l’âme immatérielle, c’est seulement la pensée, la réflexion et le raisonnement. — Mais proposée de la sorte, la chose excite le doute, et l’on devait en avoir le sentiment. Si la matière en effet est capable de construire une intuition du monde, œuvre fort compliquée, on ne conçoit pas pourquoi elle ne serait pas propre à tirer de cette intuition des abstractions, et par suite à faire tout le reste. Qu’est-ce que l’abstraction ? évidemment un abandon de toute détermination qui n’est pas nécessaire pour le but qu’on a en vue, autrement dit, des différences individuelles et spécifiques : ainsi quand, prenant le mouton, le bœuf, le cerf, le chameau, je laisse de côté ce qui est propre à chacun d’eux, et j’arrive à l’idée du ruminant ; dans cette opération, les idées perdent leur caractère intuitif, elles deviennent des notions tout abstraites, insaisissables à l’intuition, des concepts, qui pour se fixer dans l’esprit, pour devenir maniables, ont besoin d’un nom. — Mais en dépit de tout, nous voyons Kant subir encore l’action, l’influence tardive de cette vieille théorie, au moment où il établit sa raison pratique avec ses impératifs.

§ 7. — Du Principe premier de la morale de Kant.

Dans le précédent paragraphe, j’ai mis à l’épreuve les fondements particuliers de la morale de Kant : maintenant j’arrive à ce qui repose sur ce fondement, et qui y est relié étroitement, comme le sont deux tiges jumelles, au principe premier de cette morale. Il s’exprimait, on s’en souvient, en ces termes : « Agis uniquement d’après une maxime telle, que tu puisses vouloir, au même moment, la voir érigée en loi universelle, valable pour tout être raisonnable. » — D’abord, le procédé est étrange, quand une personne vous demande (c’est là l’hypothèse) une loi indiquant ce qu’elle doit faire et ne pas faire, de lui donner pour réponse qu’elle ait à en chercher d’abord une qui fixe à tout être ce qu’il doit faire et ne pas faire : mais laissons cela. Tenons-nous en à un simple fait : cette règle première, posée par Kant, n’est évidemment pas encore le principe suprême de la morale : c’est purement une règle pour le trouver, une indication du lieu où il faut le chercher ; ce n’est pas encore de l’argent comptant, mais c’est un mandat solide. Et maintenant, qui est l’individu chargé de nous le réaliser ? c’est, pour dire du premier coup la vérité, un caissier à qui on ne s’attendait guère : — tout simplement l’Égoïsme ; cela, je vais le prouver clairement, et sans retard.

Mettons que la maxime, à propos de laquelle je peux vouloir que tous la suivent dans leurs actes, mettons qu’elle soit elle-même le vrai principe de la morale. Ce que je peux vouloir, voilà la formule à suivre pour négocier mon mandat. Mais proprement, quelles choses puis-je vouloir, et quelles non ? Visiblement, pour déterminer ce que je peux vouloir, au sens dont il s’agit, j’ai besoin d’une règle nouvelle : quand je l’aurai, je tiendrai la clé de la précédente, mais pas avant : c’est comme l’ordre de payer dont on revêt un mandat déjà signé. Or où trouver cette règle-là ? — Nulle part ailleurs que dans mon égoïsme, dans cette règle, la plus facile à voir, qui s’offre toujours à nous, cette règle primitive et comme vivante de tous nos actes de volonté, et qui a sur tous les principes de morale au moins un avantage, le jus primi occupantis[34]. — Et en effet, voyez la règle suprême de Kant, celle qui nous guide dans la recherche du principe moral proprement dit : elle suppose perpétuellement, elle sous-entend que, pour vouloir une chose, il faut que cette chose soit ce qui m’arrange le mieux. Quand je pose une maxime que tous, en général, doivent suivre, nécessairement je ne peux pas me regarder comme toujours actif, mais je prévois que je serai à l’occasion et parfois, passif : c’est en prenant les choses de ce biais, que mon égoïsme se décide en faveur de la justice et de la charité. Non pas qu’il ait du plaisir à exercer ces vertus ; mais il en a à éprouver leurs effets ; avec l’avare, qui sort d’un sermon sur la bienfaisance, il s’écrie :

Que de profondeur ! que de beauté !
J’ai bien envie de me faire mendiant !

Ainsi, pour se servir de la formule où Kant enferme le principe suprême de la morale, il faut encore et de toute nécessité cette clé : lui-même ne peut s’empêcher de l’y joindre. Seulement, il ne la donne pas sur-le-champ après avoir proposé la règle, de peur de nous choquer : c’est seulement à une distance décente de là, et en l’enveloppant mieux dans le texte, afin qu’elle ne saute pas aux yeux. Alors en dépit de tant d’apprêts magnifiques, c’est proprement l’égoïsme qui a priori s’assied sur le siège du juge, et mène la balance ; alors aussi, quand, considérant le rôle passif où le sujet peut se trouver réduit éventuellement, il a rendu son arrêt, la loi se trouve valoir également pour le cas contraire. Ainsi p. 19, R. 24 : « je ne peux vouloir que, de mentir, ce soit une loi universelle : car alors on ne me croirait plus, ou bien on me paierait en même monnaie. » Voici ce qu’il dit p. 56, R. 60 à propos de la maxime de l’insensibilité : « Une volonté, qui prendrait pareille décision, se contredirait elle-même, car il peut s’offrir telles occasions, où elle-même aura besoin de l’affection et de la compassion d’autrui, et alors en établissant elle-même une semblable loi de la nature, elle se sera enlevé tout espoir d’obtenir cette aide, qu’elle souhaite. » — De même dans la Critique de la Raison pratique, Ire partie, Ier vol., chap. ii, p. 123, R. 192 : « Supposons un ordre des choses où chacun verrait la souffrance d’autrui avec indifférence, et mettons que tu en fasses partie : te trouverais-tu alors bien d’accord avec ta propre volonté ? » — « Quam temere in nosmet legem sancimus iniquam[35] ! » répondrais-je. Ces passages suffisent à nous éclairer sur le sens où il faut prendre le « je peux vouloir » dans la formule kantienne du principe de la morale. Mais nulle part cet aspect, qui est le vrai, du principe de la morale selon Kant, n’a été mieux mis en lumière que dans les Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 30 : « En effet, chacun désire qu’on lui vienne en aide. Or si un homme laissait voir que sa maxime est, de ne pas vouloir aider les autres, alors chacun serait autorisé, à lui refuser tout secours. Ainsi la maxime de l’égoïste combat contre elle-même. » Autorisé, dit-il, autorisé ! Ainsi, voilà exprimée, aussi clairement qu’elle ait jamais pu l’être, la thèse, que l’obligation morale repose purement et simplement sur une réciprocité supposée, qu’ainsi elle est tout égoïste, qu’elle reçoit de l’égoïsme son commentaire : car c’est lui qui sagement, et sous la réserve d’un traitement réciproque, s’accorde à un compromis. S’il s’agissait d’établir le principe de la société, ce peu pourrait suffire : mais pour le principe de la morale, non pas. Quand donc nous lisons dans le Fondement de la Métaphysique des mœurs, p. 81, R. 67 : « Ce principe : agis toujours selon une maxime que tu puisses au même moment consentir à voir érigée en loi universelle, — est le seul sous lequel une volonté ne peut jamais se trouver en opposition avec elle-même ; » entendons par ce mot d’opposition, que si une volonté édictait la maxime de l’injustice et de l’insensibilité, plus tard, lorsqu’à l’occasion elle aurait le rôle passif, elle évoquerait son édit, et ainsi se contredirait elle-même.

Après ces explications, une chose est bien claire : c’est que la règle première selon Kant n’est pas, comme il ne cesse de le répéter, un impératif catégorique, mais bien en réalité un impératif hypothétique : car il est au fond toujours subordonné à une condition sous-entendue : la loi qu’il s’agit de m’imposer comme agent, devient, puisque je l’élève au rang de la loi universelle, valable aussi pour moi comme patient, et c’est sous cette condition, comme patient éventuel, que je ne puis consentir absolument à l’injustice et à l’insensibilité. Mais que cette condition cesse d’être remplie, que je vienne, par confiance, je suppose, en ma supériorité physique et morale, à me persuader que je serai toujours agent, jamais patient ; qu’ensuite j’aie à faire choix d’une maxime universellement applicable ; eh bien ! s’il était admis qu’il n’y a pas d’autre fondement de la morale, et que celui de Kant fût le seul, je pourrais fort bien alors consentir à faire de l’injustice et de l’insensibilité une maxime générale, et ainsi à régler la marche du monde.

 upon the simple plan,
That they should take, who have the power,
And they should keep, who can[36].

Wordsworth.

Ainsi, second défaut du principe premier de la morale selon Kant, à joindre à celui dont j’ai parlé dans le paragraphe précédent : outre qu’il manque de base, il est au fond, dans son essence, en vain Kant affirme le contraire, hypothétique ; en effet, il s’appuie sur le pur égoïsme ; l’indication qu’il nous fournit, l’égoïsme seul en donne le commentaire. De plus, considérons-le comme formule : il n’est qu’une périphrase, une expression déguisée, figurée, pour signifier la règle bien connue : « Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris » : il suffit de répéter deux fois cette règle, la seconde en supprimant les négations, d’en corriger ainsi le vice, qui est de comprendre les devoirs de justice et non ceux de charité. Car évidemment c’est là la maxime, la seule que je puisse vouloir (cela bien entendu en considération des cas possibles où je serais le patient, et par égoïsme) voir obéie de tous. Or, cette règle, « quod tibi fieri, etc. » n’est elle-même après tout qu’une forme détournée, ou si l’on veut, elle constitue les prémisses, d’une autre proposition, de celle dans laquelle j’ai montré l’expression la plus simple et la plus pure de la conduite morale, telle que tous les systèmes s’accordent à nous la prescrire. « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva. » Celle-ci est et demeure le véritable fond de toute morale. Mais sur quoi repose-t-elle ? d’où tire-t-elle sa force ? Voilà toujours le vieux, le difficile problème, celui qui aujourd’hui encore vient s’offrir à nous. Car de l’autre côté se tient l’égoïsme qui d’une voix forte nous crie : « Neminem juva, imo omnes, si forte conducit, læde[37]. » Et même la méchanceté y ajoute cette variante : « Imo omnes, quantum potes, læde[38]. » À cet égoïsme, et à sa compagne la méchanceté, il s’agit d’opposer un champion vigoureux, et qui soit leur maître : voilà le problème que se pose toute morale. — Heic Rhodus, heic salta[39] !

Kant s’imagine, p. 57, R. 60, justifier le principe qu’il propose pour la morale, par ce procédé : il prend la division des devoirs, si antique et qui assurément a sa raison d’être dans l’essence de la moralité, en devoirs de justice (qu’on nomme aussi devoirs parfaits, absolus, étroits), et devoirs de pure vertu (autrement dits devoirs imparfaits, larges, méritoires, et mieux encore, devoirs de charité) ; et il entreprend de la déduire de son principe. Mais la tentative tourne nécessairement, et visiblement, si mal, qu’elle devient un argument puissant contre le principe proposé. Suivant lui, les devoirs de justice devraient résulter d’une maxime dont le contraire, érigé en loi universelle de la nature, ne saurait même être conçu sans contradiction ; les devoirs de charité, au contraire, d’une maxime dont on peut bien concevoir la contradictoire, même érigée en loi de la nature, mais sans qu’on puisse vouloir une telle loi. — Maintenant, je prie le lecteur d’y songer, la maxime de l’injustice, le règne de la force substitue à celui du droit, bien loin qu’on ne puisse même la concevoir, se trouve être en fait, en réalité, la loi même qui gouverne la nature, et cela non pas dans le seul règne animal, mais aussi parmi les hommes : chez les peuples civilisés, on a essayé, par l’organisation de la société, d’en arrêter les conséquences fâcheuses ; mais à la première occasion, en quelque lieu, en quelque temps qu’elle se présente, dès que l’obstacle est supprimé ou tourné, la loi de nature reprend ses droits. Au reste, elle continue à régner sur les relations de peuple à peuple : et quant au jargon, tout plein du mot de justice, qui est d’usage entre eux, c’est là, chacun le sait, pure affaire de chancellerie, de style diplomatique ; ce qui décide de tout, c’est la force dans sa rudesse. Sans doute aussi, une justice toute spontanée se fait jour, et à coup sûr, à l’aide de ces lois : mais pareil fait n’est jamais qu’une exception. En outre, Kant, voulant nous donner d’abord, avant cette division des devoirs, des exemples, cite en première ligne (p. 53, R. 48) parmi les devoirs de justice, le prétendu devoir de l’agent envers lui-même, de ne pas mettre fin à sa vie volontairement pour cette raison que les maux l’emportent, en ce qui le touche, sur les biens. Donc, cette maxime, on ne pourra même concevoir qu’elle fût érigée en loi générale de la nature. Or, comme la force publique ici ne peut intervenir, je dis que cette maxime, ne rencontrant pas d’obstacle, se révèle en fait comme la loi même de la nature. Car c’est bien certainement là une loi générale : l’homme, en fait, recourt au suicide, dès que chez lui l’instinct inné, et si merveilleusement fort, de la conservation, est décidément vaincu par la grandeur des maux : c’est là ce qu’on observe tous les jours. Mais y a-t-il une seule pensée capable de le retenir, de faire ce que cette peur de la mort, si naturelle, si puissante chez tout être vivant, n’a pu faire ? une pensée plus forte que cette peur ? ce serait se hasarder beaucoup que de le supposer : d’autant qu’on le voit assez, les moralistes ne savent encore pas nous la faire connaître nettement. En tout cas, les arguments de l’espèce de ceux qu’à cette occasion Kant propose contre le suicide, p. 53, R. 48, et aussi p. 67, R. 57, n’ont pas délivré, fût-ce un instant, un seul de ceux que la mort tente, du dégoût de la vie. C’est ainsi qu’en l’honneur de la division des devoirs telle qu’elle se déduit du principe de la morale selon Kant, une loi indiscutable, réelle, et dont les manifestations sont journalières, se trouve transformée en une chose qu’on ne saurait même concevoir sans contradiction ! — Je l’avoue, ce n’est pas sans satisfaction qu’ici je jette en avant un regard vers la partie suivante de mon écrit, où j’exposerai comment je fonde la morale, comment de là, sans aucune difficulté, je tire la division des devoirs en devoirs de respect et devoirs d’affection (ou mieux, de justice et d’humanité), grâce à un principe de classification puisé dans la nature des choses, et qui nous fournit une ligne de séparation toute tracée : en somme, c’est ma façon d’établir la morale qui se trouve justifiée par les raisons mêmes auxquelles Kant s’adresse, avec des prétentions mal fondées, pour justifier la sienne.

§ 8. — Les formes dérivées du principe premier de la morale selon Kant.

Kant a, comme on sait, donné une seconde formule du principe premier de sa morale : cette fois, ce n’est plus, comme tout à l’heure, une formule détournée, une indication de la manière dont il faut le chercher, c’est une expression directe. Il commence, dès la page 63, R. 55, à préparer le terrain, à l’aide d’une définition très étrange, ambiguë, disons mieux, peu loyale[40], de ces deux idées : fin et moyen ; alors qu’il serait si simple de définir ainsi : la fin est le motif direct d’un acte de volonté ; le moyen en est le motif indirect (simplex sigillum veri[41]). Mais lui, à la faveur de ses étonnantes définitions, sournoisement il parvient jusqu’à cette proposition : « L’homme, et en général tout être raisonnable, est une fin en soi. » — Ici, je dois faire cette simple remarque que « d’être une fin en soi », c’est une chose inconcevable, une contradictio in adjecto. Être une fin, c’est être l’objet d’une volonté. On ne peut donc être une fin que par rapport à une volonté, c’est d’elle qu’on est la fin, c’est-à-dire, d’après ce qui précède, le motif direct. C’est dans cette position relative que l’idée de fin a un sens ; tirez-la de là, elle perd sa signification. Or ce caractère relatif exclut nécessairement toute idée de « en soi ». « Fin en soi », autant vaut dire : « Ami en soi, — Ennemi en soi, — Oncle en soi, — Nord ou Est en soi, — Dessus ou dessous en soi », etc. Maintenant pour aller au fond, cette idée de « fin en soi », soulève la même objection que celle du « devoir absolu » : une même pensée cachée, bien plus inconsciente, se trouve sous l’une et l’autre : c’est la pensée théologique. — La notion de « valeur absolue » ne vaut pas mieux : c’est à cette prétendue, à cette inconcevable « fin en soi », que cette valeur appartiendrait. Mais ici encore, pas de grâce : il faut que j’imprime sur cette idée la marque : contradictio in adjecto. Toute valeur est une grandeur mesurable, et par suite sujette à un double rapport : elle est relative, en ce qu’elle s’applique à un objet ; et elle est comparative, en ce qu’elle résulte d’une comparaison entre cet objet et un autre. Hors de ces deux rapports, le terme de valeur n’a plus ni portée ni sens. Ce sont là des choses trop claires pour qu’on insiste plus sur cette analyse. — Mais si ces deux définitions offensent la logique, voici qui offense la morale : c’est cette proposition (p. 65, R. 56), que les êtres sans raison (les bêtes par conséquent) sont des choses, doivent être traités comme des moyens qui ne sont pas en même temps des fins. D’accord en ce point avec lui-même, l’auteur, dans les Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 16, dit expressément ceci : « L’homme ne saurait avoir d’obligation envers aucun être autre que l’homme ; » et § 17 : « La cruauté envers les bêtes est la violation d’un devoir de l’homme envers lui-même : elle émousse en l’homme la pitié pour les douleurs des bêtes, et par là affaiblit une disposition naturelle, de celles qui concourent le plus à l’accomplissement du devoir envers les autres hommes. » — Si donc l’homme doit compatir aux souffrances des bêtes, c’est pour s’exercer ; nous nous habituons sur elles, comme in anima vili, à éprouver la compassion envers nos semblables. Et moi, d’accord avec toute l’Asie, celle qui n’a pas été atteinte par l’Islam (c’est-à-dire par le judaïsme), je dis que de telles pensées sont odieuses et abominables. Ici encore on voit à plein ce que j’ai déjà montré, que cette morale philosophique n’est bien qu’une morale de théologiens, mais déguisée ; qu’elle est toute dépendante de la Bible. Comme la morale chrétienne (je reviendrai sur ce point) n’a pas un regard pour les animaux, dans la morale des philosophes aussi ils demeurent hors la loi : de simples « choses », des moyens bons à tout emploi, un je ne sais quoi, fait pour être disséqué vif, chassé à courre, sacrifié en des combats de taureaux et en des courses, fouetté à mort au timon d’un chariot de pierres qui ne veut pas s’ébranler. Fi ! la morale de Parias, de Tschandalas, et de Mlekhas[42] ! qui méconnaît l’éternelle essence, présente en tout ce qui a vie, l’essence qui, dans tout œil ouvert à la lumière du soleil, resplendit comme dans une profondeur pleine de révélations. Cette morale, elle, ne connaît, ne peut voir qu’une seule espèce, celle qui proprement possède toute valeur, dont le caractère est la raison, et cette raison est la condition sous laquelle seule un être peut devenir un objet de respect moral.

C’est par ce chemin scabreux, « per fas et nefas », qu’enfin Kant arrive à la seconde formule du principe essentiel de son éthique : « Agis de manière à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours comme étant, elle aussi, une fin, jamais comme un pur moyen. » C’est prendre un tour bien compliqué et cherché de bien loin, pour dire : « Aie égard non pas à toi seul, mais aussi aux autres » ; formule qui elle-même n’est qu’une expression détournée de la proposition : « Quod tibit fieri non vis, alteri ne feceris » ; ne l’oublions pas, celle-ci ne fait que fournir les prémisses pour cette conclusion, le but véritable et commun de toute morale : « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva. » Or, en cette proposition, comme partout, la vérité est d’autant plus visible qu’elle est plus nue. — Toute l’utilité de cette seconde formule de la morale de Kant, c’est qu’il y peut enfermer, à bon escient, mais non sans peine, les prétendus devoirs envers soi-même.

Une autre objection à faire à cette formule, c’est que le coupable, quand on va l’exécuter, se voit traité, avec raison et justice pourtant, comme un simple moyen, et nullement comme une fin : c’est en effet le seul procédé possible pour conserver à la loi, qu’on accomplit ainsi, la force dont elle a besoin pour effrayer : ce qui est le but unique en pareille occasion.

Maintenant, si cette seconde formule de Kant ne nous avance en rien pour l’établissement de la morale, s’il est impossible d’y voir l’expression complète et directe des préceptes de cette morale, le principe suprême, elle a toutefois un mérite : elle nous offre un apperçu[43] digne d’un fin moraliste, elle nous apprend à reconnaître l’égoïsme à un trait des plus caractéristiques : il vaut la peine qu’on y insiste ici. Cet égoïsme dont nous avons chacun un trésor, et que nous avons imaginé (car toute la politesse est là) de cacher comme notre partie honteuse[44], fait saillie en dépit de tous les voiles dont on le couvre, et se révèle par notre empressement instinctif à rechercher, en tout objet qui s’offre à nous, un moyen propre à nous conduire à nos fins : car des fins, nous n’en manquons jamais. À peine faisons-nous une connaissance, notre première pensée d’ordinaire est pour nous demander si elle pourra nous servir en quelque chose : si elle ne le peut en rien, alors pour la plupart des hommes, et dès qu’ils ont leur avis fait là-dessus, elle-même n’est plus qu’un rien. Un air de chercher en chacun des autres hommes un moyen pour en venir à nos fins, un instrument, voilà l’expression naturelle qui se lit dans tout regard humain : l’instrument aura-t-il à souffrir plus ou moins de l’emploi que nous en ferons ? C’est là une pensée qui ne nous vient que bien après, quand elle nous vient. Et, en cela, nous jugeons des pensées d’autrui d’après les nôtres ; cela se voit à bien des signes : ainsi, quand nous demandons à un homme un renseignement, un conseil, nous perdons toute confiance en ses avis, pour peu que nous lui découvrions quelque intérêt, prochain ou éloigné, dans l’affaire. Aussitôt nous supposons qu’il se servirait de nous pour ses fins, et qu’il nous conseillerait non d’après ce qu’il voit, mais d’après ce qu’il veut : il a beau avoir la vue claire et un intérêt insignifiant, il n’importe. Car, nous ne le savons que trop, une ligne cube de désir pèse plus qu’un pouce cube de savoir. Et de l’autre côté, quand nous demandons : « Que dois-je faire ? » bien souvent il ne viendra à l’esprit de notre donneur d’avis qu’une chose, c’est à savoir, ce que nous devrions faire pour concourir à ses fins à lui : et là-dessus, sans seulement penser à nos fins à nous, il répondra presque machinalement : sa volonté lui aura dicté immédiatement la réponse, avant que la question ait pu pénétrer jusqu’au tribunal du bon sens proprement dit ; il cherche donc à nous mener comme il convient pour ses desseins, sans même en avoir conscience : bien plus, il se figure parler d’après ce qu’il voit, au moment où il parle selon ce qu’il veut ; c’est à ce point, qu’il peut aller jusqu’à mentir, au pied de la lettre, sans s’en apercevoir. Tant la volonté est toute-puissante sur l’intelligence. Aussi, veut-on savoir si un homme parle d’après ce qu’il sait ou d’après ce qu’il désire ? Il ne faut pas s’en remettre au témoignage de sa conscience à lui : c’est à son intérêt que d’ordinaire il faut regarder. Prenons un autre exemple : imaginons un homme serré de près par ses ennemis, dans les angoisses suprêmes ; il rencontre un marchand ambulant ; il lui demande s’il sait un chemin de traverse : rien d’étonnant si ce marchand lui réplique : « N’avez-vous rien à m’acheter ? » — Certes on ne peut dire qu’il en soit toujours ainsi : il arrive presque à tout homme de prendre part directement au bonheur et au malheur d’autrui, et, pour parler comme Kant, de voir en autrui une fin et non un moyen. Cependant c’est là une pensée plus ou moins familière ou étrangère à chacun, de traiter les autres, non plus ainsi qu’à l’ordinaire comme des moyens, mais comme des fins : et de là les grandes différences que l’on trouve, en morale, entre les divers caractères. Maintenant, d’où dépendent ces faits ? le savoir, ce serait connaître le fondement vrai de l’éthique, celui que je chercherai dans la partie suivante de cet écrit.

Ainsi Kant, dans la seconde formule, nous a signalé l’égoïsme et son contraire, à l’aide d’un trait des plus caractéristiques ; c’est là un point brillant dans son œuvre ; et je l’ai mis en évidence d’autant plus volontiers que, désormais, je ne pourrai pas laisser grand’chose debout de tous les fondements de son éthique.

Kant a donné à son principe de morale une troisième et dernière forme : c’est l’Autonomie de la volonté : « La volonté de tout être raisonnable est une législatrice universelle pour tous les êtres raisonnables. » Sans doute, c’est ce qui résulte de la première formule. Mais de celle-ci, voici ce qui suit (voir pour s’en éclairer p. 71, R. 60) : le caractère spécifique propre de l’impératif catégorique, c’est que la volonté, en se déterminant par devoir, abdique tout intérêt.

Du coup, tous les principes moraux antérieurs sont ruinés, « car à toute action ils donnent pour principe en guise de joug ou d’aiguillon, un intérêt, que cet intérêt d’ailleurs soit propre à l’agent, ou étranger. » (p. 73, R. 62) (Ou étranger, notez bien ce point). Au contraire une volonté qui agit en législatrice universelle commande au nom du devoir, et commande des actes qui n’ont rien à voir avec l’intérêt. Réfléchissez d’abord à ce que cela peut bien signifier : rien de moins qu’un acte de volonté sans motif, un effet sans cause. Intérêt et motif sont deux termes identiques : l’intérêt, n’est-ce pas « quod mea interest », ce qui m’est avantageux ? Et n’est-ce pas là ce qui, en toute occasion, excite, met en jeu, ma volonté ? Qu’est-ce dès lors qu’un intérêt, sinon l’action d’un motif sur la volonté ? Là où il y a un motif pour mettre en jeu la volonté, il y a un intérêt ; et s’il n’y a pas de motif, elle ne peut pas plus agir, qu’une pierre ne peut, sans être poussée ni tirée, changer de place. Ce sont là choses qu’on n’a pas besoin de démontrer à un lecteur instruit. Or il s’ensuit que, nulle action ne pouvant se passer d’un motif, toute action suppose un intérêt. Kant, lui, pose une seconde espèce, et toute nouvelle, d’actions : celles qui se produisent sans intérêt, c’est-à-dire sans motif. Et ces actions, il faudrait que ce fussent celles qu’inspirent la justice et la charité ! Pour renverser tout ce monstrueux échafaudage, il suffit de réduire les idées à leur sens propre, que l’on masque en jouant sur le mot intérêt. — Kant n’en célèbre pas moins (p. 74 ss. ; R. 62) le triomphe de sa doctrine de l’autonomie : il nous crée une utopie, séjour de la moralité, sous le nom de Royaume des Fins : il est peuplé de pures essences raisonnables, in abstracto, qui toutes et chacune veulent perpétuellement, sans vouloir aucun objet quelconque (en d’autres termes, sans intérêt) : elles veulent une seule chose : à savoir que toutes les volontés suivent une même maxime (celle de l’autonomie), « Difficile est, satiram non scribere[45] ».

Mais, à part cet inoffensif petit royaume des fins, qu’on peut laisser en paix, à cause de sa parfaite innocence, il est d’autres conséquences, et plus graves, que Kant tire de son autonomie de la volonté, à savoir le concept de la dignité de l’homme. Sa dignité repose en effet entièrement sur son autonomie, elle consiste en ce que la loi qu’il doit suivre, il se l’est donnée lui-même, il est avec elle dans le même rapport que dans un état constitutionnel les citoyens avec la leur.

On peut voir dans cette théorie un pur ornement du système moral de Kant. Seulement cette expression, « la dignité de l’homme », une fois employée par Kant, a servi ensuite de schiboleth à tous les faiseurs de morale sans idée ni but ; ils ont dissimulé à l’aide de ce mot imposant : « la dignité de l’homme », leur impuissance à fournir un fondement réel, ou du moins plausible, pour la morale, comptant sagement que leur lecteur se voyant attribuer à lui aussi cette dignité, se contenterait à ce prix[46]. Pourtant, ce concept, examinons-le de plus près, et éprouvons-le en le rapportant à la réalité. — Kant (p. 79, R. 66) définit la dignité « une valeur absolue et incomparable ». Cette façon de s’expliquer a si grand air, qu’elle en impose : on n’ose guère s’approcher pour considérer de près la proposition ; alors pourtant, on verrait qu’il y a là une hyperbole creuse, sans plus ; au dedans se cache comme un ver rongeur, la contradictio in adjecto. Toute valeur résulte de l’appréciation d’une chose par comparaison avec une autre ; elle comporte donc une comparaison, une relation, et ce caractère d’être relative fait l’essence même de toute valeur. Déjà les Stoïciens (selon Diog. Laert. VII, 106[47]) disaient fort bien : τὴν δὲ ἀξίαν εἶναι, ἀμοιβὴν δοκιμαστοῦ, ἣν ἂν ὁ ἔμπειρος τῶν πραγμάτων τάξῃ · ὅμοιον εἰπεῖν, ἀμείβεσθαι πυροὺς πρὸς τὰς σὺν ἡμιόνῳ κριθάς. (La valeur, selon eux, c’était le prix d’un objet digne d’estime, tel que le fixerait un homme compétent ; ainsi quand on échange du froment contre de l’orge plus un mulet). Une valeur comparable, inconditionnée, absolue, comme doit être la dignité, est donc, ainsi que mainte chose en philosophie, un assemblage de mots, dont il s’agirait de faire une pensée, mais qu’on ne peut nullement penser, non plus que le nombre le plus grand, ni l’espace le plus vaste.

« Doch eben wo Begriffe fehlen,
Da stellt ein Wort zu rechter Zeit sich ein[48]. »

C’est ce qui est arrivé pour la « dignité de l’homme », un mot qui s’est offert bien à point ; grâce à lui, toutes ces morales, qui touchent à toutes les sortes de devoirs et à toutes les questions de la casuistique, ont trouvé sur quoi s’établir ; maintenant, de là, elles prêcheront à leur aise.

À la fin de son exposition (p. 124, R. 97) Kant disait : « Comment maintenant la Raison pure, sans aucun des principes d’action qu’on pourrait emprunter d’ailleurs, peut-elle par elle-même être pratique ? en d’autres termes, comment ce simple principe, l’aptitude de toutes les maximes de cette raison à être érigées en lois universelles, sans intervention d’aucun objet de la volonté capable de nous inspirer d’abord un intérêt quelconque, peut-il à lui seul constituer un principe d’action, et inspirer un intérêt digne d’être nommé purement moral ? autrement dit, comment une pure Raison peut-elle être pratique ? — D’expliquer ce mystère, c’est ce qui dépasse la Raison humaine ; le tenter, c’est perdre son temps et sa peine. » — Maintenant, quand on nous affirme l’existence d’une chose, et que cette chose est de celles dont on ne peut concevoir comment elles sont possibles, nous devons nous attendre à ce qu’on nous en démontre par des faits la réalité. Mais l’impératif catégorique de la Raison pratique, on nous le dit expressément, ne doit pas être pris comme un fait de conscience, ni être établi en aucune autre manière sur l’expérience. Tout au contraire on nous avertit, et assez souvent, qu’il ne faut point le chercher par la voie de l’anthropologie empirique (ainsi, préface p. vi, R. 5 ; et p. 59-60, R. 52). En outre, on nous donne à plusieurs reprises (ainsi p. 48, R. 44) cette assurance, « qu’on ne peut s’en remettre à un exemple, ni par suite à l’expérience, pour savoir s’il existe un tel impératif. » Et celle-ci, p. 49, R. 45 : « que la réalité de l’impératif catégorique n’est pas une donnée fournie par l’expérience. » — Quand on rapproche ces passages, on se prend à soupçonner que peut-être Kant a mystifié ses lecteurs. Toutefois, de telles façons sans doute, avec le public qui aujourd’hui en Allemagne s’occupe de philosophie, seraient très-permises et tout à fait en situation ; mais du temps de Kant, ce public ne s’était pas fait connaître comme depuis : d’ailleurs l’éthique était bien le dernier sujet auquel on eût pensé pour en faire une matière à plaisanterie. Il faut donc nous en tenir à cette conviction : qu’une chose dont on ne peut ni concevoir la possibilité, ni démontrer la réalité, n’a rien pour nous faire croire à son existence. — Maintenant nous pouvons bien, par un jeu d’imagination, construire, nous représenter un homme dont l’âme serait possédée de ce démon, le devoir absolu, lequel ne parlerait que par impératifs catégoriques, et prétendrait gouverner tous ses actes, en dépit de ses penchants et de ses désirs. Mais rien n’est plus éloigné de ressembler à la véritable nature humaine et à ce qui se passe au dedans de nous : nous ne voyons là qu’une machine pour remplacer la morale des théologiens, et qui la remplace à peu près comme une jambe de bois remplace une vraie jambe.

Telle est donc notre conclusion : la morale de Kant, comme celles qui l’ont précédée, n’a aucune base sûre. Elle n’est, je l’ai fait voir dès le début, en en critiquant la forme impérative, elle n’est au fond que la morale des théologiens, mais prise à rebours, et déguisée sous des formules abstraites et en apparence découvertes a priori. Ce qui devait rendre le déguisement plus réussi et donner encore davantage le change, c’est qu’en tout cela, Kant, on n’en peut douter, se faisait illusion à lui-même : il se figurait vraiment que ces idées de commandement et de loi, dont tout le sens évidemment se tire de la morale des théologiens, il pouvait les établir en dehors de toute théologie, et les fonder sur la pure connaissance a priori : quand au contraire, je l’ai assez prouvé, ces idées-là chez lui manquent de tout appui réel et flottent en l’air. Entre ses mains même, à la fin, on voit tomber le masque de la morale théologique, quand apparaissent la théorie du souverain bien, les postulats de la Raison pratique, et en dernier lieu, la théologie morale. Mais tant de signes n’ont pu l’éclairer, ni lui, ni le public, sur le vrai rapport des choses : au contraire, tous se réjouissaient de voir rétablis grâce à la morale (dans un sens tout idéal et pour un but tout pratique, n’importe) tous ces articles de foi. Eux, en toute sincérité, prenaient la conséquence pour le principe et le principe pour la conséquence, sans voir que dans cette morale, ces prétendues conséquences étaient au fond admises d’avance, à titre de principes, bien que secrets et dissimulés.

Qu’on me permette de terminer cette étude sévère et pénible même pour le lecteur, par une comparaison plus gaie, frivole même ; cela nous déridera : Kant, avec son talent de se mystifier lui-même, me fait songer à un homme qui va dans un bal travesti, qui y passe sa soirée à faire la cour à une beauté masquée et qui pense faire une conquête : elle à la fin se démasque, se fait reconnaître : c’est sa femme.

§ 9. — La théorie de la conscience dans Kant.

La prétendue Raison pratique, avec son impératif catégorique, est évidemment une très-proche parente de la conscience, en dépit de cette première et essentielle différence qui est entre elles, que l’impératif catégorique, étant un commandement, se prononce nécessairement avant l’acte, et la conscience, dans la rigueur, prononce seulement après. Si elle peut parler avant, c’est tout au plus d’une façon indirecte : cela grâce à la réflexion qui lui présente le souvenir de cas antérieurs, où des actes semblables à celui dont il s’agit ont excité la désapprobation de la conscience. Ainsi s’explique, à mon sens, l’étymologie du mot conscience : il n’y a de conscient que le fait authentique[49]. Ainsi, chez tout homme, même le meilleur, s’élèvent des sentiments, qu’excitent des causes extérieures, ou bien, à l’occasion d’un trouble intérieur, des pensées et des désirs impurs, bas, mauvais : mais en bonne morale, il n’en est pas responsable, et sa conscience n’en est pas chargée. Tout cela montre de quoi est capable l’homme en général, mais non pas lui. Chez lui, il y a des motifs différents qui s’opposent à ceux-là ; sans doute ils ne se sont pas présentés en ce même instant ; mais les autres n’en sont pas moins incapables de se manifester par des actes : ils sont comme une minorité impuissante dans une assemblée délibérante. C’est par nos actes seulement et par expérience que nous apprenons à nous connaître, nous et les autres ; et les actes seuls pèsent sur notre conscience. Seuls ils ne sont pas problématiques, comme les pensées, mais au contraire certains (gewiss), ils sont là, désormais impossibles à changer, ils ne sont pas simplement objets de pensée, mais bien de conscience (Gewissen). De même en latin, le mot conscientia : c’est le « conscire sibi, pallescere culpa[50] » dont parle Horace. Telle encore la συνείδησις[51]. C’est la science que l’homme a de ce qu’il a fait. En second lieu, la conscience emprunte toute sa matière à l’expérience : ce qui est impossible au prétendu impératif catégorique, car il est purement a priori. Néanmoins, j’ose croire que la théorie de la conscience selon Kant jettera encore quelque lumière sur cet impératif de son invention. Cette théorie, il l’expose surtout au § 13 des Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu ; dans l’examen qui va suivre, je supposerai que le lecteur a sous les yeux ces quelques pages.

Cette interprétation de la conscience par Kant est vraiment imposante : le lecteur, frappé de respect et de crainte, reste muet, et n’oserait guère élever la voix ; d’autant qu’il a à redouter, s’il fait quelque objection d’ordre théorique, de la voir reçue comme une attaque dirigée sur le terrain de la pratique ; si bien qu’à récuser l’exactitude de la théorie de Kant, on risque de passer pour un homme sans conscience. Mais pour si peu je n’oublierai pas qu’il s’agit ici de théorie, non de pratique, qu’on a mis hors de cause la prédication morale, et que ma tâche, c’est d’examiner scrupuleusement les bases dernières de l’éthique.

En premier lieu Kant ne cesse d’employer des mots latins, des termes de droit ; et pourtant il n’en est guère, ce semble, de moins convenables pour rendre les mouvements les plus secrets du cœur humain. Il reste toutefois fidèle à ce langage et à ces façons de parler juridiques, d’un bout à l’autre : on croirait que c’est là la forme essentielle au sujet. C’est ainsi qu’il installe dans notre for intérieur un tribunal, avec procès, juge, accusateur, avocat et arrêt. Si ces choses se passaient en nous, comme le donne à penser Kant, il n’y aurait point d’homme, je ne dis pas assez méchant, mais assez stupide, pour braver la conscience. Tout cet appareil surnaturel, étrange, déployé, dans notre conscience intime, cette Sainte-Vehme masquée, siégeant dans les mystérieuses ténèbres de notre for intérieur, tout cela imprimerait à chacun une terreur, une religieuse épouvante, et suffirait à nous détourner d’avantages peu durables, passagers, qu’il nous faudrait goûter malgré la défense, et sous les menaces de cette puissance surnaturelle, si voisine de nous, si clairement manifestée, si redoutable. — Or, la réalité, la voici : en général la conscience n’a qu’un pouvoir bien faible, tellement que tous les peuples ont songé à lui donner pour aide, et parfois même pour remplaçante, la religion. Et d’ailleurs si la conscience était ce qu’on dit, jamais il ne serait venu à l’esprit de la Société Royale, de proposer la précédente question.

Mais considérons de plus près l’exposition de Kant : cette majesté imposante, il y arrive en représentant l’acte de l’homme qui se juge, sous une forme qu’il nous donne pour propre et essentielle à cet acte, et qui ne l’est nullement : on peut, il est vrai, se le représenter ainsi, mais on en peut faire autant pour toute autre méditation, même étrangère à l’idée morale, touchant ce que nous avons fait et que nous aurions pu faire autrement. Sans parler de la conscience évidemment faussée, artificielle, que produisent en nous les superstitions, et par exemple de celle de l’Hindou, qui lui reproche d’avoir été l’occasion de la mort d’une vache, ou de celle du Juif, qui lui rappelle telle pipe, fumée à la maison en un jour de Sabbath, et qui parfois peut s’exprimer ainsi, par accusation, plaidoirie, arrêt ; — bien souvent, quand on s’examine, sans aucune préoccupation morale, ou même avec une préoccupation plutôt immorale, l’examen peut aisément prendre cette forme-là. Ainsi, j’ai, par bon cœur, mais sans réflexion, répondu pour un ami ; le soir seulement, je mesure tout le poids de la responsabilité à laquelle je me suis exposé, et à combien peu il tient que je ne me trouve ainsi mis dans le plus grand embarras ; j’entends la voix prophétique de la sagesse antique : ἐγγύα, πάρα δ’ ἄτα[52] ! alors au-dedans de moi se présente l’accusateur, puis en face l’avocat, qui essaie d’excuser ma précipitation, sur la force des circonstances, des obligations, sur ce que la chose est toute simple, et même sur ma bonté, dont il fait l’éloge ; enfin c’est le tour du juge, qui impitoyablement prononce son arrêt : « Coup de tête de sot ! » et je baisse la tête.

Il en est du reste de la description de Kant, pour la plus grande partie, comme de cet appareil judiciaire qui lui plaît tant. Ainsi ce qu’il dit, au début même du paragraphe, sur la conscience, et qui d’après lui s’applique à elle seule, est vrai du scrupule en général ; fût-il d’une autre sorte. On peut, mot pour mot, l’entendre des réflexions secrètes de la conscience d’un rentier, quand il voit ses dépenses dépasser grandement ses revenus, et son fonds menacé, prêt à se fondre peu à peu : « cette pensée le suit comme son ombre, alors qu’il croit y échapper : il peut bien, à force de plaisirs et de dissipations, s’étourdir ou s’endormir, mais non pas empêcher que de temps à autre elle ne revienne, ni s’empêcher de s’éveiller dès qu’il entend cette voix formidable », etc. — Ayant ainsi décrit ces formes judiciaires, comme si elles tenaient au fond des choses, et les ayant à ce titre observées d’un bout à l’autre, il les utilise ensuite pour la construction d’un sophisme fort subtil. « D’imaginer que l’agent à qui sa conscience fait des reproches puisse ne faire avec le juge qu’une seule et même personne, c’est là, dit-il, une façon étrange de se figurer un tribunal : jamais l’accusé ne perdrait son procès. » Là-dessus, pour s’expliquer, il ajoute une note fort embrouillée et peu claire[53]. Il en conclut que, pour éviter de nous contredire, il nous faut nous figurer (dans ce drame judiciaire de la conscience) le juge intérieur comme différent de nous, comme un autre être, qui connaîtrait le cœur humain, qui saurait tout, qui commanderait à tous, et, qui en qualité d’exécutif, la toute-puissance ; et ainsi, par un chemin tout uni, voilà notre auteur qui conduit son lecteur de la conscience à la crainte de Dieu, comme d’un principe à une conséquence nécessaire : au dedans de lui-même, il se lie à l’éducation première du lecteur, qui lui rendra l’assentiment plus facile, tant elle lui a fait de ces idées un milieu familier, bien plus, une seconde nature. Aussi Kant a la partie belle. Et cela même eût dû le frapper et l’avertir qu’il fallait non-seulement prêcher la loyauté, mais la pratiquer. — Quant à moi, je nie purement et simplement le principe posé d’abord, et d’où viennent toutes ces conséquences ; bien plus, je le dénonce pour une fourberie. Il n’est pas vrai, que l’accusateur doive avoir toujours le dessous, si l’accusé ne fait qu’un avec le juge ; du moins devant le tribunal qui est en nous : dans l’exemple ci-dessus, de la caution imprudente, l’accusateur a-t-il donc eu le dessous ? — Faudrait-il, pour ne point tomber en contradiction, imaginer aussi dans ce cas la prosopopée dont parle Kant, et se croire réellement distinct du personnage qui prononcerait cet arrêt, cet éclat de tonnerre : « Coup de tête de sot ! » Qui serait-ce ? un Mercure en chair et en os, peut-être ? ou bien une incarnation de cette Μῆτις, dont parle Homère (Iliade, XXIII, 313 sqq.)[54] ? ainsi nous rentrerions donc dans la voie de la crainte religieuse, quoique par le paganisme ?

Sans doute Kant, en nous donnant cet exposé encore bref, mais suffisant pour l’essentiel, de sa théologie morale, se garde de lui attribuer aucune valeur objective : il n’y voit qu’une forme nécessaire aux yeux du sujet. Mais ce n’est pas assez pour l’absoudre de l’arbitraire qu’il met à faire cette construction, tout en la disant nécessaire pour le sujet seul : car il l’établit sur des affirmations sans fondement.

Ainsi une chose est claire : lorsque Kant nous représente l’action de la conscience comme un drame juridique, lorsqu’il observe d’un bout à l’autre cette forme comme si elle ne faisait qu’un avec le fond des choses, le tout pour arriver à tirer de là des conséquences, il attribue à la conscience ce qui ne lui est en rien ni essentiel ni propre. Cette forme est d’un emploi bien plus général : elle s’applique aisément en toute occasion de la vie pratique ; le plus souvent, ce qui la suscite, c’est un conflit de motifs opposés, dont la Raison, par ses réflexions, éprouve successivement la force ; et alors il n’importe, si ces motifs sont moraux ou égoïstes, et s’il s’agit de délibérer sur un acte à faire, ou de ruminer un acte accompli. Mais si nous dépouillons toute cette théorie de sa forme de drame juridique, dont l’usage est ici tout facultatif, alors nous voyons s’évanouir aussi cette gloire dont elle était environnée, et cette majesté qui nous en imposait ; tout ce qui reste, c’est ce fait, qu’au ressouvenir de nos actes, nous ressentons un mécontentement d’espèce particulière, et dont le caractère propre est de s’attacher à l’acte lui-même et non aux conséquences, et qui différant en cela du mécontentement que nous avons dans les autres cas, quand nous regrettons l’imprudence de notre conduite, n’est point causé par des motifs égoïstes, au contraire, ici, ce qui nous mécontente, c’est d’avoir trop agi en égoïstes, d’avoir regardé trop à notre intérêt, trop peu à celui des autres, ou même d’avoir, sans intérêt, pris pour but le mal d’autrui, le mal pour le mal. Oui, ce qui nous fâche et nous trouble, ce sont des maux que nous n’avons pas éprouvés, mais bien causés : voilà le fait dans sa nudité, et nul ne le méconnaîtra. Comment tient-il à la seule base solide que puisse avoir l’éthique ? c’est ce que nous chercherons plus loin.

Mais sur ce fait primitif, Kant, comme un habile avocat, a fait en l’embellissant et le grandissant, les derniers efforts pour établir une base capable de recevoir ensuite sa morale et sa théologie morale.

§ 10. — La Théorie du caractère intelligible et du caractère empirique dans Kant. — Théorie de la Liberté.

J’ai dû, pour servir la vérité, diriger contre la morale de Kant des attaques, et qui ne s’arrêtent pas, comme celles des mes prédécesseurs, à la surface, mais pénètrent dans le fond du fond, et bouleversent tout. Maintenant, la justice exige, ce me semble, que je complète le tableau, en rappelant ici le très-grand et très éclatant mérite de Kant en morale. C’est d’avoir concilié la liberté avec la nécessité : cette théorie se trouve pour la première fois dans la Critique de la Raison pure (pp. 533-554 de la 1re édit. ; 561-582 de la 5e) ; mais l’auteur en donne un exposé plus clair encore dans la Critique de la Raison pratique (4e édit. pp. 169-179 ; R. 224-231).

Ce furent Hobbes d’abord, puis Spinoza, ensuite Hume et aussi d’Holbach dans son Système de la nature, enfin, et avec plus de détails et de profondeur, Priestley, qui firent voir l’enchaînement étroit et nécessaire des actes de la volonté, mirent ce point hors de doute, et si clairement, qu’il faut le ranger parmi les vérités parfaitement démontrées : il n’y a plus que les ignorants et les esprits grossiers, pour croire encore à une liberté qui appartiendrait à chacun des actes de l’homme, à un « liberum arbitrium indifferentiæ[55]. » Kant admettant les raisons d’ailleurs incontestables de ces prédécesseurs, regarda la doctrine de la nécessité complète dans les actes de la volonté comme hors de question, et supérieure à toute espèce de doute ; et c’est ce qu’on voit par tous les passages où il considère la liberté du point de vue de la simple théorie. D’autre part il demeure certain que nos actes ont pour accompagnement la conscience d’un pouvoir propre dans l’agent ; celui-ci s’en croit la vraie source ; il y reconnaît par suite son œuvre à lui, et avec une certitude parfaite, il se regarde comme l’auteur réel de ses actes : il s’en déclare moralement responsable. Or la responsabilité suppose, au moment de l’action, un pouvoir d’agir autrement qu’on n’agit, donc, en quelque façon, la liberté : ainsi la conscience de la responsabilité enferme aussi celle de la liberté. C’est pour résoudre cette contradiction, née du fond même des choses, que Kant, avec un sens profond, traça une distinction entre le phénomène et la chose en soi ; et c’est là le centre même de toute sa philosophie ; c’est son plus grand mérite, d’avoir ainsi trouvé la clef du problème.

L’individu, si l’on considère son caractère inné, immuable, dont toutes les manifestations sont réglées strictement par la loi de causalité, agissant ici par l’intermédiaire de l’intellect, et appelée par suite enchaînement des motifs, l’individu n’est qu’un phénomène. Mais la chose en soi, qui sert de fond à ce phénomène, est placée hors du temps et de l’espace : elle est donc soustraite à toute condition de succession et de pluralité ; elle est une et immuable. Sa constitution en elle-même, voilà le caractère intelligible : celui-ci, également présent dans tous les actes de l’individu, et imprimé en eux tous, ainsi qu’un même cachet en mille empreintes, détermine le caractère empirique du phénomène, celui qui se développe dans le temps, dans la série des actes : aussi dans toutes les manifestations du phénomène, telles que les motifs les provoquent, on remarque la même constance qu’une loi de la nature imprime à ce qui lui obéit ; ainsi tous les actes doivent s’enchaîner en une série nécessaire. Déjà depuis longtemps les meilleurs esprits avaient remarqué cette immutabilité, cette stabilité indestructible qui appartient au caractère empirique de tout homme ; les autres seuls se figuraient qu’on peut, par de sages représentations, en lui faisant la morale, transformer le caractère d’un homme. Maintenant, cette remarque se trouve appuyée sur un principe rationnel, la philosophie l’accepte, et se trouve ainsi mise d’accord avec l’expérience ; elle n’a donc plus à rougir devant la sagesse populaire, qui depuis si longtemps avait exprimé cette vérité dans le proverbe espagnol : « Lo que entra con el capillo, sale con la mortaja. » (Ce qui vient avec le béguin du nourrisson, s’en va avec le linceul.) Ou encore : « Lo que en la leche se mama, en la mortaja se derrama. » (Ce qui se suce avec le lait, s’en va avec le suaire.)

Cette théorie de Kant, de la coexistence de la liberté avec la nécessité, est à mon sens la plus grande idée où l’homme, approfondissant les choses, soit parvenu. Cela et l’esthétique transcendantale, voilà les deux plus beaux diamants de la couronne glorieuse de Kant : ils ne s’obscurciront jamais. — À vrai dire Schelling, dans son Essai sur la Liberté, a bien pu, grâce à son style vivant, coloré, à sa clarté dans l’exposition, donner une paraphrase, plus saisissable pour beaucoup d’esprits, de cette théorie de Kant ; et je l’en louerais, s’il avait eu la loyauté de dire en même temps que ce qu’il nous offrait là, c’était la sagesse de Kant, et non, comme le croit encore une partie de ce public qui s’occupe de philosophie, sa propre sagesse.

Pour mieux comprendre cette doctrine de Kant, et par là-même l’essence de la liberté en général, il est bon de la rapprocher d’une vérité universelle, dont je trouve la formule la plus concise dans une des propositions favorites de l’École : « Operari sequitur esse[56] » ; en d’autres termes, dans le monde chaque chose agit selon ce qu’elle est, selon sa constitution ; dans cette constitution se trouvent contenues en puissance toutes ses manifestations, mais elles ne se produisent en acte qu’au moment où des causes extérieures les évoquent ; et c’est par la même que cette constitution se révèle. Voilà le caractère empirique, par opposition à un autre plus intime, inaccessible à l’expérience, et qui sert de principe dernier au précédent, le caractère intelligible, c’est-à-dire, l’essence même de la chose. En cela l’homme ne fait pas exception dans la nature : lui aussi il a son caractère immuable, d’ailleurs propre à l’individu, et qui n’est pas le même chez deux. Ce caractère est empirique en ce que nous en connaissons, mais comme tel, il n’est que phénomène : quant à ce qu’il est en lui-même et dans son essence, c’est là ce qu’on appelle le caractère intelligible. Toutes ses actions sont, dans leur arrangement extérieur, déterminées par des motifs, et ne sauraient en aucun cas arriver autrement que ne l’exige le caractère immuable de l’individu : tel tu es, tels seront tes actes. Aussi, étant donné un individu, et un cas déterminé, il n’y a qu’une seule action de possible pour lui : « Operari sequitur esse. » La liberté n’appartient pas au caractère empirique, mais uniquement au caractère intelligible. L’ « operari » d’un homme donné est déterminé, extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d’une façon nécessaire : chacun de ses actes est un événement nécessaire. Mais c’est dans son « Esse » que se retrouve la liberté. Il pouvait être autre ; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c’est d’être ce qu’il est. Car quant à ce qu’il fait, cela en résulte, jusque dans le détail, comme un corollaire. — La théorie de Kant nous délivre vraiment d’une erreur capitale, qui était de faire résider la nécessité dans l’esse et la liberté dans l’operari ; elle nous fait comprendre que c’est le contraire qui est vrai. Ainsi, la responsabilité morale de l’homme porte à vrai dire d’abord et ostensiblement sur ce qu’il fait, mais au fond, sur ce qu’il est ; car ce dernier point une fois posé, et les motifs étant donnés, son acte ne pouvait être autre qu’il n’a été. Mais si rigoureuse que soit la nécessité, avec laquelle, dans un caractère donné, les actes résultent des motifs, jamais personne, non pas même les partisans convaincus de cette théorie de la nécessité, ne se sont mis en tête de tirer de là une excuse, et de rejeter la faute sur leurs motifs : car, chacun le sait bien, au point de vue des faits mêmes et des causes occasionnelles, c’est-à-dire dans la réalité des choses, l’acte contraire était possible, elle aurait eu lieu, si seulement lui, il avait été autre qu’il n’est. Mais c’est d’être tel qu’il se révèle par son acte, et de n’être pas un autre, c’est là ce dont il se sent responsable : le point sensible à l’aiguillon de la conscience, c’est dans l’esse qu’il se trouve. Qu’est-ce en somme que la conscience ? C’est la connaissance que nous prenons de notre moi lui-même à force d’en considérer la conduite propre, et qui devient de plus en plus profonde. Aussi c’est à l’esse que la conscience s’en prend : l’operari n’est que l’occasion de ses reproches. Or, comme la liberté ne nous est révélée que par la responsabilité, là où se trouve celle-ci, doit être aussi la première : elle réside dans l’esse. Quant à l’operari, il tombe sous le coup de la nécessité. Maintenant, nous n’apprenons à nous connaître, nous-mêmes et les autres, que par expérience, nous n’avons pas de notre caractère une notion a priori. Au contraire, nous commençons par nous en faire une très-haute idée : car l’axiome « quisque præsumitur bonus, donec probetur contrarium[57] », vaut aussi dans notre prétoire intérieur.

REMARQUE.

Quiconque sait reconnaître l’essentiel d’une pensée même sous des costumes fort divers, verra, comme je fais moi-même, sous cette théorie kantienne des deux caractères, empirique et intelligible, la même idée, mais élevée à l’état abstrait, et par là éclaircie, qu’avait déjà Platon : seulement Platon, n’ayant pas connu le caractère idéal du temps, ne put l’exposer que sous les formes du temps, c’est-à-dire en un mythe, et sans la séparer de la métempsychose. Rien n’est plus fait pour mettre en lumière l’identité des deux doctrines, que l’explication et le commentaire si clairs et si précis, du mythe Platonicien dans Porphyre : ici l’accord du mythe avec la théorie abstraite de Kant ne peut plus être méconnu. D’un écrit de Porphyre, aujourd’hui perdu, il nous est parvenu un passage, où étudiant le mythe dont il s’agit, et qui se trouve dans le dixième livre de la République de Platon, seconde moitié[58], il en donne un commentaire précis et topique. Stobée nous l’a conservé en entier dans ses Ἐκλόγαι, chap. viii, § 37-40 : le passage mérite grandement qu’on le lise. À titre d’échantillon, j’en vais citer un paragraphe qui est court, le 39e ; le lecteur qui s’y intéressera sera ainsi invité à prendre en main Stobée lui-même. Alors il le verra, le mythe de Platon peut être considéré comme une allégorie pour signifier la grande et profonde pensée, que devait exposer dans toute sa pureté abstraite, Kant en sa théorie du caractère intelligible et de l’empirique ; ainsi depuis bien des siècles déjà, Platon s’était élevé à cette idée ; même elle remonte bien plus haut encore, s’il faut croire avec Porphyre que Platon l’a empruntée aux Égyptiens. D’ailleurs elle se trouve déjà, avec la théorie de la métempsychose, dans le brahmanisme, qui est très-vraisemblablement la source où les prêtres égyptiens puisèrent leur sagesse. — Voici donc ce § 39 :

« Τὸ γὰρ ὅλον βούλημα τοίουτ’ ἔοικεν εἶναι τὸ τοῦ Πλάτωνος, ἔχειν μὲν τὸ αὐτεξούσιον τὰς ψυχὰς, πρὶν εἰς σώματα καὶ βίους διαφέρους ἐμπεσεῖν, εἰς τὸ ἤ τοῦτον τὸν βίον ἔλεσθαι, ἤ ἄλλον, ὃν, μετὰ ποίας ζωῆς καὶ σώματος οἰκεὶου τῇ ζωῇ, ἐκτελέσειν μέλλει (καὶ γὰρ λέοντος βίον ἐπ’ αὐτῇ εἶναι ἑλέσθαι, καὶ ἀνδρὸς). Κἀκεῖνο μέντοι τὸ αὐτεξούσιον, ἅμα τῇ πρός τινα τῶν τοιούτων βίων πτώσει, ἐμπεπόδισται. Κατελθοῦσαι γὰρ εἲς τὰ σώματα, καὶ ἀντὶ ψυχῶν ἀπολυτῶν γεγονυῖαι ψυχαὶ ζώων, τὸ αὐτεξούσιον φέρουσιν οἰκεῖον τῇ τοῦ ζώου κατασκευῇ, καὶ ἐφ’ ᾧν μὲν εἶναι πολύνουν καὶ πολυκινητὸν, ὡς ἐπ’ ἀνθρώπου, ἐφ’ ᾧν δὲ ὀλιγοκινητὸν, καὶ μονοτρόπον, ὡς ἐπὶ τῶν ἄλλων σχέδον πάντων ζώων. Ἤρθησθαι δὲ τὸ αὐτεξούσιον τοῦτο ἀπὸ τῆς κατασκευῆς, κινούμενον μέν ἐξ αὐτοῦ, φερόμενον δὲ κατὰ τὰς ἐκ τῆς κατασκευῆς γεγνομένας προθυμίας. » (Voici, pour résumer, quelle me semble avoir été la pensée de Platon : les âmes, avant qu’elles soient tombées dans des corps, et entrées dans diverses vies, ont la liberté de choisir entre telle et telle existence, pour ensuite l’accomplir, en se conformant à tel ou tel genre de vie, et dans un corps à ce convenable (car une âme peut choisir de vivre en lion, comme de vivre en homme). Mais cette liberté, une fois l’âme tombée dans l’une de ces diverses vies, est enchaînée. Descendues dans des corps, et devenues, d’âmes indépendantes, âmes de vivants, elles ont le genre de liberté qui est propre à la nature du vivant qu’elles sont, les unes une liberté pleine d’idées et mobile en divers sens, ainsi chez l’homme, les autres une liberté peu mobile et toute tournée d’un seul côté, comme chez presque tous les autres animaux. Cette liberté dépend de l’organisation du vivant, elle se meut par elle-même, mais elle se dirige suivant les désirs qui naissent de l’organisation.)

§ 11. — La Morale de Fichte, prise comme miroir propre à grossir les défauts de la morale de Kant.

En anatomie et en zoologie il est bien des choses que l’étudiant ne voit pas aussi clairement en examinant les sujets préparés ou naturels, que dans les gravures, où les détails sont un peu exagérés. De même ici, si quelque lecteur, après la critique que j’ai exposée dans les paragraphes précédents, n’est pas encore bien éclairé sur le néant des bases de la morale selon Kant, je vais lui offrir, pour l’aider à reconnaître ce point, la « Doctrine des mœurs réduite en système », de Fichte.

Dans le vieux théâtre de marionnettes allemand, à côté de l’empereur, ou du héros quel qu’il fût, on ne manquait pas de placer le Hanswurst[59] : chaque parole, chaque geste du héros, le Hanswurst les répétait aussitôt, à sa manière à lui, et en exagérant ; c’est ainsi que derrière notre grand Kant se tient l’auteur de la Wissenschaftslehre (la doctrine de la science), ou mieux Wissenschaftsleere (l’Absence de Science). Ce personnage avait déjà supérieurement réalisé un plan qui, avec un public comme celui qui en Allemagne s’occupe de philosophie, était très-naturel et digne d’approbation : d’ébahir les gens à l’aide d’une mystification philosophique, pour assurer à la faveur de cet événement sa fortune, et celle des siens ; et ce qui l’avait fait réussir, c’était surtout son procédé, d’enchérir en toute occasion sur Kant, d’en être comme le superlatif en chair et en os, enfin d’arriver par un grossissement de tous les points saillants à produire une pure caricature de la philosophie kantienne : c’est ce qu’il fit aussi en morale. Dans sa Doctrine des mœurs réduite en système, nous voyons l’impératif catégorique atteindre aux proportions d’un impératif despotique : l’obligation morale absolue, la raison législatrice, et le commandement du devoir se sont élevés au rang d’un Destin moral, d’une Nécessité insondable, qui exige que l’humanité agisse rigoureusement d’après certaines maximes (p. 308-309) ; à en juger par tout cet appareil moral, rien ne serait plus important : en quoi ? c’est ce que personne ne peut découvrir. Tout ce qu’on voit, c’est que, si chez les abeilles réside un besoin de s’associer pour bâtir des cellules et une ruche, dans les hommes doit résider quelque prétendu besoin, de s’associer pour jouer une immense comédie, étroitement morale, qui embrasse l’univers, où nous sommes les marionnettes et rien de plus. La seule différence, mais elle est grave, c’est que la ruche finit par venir à bien, tandis que la comédie morale de l’univers aboutit en réalité à une comédie fort immorale. Ainsi nous voyons ici le caractère impératif de la morale de Kant, la loi morale et le devoir absolu, poussés à l’extrême, jusqu’à donner un système de fatalisme moral, qui développé, tourne enfin au comique.[60]

Déjà, dans l’éthique de Kant, on surprend certaines traces d’un pédantisme de moraliste ; mais chez Fichte, tous les ridicules du pédant de morale s’étalent : riche matière pour le satiriste ! Comme exemple lisez les pp. 407-409, où est résolu ce cas de conscience célèbre, de deux hommes, dont il faut que l’un ou l’autre soit sacrifié. Et de même pour tous les défauts de Kant : nous les voyons là portés au superlatif : ainsi, p. 199 : « À agir par sympathie, par compassion, par charité, il n’y a absolument aucune moralité : ces actes, en tant que tels, vont contre la morale. » — ! — P. 402 : « Ce qui doit nous déterminer à être serviables, ce n’est pas une bonté d’âme irréfléchie, mais la pensée claire de ce but à atteindre : la Raison devenant autant que possible cause de tout. » D’ailleurs à travers tous ces traits de pédant, la grossièreté qui est le propre de Fichte en philosophie, perce, éclate aux yeux, comme on pouvait s’y attendre d’un homme qui a trop enseigné pour avoir eu le temps d’apprendre : d’un air grave, il pose la liberté d’indifférence et l’établit sur les arguments les plus vulgaires (pp. 160, 173, 205, 208, 237, 259, 261). — Quand un homme ne s’est pas encore bien persuadé que le motif, agissant il est vrai par l’intermédiaire de la connaissance qu’on en a, est toutefois une cause comme toutes les causes ; qu’ainsi il entraîne son effet nécessairement, comme toutes les causes ; qu’enfin les actions des hommes se succèdent toutes selon un déterminisme rigoureux ; cet homme est encore un philosophe mal dégrossi, et qui ne possède même pas les éléments. L’idée d’un enchaînement rigoureux des actions humaines, voilà la ligne de démarcation, qui sépare les têtes philosophiques d’avec le reste : et quand on le rapporte à ce critérium, Fichte laisse trop voir qu’il fait partie du reste. Il est bien vrai que suivant les traces de Kant (p. 303), il dit des choses en pleine contradiction avec le passage ci-dessus : cette contradiction, et tant d’autres qu’on trouve dans ses écrits, ne prouve qu’une chose : c’est qu’en homme pour qui la recherche de la vérité n’est pas une affaire sérieuse, il n’avait aucune croyance fondamentale solide ; et de quoi lui auraient-elles servi, pour ce qu’il se proposait ? Rien de plus risible, que de voir célébrer la sévère logique de cet homme, quand ce qu’on prend en lui pour de la logique, c’est simplement le ton d’un pédant qui démontre avec ampleur des trivialités.

Si l’on veut voir ce système de fatalisme moral, qui est celui de Fichte, développé de la manière la plus parfaite, il faut prendre son dernier écrit : la Doctrine de la science déterminée dans ses contours essentiels, Berlin, 1802 : cet écrit a l’avantage de n’avoir que 46 pages in-12, et de contenir néanmoins toute sa philosophie « in nuce[61] » ; aussi faut-il le recommander à ceux qui font trop de cas de leur temps, pour le gaspiller à la lecture des autres productions plus considérables de ce personnage, où l’on retrouva les longueurs ennuyeuses d’un Christian Wolff, et où l’on sent un désir de donner au lecteur des illusions, non des leçons. Donc dans ce petit écrit, on lit ceci : « La seule raison d’être d’une intuition du monde sensible, c’est que dans un tel monde, le moi devenait visible pour lui-même, en sa qualité de sujet du devoir absolu. — P. 33, nous voyons « qu’il était moralement nécessaire que la nécessité morale fût visible, » et p. 36 « qu’il doit m’être possible de voir que je dois ». — C’est là que devait conduire la forme impérative de la morale de Kant avec son devoir sans preuve, qu’elle avait obtenu comme un point d’arrêt, un « ποῦ στῶ[62] » très-commode ; et cela aussitôt après Kant.

D’ailleurs rien de ceci n’enlève à Fichte son mérite propre, qui fut, au moment où apparaissait la philosophie de Kant, ce chef-d’œuvre tardif de la pensée humaine en ce qu’elle a de profond, d’avoir, dans sa nation même, éclipsé, bien plus, supplanté cette philosophie, avec des gasconnades et des superlatifs, avec des extravagances, avec cette sottise, cachée sous un masque de sagesse profonde, qui est l’âme de ses « Fondements de la théorie complète de la science » ; et ainsi d’avoir appris au monde, par une preuve incontestable, ce que vaut la compétence du public philosophique allemand : il lui a fait jouer, à ce public, le rôle d’un enfant, à qui on prend des mains un joyau précieux, en lui offrant en échange un joujou de Nuremberg. C’est ainsi que sa gloire lui a été acquise, une gloire qui aujourd’hui encore vit à crédit ; et nous continuons à voir le nom de Fichte cité sans cesse à côté de celui de Kant, comme s’il ne s’en séparait pas, (Ἡρακλὴς καὶ πίθηκος ! Hercule et son singe !) quand encore on ne le met pas au-dessus[63]. Aussi son exemple a-t-il fait surgir tous ces personnages, inspirés du même esprit, et que le succès a pareillement couronnés, ses successeurs dans l’art de mystifier philosophiquement le public allemand : chacun les connaît, et ce n’est pas le lieu ici d’en parler plus au long, bien que leurs opinions respectives ne cessent pas d’être amplement exposées et gravement discutées par les professeurs de philosophie : comme si en eux, on avait sérieusement affaire à des philosophes ! C’est donc Fichte qu’il faut remercier, si des documents lumineux existent aujourd’hui, prêts pour le jour de la révision du procès, devant le tribunal de la postérité, cette cour de cassation des jugements des contemporains, et qui, presque en tous les temps, a dû faire pour le véritable mérite ce que le jugement dernier fera pour les saints.


  1. Pour trouver un exposé complet de ces idées, voir le Monde comme volonté et comme représentation, 3e édition, vol. I, § 16, p. 103 sqq., et vol. II, chap. xvi, p. 166 sqq.
  2. Édition de 1792. — (TR.)
  3. C’est de moi-même qu’elle procède, mais ici je parle en anonyme.
  4. L’erreur première. (TR.)
  5. Ou : « Tu ne mentiras point. » Ce qui est la formule biblique. — Ici il y a dans le texte original une orthographe ancienne, celle de Zwingli, de Luther dans sa traduction de la Bible (du sollt pour du sollst) : Schopenhauer la relève. — (TR.)
  6. Contradiction dans l’adjectif ; elle a lieu quand on joint à une chose, dans le langage, un attribut qui contredit l’essence de cette chose. — (TR.)
  7. « For since it would be utterly in vain, to suppose a rule set to the free actions of man, without annexing to it some enforcement of good and evil to determine his will ; we must, whereever we suppose a law, suppose also some reward or punishment annexed to that law. » (On Understanding, etc.)
  8. « Contre qui consent, pas d’injustice. » (TR.)
  9. « Travail surérogatoire. » (TR.)
  10. Jurisconsulte éminent, favori de Tibère qu’il accompagna à Caprée ; se laissa mourir de faim, malgré les instances de son maître, soit par dégoût des infamies auxquelles il assistait, soit pour devancer le sort auquel il se savait voué. (TR.)
  11. Ces raisons se tirent de la morale ascétique : on peut les trouver dans le 4e livre de mon ouvrage capital, vol. I, § 69.
  12. Scrupule de Conscience.

    Je sers volontiers mes amis, mais, hélas ! je le fais avec inclination, et ainsi, j’ai souvent un remords de n’être pas vertueux.

    Décision.

    Tu n’as qu’une chose à faire : il faut tâcher de mépriser cette inclination, et faire alors avec répugnance ce que t’ordonne le devoir.

    (Schiller. Les philosophes.) (TR.)
  13. Ici le texte de Kant porte ces mots, que Schopenhauer passe : « … Quand il intervient avant l’examen de cette question : où est le devoir ? et qu’il est le principe de la détermination qu’on prend », « wenn es vor der Ueberlegung, was Pflicht sei, vorhergeht, und Bestimmungsgrund wird. » (TR.)
  14. Plus exactement Huitzilopochtli : c’est un dieu mexicain.
  15. « Des Pudels Kern », mot à mot, le noyau du tour de passe-passe. (TR.)
  16. ὅ⸒τι, ce que c’est que… ; διότι le pourquoi de… (TR.)
  17. Allusion à un mythe du Banquet, où Platon fait naître le monde de l’union de Πενία (la Pauvreté) avec Πόρος (le Riche), au milieu d’un banquet des Dieux ; signifiant par là que Dieu par pure richesse de cœur, a fécondé la matière, identique au néant, et ainsi a créé tout. (TR.)
  18. « Ne fais de mal à personne, aide plutôt chacun selon ton pouvoir. » (TR.)
  19. Hugo Grotius le rapporte à l’empereur Sévère. (Note de l’auteur.) — Traduction : « Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, ne le fait pas à autrui. » (TR.)
  20. « À enseigner, on apprend. » (TR.)
  21. .« À toujours enseigner, on n’apprend rien. » (TR.)
  22. Point saillant. (TR.)
  23. « De cette proposition, qu’une chose est impossible, à celle-ci, qu’elle n’est pas, la conséquence est valable. » (TR.)
  24. « Ce qui est premier par excellence. » (TR.)
  25. « C’était bien mon idée ! Quand ils n’ont plus rien de raisonnable à vous répliquer,
    Vite, ils font invasion dans votre conscience. » (Note de l’auteur.)

    Ces deux vers sont extraits d’une pièce de Schiller : les Philosophes. (TR.)

  26. Dans l’ancien Empire, une puissance immédiate était celle d’un prince qui ne relevait que de l’Empereur ; il était souverain dans ses États. (TR.)
  27. « Du haut du trépied. » (TR.)
  28. τὸ λόγιμον ne signifie pas la raison, comme paraît le croire l’auteur, mais bien « le remarquable ». Peut-être l’auteur a-t-il voulu dire, τὸ λογικόν ou ὁ λογισμός. (TR)
  29. « C’est l’esprit qui voit, l’esprit qui entend, le reste est aveugle et sourd. » (TR.)
  30. « Un modèle imitable, au moins en ses défauts » (Horace, Épître, I, xix, 17.) (TR.)
  31. « La substance pensante et la substance étendue ne font qu’une seule et même substance, considérée tantôt sous un attribut, tantôt sous l’autre. » Éthique, partie II, prop. 7, corollaire.
    (TR.)
  32. « Intellectio pura est intellectio, quæ circa nullas imagines corporeas versatur. » Descartes, Médit. p. 188. — « L’intellection pure est celle qui n’a rapport à aucune image corporelle. »
  33. « C’est la même volonté qui, d’une part, prend le nom d’appétit sensitif, quand elle a pour excitant des jugements formés en nous en conséquence des perceptions des sens ; et qui de l’autre s’appelle appétit rationnel, quand l’esprit forme des jugements touchant ses propres idées, et indépendamment des pensées confuses des sens, qui sont causes de ses inclinations… Ce qui a donné occasion parfois, de voir dans ces deux tendances diverses de la volonté deux appétits différents, c’est que très-souvent elles s’opposent l’une à l’autre ; car tel dessin, que l’esprit construit sur le fondement de ses perceptions propres, ne s’accorde pas toujours avec les pensées que lui suggère l’état du corps, et ainsi cet état l’oblige à vouloir une chose, au moment où la raison lui en fait souhaiter une autre. » — (TR.)
  34. Droit du premier occupant. (TR.)
  35. « Que nous sommes prompts à faire des lois injustes, qui se retourneront contre nous ! » (TR.)
  36.  … D’après cette loi simple :
    Prenne, qui a la force !
    Et garde, qui pourra !

  37. « N’aide personne : au contraire, fais tort à tout le monde quand tu y trouves ton intérêt. » (TR.)
  38. « Bien plus, fais tort à tout le monde, selon ton pouvoir. » (TR.)
  39. « C’est ici Rhodes, c’est ici qu’il faut faire le saut. » — Le tr. n’a pas pu découvrir l’origine de ce proverbe qui est d’un emploi assez ordinaire en Allemagne. (TR.)
  40. Ici, il y a dans le texte un jeu de mots, geschrobene, verschrobene, que le tr. n’a pas pu rendre. (TR.)
  41. « La simplicité est le signe de la vérité. » (TR.)
  42. Termes de sanscrit : Tschandalas, caste où l’on choisissait les bourreaux ; les Tschandalas étaient généralement lépreux. Mlekhas ou Mletchhas, les étrangers, et par suite les barbares. (TR.)
  43. En français, et avec cette orthographe, dans le texte. (TR.)
  44. Ces deux mots en français dans le texte. (TR.)
  45. « Il est difficile de ne pas écrire de satire. » Juvénal, I, 30. (TR.)
  46. Le premier qui ait en termes exprès et exclusifs, fait de la « dignité de l’homme » la pierre d’angle de l’éthique, fut, je crois, G. W. Block, dans son « Nouveau fondement de la philosophie des mœurs », 1802.
  47. 105 dans l’édition Tauchnitz. (TR.)
  48. « Quand les idées manquent,
    C’est alors qu’un mot vient à propos tenir la place. »

  49. En allemand, Gewissen (conscience), et gewiss (certain). (TR.)
  50. « Être en face de sa conscience, pâlir devant son crime. » (TR.)
  51. Ce mot grec signifie en effet à la fois certitude et conscience. (TR.)
  52. « Pour qui répond, Até (le malheur) n’est pas loin. » (TR.)
  53. Voici une traduction de la note dont parle Schopenhauer, avec quelques éclaircissements.

    « L’homme qui, dans sa conscience, s’accuse et se juge, se fait nécessairement à lui-même l’effet d’être une personne double. Toutefois il faut bien s’entendre sur la nature de ce moi double, qui d’une part s’oblige à comparaître tout tremblant à la barre du tribunal, et qui de l’autre se confie la fonction de juge, et l’exerce avec une autorité qui lui est innée : faute de cette explication, la Raison tomberait en contradiction avec elle-même[NdT 1]. — Sans doute moi, l’accusateur et l’accusé à la fois, je suis un seul et même homme (numero idem)[NdT 2]. Cependant ce moi peut être considéré d’un côté comme un sujet de ce Code moral qui naît du concept de la Liberté, de ce Code dans lequel l’homme est soumis à une loi qu’il se donne lui-même : et c’est là l’homme noumène ; de l’autre côté, ce moi est l’homme que nous voyons dans le monde des sens, homme doué de Raison[NdT 3] : et le second homme est différent (specie diversus) de l’autre. Différent, du moins au sens pratique : car le rapport de causalité qui existe entre l’Intelligible et le Sensible échappe à toute notion théorique[NdT 4]. Et cette différence spécifique est au fond la même qui sépare les facultés caractéristiques de l’homme, l’une inférieure, l’autre supérieure[NdT 5]. De ces deux hommes, le premier est l’accusateur ; en face se présente le conseil judiciaire auquel a droit l’accusé, son avocat[NdT 6]. Les débats clos, le juge intérieur, en qualité de personne ayant pouvoir[NdT 7], prononce son arrêt, déclare les conséquences morales du fait, à savoir ce qu’il mérite de bonheur ou de malheur. Mais quand il prend cette qualité, quel est son pouvoir effectif ? jusqu’à quel point est-il maître de l’univers ? Ici notre Raison s’arrête[NdT 8] ; tout ce que nous pouvons, c’est de vénérer son jubeo ou son veto absolu[NdT 9]. » (TR.)

    1. Car, si c’était la même Raison, qui d’une part fît l’avocat, et de l’autre jugeât, elle ne condamnerait jamais, sous peine de se contredire. Mais cette contradiction n’a pas lieu, si cette liaison est double, ou plutôt, si elle se place successivement à deux points de vue différents : celui de la Raison théorique, ou de l’avocat, qui examine les faits au point de vue de la causalité, qui en trouve toujours des motifs naturels, et qui s’efforce d’atténuer la faute en l’expliquant ; et celui de la Raison pratique, ou du juge, qui considère les actes dans leur rapport avec la loi morale.
    2. Le noumène et le phénomène ne font qu’un dans la réalité : Kant reconnaît entre eux cette même union substantielle que Descartes établissait entre l’âme et le corps ; et il s’efforce d’expliquer cette identité de l’un et du multiple, de l’être libre et de l’apparence soumise à des lois nécessaires, à l’aide de la finalité : du moins on peut croire que tel est le but de la Critique du Jugement.
    3. De la Raison théorique, évidemment : car pour la Raison pratique, elle est ce qui constitue l’homme-noumène.
    4. Kant ici nous avertit de ne pas chercher (en dépit d’une tentation incessante, et qui est précisément le démon de la métaphysique) à comprendre à l’aide des concepts de la Raison théorique, ce qui relève de la Raison pratique, à savoir les noumènes et leur rapport avec les phénomènes ; rapport qu’ici Kant appelle Causal-Verhältniss, mais en déclarant expressément qu’il n’y a aucune ressemblance entre cette causalité et celle dont connaît la science, la Raison théorique. — Ce texte d’une ligne est un des plus importants pour l’interprétation de Kant : il résume toute la discipline de la Raison.
    5. Caractéristiques, c’est-à-dire qui constituent son caractère, ses deux caractères : l’empirique et le nouménal. C’est la différence de deux choses dont l’une est dans le temps, l’autre en dehors ; l’une soumise à la nécessité, l’autre libre ; et qui pourtant, unies (sans doute par la finalité), ne forment qu’un être unique et double, numero idem, specie diversus, l’homme.
    6. Pourquoi l’avocat est-il distingué d’avec l’accusé ? C’est que l’accusé, c’est l’homme entier, son caractère nouménal, et l’acte qui le manifeste. L’avocat, c’est la Raison théorique.
    7. C’est-à-dire, de personne qui dispose des peines et des récompenses. Kant ici semble identifier assez clairement le moi-noumène avec Dieu.
    8. La Religion seule peut pousser plus loin, dans le sens même où marchait déjà la Raison.
    9. C’est notre devoir, de croire à la toute-puissance du Juge intérieur, bien que nous ne puissions en avoir aucune démonstration, pas plus que d’aucun autre objet de la Raison pratique : d’ailleurs en ces matières, la démonstration serait plus qu’inutile ; la toute-puissance de la Justice, si elle était prouvée, ne nous laisserait plus ni liberté, ni dignité. La croyance, au contraire, est méritoire : elle est comme le dernier effort d’une âne dévouée entièrement au devoir, et son acte moral le plus beau.
  54. Nestor, donnant ses conseils à son fils pour la course des chars, lui dit : « Allons, mon fils, mets dans ton âme la Sagesse (μῆτιν) qui pourvoit à tout… C’est par la Sagesse que sur la mer à la couleur vineuse le pilote dirige le vaisseau rapide… C’est par la Sagesse que le cocher l’emporte sur le cocher… » (TR.)
  55. « Liberté d’indifférence. » (TR.)
  56. « De l’être suit l’action. » (TR.)
  57. « Tout individu est présumé honnête, jusqu’à preuve du contraire. » (TR.)
  58. C’est le mythe de Er l’Arménien. (TR.)
  59. Mot à mot : Jean-Saucisse. (TR.)
  60. Pour prouver ce que j’avance, je veux citer ici seulement quelques passages. P. 196 : « Le motif moral est absolu, il commande purement et simplement, sans intervention d’aucune fin différente de lui-même. » — P. 232 : « Selon la loi morale, l’être empirique, qui vit dans le temps, a pour devoir de devenir une expression exacte du moi primitif. » — P. 308 : « L’homme, tout entier, n’est que le véhicule de la loi morale. » — P. 342 : « Je ne suis qu’un instrument, un simple outil, pour la loi morale ; nécessairement donc, je ne suis pas une fin. » — P. 343 : « Tout individu est une fin, en ce qu’il est un moyen propre à réaliser la Raison : c’est là le but dernier de son existence : c’est pour cela seulement qu’il est, et si ce but ne doit pas être atteint, alors il n’a aucun besoin absolument d’exister. » — P. 347 : « Je suis un instrument de la loi morale dans le monde des sens ! » — P. 360 : « C’est la Raison qui commande que nous nourrissions notre corps, que nous le maintenions en santé : bien entendu, en un sens seulement, et pour un seul but : à savoir, en vue d’en faire un instrument puissant pour la réalisation de la Raison, prise comme fin. » (Cf. p. 371.) — P. 376 : « Tout corps d’homme est un instrument pour la réalisation de cette fin, la Raison : c’est pourquoi je dois prendre pour but un état où chacun de ces instruments aurait sa plus grande utilité : c’est pour cela que je dois prendre soin de tous. » Voilà sa façon de déduire la charité. — P. 377 : « Si je peux, si je dois m’occuper de moi-même, c’est en ma qualité d’instrument de la loi morale, et dans cette mesure seulement. » — P. 388 : « Quand un homme est persécuté, c’est un devoir absolu de le défendre, fût-ce au péril de notre propre vie : dès qu’une vie d’homme est en danger, nul n’a plus le droit de songer à sa propre sûreté. » — P. 420 : « Dans le domaine de la loi morale, je ne puis regarder les hommes mes compagnons que sous un aspect : comme des instruments de la Raison. »
  61. « Réduite au noyau. » (TR.)
  62. « Un point où m’arrêter ! » (TR.)
  63. Voici, à l’appui, un passage tiré d’un livre très-récent. M. Feuerbach, un hégélien [c’est tout dire : en français dans le texte (TR.)], a dans son livre intitulé P. Bayle, Contribution à l’histoire de la philosophie, 1838, 80 p., été jusqu’à dire : « Plus sublimes encore que les idées de Kant sont celles de Fichte, telles qu’il les a exprimées dans sa Doctrine des Mœurs, et çà et là dans ses autres ouvrages. Le christianisme n’a rien qui pour le sublime puisse être mis à côté des idées de Fichte. »