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Le Japon (Humbert)/16

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Le service du saki. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


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Récréations et coutumes domestiques.

Les peuples de civilisation chinoise ne possèdent rien de semblable à la bienfaisante institution sémitique d’un jour de repos revenant régulièrement à la suite d’une certaine série de journées de travail. Ils ont des fêtes mensuelles ou patronales dont les classes ouvrières profitent communément fort peu, et une semaine entière, la première de l’année, pendant laquelle tous les travaux étant suspendus, la population des villes et des campagnes se livre aux divertissements qui sont à sa portée, chacun les choisissant selon sa position sociale et les ressources dont il peut disposer.

Le bourgeois de Yédo, et en général l’artisan, le fabricant, le marchand japonais, ont vécu, jusqu’à l’arrivée des Européens, dans les conditions économiques les plus exceptionnelles du monde. Ne travaillant que pour la consommation intérieure d’un pays très-favorisé de la nature, assez grand et assez cultivé pour suffire à tous ses besoins, ils ont goûté pendant des siècles les charmes d’une vie à la fois modeste et facile. Il n’en est plus ainsi. J’ai assisté aux derniers jours de cet âge d’innocence, où, sauf quelques gros négociants que la fortune s’était obstinée à poursuivre de ses largesses, l’on ne travaillait généralement que pour vivre et l’on ne vivait que pour jouir de l’existence. Le travail même rentrait dans la catégorie des jouissances les plus pures et les plus ardentes. L’artisan se passionnait pour son œuvre, et loin de compter les heures, les journées, les semaines qu’il y consacrait, il ne s’en détachait qu’avec peine, lorsque enfin il l’avait amenée non pas à une certaine valeur vénale, qui était le moindre de ses soucis, mais à un degré plus ou moins satisfaisant de perfection. La fatigue venait-elle le surprendre, il quittait l’atelier pour se donner du repos tout à son aise, soit dans l’enceinte de son habitation, soit en compagnie de ses amis, dans n’importe quel lieu de plaisir.

Il n’est pas de demeure japonaise de la bonne bourgeoisie, qui n’ait son petit jardin, asile sacré de la solitude, de la sieste, des lectures amusantes, de la pêche à la ligne, et des longues libations de thé ou de saki.

Les chaînes de collines qui sillonnent les quartiers situés au sud, à l’ouest, ou au nord du Castel, sont remarquablement riches en belles parties de rochers, en jolis vallons, en grottes, en sources et en étangs, que la petite propriété utilise de la manière la plus ingénieuse, pour réunir dans un étroit espace les agréments d’un paysage varié. Si la nature n’y suffit pas, l’on a soin d’isoler le frais enclos au moyen de haies vives ou de palissades et de cloisons de bambou recouvertes de plantes grimpantes. Quand il y a une entrée de jardin sur la rue, on jette un pont rustique sur le canal qui est devant la porte, et on dissimule celle-ci sous des touffes d’arbres et d’arbustes à l’épais feuillage. À peine en a-t-on franchi le seuil, que l’on se croirait au sein d’une forêt vierge, bien loin de toute habitation humaine. Cependant des quartiers de roc négligemment disposés en escaliers engagent le visiteur à gravir la colline, et tout à coup, dès qu’il en atteint le sommet, il découvre à ses pieds un spectacle charmant : il voit au fond d’un cirque de verdure et de fleurs, un étang gracieusement découpé, dont les rives sont tapissées d’une bordure de lotus d’iris et de nénufars ; un léger pont de bois le traverse ; le sentier qui y mène descend de gradin en gradin et passe en longs circuits par des bosquets de bambous panachés, d’azalées, de palmiers nains, de momes et de camélias ; puis au pied de beaux groupes de pins, des plus petites espèces, couronnant des rochers revêtus de lierre ; et enfin le long de collines gazonnées ou émaillées de fleurs, parmi lesquelles le lis élève sa blanche corolle au-dessus d’arbustes nains ou taillés en formes arrondies.

Quand on contemple ce tableau du fond de la vallée, il n’offre de tous côtés aux regards, que des lignes gracieuses, des mouvements de terrain ondulés, des combinaisons de formes et de couleurs également harmonieuses. Rien n’y excite particulièrement l’attention ; tout, dans l’ensemble et dans les détails de la scène, tend à replier l’esprit sur lui-même, à le bercer de molles rêveries et à ne lui laisser d’autre impression que la vague jouissance du repos.

Bien que les Japonais se complaisent, à l’occasion, en cet état voisin de l’insensibilité physique et de l’anéantissement idéal recommandés par le bouddhisme, ils sont pourtant fort éloignés de s’y livrer avec passion ou par système. S’ils ont quelque esprit de suite en ce qui concerne leur conduite journalière, il ne faut guère le chercher que dans leurs pratiques hygiéniques.

Au nombre de ces dernières, les bains tiennent le


Boutique de pharmacien à Yédo. — Dessin de L. Crepon d’après des gravures japonaises.

premier rang. Indépendamment de leurs ablutions matinales,

chaque jour, ou peu s’en faut, les Japonais de tout âge et des deux sexes prennent un bain d’eau chaude. Ils aiment que la température en soit élevée, c’est-à-dire plutôt au-dessus qu’au-dessous de cinquante degrés centigrades. Ils restent quinze à trente minutes dans l’eau, tantôt s’y plongeant jusqu’aux épaules, tantôt n’en ayant que jusqu’à la ceinture, selon qu’ils se tiennent couchés ou accroupis ; et pendant tout ce temps, ils évitent avec le plus grand soin de se mouiller la tête. Il n’est pas rare que des congestions au cerveau et même des coups de sang ne soient la conséquence de cette accumulation d’habitudes déraisonnables.

Une coutume passée à l’état de besoin journalier et pratiquée par l’universalité d’une énorme population, ne saurait évidemment se renfermer dans le secret du huis clos. Il s’est donc établi au Japon une sorte de convention tacite, d’après laquelle le bain rentre dans la catégorie des actions que l’on peut appeler indifférentes, au point de vue de la morale publique, ni plus ni moins que le repos, la promenade, le sommeil, le manger et le boire.


Entrée de jardins à Myaski (Yédo). — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

Comme les gens des classes supérieures de la société jouissent de dortoirs et de salles à manger, chaque maison de la noblesse ou de la haute bourgeoisie possède aussi une ou deux salles de bains réservées à l’usage domestique ; et même il n’est pas de petit ménage bourgeois qui n’ait quelque modeste réduit où se trouve une baignoire munie de son appareil de chauffage. Quand le bain est prêt, la famille entière en profite successivement : en premier lieu le père, puis la mère, puis les enfants, et toute la maisonnée, y compris les domestiques. Cependant il est rare que l’on utilise la baignoire commune, parce que les frais de combustible qu’exigerait son emploi plus ou moins habituel dépasseraient de beaucoup la dépense d’un abonnement de famille à un établissement de bains publics. Aussi le gros de la population ne fait-il régulièrement usage que de ceux-ci. On en trouve dans toutes les rues d’une certaine importance, et partout ils attirent une telle affluence de baigneurs, surtout pendant les dernières heures du jour, que les tenanciers ont dû, pour ne renvoyer personne, faire entrer tout le monde, pêle-mêle, dans les mêmes réservoirs. Il y en a toujours au moins deux, séparés par une cloison basse ou par un pont de planches, et suffisamment spacieux pour recevoir douze à vingt baigneurs à la fois. Généralement les femmes et les enfants se groupent d’un côté, et les hommes de l’autre ; mais c’est sans préjudice du principe supérieur qui veut que tout nouveau venu s’installe où il trouve place, quels que


Jardin bourgeois à Yédo. — Dessin de Lancelot d’après une photographie

soient les premiers occupants. Le tenancier lui-même

s’établit sur une estrade, d’où il peut observer aussi bien les personnes qui entrent et qui doivent, en passant, lui payer le tribut, que celles qui sont au vestiaire ou dans les réservoirs. Tantôt il fume sa pipe, tantôt il lit des romans pour se désennuyer.

L’empire de la convention qui régit les maisons de bains s’étend au delà du seuil de ces établissements, c’est-à-dire que si des baigneurs de l’un ou de l’autre sexe éprouvent le besoin de prendre l’air sur le trottoir, chacun les considère respectueusement comme étant au bénéfice de la fiction réglementaire, et, qui plus est, celle-ci les couvre jusqu’à leur propre demeure, lorsqu’il leur plaît d’y apporter intacte, la belle teinte de homard que leur corps a reçue dans l’eau chaude.

Quelque étranges que ces mœurs nous paraissent, il est avéré qu’aucun Japonais, avant l’arrivée des Européens, ne se doutait qu’elles pussent avoir un côté répréhensible. Elles lui semblaient, au contraire, en parfaite harmonie avec les convenances de sa vie domestique, et au surplus irréprochables au point de vue moral, puisqu’elles excluaient toute préoccupation étrangère au devoir hygiénique et religieux de la purification du corps. L’Européen, de son côté, n’a pas voulu croire à la réalité de cette absence de préoccupation, à la possibilité de cette vertu d’abstraction, dont l’indigène se faisait fort. Mettant lui-même le pied dans les maisons de bains, son regard et son sourire ont rendu inconvenant ce qui ne l’était jusqu’alors aux yeux de personne : « ce peuple n’a pas de pudeur, » s’est-il dédaigneusement écrié. « Cet étranger n’a pas de moralité, » a répliqué le Japonais. Sans avoir, de mon côté, ni la prétention de clore le débat, ni la velléité de le prolonger, il m’est impossible de souscrire à l’opinion couramment admise, qui refuse aux habitants du Japon, le sentiment de la pudeur. L’un de ceux qui ont pris part à l’Exposition universelle, disait avec beaucoup de raison : « nous voyons en plein jour à Paris, des choses que nul de nous ne se permettrait de nuit, en présence de témoins. »

Mais une observation beaucoup moins contestable, et qui peut expliquer bien des singularités, c’est que les Japonais n’ont décidément pas le sentiment de la beauté plastique, et qu’elle n’exerce donc point sur leur imagination ces séductions que nos modes, nos mœurs et notre genre de vie tendent constamment à provoquer. Rien de plus caractéristique à cet égard, que la manière dont les peintres indigènes dessinent les héros et les héroïnes de leurs scènes de genre et de galanterie. Mais, encore un peu de temps, et le Japon sera sous l’influence des Japonais qui ont visité l’Europe, et spécialement de ceux qui y font actuellement un séjour prolongé. Si la comparaison qu’ils auront faite des deux civilisations ne les engage pas à recommander d’enthousiasme l’adoption de la nôtre dans ses moindres détails, on peut être bien certain qu’ils réformeront, en tout cas, leurs coutumes nationales sur les points qui ont provoqué les moqueries des étrangers.

Plusieurs des grandes maisons de bains de Yédo, ajoutent aux ressources ordinaires de ce genre d’établissements, quelques installations ayant un but thérapeutique, telles que des baignoires réservées et des douches d’eau froide ou d’eau chaude.

Les médecins des classes opulentes de la société sont toujours sûrs de se mettre dans les bonnes grâces de leurs patients en leur recommandant de faire, pendant la belle saison, une cure prolongée dans quelqu’un des endroits de montagnes réputés pour la vertu de leurs eaux. Il en est de particulièrement célèbres dans l’île de Kiousiou, au pied des volcans d’Aso et de Wounsentaké. Les sources thermales que l’on y trouve sont, pour la plupart, sulfureuses et d’une température très-élevée. On les utilise surtout dans les cas d’affections rhumatismales et de maladies de la peau. Il n’est pas encore venu à l’esprit des Japonais de rehausser les charmes de la saison des bains par l’appât de la roulette et du trente et quarante. Tout ce qu’il y a parmi eux, de gens de bonne compagnie, dédaigne les jeux de hasard. On abandonne les cartes aux laquais et aux palefreniers, et encore ne leur permet-on pas même de jouer pour de l’argent.

Le petit bourgeois ne se dérange pas volontiers de ses habitudes pour augmenter la clientèle des eaux thermales en renom. Dans un cas d’insuffisance bien constatée de la Faculté, il entreprendrait plutôt un pèlerinage qu’une cure de bains.

Au reste, il n’est pas sans avoir ses idées sur la médecine. À son avis, la cause latente de toutes les perturbations de la machine humaine, réside dans l’action plus ou moins déréglée des vapeurs intestines, lesquelles apparemment ne sont autre chose que celles dont parle Sganarelle, c’est-à-dire « ces vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies. Les bains quotidiens contribuent, sans aucun doute, à les dégager et à les dissoudre. Toutefois, lorsqu’il survient quelque dérangement inopiné, quelque malaise subit, pendant les heures de travail ou de récréation, il est bon d’avoir sous la main la petite boîte à médicaments, et c’est pourquoi l’on a soin de la suspendre à la ceinture, au même jeu de cordons que la pipe et le sac à tabac. Mais si le gaz morbifique résiste aux poudres et aux pilules de la petite boîte, il faudra, selon les circonstances, recourir soit au remède caustique, soit à l’acuponcture. Le premier n’exige pas absolument l’intervention du chirurgien. Chaque ménage bien monté possède sa provision de petits cônes en feuille d’armoise, avec lesquels se fait l’application des moxas ; et toute bonne ménagère doit savoir quels sont, d’après les symptômes ou les effets du mal, les endroits du corps qu’il convient de soumettre à la brûlure, comme, par exemple, les épaules dans l’indigestion, les maux d’estomac et la perte de l’appétit ; les vertèbres du dos dans les atteintes de pleurésie ; le muscle adducteur du pouce dans les cas du maux de dents, et ainsi du reste. Telle est la réputation du moxa chez le peuple japonais, qu’on l’emploie très-fréquemment à titre de préservatif, et même à époque fixe, une ou deux fois par an.

L’acuponcture, que l’on envisage comme le remède souverain contre la colique, consiste à pratiquer, au moyen de fines aiguilles en or ou en argent, six ou neuf profondes piqûres dans la région abdominale où est le siége de la douleur.

Comme il existe dans certaines contrées de l’Europe une classe d’empiriques qui joignent à la profession de barbier l’art d’arracher les dents, de poser des sangsues et d’appliquer des ventouses, le Japon possède toute une catégorie de chirurgiens subalternes, qui se vouent spécialement à l’exercice de la méthode caustique et surtout de la ponction par aiguilles. On les désigne sous le nom de Tensasi, « les gens qui palpent, » et cela en raison des préliminaires obligés de leurs opérations. Quelque talent qu’ils puissent déployer dans leurs diverses fonctions, il ne leur est jamais permis d’y joindre le massage, genre de traitement fort, usité au Japon dans les cas d’irritation nerveuse ou d’affections rhumatismales.

Le motif de cette exclusion me fut révélé par un marchand de laque chez lequel j’eus l’occasion d’assister à un spectacle qui me parut, au premier abord, d’une interprétation difficile. Une femme couchée sur le flanc gauche et gisant tout de son long sur les nattes de l’arrière-boutique supportait patiemment en croupe le poids d’un grand gaillard, qui, des deux mains, lui pétrissait les épaules. « Et c’est votre femme ? » demandai-je au bon bourgeois. Celui-ci, pour toute réponse, me fit un signe affirmatif, puis, étendant l’index et le médium de la main gauche sur ses deux paupières, il me signifia de la sorte que l’inconnu était un aveugle.

Je compris alors que chez les Japonais les lois de la décence exigent que le massage ait pour agents des hommes privés du sens de la vue, ce qui n’est point le cas dans nos établissements hydrothérapeutiques, et je protestai une fois de plus en moi-même contre les allégations malveillantes que l’on se plaît à répandre touchant la pudeur des fils et des filles du grand Nippon. Je me souvins aussi d’avoir fréquemment rencontré dans les rues des aveugles suivant avec précaution le trottoir, tenant de la main droite un bâton de montagne, et de la gauche un bout de roseau taillé en sifflet, dont ils tiraient par intervalles un son plaintif et prolongé.


Le massage. — Fac-simile d’une caricature japonaise.

C’est ainsi qu’ils signalent leur passage aux familles bourgeoises où il peut y avoir quelque sujet à masser.

Tous ont la tête rasée et portent une robe d’étoffe unie, grise ou bleue.

J’appris qu’ils forment dans l’Empire une grande confrérie, qui se divise en deux ordres. Le plus ancien, celui des Bou-Setzous, a un caractère religieux et relève du Daïri. Il fut institué et doté par le fils d’un Mikado, le prince Sen-Mimar, qui était devenu aveugle à force de pleurer la mort de sa maîtresse.

Je me demande si, dans toute l’Europe, on a jamais vu, je ne dirai pas un prince de l’Église, mais un simple fils de roi ou d’empereur, dont les yeux se soient fondus pour un chagrin si poétique !

L’ordre rival des Bou-Setzous, qui est celui des Fékis, a une origine plus récente, mais non moins chevaleresque.

La grande victoire remportée à Simonoséki par le Siogoun Yoritomo avait mis fin aux guerres civiles qui déchiraient l’Empire. Féki, le chef du parti rebelle, était resté sur le champ de bataille. Son valeureux général, nommé Kakékigo, ne tarda pas à tomber au pouvoir du vainqueur. Celui-ci fit traiter son prisonnier avec toutes sortes d’égards. Lorsqu’il crut l’avoir gagné par ses bons procédés, il l’appela en sa présence et le pressa de se rallier à la cause impériale : « J’ai été le fidèle serviteur d’un bon maître, répondit le général ; et puisque j’ai dû le perdre, nul autre au monde ne lui succédera dans mon estime. Quant à vous, auteur de sa mort, je ne saurais vous regarder sans souhaiter de pouvoir faire tomber votre tête à mes pieds. Mais vous me confondez par votre magnanimité : acceptez donc le seul sacrifice par lequel je puisse lui rendre hommage ! »

Et en achevant ces paroles, l’infortuné s’arracha les deux yeux, comme pour les offrir à son nouveau maître.

Yoritomo le mit en liberté et lui fit une donation dans la province de Fiougo. Le général, de son côté, fonda pour les aveugles, avec l’autorisation du Mikado, l’ordre des Fékis, lequel l’emporta bientôt en nombre et en richesse sur celui des Bou-Setzous. Tous les membres de la société doivent exercer une profession : il en est qui se font musiciens, spécialement joueurs de biwâ ; la plupart cependant s’adonnent à la pratique du massage. Les gains recueillis de ville en ville par les uns et par les autres sont versés dans la caisse centrale, qui pourvoit, au moyen d’une solde fixe, à la subsistance de tous les sociétaires indistinctement, jusqu’à la fin de leurs jours.

Le gouverneur de l’ordre réside à Kioto. L’on assure qu’il exerce sur ses administrés le droit de vie et de mort sous la réserve de la suprématie impériale.


Solennités domestiques.

S’il n’est pas difficile à l’étranger qui séjourne au Japon d’entrer en relation avec les gens du peuple et de pénétrer même dans l’intimité de la vie bourgeoise, je doute que jamais il trouve l’occasion de se faire admettre à des fêtes de famille chez quelque personne que ce soit de la société indigène.

Dans toutes les contrées de l’extrême Orient, le mariage d’une fille ne se célèbre et ne donne lieu à des réjouissances plus ou moins prolongées que dans la maison de l’époux. Mais tandis que le Chinois est fier d’inviter aux noces de son fils quelques hôtes étrangers pour faire parade à leurs yeux de la pompe qu’il sait déployer dans les grandes circonstances, le Japonais, de son côté, entoure de la plus discrète réserve les formalités et les cérémonies relatives à cet acte solennel. Il l’envisage comme une affaire trop sérieuse pour qu’il puisse se permettre d’y appeler personne d’autre que les proches parents et les confidents des deux principaux intéressés.

La plupart des mariages japonais sont le résultat d’arrangements de famille, préparés de longue date sous la seule inspiration de ce bon sens pratique qui est l’un des traits du caractère national.


Médecin posant des moxas. — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis japonais.

La fiancée n’apporte pas de dot, mais on lui fait un trousseau dont mainte dame d’un rang supérieur pourrait s’accommoder. L’on exige d’ailleurs de sa part une réputation sans tache, un caractère doux et paisible, une instruction appropriée à son sexe et toutes les dispositions d’une bonne ménagère.

Les considérations d’intérêt pécuniaire ne viennent qu’en seconde ligne, et elles donnent lieu plutôt à des combinaisons d’affaires qu’à des marchés d’argent. Ainsi, quand un bon bourgeois qui n’a pas d’enfant mâle donne en mariage sa fille unique ou sa fille aînée, l’époux reçoit le titre de fils adoptif de son beau-père, prend le nom de celui-ci, et lui succède dans l’exercice de son industrie ou dans la gestion de son commerce.

Les noces japonaises sont précédées d’une cérémonie de fiançailles qui réunit les principaux membres des deux familles, et dans laquelle il n’est pas rare que les futurs époux apprennent pour la première fois les projets que leurs parents ont formés à leur égard.

À dater de ce moment, on leur fournit l’occasion de se voir et d’apprécier la sagesse du choix qu’on leur a épargné la peine de faire. Les visites, les invitations, les présents, les préparatifs d’installation dans le futur domicile conjugal, se succèdent avec tant de charme, que bientôt les deux jeunes époux ne peuvent assez se féliciter de l’avenir qui leur est promis.

La noce a lieu généralement quand le fiancé atteint sa vingtième année et que sa compagne approche de la seizième. De grand matin l’on transporte au domicile de l’époux le trousseau de la jeune fille et on le dispose avec goût dans les pièces destinées à la célébration de la fête. C’est aussi là que les images des dieux et des saints patrons des deux familles sont suspendues, pour la circonstance, devant un autel domestique orné de fleurs et chargé d’offrandes. Les aquariums s’enrichissent de plantes variées, dont les groupes pittoresques présentent une signification symbolique. Des tables de laque supportent des cèdres nains et des figurines personnifiant le premier couple, accompagné de ses vénérables attributs, la grue et la tortue centenaires. Enfin, pour compléter le tableau par une leçon de morale et de patriotisme, on mêle au cadeaux de la fête quelques paquets de fucus comestible, de moules et de poisson séché, qui rappelleront au jeune ménage la nourriture primitive et la simplicité de mœurs des anciens habitants du Japon.

Vers le milieu du jour, un splendide cortége envahit les salles ainsi préparées : la jeune épouse, vêtue et voilée de blanc, s’avance escortée de deux amies de noce et suivie d’une foule de proches, de voisins et d’amis, en costumes de cérémonie éclatants de brocart, d’écarlate, de gaze et de broderies. Les deux amies de noce font les honneurs, distribuent les places,
Joueurs japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.
ordonnent les apprêts de la collation, et voltigent d’un groupe à l’autre comme l’exige le rôle qui leur est assigné. On les surnomme le papillon mâle et le papillon femelle. Il faut que dans la coupe et dans les broderies de leurs robes, de crêpe et de gaze, elles personnifient le couple charmant dont la nature, selon l’opinion populaire, a fait l’emblème de la félicité conjugale. Puissiez-vous de même, semblent-elles dire aux deux fiancés, savourer les fleurs de la vie, planer d’un vol aérien sur la terrestre carrière, et la parcourir toujours joyeux, toujours unis, jusqu’à la fin, jusqu’à ce que votre heureuse existence s’exhale en commun, dans un dernier embrassement !

À l’exception de certaines sectes bouddhistes qui admettent parmi leurs rites une bénédiction nuptiale, nulle part au Japon l’on ne voit le prêtre intervenir dans la célébration du mariage.

On n’y connaît pas davantage les publications de bans, non plus que les autres formalités dont nos codes entourent l’accomplissement de l’acte civil. Dans toutes les villes japonaises, l’officier de police qui constate une fête nuptiale dans le quartier soumis à sa surveillance inscrit de son chef un couple de plus sur le rôle de recensement qu’il doit tenir à jour. La notoriété publique, il faut le dire, est aussi complète que possible. Titsingh a écrit tout un volume pour suivre de degré en degré, selon les règles strictes de l’ordre traditionnel, la longue épopée de la négociation et de la conclusion d’un mariage dans les classes opulentes de la société japonaise. Il est digne de remarque que parmi tant de cérémonies, on ne rencontre rien de semblable à un engagement signé par les intéressés, ni même à un acte de consentement mutuel non signé, mais dûment verbalisé. Cette absence de toute garantie propre à sauvegarder la liberté individuelle de l’un ou de l’autre époux, constitue évidemment un privilége en faveur du sexe fort. Refuser à la femme le moyen de former opposition, c’est lui enlever le seul droit qui puisse la rendre, en principe, l’égale de l’homme. Il n’y a que le christianisme qui ait franchi ce suprême degré de l’émancipation de la femme, et un abîme sépare ce degré de l’extrême limite à laquelle ont atteint les civilisations païennes les plus avancées.

À part cette réserve, il est juste de reconnaître ce qu’il y a de respectable à ce que deux jeunes époux se considèrent comme unis pour la vie, par le seul fait combiné de la publicité de leurs fiançailles et de la solennité donnée à leurs noces.

Un symbolisme touchant ressort de la cérémonie décisive qui remplace pour eux notre oui sacramentel. Parmi les objets étalés au milieu du cercle des conviés, on remarque un vase en métal, de la forme d’un puisoir muni de deux goulots. Cet ustensile est élégamment orné de bandelettes en papier de couleur. Au signal convenu, l’une des dames d’honneur le remplit de saki ; l’autre le prend par le manche, l’élève à la hauteur de la bouche des deux époux agenouillés, et y fait boire alternativement l’époux et l’épouse, chacun au goulot qui est placé devant ses lèvres, jusqu’à ce que le vase soit vidé. C’est ainsi que, mari et femme, ils devront épuiser ensemble la coupe de la vie conjugale : chacun y boira de son côté, mais tous deux y goûteront la même ambroisie ou le même fiel ; tous deux partageront également les peines et les afflictions, aussi bien que les joies de cette nouvelle existence.

Si le charme poétique du symbolisme des affections naturelles suffisait à moraliser les peuples, les Japonais seraient les meilleurs maris du monde. Malheureusement ce même homme qui a le droit de tuer sa femme sur un simple soupçon, si, par exemple, il la voit seule en conversation avec quelqu’un d’étranger à leurs relations de famille, ne se fera pas scrupule d’introduire une première concubine, et bientôt une seconde, puis une troisième, et peut-être une quatrième, sous le toit conjugal.

On prétend que pour ménager la dignité de l’épouse légitime, le rang suprême qui lui appartient comme mère de famille et maîtresse de maison, le mari daigne la consulter sur le choix de chacune des perles de beauté qu’il trouve bon d’ajouter au trésor de ses félicités domestiques. On assure que la dame la plus fière de ses droits et de ses prérogatives n’éprouve aucune jalousie, et ne voit pas même avec trop de déplaisir une augmentation du train de sa maison, qui lui permet de régner sur une suite d’autant plus nombreuse de bonnes femmes, ses très-humbles servantes, et de petits valets, esclaves des caprices de ses propres enfants.

Ce tableau toutefois est bien loin de répondre à la réalité. Il y a sans doute une classe de la société japonaise, où les liens du mariage sont nécessairement très-relâchés : c’est la classe des daïmios, autrefois condamnés par l’inhumaine politique des siogouns a laisser leurs femmes et leurs enfants en otage à Yédo, pendant que les soins de leur administration seigneuriale les obligeaient à faire eux-mêmes un séjour prolongé dans leurs châteaux ou forteresses de province. Mais les mœurs licencieuses de la noblesse ne peuvent se propager impunément dans les rangs de la bourgeoisie. Lors même que la mère de famille s’efforce de dévorer en silence son humiliation, c’en est fait pour les deux époux, de la paix et du bonheur domestiques. Le relâchement des liens de l’estime et de la confiance mutuelles amène la rupture de la communauté des intérêts. Le désordre pénètre dans les affaires de la maison. Le mari néglige l’exercice de sa profession et cherche à s’étourdir sur son véritable état moral, par l’usage toujours plus immodéré du saki. Enfin la gêne, les maladies, et souvent aussi quelque catastrophe violente, entraînent la dissolution ou la ruine de ce même ménage qui s’était fondé sous les auspices des plus fortunés symboles.

Les gens de la petite bourgeoisie et en général ceux qui composent la masse du peuple, sont par l’exiguïté de leurs moyens d’existence, à l’abri du fléau que je viens de signaler. La plupart des ménages de boutiquiers, d’artisans, d’ouvriers et de cultivateurs réclament le travail incessant du père et de la mère de famille, l’union constante de leurs efforts, non point certes pour atteindre à l’aisance, mais uniquement pour satisfaire aux exigences les plus élémentaires de la vie. L’irruption d’un vice quelconque dans un pareil ordre de choses, en provoquerait la ruine immédiate. On voit de jeunes ménages qui luttent héroïquement pendant des années pour éteindre la dette de leurs frais de noces. D’autres ont su résister à l’entraînement de la coutume nationale. Le procédé dénote un peuple qui annonce d’heureuses dispositions pour l’art de la comédie. Un couple de bonnes gens possède une fille à marier, et celle-ci connaît un brave garçon qui ferait un excellent parti, s’il ne lui manquait les fonds nécessaires pour donner à la belle et à ses parents les présents de noce de rigueur et pour tenir table ouverte pendant une huitaine de jours. Un beau soir, le père et la mère, revenant du bain, ne trouvent plus au logis la jeune demoiselle. Ils s’informent dans le quartier : personne ne l’a vue ; mais voisins et voisines s’empressent d’offrir leurs services pour aller à sa recherche, de concert avec les parents désolés. Ces derniers acceptent et, de rue en rue, conduisent le cortége improvisé jusqu’à la porte de l’amoureux. C’est en vain que, retranché derrière ses panneaux, le galant fait la sourde oreille. Il doit enfin céder aux instances de la troupe qui l’appelle : il ouvre, et sur ses pas la jeune fille en larmes se jette aux pieds des auteurs de ses jours, qui la menacent de leur malédiction. Là-dessus, intervention des âmes charitables que ce spectacle émeut ; attendrissement de la mère ; fière et inexorable attitude du père ; coalition et assaut d’éloquence de tous les assistants, pour fléchir la dureté de son cœur, et chaleureuses protestations du prétendant, qui s’engage à devenir le modèle des gendres. Enfin le père n’y tient plus : sa résistance est vaincue ; il relève sa fille, il pardonne à l’amant et le nomme son beau-fils. Bientôt, comme par enchantement, des coupes de saki circulent dans les rangs de la société ; tout le monde prend place sur les nattes de l’appartement ; on fait asseoir les deux coupables au milieu du cercle, on leur verse à pleins bords un bol de saki, et quand ils l’ont vidé, le mariage est reconnu et proclamé comme valablement contracté, en présence d’un nombre suffisant de témoins, et le tabellion l’enregistre le lendemain sans la moindre difficulté.

L’on ne connaît pas au Japon la coutume des voyages de noces. Loin de laisser les jeunes époux jouir en paix de leur bonheur, il n’est sorte de prétexte que l’on n’invente pour les accabler d’invitations et de visites, toujours accompagnées de collations et de libations prolongées.


Troupe d’aveugles en voyage égarés au passage d’un bac. — Fac simile d’une caricature japonaise.

Aussitôt que l’épouse a l’espoir de devenir mère, le ban et l’arrière-ban de la parenté se réunissent à son domicile, et la proclamation de l’heureuse nouvelle est saluée par un concert de félicitations bourrues, de questions indiscrètes et de confidences hygiéniques, absolument intraduisibles dans nos idiomes de l’Occident, à moins que l’on ne veuille recourir au latin. La jeune femme, à dater de ce moment, passe sous la haute direction d’une matrone expérimentée, l’obassan, vrai personnage de comédie, dont toute la science consiste à se rendre indispensable pour le reste de ses jours dans la maison où elle a su faire agréer ses services. Le troisième mois atteint, nouvelle solennité, non moins difficile à décrire que la précédente. L’obassan en fait les honneurs : elle déploie avec dignité, étale aux yeux des témoins, décrit en long et en large, et finalement applique à sa protégée la ceinture traditionnelle de crêpe rouge, qui ne doit plus être déposée qu’à la sixième lunaison. Quand l’heure suprême s’est annoncée, parents et voisins font cercle autour de la patiente, qui, tantôt gisante sur le flanc, tantôt accroupie et se soutenant des deux mains à une bande d’étoffe fixée au plafond de sa chambre, subit avec une humble résignation la torture que lui imposent tour à tour les ordres de l’obassan et les avis contradictoires des conseillers officieux. L’événement même ne fait que redoubler leurs obsessions. Un inconcevable préjugé refuse à la jeune mère le repos réparateur que tout son être sollicite ; elle ne le trouve que lorsque son enfant, après avoir reçu les premiers soins nécessaires, est enfin déposé entre ses bras.

Ici commence la seconde phase de sa carrière conjugale. Son rôle de nourrice durera deux années au moins pendant lesquelles ses largesses devront s’étendre jusqu’aux enfants de ses amies, selon les règles de civilité qui président aux visites des dames japonaises.

Par un autre échange de courtoisie, les grandes filles du voisinage se disputeront la faveur de porter le nouveau-né à la promenade, non point dans une pensée de puérile ostentation, mais afin de s’exercer, plus sérieusement qu’on ne peut le dire, à le combler entre leurs bras et sur leur poitrine de tous les soins, réels ou simulés, qui concernent l’apprentissage de leur future vocation.


Trois membres de la confrérie des aveugles. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Le trentième jour après sa naissance, tout citoyen du grand Nippon reçoit son prénom, ou plutôt son premier nom, car il en prendra un autre à sa majorité, un troisième en se mariant, un quatrième quand il exercera quelque fonction publique, un cinquième lorsqu’il montera en grade ou en dignité, et ainsi de suite jusqu’au dernier, le nom que l’on donne après la mort et que l’on grave sur la tombe, celui qui consacre la mémoire du défunt, de génération en génération.

La cérémonie qui correspond à notre baptême est une simple présentation du nouveau-né au temple du dieu de ses parents. Excepté dans le culte kami, elle n’est point accompagnée d’aspersion d’eau ni de formalités de purification. Le père remet un billet portant trois noms entre les mains du bonze de service. Celui-ci les copie sur trois feuilles détachées, qu’il mêle et secoue au hasard en prononçant à haute voix une invocation sacramentelle, jusqu’à ce qu’enfin il les fasse voler en l’air, et la première feuille qui, en retombant, touche le sol du saint lieu, désigne, parmi les trois noms, celui qui est le plus agréable à la divinité. Le bonze l’inscrit aussitôt sur une feuille de papier bénit, qu’il détache de son goupillon et confie comme un talisman à la sollicitude du père de famille. Alors, l’acte religieux étant consommé, il ne reste plus qu’à le célébrer par des visites et des banquets appropriés à la condition sociale du héros de la fête. Celui-ci reçoit, à cette occasion, divers présents, parmi lesquels deux éventails, s’il appartient au sexe masculin, et un pot de pommade, s’il s’agit d’une fille. Les éventails sont les précurseurs des sabres, et la pommade est le présage des charmes féminins. L’on ajoute à ces dons, dans l’un et l’autre cas, un paquet de fil de chanvre, ce qui doit être l’équivalent d’un souhait de longévité.

Le baptême d’un enfant est toujours un sujet de munificence de la part de la famille envers les prêtres de sa religion. Il s’entend de soi-même que les prêtres ne manquent pas d’inscrire l’enfant au nombre de leurs ouailles et de le suivre avec sollicitude dans toutes les phases de sa vie. Les registres des bonzeries ont la réputation d’être très-bien tenus ; ils doivent être constamment à la disposition des officiers de police.


Mariage japonais. — Dessin de L. Crepon d’après une peinture japonaise.

À l’âge de trois ans, le jeune garçon commence à porter la ceinture, et a l’âge de sept ans, s’il est samouraï, les deux sabres, insignes de sa caste. Il va sans dire que ces armes, en rapport avec sa taille, ne sont que provisoires. C’est à quinze ans qu’il les échange contre les sabres éprouvés dont sa famille lui confie pour la vie le glorieux dépôt.

Dans la classe bourgeoise, à défaut de cérémonies chevaleresques, les trois dates que je viens de signaler, et principalement la dernière, sont l’objet de réjouissances qui ne le cèdent qu’aux fêtes du mariage. Le jour même où le jeune homme a quinze ans révolus, il atteint sa majorité, il adopte la coiffure des hommes faits, il entre en part dans les affaires de la maison paternelle. La veille encore on lui parlait comme à un enfant : tout à coup le ton de son entourage change à son égard ; les formes cérémonieuses de la civilité nationale rehaussent à ses propres yeux la valeur de son émancipation, et il s’empresse, de son côté, de répondre aux félicitations dont il est l’objet, de manière à prouver que s’il est fier de sa nouvelle position, il en comprend aussi la responsabilité. Ce noble témoignage, en effet, ne se borne nullement à de vaines déclarations, et je n’hésite pas à relever, parmi les traits de mœurs les plus intéressants de la société japonaise, le zèle, la persévérance, le vrai sérieux, avec lesquels les jeunes gens de quinze ans savent abandonner les plaisirs de l’enfance pour commencer la rude école de la vie pratique et se mettre en état de faire honorablement leur chemin dans le monde.

L’apprentissage d’une profession manuelle équivaut à un servage de dix années. Le patron, pendant ce temps, donne le logement, les vêtements et la nourriture, mais jamais le moindre salaire, si ce n’est pourtant vers la fin, quand l’apprenti est devenu ouvrier, l’argent de poche dont il a besoin pour se procurer du tabac. Néanmoins, l’instruction professionnelle ne souffre pas de cet état de choses. Le patron même est intéressé à ce qu’elle soit aussi complète que possible, car c’est lui qui présente à la tribu dont il est membre l’ouvrier qui sollicite la maîtrise. Seulement, comme on vient de le voir, celui-ci ne peut guère la postuler qu’à l’âge de vingt-cinq ans révolus. Aussitôt qu’il l’a obtenue, son maître lui donne la liberté et, à titre de gratification, l’outillage nécessaire pour monter un modeste atelier. Le mariage ne tarde pas à embellir de sa douce consécration le nouvel établissement.

Il arrive d’ailleurs assez fréquemment que l’ouvrier se marie avant de s’être établi, mais c’est lorsque les circonstances économiques de ses parents lui permettent de placer sa femme sous leur toit et à leur table, en attendant qu’il puisse lui-même tenir ménage.


Présentation au temple. — Dessin de L. Crépon d’après une peinture japonaise.

Dans toutes les familles japonaises, la mort est l’occasion d’une série de solennités domestiques plus ou moins somptueuses, selon le rang du défunt, mais en tout cas fort à charge aux parents les plus rapprochés. Ils ont d’abord à supporter les frais des cérémonies religieuses qui sont du domaine des bonzes : il faut payer les derniers sacrements ; les veilles et les prières qui se sont faites sans interruption dans la maison mortuaire jusqu’au moment des funérailles ; le service à domicile qui a précédé le départ du convoi ; la messe funèbre célébrée au temple, et toutes les fournitures relatives à l’inhumation ou à l’incinération du cadavre, telles que cercueil, draperies, cierges, fleurs, combustible, urne, tombeau, collations et offrandes données à la bonzerie. Ensuite vient le tour des coulies qui ont lavé le corps, et de ceux qui ont porté le cercueil, et des valets du couvent chargés du gros ouvrage dans l’enceinte du cimetière. Mais ce n’est pas tout, car un pieux usage impose aux gens d’une certaine condition l’obligation d’installer à la porte de leur maison, la veille de la cérémonie funèbre, un domestique chargé de distribuer des aumônes en petite monnaie à tous les pauvres indistinctement qui viennent réclamer cette faveur. En outre, au retour du cortége, les personnes qui en font partie croiraient manquer aux plus simples égards, si elles ne prenaient congé du chef de la famille affligée, en consommant la collation que celui-ci croit devoir leur offrir, comme témoignage de sa gratitude.

Quoi qu’il en soit de toutes ces dépenses, il faut chercher ailleurs la cause de l’impatience à peine dissimulée, avec laquelle les Japonais s’acquittent envers leurs proches de l’accomplissement des derniers devoirs. La vérité est que tout aguerris qu’ils sont à la vue du sang, aux scènes d’homicide, ils ne peuvent surmonter, même à l’égard des membres de leur propre famille, l’instinctive répugnance, la naïve et profonde horreur que leur cause la présence ou le seul voisinage d’un cadavre, lorsqu’il s’agit de simples cas de décès.

Il y a cependant de nobles exceptions. L’on trouve parmi les femmes japonaises des épouses et des mères qui, maîtrisant toute crainte superstitieuse, savent prouver à leur manière que l’amour est plus fort que la mort. Tandis que les hommes de la maison croient s’être acquittés de leur tâche en appelant les bonzes pour faire des prières, et d’autre part un barbier accompagné de deux ou trois coulies pour procéder à la dernière toilette du défunt ; tandis qu’ils se retirent dans une pièce éloignée de la chambre mortuaire, pour passer leur temps de reclusion à boire et à fumer, la mère de famille reste jusqu’à la fin la fidèle compagne ou la tendre protectrice de l’époux ou du fils dont il ne lui reste plus que le corps inanimé. C’est elle qui, dans les premières heures du deuil, reçoit les visites de condoléances des gens du voisinage et de la parenté. Humblement prosternée sur des nattes tournées à l’envers, au pied d’un paravent également renversé, qui élève une lugubre barrière autour du cadavre, elle mêle ses sanglots aux soupirs et aux paroles de consolation des nombreux visiteurs. Mais aussitôt que les ensevelisseurs paraissent, elle se relève et les assiste dans tous les préparatifs dont ils sont chargés. La tête du mort doit être complétement rasée et son corps soigneusement lavé, à grandes douches d’eau tiède, dont on l’inonde dans la chambre de bain, en le tenant assis sur un baquet retourné. Quand les coulies l’ont essuyé, ils le soulèvent avec respect pour l’introduire dans son cercueil. L’opération n’est pas toujours facile. Les riches Japonais, qui sont pour le principe de l’inhumation, aiment à reposer en terre, accroupis dans d’énormes jarres, chefs-d’œuvre de la poterie indigène. Il faut, dit-on, une certaine dose d’énergie, appuyée de vigoureux poignets, pour faire passer successivement, par le col étroit de la jarre, le torse, le buste, et surtout les deux épaules du défunt.

Les gens de la petite bourgeoisie et du bas peuple adoptent pour cercueil un simple tonneau de douves de sapin, cerclé en écorces de bambou.

Soit qu’on le conduise en terre, soit qu’on le mène au bûcher, c’est là, dans cet étroit espace, que l’on accroupit le cadavre, la tête baissée, les jambes repliées sous le corps, et les bras croisés sur la poitrine : admirable symbolisme, qui consacre, sous une forme
Mendiants à la porte d’un mort. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.
plus éloquente que les sentences d’une épitaphe, le dogme d’une vie future ! Car ce n’est nullement par hasard que les Japonais donnent à leurs morts l’attitude de l’enfant dans le sein maternel. Pourquoi tairais-je, en effet, l’acte final, le trait le plus significatif des adieux suprêmes ? Toute réticence serait regrettable en un sujet si solennel. Au moment où les coulies vont poser le couvercle sur le cercueil, cette pieuse femme qui a suivi dans toutes leurs phases les lugubres apprêts de l’ensevelissement se penche une dernière fois sur le cadavre et lui glisse entre les mains le viatique le plus étrange sans doute, mais peut-être aussi le plus remarquable, de toutes les mythologies de l’antiquité. Ce n’est autre chose qu’une petite feuille de papier ployée en quatre, contenant un tronçon du lien qui unissait le défunt à sa mère, à l’instant où il vint au monde. Quand l’amour maternel, ou son héritier auprès du défunt, a confié aux mystères de la tombe cet emblème naïf d’une naissance à venir, quand il a déposé sous cette forme bizarre son humble protestation contre le triomphe apparent de la mort, aussitôt le cercueil se ferme, et la plus importante des cérémonies funèbres nationales, la vraie solennité domestique, est accomplie.

Tout le reste ne sont que pratiques superstitieuses, vaines pompes et pures formalités, où l’exorcisme alterne avec la glorification de l’orgueil de famille. Ce n’est pas assez que le mikôsi protége le cercueil : il faut qu’à la sortie de la demeure mortuaire il passe sous un cerceau de bambou bénit, qui retient dans la maison de deuil les malignes influences. Les bonzes ouvrent la marche, armés de leurs rosaires. Les plus proches parents sont habillés de blanc ou coiffés d’un vulgaire chapeau de paille, qu’ils ne déposeront qu’après avoir accompli les cérémonies de la purification. Un écriteau que l’on porte en avant du mikôsi proclame le nom que le défunt recevra dans son épitaphe. Les chevaux d’un chef militaire figurent dans son convoi funèbre, revêtus d’un caparaçon blanc et conduits par des palefreniers en deuil. Ses sabres, ses armoiries, sa bannière, divers objets précieux propres à rappeler le rang qu’il tenait dans le monde, sont exhibés de distance en distance, dans les divers groupes des gens de sa suite ou de sa parenté.


Visites de condoléance. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.

Quant au convoi du pauvre, il se réduit à un très-petit nombre de proches et d’amis, qui, pèle-mêle et pressant le pas, se hâtent d’atteindre, au coucher du soleil, la sinistre vallée où la crémation vulgaire se fait sous les auspices de quelque bonze de bas étage, délégué d’un couvent voisin.

Les yétas, les parias de la société japonaise, privés des secours de la religion, dédaignent toute espèce de cérémonies : ils chargent sur de simples brancards les cadavres de leurs frères d’abjection et les emportent dans un lieu désert. Là, ils amassent un monceau de bois mort sur lequel ils étendent les corps recouverts d’une natte de paille, et ils attisent de leurs mains le feu qui doit rendre aux éléments ces misérables vestiges de créatures humaines.

Aimé Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. Voy. t. XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305, 321 ; t. XVI, p. 369, 385, 401 ; t. XVIII, p. 65.