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Le Japon (Humbert)/15

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Ronde de nuit. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE.[1]


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Le Hondjo.

À mesure que le champ de nos études s’agrandissait et nous donnait chaque jour de nouveaux sujets de satisfaction, nous voyions avec peine nos relations avec le Castel devenir de plus en plus difficiles. À en croire certains indices, une rupture entre le Japon et l’Angleterre paraissait imminente. Le parti féodal l’appelait de ses vœux et sollicitait même le taïkoun de prononcer l’expulsion de tous les étrangers indistinctement. Des menaces avaient été proférées dans les conseils des daïmios contre la dynastie régnante. Une rencontre nocturne dans laquelle les gens du Castel eurent le dessus faisait parmi nos yakounines le sujet de mystérieuses conversations, dont nous ne pûmes tirer autre chose, sinon qu’un célèbre chef de lonines était resté sur le carreau et que l’affaire avait eu lieu dans notre voisinage. Enfin, nous fûmes témoins, sur le Tokaïdo, d’une scène qui, toute muette et inoffensive qu’elle était, ne laissait pas que d’avoir sa signification. Une cinquantaine de yakounines composaient dans ce moment notre escorte, et nous marchions avec un certain abandon, sans autre souci que d’observer de notre mieux, en cheminant, les étalages des magasins. Tout à coup une singulière agitation se manifeste parmi nos hommes, et je les vois former des files, presser le pas et serrer les rangs sur le trottoir de droite, tandis que devant nous une troupe beaucoup plus nombreuse débouche d’un coude que formait la rue, et se développe lentement sur le milieu de la voie publique. On distinguait quelques cavaliers derrière les lances et les enseignes du cortége. Je n’obtins que des réponses évasives de l’interprète auquel je m’adressai pour savoir à quel prince cette troupe appartenait. Nos yakounines, sombres et silencieux, en épiaient les moindres mouvements et se tenaient sur leurs gardes comme si, d’un instant à l’autre, ils allaient être dans le cas de dégaîner. Les deux bandes défilèrent, chacune de son côté, à dix pas de distance, sans un mot, sans un signe de provocation, mais en se jetant réciproquement des regards dont l’expression farouche, haineuse, sanguinaire, ne laissait aucun doute sur la violence des agitations politiques dont les régions officielles de la capitale étaient alors le théâtre.

En rentrant au Tjoôdji, nous en trouvâmes la garnison renforcée et occupée à mettre la place en état de défense. Des charpentiers, sous la direction d’officiers qui m’étaient inconnus, dressaient une haute palissade entre la vérandah de notre salle à manger et le mur de clôture de la bonzerie voisine. Des coulies apportaient du bois à brûler et en formaient des bûchers sur divers points de l’enclos du Tjoôdji. Dès qu’un tas était achevé, les yakounines disposaient des torches de paille goudronnée au sommet de la pyramide. On m’expliqua que ces préparatifs se faisaient dans l’éventualité d’une attaque nocturne, et qu’au premier signal d’alarme la garde mettrait le feu à ces bûchers pour illuminer dans tous ses recoins le théâtre des événements.

La ronde de nuit, munie d’autant de falots qu’elle comptait de têtes, s’apprêtait à faire sa tournée comme de coutume. Le chef du poste la rappela au corps de garde, avec ordre à chaque homme d’endosser sa cotte de mailles.

Notre comprador, quelque peu effrayé de tout ce qu’il voyait, vint me demander, à voix basse, quels étaient mes projets pour le lendemain. Je l’encourageai à faire son marché comme à l’ordinaire, et l’invitai à donner des ordres dans le même sens au cuisinier japonais, qui se montrait tout doucement sur le seuil de la porte, avec la mine et l’attitude d’un homme qui voudrait bien s’en aller.

Mes camarades, persuadés que nos yakounines arrangeaient tout pour le mieux, se bornèrent à organiser pour cette nuit un petit service de quart, lequel se distingua par cette particularité peu réglementaire, qu’aucun de nos hommes de garde ne sut résister à la tentation de tenir compagnie à celui qui venait le relever.
Cuisinier japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Je racontais un jour ces détails aux convives habituels de Benten. L’un d’eux, membre du corps diplomatique, témoigna son étonnement de ce que j’eusse pris ou fait semblant de prendre au sérieux ce qu’il appelait les simagrées du gouvernement japonais. Peu de temps après, il se rendait lui-même en séjour au Tjoôdji. Les conjectures politiques s’étaient à peine améliorées. Le gouvernement lui envoya une garde des plus respectables, et le chef du poste dirigea le service de sûreté avec une vigilance que son protégé trouva souverainement ridicule. Au bout d’une semaine environ, l’on entendit parler de complots formés par les lonines contre les étrangers qui résidaient à Yédo, puis le constable vint annoncer à son maître que le chef du poste se proposait d’augmenter le nombre des sentinelles placées dans les cours et les jardins. « C’est toujours le même jeu qui recommence, répondit le diplomate ; que le chef du poste fasse ce qu’il lui plaira, mais qu’il ne vienne pas m’en importuner ! »

Le lendemain le constable se présente de nouveau : « Monsieur le ministre, le chef du poste demande aussi l’autorisation de placer des sentinelles dans l’intérieur des bâtiments.

— Qu’il en mette partout, excepté dans ma chambre à coucher ! s’écria le ministre impatienté. Et du reste, ajouta-t-il, faites en sorte que je n entende plus un seul mot de cet absurde état de siége ! »

Dès ce moment, en effet, tout se passa entre le chef du poste et le constable. Celui-ci, dit-on, observa si fidèlement sa consigne que, lorsque le commandant japonais lui demanda la permission d’établir des bûchers dans l’enclos du Tjoôdji : « Je suis autorisé, lui répondit-il gravement, à vous déclarer de la part du ministre que vous pouvez en mettre partout excepté dans sa chambre à coucher ! »

Mais c’est en vain que le ministre avait pourvu à ce que rien ne troublât plus sa quiétude. Une nuit qu’il dormait profondément, un bruit étrange le réveille et il entrevoit au pied de son lit un homme tremblant de tous ses membres. C’etait le constable, qui, dans sa précipitation, venait de passer à travers un châssis de papier. Une lueur rougeâtre éclairait le jardin. Le gong retentissait sous les halles du corps de garde.

« Eh bien ! qu’est-ce donc ? Le feu est-il au Tjoôdji ? » disait le ministre en se frottant les yeux.

Le constable, recouvrant enfin la parole : « On se bat dans le préau : hâtez-vous ! s’écria-t-il.

— On ne se bat nullement, mon cher constable : chacun joue la comédie, jusqu’à vous-même, qui venez, après minuit, vous livrer dans ma chambre à l’exercice du tremplin. »

Néanmoins, tout en grommelant de la sorte, le ministre s’habillait et faisait jouer les ressorts de ses revolvers. De leur côté, ses gens accouraient en armes sur la vérandah. Quand ils s’avancèrent dans le jardin, sous sa direction, tout était fini ; l’on transportait des hommes de la garde grièvement blessés, et l’on relevait sur le préau le cadavre d’un lonine.

Jamais l’on n’a pu obtenir du Castel le moindre éclaircissement sur ce qui s’était passé. Quant à nous, notre veille n’ayant été marquée par aucun événement, nous devisâmes comme d’habitude, au premier déjeuner, du meilleur emploi de la journée ; et comme nous ne pouvions nous dissimuler que notre séjour à Yédo n’approchât de son terme, nous convînmes de mettre à profit le peu de temps qui nous restait encore, pour compléter, autant que possible, nos tournées de magasins et notre choix de curiosités de l’industrie indigène.

Nous visitâmes dans ce but la partie méridionale de la Cité jusqu’au pont dit de Yédo, qui est au sud de celui de Nippon, et sur le même canal ; et une section de notre troupe, se dirigeant de là vers l’O-Bassi, passa sur la rive gauche du grand fleuve, dont elle parcourut à cheval les principaux quais et les rues les plus populeuses.


Fileuse de coton. — Dessin de Staal d’après une photographie.

On divise toute cette longue zone orientale de Yédo en trois quartiers, savoir : au nord, celui de Sémida-Gawa ; au centre, le Hondjo proprement dit ; et au sud, sur le bord de la baie, le faubourg de Fouka-Gawa.

Le quartier du nord est en majeure partie occupé par des rizières, des jardins potagers, de vastes établissements d’horticulture et de fraîches maisons de thé, situées dans le voisinage du fleuve ou au fond de grands vergers de poiriers, de pruniers et de cerisiers.

À côté des habitations rurales, qui paraissent être dominantes, on remarque des fabriques de tuiles et de grosse poterie, des usines d’ustensiles de cuisine en fer, des papeteries, des ateliers pour le nettoyage et la préparation du coton, des filatures domestiques de coton et de soie, des étendages de teinturiers, des boutiques de tisserands, de vanniers et de dresseurs de nattes.

L’industrie japonaise n’utilise pas encore le travail des machines. On voit pourtant des fonderies de fer dont les soufflets sont mus par une roue hydraulique, sur laquelle l’eau est amenée par des conduites en gros tronçons de bambou. Le combustible se compose de charbon de bois et de charbon de terre ; le premier est d’excellente qualité.

Les femmes ont leur part de labeur dans toutes les professions industrielles, et celles-ci sont toujours groupées autour du foyer domestique. Il n’existe pas de grandes manufactures au Japon. L’on n’y connaît ni le travail, ni la population des fabriques. Les gens de la classe ouvrière vaquent en famille à leurs divers métiers, les interrompent pour manger quand ils ont faim, et pour se reposer quand il leur plaît. Dans une société de six artisans des deux sexes, il y en a presque constamment un ou deux qui fument leur pipe, et assaisonnent de gais propos le travail de leurs camarades.

Ainsi se développent et se transmettent, de génération en génération, cet instinct de sociabilité, ce fonds de bonne humeur et cet esprit de repartie qui caractérisent généralement la petite bourgeoisie de la capitale.

Les quartiers du Hondjo et de Fouka-Gawa sont construits sur un plan dont le cadre est de la plus parfaite régularité. Ils sont bornés au sud par la baie ; à l’ouest par l’O-Gawa ; à l’est par une petite rivière, et au nord par un canal qui les sépare du quartier de Sémida-Gawa. Deux canaux les traversent du nord au sud dans toute leur longueur, et trois de l’ouest à l’est dans toute leur largeur. Il résulte de cette distribution que le Hondjo se divise en quatre parties égales ou quatre parallélogrammes allongés, deux au sud de Sémida-Grawa, deux au nord de Fouka-Gawa, et que ce dernier quartier pareillement a ses quatre parallélogrammes : deux au sud du Hondjo, et deux sur la baie.

À Yédo, comme dans d’autres capitales traversées par un fleuve, c’est un monde à part que celui de la rive opposée au centre de la ville. Le Hondjo, qui fait face à la Cité, n’en a point le mouvement commercial ; il ne présente d’ailleurs ni l’imposante agglomération des résidences du Castel, ni l’animation des places réservées dans les quartiers du nord aux plaisirs de la foule, et cependant l’on y trouve, mais dans des conditions toutes spéciales, du commerce et de l’industrie, des temples, des palais et des lieux de réjouissances publiques. Ainsi, quelques-uns des plus grands négociants du Japon habitent le Hondjo, tout en conservant leurs comptoirs dans les quartiers du Kio-Bassi ou du Nippon-Bassi, à la manière des riches armateurs de Rotterdam, qui ont leur maison à Verkade et leurs bureaux parmi les entrepôts de la Wijn straat.

La tranquillité relative dont on jouit sur la rive gauche et la facilité avec laquelle on y obtient de grandes concessions de terrains, semblent y avoir aussi favorisé l’établissement de nombreuses bonzeries. Quelques-unes possèdent des temples considérables. Parmi les vingt à trente temples du quartier de Fouka-Gawa, l’ancien culte national est principalement représenté par les deux célèbres mias de Temmangô et d’Hatchiman, et le culte bouddhiste par la téra de Sandjiou-san-Gendhô, qui mesure en longueur trente-trois nattes ou environ soixante-six mètres. Dans le Hondjo, qui
Nettoyage du coton. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.
compte plus de quarante temples de diverses dénominations, l’on distingue celui des Cinq-Cents-Génies, le Goïaka-Lakan ou Goïakoura-Kandji, consacré à la mémoire des Racans et autres saints illustres du bouddhisme. Autrefois cette véritable armée, toute composée de statues de bois plus grandes que nature, et passées en couleur, se déployait sur les estrades et les galeries de la nef, du chœur et des chapelles latérales du lieu sacré, à gauche et à droite de l’idole colossale d’un bouddha révéré sous le nom de Tô-Schabori. Un tremblement de terre a jeté la perturbation dans les rangs de la sainte milice. Les hangars du voisinage en ont recueilli les victimes les plus mutilées, et le temple dévasté n’a pas encore été réparé et rendu au culte. Non loin de là, une autre bonzerie a fondé sa réputation sur une base moins fragile que les images des héros de l’ascétisme et de la contemplation. Deux fois par an elle engage à son service, pour une série de représentations publiques, l’élite des lutteurs de Yédo, et cette pieuse spéculation ne manque jamais d’attirer sur le vaste préau de l’enceinte claustrale une énorme affluence de curieux appartenant à toutes les classes de la société. Au reste, chaque temple, chaque monastère a son genre de réclame et se fait remarquer par quelque singularité plus ou moins géniale, témoin cette avenue de je ne sais plus quelle bonzerie du


Le chœur du temple des Cinq-Cents-Génies. — Dessin de E. Therond d’après une gravure japonaise.

Hondjo, où l’on s’approche du lieu sacré sous les auspices

d’une demi-douzaine de statues de porcs, noblement installés sur des socles de granit. L’opinion publique paraît admettre sans difficulté, et par convention tacite, tout ce qui plaît aux bonzes d’imaginer pour ajouter n’importe quel nouvel attrait à l’exercice de la dévotion.

Un certain nombre de familles de la vieille noblesse se sont fait du Hondjo une sorte de faubourg Saint-Germain, où elles vivent dans une profonde retraite, loin des bruits de la ville et à l’abri de tout contact avec le monde de la cour et les fonctionnaires du gouvernement. Là, les murailles du Castel n’obsèdent plus les regards du fier daïmio. Du haut des ponts cintrés jetés à l’embouchure des canaux qui aboutissent à l’O-Gawa, tels que le Yatzomé-Bassi, par exemple, d’où l’on ne découvre pas moins de huit ponts aux premiers plans de l’immense tableau de la capitale, les grandes allées d’arbres de la forteresse apparaissent au delà des innombrables toitures de la cité marchande, comme les paisibles ombrages d’un parc lointain, qui se confond avec les terrasses de la base du Fousi-Yama.

D’après les calculs de M. Lindau, le Hondjo et Fouka-Gawa réunis ont une circonférence de treize à quatorze kilomètres et une superficie de douze kilomètres carrés, dont trois sont occupés par des rivières et des jardins, cinq par des résidences de daïmios, un et demi par des temples, un et demi par des fortifications et des chantiers du gouvernement, et un seul, enfin, par des demeures bourgeoises.


Statue du temple des Cinq-Cents-Génies.

On remarque, parmi ces dernières, d’importantes fabriques d’étoffes de soie, d’ustensiles en porcelaine, d’objets de ménage, d’ameublement et de toilettes en bois laqué, ainsi que de grands ateliers de sculpture, de menuiserie et d’ébénisterie.

Je n’ai vu nulle part travailler le marbre, bien qu’il en existe des carrières dans les montagnes de l’intérieur. On taille des piliers de toris en granit, des candélabres de lieux saints, des tombeaux, des statuettes et des pierres tumulaires, ainsi que des bouddhas, des tortues et des renards sacrés, en grès d’une fort belle espèce. Les sculpteurs en bois font des autels domestiques à riches panneaux, des châsses élégantes et des cercueils en forme de mikôsis, des têtes d’éléphants et des chimères monstrueuses pour orner des toitures de temples, des boiseries et des mosaïques représentant des grues, des oies, des chauves-souris, des animaux mythologiques, la lune à demi voilée par un nuage, des branches de cèdres, de pins, de bambous et de palmiers. Les idoles, parfois gigantesques, qui sortent des ateliers de Yédo, sont le plus souvent entourées d’une auréole dorée et peintes en couleurs très-vives les gardiens du ciel, par exemple, au vermillon, et Tengou à l’indigo ; les renards sont blancs, ou bruns, dorés ; un attribut qu’on leur donne volontiers est une clef d’or qu’ils portent à la gueule.

Plusieurs industries intéressantes se rattachent à celle des sculpteurs ébénistes. Les cadres de cloisons mobiles et de paravents doivent être garnis de grands dessins à l’encre de Chine, tracés en quelques coups de pinceau, ou de groupes d’arbres et de fleurs au brillant coloris, ou enfin de peintures d’oiseaux réputés pour la richesse de leur plumage. Tout cela se fait en fabrique, mais à la main. L’on n’imprime que les papiers destinés à tapisser des murs ou des boiseries. Les brodeuses fournissent pour les châssis faisant l’office de stores ou d’écrans de merveilleux ouvrages, où la soie, asservie au patient travail de l’aiguille, reproduit tour à tour, selon le choix des sujets, le tissu lustré des feuilles, le duvet velouté des oiseaux, la pelisse touffue des quadrupèdes et les écailles éclatantes des poissons. Enfin les tresseuses de soie ajoutent au luxe des boiseries et des tentures de salon une savante ornementation de guirlandes et de nœuds de diverses couleurs, surmontés d’autres ouvrages en soie imitant, à ravir, des groupes de fleurs et d’oiseaux.

Ce n’est pas chose facile que de pénétrer dans les ateliers japonais, surtout sous la surveillance d’une escouade de yakouines. Malgré les promesses de leurs chefs, je n’ai pu voir ni teinturerie, ni manufacture de riches étoffes de soie, ni fabrique de papier. En revanche, j’ai toujours trouvé les magasins de vente en gros ou en détail accessibles jusqu’à l’arrière-boutique, y comprise ; et il ne faut pas dédaigner d’y pénétrer, car le marchand japonais ne sacrifie point à la montre : loin de faire étalage de ce qu’il a de plus beau, il aime à le tenir en réserve comme s’il voulait laisser aux amateurs tout le charme de la découverte. Ainsi pour se faire une idée, je ne dirai pas complète mais approximative, de la richesse, de la variété et du mérite artistique de l’industrie japonaise, il est nécessaire non-seulement de parcourir les rues marchandes d’une place de commerce indigène, mais de pratiquer le bourgeois et de revenir à peu près journellement à son magasin, jusqu’à ce qu’on l’ait exploré dans tous les coins et recoins. Cela est d’autant plus indispensable, qu’il n’existe pas de bazar au Japon, et que chaque magasin, chaque boutique a sa spécialité. L’on rencontre, il est vrai, une sorte de petits bazars indigènes établis, sous le nom de stores, dans les ports ouverts aux Européens ; mais ce ne sont que des exhibitions permanentes d’échantillons, parmi lesquels domine la marchandise de pacotille, fabriquée expressément pour être débitée sur les marchés des quartiers-francs. Évidemment ce n’est pas là qu’il faut étudier l’industrie japonaise. Il y a, en général, autant de différence entre un store de Nagasaki et les boutiques de la cité marchande de Yédo, qu’entre un bazar d’articles de Pforzheim, de Nuremberg ou de la Forêt-Noire, et tel ou tel magasin d’objets d’art et d’industrie de la place de la Bourse, de la rue Vivienne ou des boulevards.


Arts et métiers.

Quelle que soit la variété des produits industriels étalés dans les boutiques de la cité marchande, il est un trait qui les caractérise, un cachet commun qui leur assure une place à part au milieu de tous leurs similaires de l’extrême Orient, et j’ose l’appeler le bon goût, sans crainte d’être contredit par les connaisseurs. L’artisan de Yédo est un véritable artiste. Si l’on en excepte le style conventionnel auquel il croit encore
Statues du temple des Cinq-Cents-Génies.
devoir s’assujettir dans ses reproductions de la figure humaine ; si l’on veut bien lui passer l’insuffisance de ses études en ce qui concerne les règles de la perspective, l’on n’aura, pour tout le reste, que des éloges à lui décerner. Ses ouvrages se distinguent de ceux de Kioto par la simplicité des formes, la sévérité des lignes, la sobriété des décors et l’exquis sentiment de la nature dont il fait preuve dans tous les sujets d’ornementation qu’il emprunte au règne végétal ou au règne animal. Ce sont là d’ailleurs ses sujets de prédilection : les fleurs et les oiseaux ont surtout le don de lui inspirer des compositions ravissantes de vérité, de grâce et d’harmonie. Quant à la perfection d’exécution, elle est également admirable dans les œuvres sorties des ateliers de l’une ou de l’autre capitale.

Je ne saurais entreprendre de faire l’application de ces observations générales à tous les groupes de produits industriels que l’on remarque dans les magasins de Yédo. C’est un sujet qui mériterait d’être traité par des hommes spéciaux, et je ne puis que l’effleurer en y consacrant les quelques notes recueillies dans le cours rapide de nos excursions.

Pour commencer par les industries les moins développées, je citerai en premier lieu la sellerie, qui végétera nécessairement aussi longtemps qu’un préjugé religieux flétrira les métiers de tanneur et de corroyeur. Cette circonstance rend le Japon tributaire de l’étranger, surtout depuis que le taïkoun et les daïmios rivalisent de zèle pour la réforme de leur artillerie et de leur cavalerie. L’Allemagne leur fournit des cuirs ; la Hollande et la France, des selles, des harnais, des gants et de la buffleterie.

L’équipage du cheval de guerre y perdra au point de vue pittoresque, car il faut convenir que nos courroies et nos brides, nos selles de cavalerie et leurs accessoires sont bien prosaïques en comparaison des cordons, des tresses et des houppes de soie, des arçons et des étriers en laque, dans lesquels un officier japonais monté et cuirassé mettait autrefois un légitime orgueil.

J’ai remarqué d’ailleurs que l’on vend à Yédo une assez grande variété d’objets en cuir, en peau mégissée et en peau de chagrin, tels que malles et nécessaires de voyage, portefeuilles, longues bourses a monnaie, petites blagues à tabac, gants pour la chasse au faucon, et que tous ces articles sont de fabrication indigène.

Le commerce de pelleteries, qui a pris une si grande extension en Chine, est à peu près nul au Japon. Autant la race mongole aime à se couvrir de fourrures, autant les fils du Grand Nippon paraissent y répugner.

Ni les Chinois, ni les Japonais ne conservent et ne préparent des peaux de bêtes pour les empailler. Les Chinois font des oiseaux artificiels, dont le corps, modelé en cire, est recouvert de plumes véritables que l’on y colle l’une après l’autre avec les soins les plus
Atelier de sculpture au Japon. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.
minutieux. Les Japonais n’emploient absolument que la bourre de soie et la soie pour se faire des images de leurs animaux favoris ; ils excellent surtout à reproduire en miniature les coqs, les poules, les faisans, les canards, les chats et les petits épagneuls. Ils n’emploient guère le crin et les plumes naturelles que pour faire des chasse-mouches, des plumeaux et des éventails. Ces derniers sont parfois d’une rare élégance, surtout les blancs dont le centre est tacheté de deux ou trois petites plumes de couleurs vives et assorties. La fabrication des pinceaux est poussée aux dernières limites de la perfection et du bon marché, comme cela devait être dans un pays où l’on supplée par ce seul genre d’instruments à tous ceux dont nous nous servons pour écrire et pour dessiner, aussi bien que pour peindre. Les pinceaux japonais sont en poil de loutre, de blaireau, et surtout de renard. Ceux que l’on tire de la principauté de Satsouma se distinguent par leur solidité.

Les cordons et les tresses de soie jouent un grand rôle non-seulement dans la fabrication des harnais, mais dans les attaches des casques et des cuirasses, dans l’agencement de tous les équipements militaires et de tous les costumes civils, aussi bien des hommes que des femmes, car nos boutons, nos crochets, nos agrafes et nos aiguillettes sont choses parfaitement étrangères à la toilette des indigènes. Au reste, ceux-ci tirent aussi parti du lin, du chanvre, du coton et du papier végétal, pour faire du fil, de la ficelle, des cordons, des câbles et des cordages.

Les écheveaux de soie font le plus grand honneur à l’art des dévideuses. On en voit de très-élégants pour le jeu du cerf-volant et pour la chasse au faucon. Les cordes des instruments de musique sont en fil de soie recouvert d’un vernis.

On tresse des corbeilles, des nécessaires, des nattes, des claies, des stores, des paillassons, en paille de riz, en rotin, en filaments d’une sorte de bryonia, en petites branches de saule ou d’osier, et en écorce de bambou.

Les stores sont généralement ornés de dessins de fleurs et d’oiseaux très-habilement découpés sur les lamelles de l’ouvrage à claire-voie.

Les filaments d’écorce de palmier fournissent la matière de magnifiques balais et d’excellents manteaux de pêcheurs. Les oiseleurs et les marchands de volaille font usage de cages de bambou dont les formes varient depuis le type commun de la ruche et du panier couvert, jusqu’aux plus gracieuses imitations de pavillons champêtres et de maisonnettes de jardins.

L’on voit aussi de grosses cloches en treillis de bambou, sous lesquelles les charcutiers et les restaurateurs exposent aux regards des passants leurs plus belles pièces de gibier, telles que le sanglier, le cerf et l’ours noir de Yéso. Quant aux animaux réputés
Tresseuses de cordons de soie. — Dessin de A. de Neuville d’après une gravure japonaise.
pour leur malignité, on n’a garde de leur faire tant d’honneur : le renard, étendu sur l’étal, est condamné à tenir dans sa gueule le couteau qui doit le dépecer ; et le singe, suspendu par ses quatre mains au chambranle de la porte, devient la risée des enfants de la rue, qui insultent à sa face rouge et grimaçante.

Ailleurs, devant un magasin d’objets d’art et d’industrie, une foule de curieux de tout âge et des deux sexes contemplent avec une naïve admiration de grands aquariums en grosse porcelaine, bleue et blanche, où des poissons rouges s’ébattent dans une eau limpide reposant sur un lit de petits coquillages. Au centre des bassins, trois ou quatre plantes assorties, en pleine végétation, marient en un groupe pittoresque l’éclat de leurs couleurs et les gracieux contours de leurs feuilles, de leurs fleurs et de leurs rameaux. Aucun détail de ces harmonieuses combinaisons végétales n’est abandonné au hasard. Chaque jour, pour ainsi dire, la main de l’horticulteur dirige l’œuvre de la nature, lui assigne des limites, ou la force de se déployer dans le cadre qu’il lui trace. Ce qu’il y a de plus remarquable encore, c’est que jamais sa fantaisie ne l’entraîne aux aberrations qui, en Chine et ailleurs, outragent la nature, la peuplent d’arbres taillés en figures géométriques et d’arbustes arrangés en façon d’animaux. Le goût des Japonais dans les arts populaires, indépendants des influences conventionnelles des deux cours, a toute la fraîcheur d’une civilisation qui ne fait que s’épanouir. Aussi n’est-il pas exempt d’une certaine puérilité : témoin la passion, véritablement enfantine, de toutes les classes de la société pour les fleurs gigantesques et pour les arbres nains. J’ai vu des aquariums de dimensions quelque peu exceptionnelles, où l’on avait su réunir les éléments d’un paysage complet : un lac, des îles, une partie de rochers, une cabane sur la plage, et au sommet des collines un vrai bosquet de bambous et de cèdres en miniature ; parfois même on y ajoutait quelques figurines lilliputiennes allant et venant à l’aide d’une manivelle, comme les faux automates des orgues de Barbarie.

Cette sorte d’enfantillage se retrouve dans une foule de détails de la vie japonaise. Ici, on apporte une jonque en porcelaine au milieu d’un cercle de convives : cette jonque se démonte en diverses pièces qui constituent tout l’assortiment des ustensiles nécessaires pour servir le thé. Là, une partie de la vaisselle d’un repas se compose de tasses si mignonnes, en porcelaine si fine, si transparente, si légère, que l’on ose à peine y toucher du bout des doigts. Il y a des tasses et des coupes de cette porcelaine, dite coquille d’œuf, qui sont protégées au moyen d’une enveloppe admirablement tressée en filaments de bambou.

On orne les salons de cages à papillons et de volières surmontées d’un vase à fleurs d’où pendent de tous côtés des plantes sarmenteuses, qui font apparaître les oiseaux comme nichés sous un dôme de verdure. Les lanternes de papier suspendues au plafond de la vérandah, ont fréquemment pour appendice une clochette de verre de couleur, et la mince et longue aiguille de métal qui en forme le battant, supporte par un fil de soie un léger ruban de papier teint ou doré. Au moindre souffle de brise, ces bandes de papier s’agitent, les aiguilles de métal tremblent et heurtent les parois des clochettes de verre, et les sons qui s’en échappent se confondent ensemble dans une vague mélodie, semblable aux vibrations de la harpe éolienne.

Les Japonais ne connaissent pas la fabrication des vitres et des bouteilles ; mais ils aiment à faire toutes sortes de petits objets en verre : des flacons à eau de senteur, des pipes à fourneau blanc et à long tuyau bleu, des tasses blanches au fond desquelles repose un crabe rouge, qui monte à la surface à mesure qu’on verse le liquide dans le vase ; enfin des boules à demi remplies d’eau teinte d’une vive couleur, ornement qui s’adapte aux épingles des coiffures féminines.

On m’a montré à Yédo des essais de peinture sur verre et d’ouvrages en émail, qui dénotent plus de bonne volonté que de science. Je citerai pourtant, au nombre des curiosités indigènes vraiment originales, ces petites boules en pierre, percées, taillées à facettes et enrichies d’arabesques émaillées, que les étrangers recherchent pour faire des colliers, et que l’on emploie sur place en guise de glands de cordons de soie, ou pour en confectionner des rosaires.

La nacre rivalise avec l’émail dans certaines miniatures que l’on applique sur du métal.

L’art du doreur réside tout entier dans l’application de minces feuilles d’or aux objets de genre fort divers que l’on juge dignes de cette décoration, entre autres des gloires et des auréoles de saints pour le culte bouddhiste, des cadres d’enseignes de théâtre, des sculptures d’entablements d’autels, des hampes de bannières sacrées et des lances d’étendards militaires, ainsi que des feuillets de paravents du style noble, étalant sur un fond d’or de grandes esquisses à deux pinceaux tracées du premier jet, à l’encre de Chine, et représentant des scènes de chasse ou des croquis de chevaux.

Outre ces dernières compositions, qui ne manquent ni de verve ni d’originalité, l’on m’a fait remarquer quelques sujets de genre peints sur une couche de sable d’or si bien collée aux planches du tableau, que celui-ci peut être encadré et suspendu sans qu’il soit besoin de le mettre sous verre. De pareils ouvrages n’ont d’autre charme qu’un vain éclat joint au mérite de la difficulté vaincue ; ils sortent tout à fait du domaine de l’art populaire, et doivent se rattacher, soit à l’art monastique du bouddhisme, soit à la vieille école des miniaturistes de Kioto, qui se distinguent également par leur prédilection pour les fonds dorés.

Quoi qu’il en soit, les relations des anciennes ambassades ont singulièrement exagéré la richesse de décoration des palais ou de l’ameublement des Mikados et des Siogouns. La vérité est, au contraire, qu’il n’existe pas de royale résidence en Europe qui ne représente une plus grande valeur intrinsèque que les bâtiments impériaux de Kioto et de Yédo.

Comme l’a très-bien fait observer M. Du Chesne de Bellecour, dans un article de la Revue des Deux-Mondes, relatif à la triple exposition japonaise du Champ de Mars, le luxe des Japonais est plutôt artistique que somptueux. Nulle part, si ce n’est sur les diadèmes du Mikado et de la Kisaki, on ne les voit prodiguer l’or non plus que les pierreries. Les grands de l’empire mettent tout leur orgueil dans l’ancienneté des objets qui composent leur mobilier. Rien n’a plus de prix à leurs yeux qu’un service assorti en vieille porcelaine naturellement craquelée, ou des vases de bronze antique, lourds, massifs, noirs et polis comme du marbre, ou enfin des meubles et des ustensiles en ce vieux laque à poudre d’or mat que l’on nomme salvocat.

Il n’existe, à proprement parler, ni orfévres ni joailliers au Japon. C’est un pays qui possède la serpentine, la malachite, l’améthyste, la topaze, et cependant l’on n’y voit personne, pas même les femmes les plus coquettes, se parer de joyaux et de bijoux. Leur seul luxe, après celui des étoffes, consiste à charger le lourd édifice de leur coiffure, de grosses épingles d’écaille ou de métal ornées de pièces rapportées dont les sujets sont emblématiques. Il ne faut donc pas s’étonner que les ouvriers lapidaires de Yédo n’aient rien de mieux à faire que de tailler des cristaux de roche. Les courtiers en vogue ne manquent jamais d’en offrir aux Européens de fort beaux exemplaires parfaitement polis et travaillés en boule ou facettes, mais cotés à des prix exorbitants.

Les ouvrages qui rappellent le plus le travail de l’orfévrerie ont pour objet la décoration des armes des yakounines ; car ceux-ci font enrichir de toutes sortes d’ornements, d’un style essentiellement pacifique, la poignée, la garde et le fourreau de chacun de leurs deux sabres, ainsi que le manche en métal d’un couteau qu’ils introduisent dans une gaîne pratiquée au fourreau du plus petit. Ces ornements sont quelquefois des merveilles de gravure, de ciselure et d’alliage de métaux. On y emploie tour à tour l’or, l’argent, l’acier, le cuivre, le bronze, et une composition connue sous le nom de métal de Sawa, dont on fabrique aussi des règles à tirer des lignes, des presse-papier, des agrafes, des serrures et des portefeuilles.

Yedo est la ville du Japon où l’on travaille le mieux les métaux. Les magasins de bronze de la Cité sont au nombre des intéressantes curiosités indigènes. Quelques-uns présentent l’aspect de grands bazars, étalant à côté des salles consacrées
Nœuds et broderies de soie.
aux bronzes tout ce qui concerne la sellerie, c’est-à-dire, outre la selle et le harnais, les étriers, les mors, les grelots, ainsi que l’attirail même du cavalier, y compris ses gantelets, son casque, son armure complète, tandis que des compartiments reculés sont réservés aux articles de ménage, tels que la quincaillerie et la batterie de cuisine en fer, en cuivre rouge ou jaune et en étain. L’exposition capitale, celle des bronzes, se fait surtout remarquer par les grands ouvrages de style monumental, que l’on fabriques à l’usage du culte bouddhiste. Ce sont, par exemple, des cloches richement décorées d’ornements en relief ; des tambours allongés reposant sur des chevalets ; de grosses boules creuses et entaillées, faisant l’office de gongs, et des plaques ou des triangles sonores, suspendus à des potences de métal ; d’un autre côté, les vases qui doivent orner le maître autel : les uns couronnés de plantes de lotus exécutées en métal niellé, les autres destinés à recevoir d’énormes bouquets de fleurs naturelles ; ailleurs, les hauts candélabres en forme de pavillons à toitures ornées de clochettes ; puis l’autel des parfums, reposant sur un trépied et supportant un élégant braséro à deux anses, surmonté d’un couvercle percé de trous pour donner issue à la fumée ; enfin les statues et les statuettes des saints, et les animaux sacrés, tels que la cigogne, la grue, la tortue et le fantastique chien de Corée, tenant sous l’une de ses pattes une sphère évidée qui tourne sur elle-même.

Quant aux objets de moindre volume, ils sont en nombre si considérable, que je me borne à citer au hasard deux ou trois de ceux qui m’ont paru le plus dignes de remarque : ainsi, les encensoirs, les canettes pour l’offrande du saki, un petit sceptre sacré se terminant aux deux extrémités par une griffe à demi fermée, mystérieux instrument auquel on attache une vertu magique, et dont les prêtres se servent habituellement pour polir les grains de leur rosaire ; enfin et par-dessus tout, les chandeliers à une ou plusieurs branches, qui revêtent, pour la plupart, les formes bizarres ou gracieuses de figures fantastiques, d’élégants végétaux, de grands oiseaux de marais, et de petits enfants jouant avec des fleurs. Les branches de ces chandeliers sont munies de pointes, sur lesquelles on plante de hautes bougies de cire végétale, que l’on allume par le gros bout. Il y a d’ailleurs dans chaque temple bouddhiste au moins une lampe suspendue dont on a soin d’entretenir constamment la flamme. Quant aux lampes domestiques, façonnées en forme de coupes, ce sont ordinairement de simples veilleuses, que l’on allume dans de hautes cages de papier transparent ou sur un mince trépied de fer : la mèche de coton qui plonge dans l’huile, repose sur une couche de moelle de roseau.

Parmi les ustensiles de bronze des ménages japonais, l’on distingue des braséros, des aiguières et même des aquariums, d’un fort beau travail ; mais c’est, si je ne me trompe, dans les grands vases de salon, que l’art indigène atteint sa perfection. Ils ont quelquefois un mètre et demi de hauteur ; les uns sont d’une belle couleur jaune qui approche de l’éclat de l’or : on y déploie un grand luxe d’ornements en relief, dont les sujets sont tirés de la mythologie ; les autres, d’un style plus sobre et plus sévère, étalent sur une surface unie et d’une belle teinte noire de légers dessins de fleurs, d’oiseaux et d’arabesques en fil d’argent incrusté au marteau dans le bronze. Et si quelque chose peut rivaliser de noblesse et d’élégance avec ces vases de bronze noir niellé d’argent, ce sont les vases en porcelaine, à fond gris clair ou vert d’eau, ornés de quelques fines peintures dont la touche délicate et les tons harmonieux sont d’un charme inexprimable.

Après ces chefs-d’œuvre de bronze et de porcelaine, le triomphe de l’industrie japonaise est la fabrication des meubles et des ustensiles en bois laqué. Tel est le talent avec lequel les ouvriers indigènes savent utiliser l’incomparable vernis du Japon, produit de l’arbrisseau qui porte ce nom ; telle est leur habileté à en combiner les effets avec les procédés de leurs arts décoratifs, que des meubles dont la matière première est presque de nulle valeur finissent par rivaliser d’éclat, et l’on dirait même de consistance, avec ceux dans la confection desquels nous faisons entrer le marbre et les métaux précieux.

L’ébénisterie de Yédo excelle à imiter les ouvrages en vieux laque, au point qu’il faut un œil exercé pour les distinguer des originaux. Dans la décoration intérieure des cabinets, des boîtes et des coffrets de goût moderne, elle emploie, de préférence au salvocat, la laque aventurine à couleur brune parsemée de paillettes d’or. À l’extérieur, la laque est généralement de couleur unie, rouge, brune ou noire, rehaussée de dessins à deux ou trois teintes ou en feuilles d’or, avec ou sans


Étal de charcutier et restaurant, à Yédo. — Dessin de L. Crépon d’après une peinture japonaise.

relief. Souvent des arabesques, des dessins de branchages, de fleurs et d’oiseaux, en ivoire, en nacre et en écaille, sont incrustés dans la laque avec une délicatesse et une habileté surprenantes. Il n’y a presque jamais rien dans les formes, les dessins et toute l’ornementation des objets, qui ne puisse soutenir la critique du goût le plus sobre et le plus épuré. Si parfois cependant les kotans, auxquels nous donnons la dénomination de cabinets, nous paraissent un peu trop chargés de travaux en mosaïque, d’incrustations en porcelaine, en nacre, en argent et même en or, c’est que la fabrication indigène a dû se conformer aux caprices des acheteurs étrangers, qui voulaient absolument retrouver sur le marché du Nippon quelque peu du gros luxe des magasins chinois.

Les principaux objets qui se fabriquent en bois laqué sont les norimons et les coffres de voyage des personnes nobles, les armoires, les nécessaires de toilette et les chevalets de miroirs des dames élégantes ; les étagères à déposer les costumes de cérémonie ployés dans des cartons, ou les livres et les rouleaux d’une bibliothèque ; enfin divers meubles à l’usage du culte public ou privé, tels que des pupitres, des tables à offrandes, des supports d’encensoirs, des trépieds pour les gongs, des chevalets de grosse caisse et des autels domestiques.


Magasin de fleuriste. — Dessin de L. Crépon d’après des peintures japonaises et une esquisse de M. Roussin.

Les nécessaires de toilette contiennent eux-mêmes plusieurs boîtes, qui varient de formes, de dimensions et d’ornementation, selon leur usage : il y en a pour les brosses et pour la poudre à dents ; pour les fards, la poudre de riz et les autres cosmétiques ; pour les peignes et pour les grandes épingles à coiffure, et s’il faut le dire, hélas ! pour les fausses tresses et les bourrelets de faux cheveux.

Les accessoires obligés du mobilier féminin sont la grande aiguière ovale, à brancard, dorée à l’intérieur et enduite extérieurement d’une belle laque noire parsemée de fleurs d’or ; puis la longue boîte à ranger les pipes et le tabac, enfin la cassette aux lettres, discrètement attachée par deux cordons de soie formant des nœuds dont la dame du logis connaît seule le secret.


Spécimens de décoration des gardes de sabres japonais (fac-simile de gravures japonaises).

Les nécessaires à lettres pour hommes sont, comme il convient, de dimensions respectables et d’un style sévère. On les fait à double fond, et le compartiment inférieur remplit l’office de cassette à resserrer les papiers, tandis que la partie supérieure, qui peut s’enlever, renferme tout le matériel de l’écrivain : c’est-à-dire des feuilles volantes, des pinceaux de diverses dimensions, un bâton d’encre de Chine, ainsi que la pierre et la petite burette d’huile dont on se sert pour broyer et pour délayer l’encre.


Échantillons de bijouterie japonaise.

Outre les boîtes à correspondance, il en est de plus petites, de forme oblongue, que l’on prend généralement en Europe pour des boîtes a gants : les Japonais n’en font usage que pour expédier avec plus de politesse des lettres de félicitations ou de remercîment.

Les ustensiles en laque que l’on emploie dans les repas concernent soit le service du riz, soit le service du saki, en y comprenant le dessert qui l’accompagne toujours.

Les premiers se composent de grandes gamelles, de bols et de plateaux assortis, en rapport avec la variété des mets et des assaisonnements que l’on ajoute à l’aliment principal.

Le service du saki est tout ce qu’il y a de plus cérémoniel dans les banquets japonais : on apporte solennellement la précieuse boisson dans de gros pots en laque ou dans de longues canettes en métal, assujetties sur un dressoir de bambou. On la chauffe au bain-marie dans des flacons de porcelaine. Les coupes, petites ou grandes, sont en beau laque rouge orné de dessins de fantaisie, découpés en feuilles d’or, ou de riches peintures recouvertes comme d’une glace transparente, au moyen d’une légère couche de vernis incolore. Il y a tels assortiments de ces charmantes coupes dont les sujets représentent les paysages les plus célèbres du Japon ou les villes les plus remarquables que l’on rencontre entre les deux capitales, sur le parcours du Tokaïdo. Il en est même, d’un goût plus somptueux, qui invitent les convives à boire dans la nacre du nautile, de l’héliotis, et d’autres coquillages montés en filigrane d’argent.

Mais les pièces d’honneur sont les grands bols en forme de boucliers, que, vers la fin du banquet, l’on remplit à pleins bords pour les faire passer à la ronde et provoquer d’héroïques défis.

C’est alors aussi que circulent de main en main les cabarets de pure nacre et les plateaux de mosaïque en nacre et en bois précieux, chargés de toutes les merveilles du dessert japonais.

Parfois, avant de le distribuer, on l’expose sur une table basse et ronde placée au milieu du groupe des invités : chaque sorte de pâtisserie, de confiture et de sucrerie ayant son plateau spécial, tous les plateaux réunis et assortis selon leurs formes et leurs dimensions décrivent sur la table six cercles concentriques régulièrement traversés de rayons qui vont du centre à la circonférence ; et dans chaque segment de cercle on dispose les friandises selon l’analogie des couleurs, de manière à reproduire de zone en zone toutes les teintes de l’arc-en-ciel.

Une autre surprise, non moins ingénieuse, consiste à mettre les sucreries dans une quantité de charmantes petites boîtes, et à les cacher dans une cassette de laque figurant un énorme poisson rouge. Quand le moment est venu de le dépecer, chaque convive, à tour de rôle, plonge la main dans les entrailles du monstre artificiel et en retire au hasard une boîte, dont le contenu est souvent de nature à provoquer une hilarité générale ;


Magasin de bronzes à Yédo. — Dessin de L. Crépon d’après une gravure japonaise.

car les bonbons japonais représentent non-seulement une foule de jolis sujets tirés du règne végétal et du règne animal, mais toutes sortes de conceptions indescriptibles, dues à l’imagination éminemment facétieuse des confiseurs.

Les bonbonnières japonaises sont d’ailleurs aussi variées dans leur genre que les boîtes de dragées de nos étrennes enfantines : il y en a en laque, en carton, en papier mâché, en nacre, en pâte de sucre ; les unes sont unies et sans ornements, les autres enrichies de moulures, de sujets coloriés, de découpures de feuilles d’or ou de bandes de papier argenté ; l’on en remarque aussi qui sont faites pour certaines spécialités, telles que le namé, petite pâtisserie pour les enfants, et les fruits de mer, sucreries aussi charmantes de formes que de couleurs, représentant une infinie variété de moules et de coquillages.

Cependant, pour rendre justice au discernement du bourgeois de Yédo, il faut ajouter que ce n’est point seulement dans la fabrication des bonbonnières qu’il permet aux ébénistes de déployer toutes les ressources de leur art. De plus nobles sujets s’offrent à leur émulation : tantôt ce sont des boîtes pour l’encens destiné aux cérémonies publiques ou au culte domestique ; tantôt des cassettes renfermant tout ce qu’il faut pour l’application des moxas ou pour l’opération de l’acuponcture. Et encore réserve-t-on les plus admirables travaux des mosaïstes, c’est-à-dire les miniatures en laque et en paillettes de nacre représentant des oiseaux, des fleurs et des arbres en fleurs, pour les boîtes médicinales, sorte de tabatières à quatre ou cinq compartiments superposés, que l’on soulève ou que l’on ferme au moyen de deux cordonnets de soie, et qui contiennent ordinairement des pilules opiacées, de la thériaque, de la poudre d’huile de menthe et de la poudre de sucre blanc.


Jeune fille japonaise se peignant les lèvres. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. Roussin.

Le bourgeois porte sa boîte à médecine à la ceinture, avec sa pipe et sa blague à tabac ; et quand il en est besoin, il la fait garnir à son gré sans ordonnance du médecin. Il ne lui est pas permis cependant de pénétrer dans la pharmacie. Le patron travaille avec ses aides sous les yeux du public, mais protégé par une grille en bois laqué, devant laquelle les chalands attendent patiemment sur la rue qu’il lui plaise de les servir et de recevoir leur argent à travers les barreaux de son sanctuaire.

Aimé Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. XIV, p. 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305, 321 ; t. XVI, p. 369, 385, 401.