Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Juin 1917

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2 juin 1917.

Ainsi, les socialistes français n’iront pas à Stockholm ! Encore une chance de paix qui s’évanouit. Moi qui mettais un si grand espoir dans cette réunion… Les passeports sont refusés. Ribot l’a déclaré hier vendredi à la tribune, avant le comité secret. Narquois, il a même ajouté qu’il interdirait aux délégués français d’aller à Pétrograd, aussi longtemps qu’ils risqueraient de rencontrer en route des Allemands délégués à Stockholm.

Or, on assure, dans les milieux socialistes, qu’il avait promis jeudi ces mêmes passeports qu’il a refusés le vendredi. Il s’est déjugé. Sans doute a-t-il cédé aux formidables pressions qui ont pesé sur lui.

Tant de gens avaient intérêt à empêcher cette Conférence… D’abord, qui sait si des documents, tirés des archives russes, n’y auraient pas vu le grand jour ? Message imprudent de quelque chef d’État, correspondance diplomatique, impatiente et belliqueuse, tractations secrètes, qui eussent donné aux origines de la guerre une physionomie nouvelle. Tous ceux qui se sentaient menacés par cette divulgation devaient être prêts à tout pour l’interdire.

Puis, de la lumière eût jailli de cette confrontation internationale. Elle aurait dissipé des erreurs, des préjugés, des fictions, dont la foule est nourrie. Par là, elle aurait hâté la paix. Non pas la paix des dirigeants, avec annexions et indemnités, mais la paix des dirigés, sans annexions ni indemnités.

Voilà surtout la condamnation de la conférence. Car, au fond, la vraie lutte n’est plus entre les nations belligérantes. Elle est, dans chaque pays, entre ces deux partis. L’un qui détient toutes les forces, tous les pouvoirs ; l’autre dont on bâillonne les cris de souffrance. Ceux qui durent et ceux qui endurent. La bataille autour de Stockholm n’est qu’une des péripéties de ce grand drame.

Aussi, que d’efforts acharnés contre cette réunion… Ah ! la guerre à la paix est fortement conduite. Toute la grande presse a donné, au signal de ses inspirateurs. Malgré l’adhésion des Belges, le concours actif de neutres comme les Hollandais et les Scandinaves, on représente Stockholm comme une entreprise allemande, montée par les socialistes modérés, au service du Kaiser. Dès que se produit une abstention isolée, on généralise : « Vous voyez, personne n’y va. » On tripote les textes. Des extrémistes russes déclarent-ils se désintéresser de l’Alsace-Lorraine ? On impute aussitôt ce propos au gouvernement régulier. On imprime que les Russes veulent régler la paix d’après le statu quo, c’est à-dire d’après la position actuelle des belligérants, alors qu’ils veulent la régler d’après le statu quo ante bellum, c’est-à-dire d’après la situation géographique d’avant-guerre. Les deux mots ante bellum sont tombés à la transmission télégraphique, comme par hasard.

Puis l’Institut, le Sénat, toutes les grandes phalanges conservatrices, ont assiégé le premier ministre encore hésitant. Un de ses collègues du Cabinet l’a menacé de sa démission. Le Haut Commandement a déclaré que les soldats croiraient à la paix prochaine si la conférence se réunissait et qu’il ne répondrait plus des troupes quand cette espérance serait déçue. Les États-Unis, jugeant cette tentative inopportune au moment où ils développent leur effort militaire, auraient mis leur veto à la conférence. Enfin le bruit a couru qu’un message présidentiel demanderait au Sénat la dissolution de la Chambre, si les passeports étaient signés.

Ils n’ont pas été signés… Tous ceux qu’animent à la fois la haine du socialisme et l’amour de la guerre triomphent, exultent ; leur presse félicite Ribot de son « admirable redressement ». Je regardais ce soir Madeleine Delaplane dans son salon. Née Foucard, elle appartient à l’une de ces fortes familles qui, depuis cent ans, administrent la peine des autres. Elle expliquait à son mari, le banquier Delaplane, et à son patito, l’héroïque Vilquier, la miraculeuse volte-face du premier ministre. L’œil dur, la voix sèche, la main en couperet de guillotine, elle disait : « Ils n’iront même pas à Pétrograd avant que les Allemands ne soient revenus de Stockholm. » Cette femme aride et congelée éprouvait une véritable jouissance, pour la première fois de sa vie.

3 juin 1917.

Stupeur !! Ainsi, ça n’était pas, comme nous le croyions tous, l’Alsace de 1871, l’Alsace qui nous fut arrachée par les Allemands, que nous revendiquons !… Non, c’est l’Alsace de 1814, la plus grande Alsace, l’Alsace étendue à la vallée de la Sarre, jusqu’au Rhin.

C’est le grand rêve des métallurgistes. Ils ne s’en cachaient même plus. Je revois encore, en avril dernier, un Paron blême, nerveux, narines pincées, m’étalant sous les yeux quelques lignes de journal collées sur un morceau de papier. C’était le vœu d’un Congrès minier, réuni à l’occasion de la Foire de Lyon, qui réclamait ouvertement la Sarre « afin de ne pas accroître les achats de houille à l’étranger. » Les hauts fourneaux allemands convoitaient Briey. Dans l’autre camp, on convoitait la Sarre, en attendant la Ruhr. Et cette plus grande Alsace est devenue l’un des buts de guerre…

On l’a appris hier, au Comité secret. Rien n’est moins secret qu’un comité secret. Ces réunions éveillent plus de curiosité que les séances publiques. Bien des députés se taillent un succès en les contant le soir, en famille ou ailleurs.

Donc, on a su hier qu’un ancien ministre français avait soumis à l’assentiment du tzar, en février dernier, un accord franco-anglais sur les buts de guerre. Constantinople était promis depuis longtemps aux Russes ; il était juste d’assurer aux autres alliés des avantages équivalents. Ribot dut donner lecture de ce document, tiré sans doute des archives tzaristes par le nouveau gouvernement russe. La France recevait en partage, non seulement l’Alsace de 1814, mais encore la Syrie, terre promise à de pieuses influences et aux entrepreneurs de voies ferrées, et enfin le Kurdistan. La plupart des députés ignoraient jusqu’à l’existence de ce dernier pays. Pendant une suspension de séance, ils se ruèrent dans les couloirs, afin de le découvrir sur les grandes cartes murales.

Mon mari accueillit ces stupéfiantes nouvelles de fort méchante humeur. Il semblait connaître l’accord franco-anglais de février dernier. Mais il était furieux qu’on l’eût divulgué, surtout qu’on eût ouvertement parlé des charbonnages de la Sarre et de la rive gauche du Rhin. C’était inutile et stupide. Il en prit à témoin le sénateur Foucard et le petit père Butat, le directeur du puissant journal le Bonjour. N’aurait-on pas dû se borner à cette formule inattaquable : « La sécurité assurée de notre frontière de l’Est ? »

6 juin 1917.

On murmure que des mutineries auraient éclaté au front : soldats s’adjugeant des permissions, officiers molestés, troupes en marche sur Paris. À la fin de la séance d’avant-hier, au comité secret, le député Laval, fort ému, donna lecture d’une lettre qui annonçait la rébellion d’une division entière. Quelles sont les causes de ces mouvements ? Il faut attendre. Bien entendu, les journaux sont muets.

7 juin 1917.

Âpre, ingénieuse à prolonger la guerre tout en masquant ses buts véritables, la presse lance des formules que la foule accepte : « Il ne faut pas qu’il y ait eu tant de morts pour rien. » Mais ceux qui propagent, ceux qui acceptent une telle devise, se rendent-ils compte qu’ils exigent ainsi autant d’autres morts ? On me cite une jeune fille qui réclame une guerre illimitée afin que son fiancé n’ait pas été tué pour rien. Elle veut donc que d’autres jeunes filles perdent aussi leur fiancé ? Un orateur de carrière vient de prononcer cette parole : « Il ne faut pas que les fils de nos fils périssent dans de tels conflits. » Il aime mieux que nos fils périssent tout droit dans le conflit actuel. Quoi ? Toujours exiger le massacre certain pour éviter le massacre incertain ? Ces cruels raisonnements de Gribouille continuent de me confondre.

12 juin 1917.

Tous les récits de rébellion concordent à peu près. Des officiers houspillés dans la nuit tombante ; d’autres, hués dans le wagon qui les emporte en permission ; un général emmené de force dans les tranchées. Ici, 400 soldats en révolte se jettent dans un village : nourris par les habitants, cernés par la cavalerie, trahis par quelques camarades, ils se rendent le cinquième jour. Ailleurs, les soldats et les caporaux d’un régiment se choisissent des chefs dans leurs rangs et se disposent à marcher sur Paris, afin de manifester devant la Chambre ; on laisse les sacs ; on vide même les bidons, afin d’éviter les cas d’ivresse ; on n’emporte que les grenades et les mitrailleuses ; mais la cavalerie en eut encore raison. Dans Soissons, toute une division est chambrée sous la menace des balles. Ce ne sont là que des vues isolées. Elles laissent deviner l’ampleur d’un soulèvement qui paraît-il, s’apaise.

Le fils Foucard, qui revient du front, et dont la lucidité froide résiste à « l’esprit de guerre », m’expliquait aujourd’hui les causes multiples de mécontentement. En voici la liste, d’après lui : l’intervalle des permissions, souvent allongé bien au delà des quatre mois réglementaires ; les trop longues présences en première ligne après les attaques ; les « repos », remplis d’exercices fastidieux, de marches brisantes, ramenés à la vie de caserne : la vaine et coûteuse affaire du 16 avril dernier ; le rejet des propositions de paix de l’Allemagne du 12 décembre 1916 ; l’interdiction de la conférence de Stockholm.

13 juin 1917.

On se félicite autour de moi de l’abdication de Constantin, roi de Grèce. Notre gouvernement se flatte d’en être l’artisan. Il paraît que les résistances de l’Angleterre et de l’Italie furent difficiles à vaincre. Les Anglais appréhendaient une république grecque. C’est curieux, dans cette guerre qui doit marquer l’avènement des démocraties, toute république nouvelle apparaît comme une catastrophe.

17 juin 1917.

Depuis un mois, le pain est bluté à 85 %. Il est noir, gluant, indigeste. Ces inconvénients seraient dus à une végétation microscopique qui s’y développe instantanément et qui, par surcroît, en détruit les principes nutritifs. Beaucoup de gens souffrent de troubles intestinaux, mais s’en vantent comme d’une action d’éclat. « Une façon pour eux de connaître les tranchées », grommelle mon vieux Paron, à qui sa haine des héros de l’arrière arrache ce piètre jeu de mots.

22 juin 1917.

Pour la première fois, les journaux parlent des rébellions. Mais c’est pour dénoncer la main de l’Allemagne et pour exiger de sévères répressions.

Hélas ! Pour sévir, on n’a pas attendu le signal de la presse. Ces exécutions me hantent. Je les vois. Combien a-t-on fusillé de ces malheureux ? Impossible de savoir. Les uns disent seize, les autres cent, deux cents, quatre cents… Comment les a-t-on choisis ? Comment les a-t-on jugés ? Je sais seulement que, depuis une quinzaine de jours, on leur a enlevé le droit de recourir à la révision. Qui les a fusillés ? On a dit : des Annamites. Mais il s’est trouvé aussi des Français pour tirer sur leurs camarades, dont les pauvres corps avaient bien reçu les douze balles. Oh ! la sur-horreur…

Et je pense sans cesse à ce mot terrible d’un des condamnés qu’on amenait devant le peloton : « Au moins, je saurai pourquoi je meurs. »