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Le Fondement de la morale/D’une explication métaphysique du fait primordial en morale

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Germer Baillière et Cie (p. 178-194).

CHAPITRE IV.

D’UNE EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE DU FAIT PRIMORDIAL EN MORALE.

§ 21. — Un éclaircissement sur cet appendice.

J’ai maintenant achevé d’expliquer le principe de la moralité pris comme un pur fait ; j’ai montré que de lui seul découle toute justice désintéressée, toute charité vraie : et de ces deux vertus cardinales sortent toutes les autres. C’en est assez pour fonder l’éthique, en un sens du moins : car cette science, de toute nécessité, doit reposer sur quelque base réelle, saisissable et démontrable, choisie soit dans le monde extérieur, soit dans celui de la conscience ; à moins qu’on ne veuille, à la façon de plus d’un de mes prédécesseurs, prendre arbitrairement quelque proposition abstraite, pour en déduire les préceptes de la morale ; ou bien, à la manière de Kant, partir d’une pure notion, celle de la loi. J’ai donc, je crois, dès à présent satisfait à la question posée par la Société Royale : car il ne s’y agissait que du fondement de la morale, et l’on n’y réclamait pas par surcroît une métaphysique propre à porter ce fondement même. Toutefois, je le sens bien, l’esprit humain n’est pas pour si peu entièrement content, et ne se repose pas là-dessus à jamais. Il lui arrive ici comme à la fin de toute recherche et de toute science touchant la réalité : il se trouve en face d’un fait primordial ; ce fait rend bien compte de tout ce qui se trouve enfermé dans le concept que nous en avons, et de tout ce qui en résulte, mais lui-même demeure inexpliqué, et nous offre un problème. Ici aussi, donc, une métaphysique est visiblement nécessaire ; une métaphysique, c’est-à-dire une explication des faits primordiaux en ce qu’ils ont de primordial, et, ces faits s’y trouvant considérés d’ensemble, une explication de l’univers. De là naît pour nous cette question : pourquoi la réalité qui s’offre à nos sens et à notre intelligence, est-elle comme elle est et non pas autrement ? par quelle conséquence, étant donnée l’essence intime des choses, leur phénomène prend-il le caractère qu’on vient de lui voir ? Nulle part plus qu’en morale, la nécessité d’une explication métaphysique n’est pressante : car il est un point sur lequel s’accordent tous les systèmes, philosophiques ou religieux : c’est que la signification morale des actions enveloppe une signification métaphysique, une signification qui dépasse la région du pur phénomène, qui va plus haut que toute expérience possible, et qui touche de plus près à la question de l’existence de l’univers, à celle de la destinée humaine ; car de degré en degré, quand l’esprit cherche la raison de toute existence, il s’élève à ce sommet suprême : le bien moral. C’est ce dont on peut s’assurer encore à l’aide d’un fait indéniable, la tournure que prennent nos pensées à l’approche de la mort : alors, que l’homme soit attaché aux dogmes de quelque religion, ou non, il n’importe ; sa pensée devient toute morale, et s’il veut faire un examen de sa vie entière, c’est au point de vue de la morale qu’il se place. Ici le témoignage des Anciens est d’un poids particulier : eux n’avaient pas subi l’influence du christianisme. Je dirai donc que cette vérité avait été déjà exprimée dans un passage attribué au vieux législateur Zaleukos, mais qui, selon Bentley et Heyne, est de quelque pythagoricien ; c’est Stobée qui nous l’a conservé : « Δεῖ τίθεσθαι πρὸ ὁμμάτων τὸν καιρὸν τοῦτον, ἐν ᾧ γίγνεται τὸ τέλος ἑκάστῳ τῆς ἁπαλλαγῆς τοῦ ζῆν. Πᾶσι γάρ ἐμπίπτει μεταμέλεια τοῖς μέλλουσι τελευτᾶν, μεμνημένοις ὧν ἠδικήκασι, καὶ ὁρμὴ τοῦ βούλεσθαι πάντα πεπᾶρχθαι δικαίως αὐτοῖς. » (« Il faut nous mettre devant les yeux cet instant qui pour chacun de nous précède le départ de cette vie. Tous les mourants alors, se souvenant de ce qu’ils ont fait d’injuste, sont pris de regret : ils voudraient que tous leurs actes eussent été justes. ») De même, pour rappeler un exemple historique, nous voyons que Périclès, sur son lit de mort, ne voulait plus entendre parler de ses grandes actions, mais seulement de ceci, qu’il n’avait jamais causé d’affliction à aucun citoyen (Plutarque, Vie de Périclès). Il me revient à l’esprit un autre exemple, bien différent : je l’ai trouvé dans le compte-rendu des dépositions faites devant un jury anglais : un jeune nègre, de quinze ans, sans éducation, embarqué sur un navire, se trouvait, à la suite de coups reçus dans une rixe, à l’article de la mort : il fit appeler au plus vite tous ses camarades, leur demanda si jamais il avait chagriné ou blessé l’un d’entre eux, et ayant reçu l’assurance qu’il n’en était rien, parut entrer dans une grande paix. On voit cela en toute occasion : un mourant ne manque pas de faire ses efforts pour obtenir le pardon des torts qu’il a pu avoir. Un autre fait vient encore ici à mon aide : autant, pour nos travaux intellectuels, s’agit-il des plus parfaits chefs-d’œuvre du monde, nous recevons volontiers une récompense, si on nous l’offre ; autant, quand nous avons accompli quelque acte d’une haute valeur morale, nous repoussons loin de nous toute espèce de salaire. C’est ce qu’on voit surtout après un trait d’héroïsme : un homme a sauvé au péril de sa vie un ou plusieurs de ses semblables ; il a beau être pauvre, il n’accepte jamais une rétribution : il le sent bien, son action a une valeur métaphysique, et à être payée, elle la perdrait. Bürger nous a dit en langage poétique ce qui se passe alors dans l’âme d’un homme à la fin de son lied du Brave Homme. Mais la réalité parfois ne diffère pas de la poésie, et j’en ai trouvé plus d’un exemple dans les journaux anglais. — De ces actes, on en rencontre partout, et les différences de religion n’ont rien à y voir. Toute vie aspire à quelque fin morale et métaphysique, et cela est si vrai, que si la religion ne l’expliquait précisément en ce sens, elle n’aurait aucune racine : c’est par ce qu’elle a de moral qu’elle prend pied dans les âmes. Chaque religion fait de son dogme la base même de ce besoin moral, que tout homme sent et pourtant ne s’explique pas : entre les deux, elle met un lien si étroit, qu’on les croirait inséparables ; et c’est même tout le souci des prêtres, de confondre à nos yeux en une seule chose l’immoralité et l’incrédulité. Et de là précisément vient, que pour le croyant, l’incrédule ne fait qu’un avec le méchant ; et de même nous voyons ces mots, sans-Dieu, mécréant, païen, hérétique, servir de synonymes pour dire méchant. Et ce qui rend la tâche facile aux religions, c’est qu’elles regardent la foi comme leur étant acquise : alors cette foi elles exigent qu’on l’applique à leur dogme ; le tout à l’aide de menaces. Mais les systèmes de philosophie n’ont pas la partie aussi belle : en les examinant tous, on voit qu’ils sont aussi mal à leur aise pour rattacher leur éthique à une métaphysique, que pour lui assigner un fondement. Et pourtant c’est là une nécessité inéluctable : il faut que l’éthique repose sur la métaphysique ; je l’ai fait voir dans mon introduction, en m’appuyant sur l’autorité de Wolff et de Kant.

Or de tous les problèmes dont peut s’occuper l’esprit humain, le problème métaphysique est le plus embarrassant : à tel point que nombre de philosophes l’ont cru insoluble. Pour moi, dans la circonstance présente, une difficulté vient s’ajouter à toutes les autres, qui m’est tout à fait particulière : je dois faire ici une étude qui se suffise à elle-même, et je ne peux partir d’aucun système de métaphysique, me réclamer d’aucun : en effet, il me faudrait alors, ou bien l’exposer, ce qui prendrait trop d’espace, ou bien le supposer, ce qui serait fort déplacé. Je ne puis donc ici, pas plus que précédemment, user de la méthode synthétique : il me faut procéder par analyse, aller non pas du principe aux conséquences, mais des conséquences au principe. Or c’est une obligation pénible, de ne pouvoir rien supposer d’admis, de n’avoir pour base que ce qui est communément reçu ; j’y ai déjà trouvé tant de difficultés, quand j’établissais le fondement de l’éthique, que maintenant en jetant un coup d’œil en arrière il me semble avoir accompli un tour de force ; c’est comme si j’avais fait à main levée un dessin qu’on ne fait d’ordinaire qu’en posant le bras sur un appui solide. Ici, quand il s’agit de jeter la lumière de la métaphysique sur cette base morale, cette nécessité, de se passer de toute supposition, devient bien autrement gênante : je ne vois qu’un moyen d’en sortir, c’est de m’en tenir à une esquisse générale, d’indiquer les idées au lieu de les développer, de montrer la route qui conduirait au but, au lieu de la suivre jusqu’à la fin, enfin de dire seulement une petite partie de ce que j’aurais eu à dire en toute autre circonstance sur un tel sujet. Mais d’abord, outre les raisons que je viens d’alléguer, je dois encore m’excuser sur ceci, que dans les chapitres précédents j’ai résolu le véritable problème qui m’était proposé : ce qui suit n’est donc qu’un opus supererogationis[1], un appendice ajouté de mon plein gré, et qu’il faut prendre comme je le donne.

§ 22. Fondement Métaphysique.

Jusqu’ici nous n’avons cessé de marcher sur ce solide terrain de l’expérience : il nous faut l’abandonner, pour nous élever là où nulle expérience ne peut, ne pourra jamais parvenir, et où nous pourrons obtenir une dernière satisfaction dans l’ordre théorique. Heureux si quelque indice, si quelque échappée de lumière, vient nous permettre de nous déclarer contents. Mais ce à quoi nous ne devons pas renoncer, c’est la loyauté dans nos procédés : nous n’irons pas, à l’exemple de ces philosophes, qui se disent successeurs de Kant, nous lancer dans des rêves, débiter des contes, chercher à en imposer au lecteur avec des mots, à lui jeter de la poudre aux yeux ; quelques idées exposées en toute franchise, voilà ce que nous promettons.

Ce qui jusque-là nous avait servi de principe pour tout éclairer, devient maintenant l’objet de notre étude : je veux dire ce sentiment inné à l’homme, ineffaçable en lui, la pitié, seul principe, nous l’avons vu enfin, de toute action pure d’égoïsme : or c’est à de telles actions, à celles-là seules, qu’on reconnaît une valeur morale. Tant de philosophes parmi les modernes considèrent les notions de bien et de mal comme des notions simples, c’est-à-dire qui n’ont besoin ni ne sont capables d’aucune explication, et s’en vont là-dessus, d’un air de mystère et de dévotion, parlant d’une Idée du Bien, dont ils font la base de leur morale ou dont ils se servent pour masquer la fragilité de cette même morale[2], que je me vois forcé à placer ici un mot d’explication : ces concepts ne sont rien moins que simples et donnés a priori ; ils expriment une relation, et nous les prenons dans notre expérience de tous les jours. Tout ce qui est conforme aux désirs d’une volonté individuelle se nomme, par rapport à cette volonté, bon ; exemples : de bonne nourriture, un bon chemin, un bon présage ; le contraire est dit mauvais, et s’il s’agit d’êtres vivants, méchant. Si un homme, en vertu de son caractère, n’aime pas à faire obstacle aux désirs d’autrui, mais plutôt y aide et y concourt selon son pouvoir, ceux qu’il secourt l’appellent, dans le même sens du mot que ci-dessus, un homme bon : ainsi l’idée de bonté lui est appliquée par un sujet qui en juge toujours d’un point de vue relatif, empirique, et en qualité de patient. Si maintenant nous considérons le caractère de l’homme bon, non plus par rapport aux autres, mais en lui-même, nous voyons alors, par ce qui a été dit précédemment, qu’il prend une part directe au bien et au mal d’autrui ; que la raison en est dans le sentiment de la pitié ; qu’enfin c’est de là que naissent en lui ces deux vertus, la justice et la charité. Si nous revenons à considérer ce qui fait l’essence d’un tel caractère, nous le trouvons, à n’en pouvoir douter, en ceci : personne moins que lui ne fait une différence marquée entre soi-même et les autres. Aux yeux du méchant, cette différence est assez grande pour que la souffrance d’autrui, par elle-même, lui devienne une jouissance : et cette jouissance, il la recherche, dût-il ne trouver aucun avantage personnel à la chose, dût-il même en éprouver quelque dommage. Cette différence est encore assez grande aux yeux de l’égoïste, pour qu’il n’hésite pas, en vue d’un avantage même léger à conquérir, à se servir de la douleur des autres comme d’un moyen. Pour l’un et l’autre donc, entre le moi, qui a pour limites celles de leur propre personne, et le non-moi, qui enveloppe le reste de l’univers, il y a un large abîme, une différence fortement marquée : « Pereat mundus, dum ego salvus sim[3] », voilà leur maxime. Pour l’homme bon, au contraire, cette différence n’est point aussi grande ; même quand il accomplit ses actes de générosité, elle semble supprimée : il poursuit le bien d’autrui à ses propres dépens ; le moi d’un autre, il le traite à l’égal du sien même. Et enfin s’agit-il de sauver un grand nombre de ses semblables, il sacrifie totalement son propre moi ; l’individu donne sa vie pour le grand nombre.

Ici une question se pose : cette dernière façon de concevoir le rapport entre mon moi et celui d’autrui, qui est le principe de la conduite de l’homme bon, est-elle erronée, vient-elle d’une illusion ? Ou bien, l’erreur ne serait-elle pas plutôt dans l’idée contraire, dans celle qui sert de règle à l’égoïste et au méchant ?

La manière de voir qui est au fond celle de l’égoïste, est parfaitement juste, dans le domaine empirique. Au point de vue de l’expérience, la différence entre une personne et celle d’autrui paraît être absolue. Nous sommes divers quant à l’espace : cette diversité me sépare d’autrui, et par suite aussi, mon bien et mon mal de ceux d’autrui. — Mais d’abord, il faut le remarquer, la notion que nous avons de notre propre moi n’est pas de celles qui épuisent le sujet et l’éclairent jusque dans son dernier fond. Grâce à l’intuition que notre cerveau construit avec les données des sens, d’une manière par conséquent indirecte, nous connaissons notre propre corps : c’est un objet dans l’espace ; grâce au sens intime, nous connaissons la série continue de nos désirs, des actes de volonté qui naissent en nous à l’occasion de motifs venus du dehors, et enfin les mouvements multiples, tantôt forts, tantôt faibles, de notre volonté elle-même, mouvements auxquels en fin de compte se ramènent tous les faits dont nous avons sentiment. Mais c’est tout : la connaissance ne saurait se connaître à son tour. Le substrat lui-même de toute cette apparence, l’être en soi, l’être intérieur, celui qui veut et qui connaît, nous est inaccessible : nous n’avons de vue que sur le dehors ; au-dedans, ténèbres. Ainsi la connaissance que nous avons de nous-mêmes n’est ni complète, ni égale en profondeur à son sujet mais plutôt elle est superficielle ; une partie, la plus grande, la plus essentielle, de nous-mêmes, demeure pour nous une inconnue, un problème ; pour parler avec Kant : le moi ne se connaît qu’en qualité de phénomène, mais ce qu’il peut être en lui-même, il ne le connaît pas. — Or, en cette partie de nous, qui tombe sous notre connaissance, assurément chacun diffère nettement des autres ; mais il ne s’ensuit pas encore, qu’il en soit de même pour cette grande et essentielle partie qui demeure pour nous voilée et inconnue. Pour celle-là, il est du moins possible qu’elle soit en nous tous comme un fond unique et identique.

Quel est le principe de toute multiplicité, de toute diversité numérique ? — L’espace et le temps : par eux seuls, elle est possible. Le multiple en effet ne peut être conçu ou représenté que sous forme de coexistence ou de succession. Maintenant les individus sont une multiplicité de ce genre : considérant donc que l’espace et le temps rendent la multiplicité possible, je les appelle le principium individuationis[4], sans m’inquiéter, si c’est bien dans ce sens que les scolastiques employaient cette expression.

Dans toute l’explication du monde telle que l’a donnée, avec sa merveilleuse profondeur, Kant, s’il y a un seul point dont la vérité ne puisse faire doute, c’est l’Esthétique transcendentale, la théorie du caractère idéal de l’espace et du temps. La base en est si solide, qu’on n’a pu élever contre elle une seule objection vraisemblable. C’est là le triomphe de Kant : on peut la compter, cette théorie, parmi les bien rares doctrines métaphysiques vraiment établies, nos seules conquêtes réelles sur le terrain de la métaphysique. Dans cette théorie donc, l’espace et le temps sont les formes de notre faculté intuitive ; elles lui appartiennent, et en conséquence n’appartiennent pas aux choses, aux objets de cette faculté ; aussi elles ne sauraient désormais être un caractère des choses en soi ; elles ne se rapportent qu’à l’apparence, les choses ne pouvant apparaître qu’à ce prix dans un esprit pour qui la connaissance du monde extérieur tient à des conditions physiologiques. Quant à la chose en soi, quant à l’essence vraie du monde, le temps et l’espace lui sont étrangers. Il faut en dire autant, par suite, de la multiplicité : cette essence vraie, qui est sous les innombrables apparences du monde des sens, doit donc être une ; et ce qu’elles manifestent toutes, c’est seulement l’unique, l’essence identique partout. Inversement, ce qui s’offre à nous sous forme de multiplicité, donc dans l’espace et le temps, ne saurait être chose en soi, et n’est que phénomène. Ce phénomène de plus n’existe par lui-même que pour notre esprit, un esprit soumis à des conditions multiples, et qui même dépend d’une fonction organique : hors de là, il n’est rien.

Dans cette théorie, toute multiplicité est pure apparence ; tous les individus de ce monde, coexistants et successifs, si infini qu’en soit le nombre, ne sont pourtant qu’un seul et même être, qui, présent en chacun d’eux, et partout identique, seul vraiment existant, se manifeste en tous : cette théorie est peut-être bien plus ancienne que Kant ; on pourrait dire qu’elle a toujours existé. D’abord elle est la première, la plus essentielle des idées contenues dans le plus vieux livre du monde, les Vedas sacrés, dont la partie dogmatique, ou pour mieux dire ésotérique[5], se trouve dans les Oupanischads[6]. Là, presque à chaque pas, nous trouvons cette grande pensée ; elle y est répétée sans cesse, reproduite en toute occasion, à grand renfort d’images et de comparaisons. Elle faisait aussi le fond de la sagesse de Pythagore : si faibles que soient les vestiges de sa philosophie, tels qu’ils nous parviennent, la chose toutefois ne fait pas doute. C’est à cela que se réduit, ou peu s’en faut, toute la doctrine de l’École Éléate : le fait est bien connu. Plus tard les néo-platoniciens furent pénétrés de cette même vérité : ils enseignaient « διὰ τὴν ἑνότητα ἁπάντων πάσας ψυχὰς μίαν εἶναι. » (Que « grâce à l’unité de toutes choses, toutes les âmes n’en font qu’une ».) Au neuvième siècle, on la voit à l’improviste reparaître, chez Scot Érigène : inspiré qu’il en est, il s’efforce de la faire passer sous les formes et le langage de la religion chrétienne. Parmi les Musulmans, nous la retrouvons dans la mystique exaltée des Souffis. En Occident, Giordano Bruno, pour n’avoir pu résister au besoin de la déclarer, devait expier sa faute par une mort ignominieuse et cruelle. Et pourtant nous voyons les mystiques chrétiens, malgré qu’ils en aient, s’y laisser aller tous autant qu’ils sont. Le nom de Spinoza est devenu synonyme de cette doctrine. De nos jours enfin, Kant ayant achevé d’anéantir le vieux dogmatisme, si bien que le monde étonné en contemple les débris fumants, la même idée a reparu dans la philosophie éclectique de Schelling : Schelling prend les doctrines de Plotin, de Spinoza, de Kant et de Jacob Boehm ; il en fait, avec les données nouvelles des sciences naturelles, un amalgame, du tout compose un ensemble propre à satisfaire un moment les besoins pressants de ses contemporains, et sur ce thème, exécute des variations ; grâce à lui, l’idée se fait accepter chez les hommes compétents de toute l’Allemagne, gagne jusqu’aux gens simplement éclairés, s’étend quasi partout[7]. Une seule exception : les philosophes d’université de ce temps. C’est qu’ils ont une rude tâche : de combattre ce qu’on appelle le panthéisme, ce qui les met dans un grand embarras, une vraie détresse ; alors, en désespoir de cause, ils appellent à leur aide tantôt les sophismes les plus criants, tantôt les phrases les plus emphatiques, et vont se travaillant pour se ravauder quelque travestissement un peu honnête, dont ils affubleraient leur philosophie, une philosophie de vieille femme, qui est à la mode, et qui est reçue. Bref, le Ἕν καὶ πᾶν[8] fit de tout temps la risée des sots, l’éternel sujet de méditation des sages. Toutefois, on ne le peut démontrer en rigueur qu’avec la théorie de Kant, comme j’ai fait tout à l’heure ; Kant lui-même n’a pas fait ce travail : à la façon des orateurs habiles, il a donné les prémisses, et laissé à l’auditeur le plaisir de conclure.

Donc, la multiplicité, la division n’atteint que le phénomène : et c’est un seul et même être qui se manifeste dans tout ce qui vit. Ainsi ce n’est pas quand nous supprimons toute barrière entre le moi et le non-moi que nous nous trompons ; c’est bien plutôt dans le cas contraire. Aussi cette dernière façon de voir, les Indous la nomment Maïa, c’est-à-dire apparence, illusion, fantasmagorie. L’autre, comme nous l’avons vu, fait le fond même du phénomène de la pitié : la pitié n’en est que la traduction en fait. Ce serait donc là la base métaphysique de la morale ; tout se réduirait à ceci : qu’un individu se reconnaîtrait, lui-même et son être propre, en un autre. Dès lors la sagesse pratique, la justice, la bonté, s’accorderaient enfin avec les doctrines les plus profondes où soit parvenue la sagesse théorique la plus avancée. Et le philosophe pratique, l’homme juste, bienfaisant, généreux, exprimerait par ses actes la même vérité qui est le résultat dernier des travaux du génie, des recherches laborieuses des philosophes théoriciens. Toutefois la vertu dépasse de beaucoup la sagesse théorique : celle-ci n’est jamais qu’une œuvre imparfaite, elle n’arrive à son but que par une route détournée, celle du raisonnement ; l’autre du premier pas s’y trouve portée. L’homme qui a la noblesse morale, quand le mérite intellectuel lui ferait défaut, révèlerait encore par ses actes une pensée, une sagesse, la plus profonde, la plus sublime : il fait rougir l’homme de talent et de savoir, si ce dernier, par sa conduite, laisse voir que la grande vérité est restée dans son cœur comme une étrangère.

« L’individuation est réelle, le « principium individuationis » et la distinction des individus telle qu’il l’établit, constitue l’ordre des choses en soi. Chaque individu est un être radicalement différent de tous les autres. Dans mon moi seul réside tout ce que j’ai d’être véritable ; tout le reste est non-moi et me reste étranger. » Voilà un jugement en faveur duquel protestent mes os et ma chair, qui sert de principe à tout égoïsme, et qui s’exprime en fait par tout acte dépourvu de charité, injuste ou malicieux.

« L’individuation est une pure apparence ; elle naît de l’espace et du temps, qui sont les formes créées par la faculté de connaître dont jouit mon cerveau, et imposées par elle à ses objets : la multiplicité aussi et la distinction des individus sont une pure apparence, qui n’existe que dans l’idée que je me fais des choses. Mon être intérieur, véritable, est aussi bien au fond de tout ce qui vit, il y est tel qu’il m’apparaît à moi-même dans les limites de ma conscience. » — Cette vérité, le sanscrit en a donné la formule définitive : « Tat twam asi, » « tu es cela » ; elle éclate aux yeux sous la forme de la pitié, de la pitié, principe de toute vertu véritable c’est-à-dire désintéressée, et trouve sa traduction réelle dans toute action bonne. C’est elle, en fin de compte, que nous invoquons quand nous faisons appel à la douceur, à la charité, quand nous demandons grâce plutôt que justice ; car alors nous ramenons notre auditeur à ce point de vue, d’où tous les êtres apparaissent fondus en un seul. Au contraire l’égoïsme, l’envie, la haine, l’esprit de persécution, la dureté, la rancune, les joies mauvaises, la cruauté viennent de l’autre idée, et s’appuient sur elle. Si nous sommes émus, heureux en apprenant, et plus encore en contemplant, mais surtout en accomplissant une action généreuse, c’est au fond que nous y trouvons une certitude, la certitude qu’il y a au delà de la multiplicité, des distinctions mises entre les individus par le « principium individuationis », une unité réelle, accessible même pour nous, car voilà qu’elle se manifeste dans les faits.

Selon que c’est l’une de ces deux pensées, ou l’autre qui prévaut en nous, c’est la φιλία d’Empédocle, ou le νεῖκος[9] qui règne entre l’être et l’être. Mais celui qu’anime le νεῖκος, s’il pouvait par un effort de sa haine, pénétrer jusque dans le plus détesté de ses adversaires, et là, parvenir jusqu’au dernier fond, alors il serait bien étonné : ce qu’il y découvrirait, c’est lui-même. En rêve, toutes les personnes qui nous apparaissent, sont des formes derrière lesquelles nous nous cachons nous-mêmes : eh bien ! durant la veille, il en est de même ; la chose n’est pas aussi aisée à reconnaître, mais « tat twam asi ».

Celle de ces deux pensées qui domine en nous perce non-seulement dans chacune de nos actions, mais dans toute notre vie morale, dans tout notre état : c’est par là que l’âme d’un homme bon diffère si nettement de celle d’un méchant. Ce dernier sent partout une barrière infranchissable entre lui et tout le reste. Le monde pour lui est au sens le plus absolu un non-moi : il y voit avant tout un ennemi ; aussi la note fondamentale de sa vie est-elle la haine, le soupçon, l’envie, la joie maligne. — Au contraire, l’homme bon vit dans un monde qui est homogène avec sa propre essence : les autres ne sont pas pour lui un non-moi, mais il dit d’eux : c’est encore moi. Aussi se sent-il pour eux un ami naturel : il sent qu’au fond tout être tient à son être, il prend part directement au bien et au mal de tous ; et avec confiance, il attend d’eux la même sympathie. De là cette profonde sérénité qui règne en lui, cet air d’assurance, de tranquillité, de contentement, qui fait que chacun autour de lui se trouve bien. — Le méchant, dans sa détresse, ne compte pas sur l’aide des autres ; s’il y fait appel, c’est sans confiance ; s’il l’obtient, il n’en ressent nulle reconnaissance : il n’y peut guère voir qu’un effet de la folie d’autrui. Quant à reconnaître en un étranger son propre être, c’est ce dont il est bien incapable, même quand la vérité s’est manifestée à lui par des signes aussi indubitables. Et de là vient tout ce qu’il y a de monstrueux dans l’ingratitude. Cet isolement moral, où se renferme par nature, et inévitablement, le méchant, l’expose à tomber souvent dans le désespoir. — L’homme bon, lui, met autant de confiance dans l’appel qu’il adresse aux autres, qu’il sent en lui de bonne volonté toujours prête à leur porter secours. C’est, nous l’avons dit, que pour l’un l’humanité est un non-moi, et pour l’autre « c’est moi encore ». L’homme généreux, qui pardonne à son ennemi, et qui rend le bien pour le mal, voilà l’être sublime, digne des plus hautes louanges : il reconnaît le même être qu’il porte en lui, là même où cet être nie le plus fortement son identité.

Il n’est pas de bienfait pur, pas d’assistance vraiment et pleinement désintéressée, c’est-à-dire dont l’auteur s’inspire de la seule pensée de la détresse où est autrui, qui, examinée à fond, n’apparaisse comme un acte vraiment mystérieux, une sorte de mystique mise en pratique : car elle a son principe dans cette vérité même, qui fait le fond de toute mystique : et toute autre explication ici serait une erreur. Un homme fait l’aumône ; il ne songe, ni de près ni de loin, à rien autre chose qu’à diminuer la misère qui tourmente ce pauvre : eh bien ! cet acte serait bien impossible, s’il ne savait qu’il est cet être même qui lui apparaît sous cette forme déplorable, s’il ne reconnaissait enfin son propre être, son être intime, dans cette apparence étrangère. Et voilà pourquoi, dans le précédent chapitre, j’ai appelé la pitié le grand mystère de l’éthique.

Celui qui va à la mort pour sa patrie, est délivré de l’illusion, ne borne plus son être aux limites de sa personne : il l’étend, cet être, y embrasse tous ceux de son pays en qui il va continuer de vivre, et même les générations futures pour qui il fait ce qu’il fait. Ainsi la mort pour lui n’est que comme le clignement des yeux, qui n’interrompt pas la vision.

Voici un homme pour qui tous les autres ne sont qu’un non-moi ; au fond sa propre personne, seule, est pour lui vraiment réelle : les autres ne sont à vrai dire que fantômes ; il leur reconnaît une existence, mais relative : ils peuvent lui servir comme instruments de ses desseins, ou bien le contrarier, et voilà tout ; enfin entre sa personne et eux tous, il y a une distance immense, un abîme profond ; le voilà devant la mort : avec lui, toute réalité, le monde entier lui semble disparaître. Voyez cet autre : en tous ses semblables, bien plus, en tout ce qui a vie, il reconnaît son essence, il se reconnaît ; son existence se fond dans l’existence de tous les vivants : par la mort, il ne perd qu’une faible portion de cette existence ; il subsiste en tous les autres, en qui toujours il a reconnu, aimé son essence, son être ; seulement l’illusion va tomber, l’illusion qui séparait sa conscience de toutes les autres. Ainsi s’explique, non pas entièrement, mais en grande partie, la conduite si différente que tiennent en face de la mort l’homme d’une bonté extraordinaire et le scélérat.

De tout temps, la pauvre Vérité a eu à rougir de n’être qu’un paradoxe : et pourtant ce n’est pas sa faute. Elle ne peut prendre la forme de l’erreur qui trône partout. Alors, gémissante, elle implore du regard son dieu protecteur, le Temps, qui du doigt lui montre le triomphe et la gloire futurs. Mais le Temps a un coup d’aile si ample, si lent, que, cependant, l’individu meurt. Moi aussi, je sens bien l’air paradoxal que je vais avoir, avec mon interprétation métaphysique du phénomène primordial en éthique, aux yeux de nos Occidentaux instruits, accoutumés qu’ils sont à voir fonder la morale de tout autre manière : mais je ne peux pas pourtant faire violence à la vérité. Tout ce que je peux, par considération pour eux, obtenir de moi, c’est de faire voir, par une citation, comment cette métaphysique de la morale était, il y a déjà des dizaines de siècles, au fond de la sagesse des Hindous ; c’est de cette sagesse que je me réclame : ainsi Copernic en appelait au système astronomique des pythagoriciens, étouffé par Aristote et Ptolémée. Dans le Baghavad-Gita, lecture XIII, 27-28, on lit ceci (traduction de A. W. von Schlegel) : « Eumdem in omnibus animantibus consistentem summum dominum, istis pereuntibus haud pereuntem qui cernit, is vere cernit. — Eumdem vero cernens ubique præsentem dominum, non violat semet ipsum sua ipsius culpa : exinde pergit ad summum iter[10]. »

Je dois m’en tenir à ces simples indications touchant la métaphysique de la morale : et pourtant il resterait encore à faire un pas de plus, qui est tout à fait nécessaire. Mais pour cela il faudrait en morale aussi s’être avancé d’un pas plus loin ; et c’est ce qui ne se peut guère ici : en Europe, la morale ne se propose pas de but supérieur à la théorie du droit et de la vertu ; ce qui est au-delà, elle l’ignore ou le méconnaît. Ainsi, en omettant par nécessité ce dernier point, je dois ajouter qu’avec cette esquisse d’ensemble d’une métaphysique de la morale, on ne peut entrevoir, même de loin, la clef de voûte de l’édifice métaphysique complet : on ne peut deviner la véritable liaison des parties de la Divina Commedia. D’ailleurs, de l’exposer, cela ne rentre ni dans la question, ni dans mon plan. On ne peut dire tout en un jour : et puis il ne faut pas en répondre plus long qu’on ne vous en demande.

Quand on travaille à faire avancer la pensée humaine et la science, on éprouve toujours de la part du siècle une résistance : c’est comme un fardeau, qu’il faut traîner, et qui pèse lourdement sur le sol, quoi qu’on puisse faire. Mais ce qui doit alors nous rendre confiance, c’est la certitude d’avoir, il est vrai, les préjugés contre nous, mais pour nous la Vérité : et la Vérité, une fois qu’elle aura fait sa jonction avec son allié, le Temps, est sûre de la victoire : si donc ce n’est pas pour aujourd’hui c’est pour demain[11].


  1. « Un travail surérogatoire. » (TR.)
  2. La notion du Bien, prise dans sa pureté, est une notion primitive, « une idée absolue, dont le contenu se perd dans l’infini ». (Bouterweck, Aphorismes pratiques, p. 54.) On le voit, il s’en faut de peu qu’il ne fasse de cette notion si simple, disons mieux, triviale, du bien, un Διιπετής[NdT 1], afin de pouvoir la placer, comme une idole dans un temple.
    1. « Envoyé de Jupiter. » (TR.)
  3. « Périsse l’univers, et que je sois sauvé ! » (TR.)
  4. « Principe d’individuation. » (TR.)
  5. Réservée aux initiés. (TR.)
  6. On a contesté l’authenticité de l’Oupnekhat, en se fondant sur certains passages, qui étaient des gloses marginales ajoutées par les copistes musulmans, puis introduites dans le texte. Mais cette authenticité a été parfaitement établie par les indianistes Friedrich Heinrich Hugo Windischmann (le fils) dans son Sancara, sive de theologumenis Vedanticorum, 1833, p. XIX, et Bochinger, De la vie contemplative chez les Hindous, 1831, p. 12. — Le lecteur, même qui ne sait pas le sanscrit, pourra comparer les traductions récentes de quelques Oupanishads, par Rammohun Roy, par Poley, celle de Colebrooke aussi, et même la traduction toute récente de Röer ; il se convaincra entièrement d’une chose ; c’est qu’Anquetil, en faisant sa traduction latine, qui est un strict mot à mot, de la traduction persane faite par le martyr de cette doctrine, le sultan Daraschakob, a eu besoin d’une connaissance exacte, parfaite, du sens des mots : les autres au contraire, procèdent par tâtonnements, par conjectures ; aussi il est bien certain qu’ils sont moins exacts. — Ce point est examiné de plus près dans le second volume des Parerga, chap. xvi, § 184.
  7. On peut longtems, chez notre espèce,
    Fermer la porte à la raison.
    Mais dès qu’elle entre avec adresse,
    Elle reste dans la maison,
    Et bientôt elle en est maîtresse.

    (Voltaire.)
  8. « L’un et le tout. » (TR.)
  9. L’Amitié et la Haine, deux principes dont la lutte, avec ses vicissitudes, fait, selon Empédocle, toute l’existence du monde. (TR.)
  10. « Celui qui voit un même souverain maître au fond de tous les vivants, maître qui lorsqu’ils meurent ne meurt pas, celui-là voit le vrai. — Or, voyant le maître présent partout, il ne se souille par aucune faute qui soit de son fait ; aussi il suit la route qui mène en haut. » (TR.)
  11. On peut rappeler ici la devise que Schopenhauer a mise en tête du volume qui renferme le présent mémoire et l’essai sur le Libre arbitre : « Μεγάλη ἡ ἀλήθεια καὶ ὑπερισχύει. » (« Grande est la vérité : rien n’est aussi fort qu’elle. ») (TR.)