Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Mai 1917

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5 mai 1917.

Joffre retrouve bien en Amérique une popularité toute neuve. Ce ne sont qu’accolades et baise-mains. On est résolu, là-bas, à tout admirer de lui. Son unique discours en anglais ― juste cinq mots, « I do not speak english », pour déclarer qu’il ne parlait pas anglais — a déchaîné du délire. Mais l’enthousiasme devint indicible lorsqu’on apprit que son train avait déraillé pendant son repas et qu’en pleine catastrophe il avait imperturbablement continué de manger.

10 mai 1917.

Singulière situation, celle des officiers russes attachés, à Paris, aux diverses commissions interalliées. Ils ne reçoivent plus de nouvelles de leur famille ni de leur pays. Ils savent uniquement de la révolution ce que nos journaux en laissent connaître. Les voilà bien informés ! L’un d’eux disait devant moi d’un ton gouailleur : « Donc, nous avons quatre gouvernements : le provisoire, le tzariste, la Douma, les Comités ouvriers. Et encore ces derniers sont-ils scindés par un schisme. »

15 mai 1917.

Le général Pétain aura vite avancé. Major général de puis quinze jours, le voici généralissime, bien qu’il se soit attiré l’hostilité d’un vindicatif personnage dont dépendait son sort. On dit qu’il est plus ménager que d’autres de la vie des soldats. C’est tout ce que j’en veux savoir. Foch l’a remplacé comme major général. Depuis une quinzaine, on parlait de ces changements. L’entreprise avortée du 16 avril a été suivie d’offensives « d’usure » ― où d’ailleurs l’assaillant s’use plus que l’assailli ― qui devaient aider l’effort anglais. On m’a écrit qu’elles représentaient aussi, pour les grands chefs du moment, une sorte d’épreuve et qu’ils eussent évité la disgrâce s’ils s’en étaient tirés victorieusement. Non, non, je ne m’accoutume pas à la pensée que le massacre de milliers d’hommes puisse servir l’ambition de quelques-uns. Pourtant, c’est l’image même de la guerre…

17 mai 1917.

Quelle est donc cette rumeur persistante d’une paix séparée de l’Autriche ? Je l’ai déjà notée. Aujourd’hui, un témoin véridique, retour d’Angleterre, m’affirme que Lloyd George, dans l’intimité, se flatte de préparer cette paix. Et il faut bien que ce bruit soit dans l’air, car déjà l’ardeur patriotique des chansonniers montmartrois s’en alarme. L’un de ces Tyrtées de taverne raille l’impératrice d’Autriche, soupçonnée d’intentions pacifiques. Il déclare que son prénom de Zita évoque moins la paix que la rue de la Paix. Que cela est donc délicat et léger !

20 mai 1917.

Au Grand-Palais, on traite les blessés par la mécanothérapie. Beaucoup d’entre eux s’essayent à marcher dans les Champs-Élysées. Et c’est, dans ce décor adorable, sous les marronniers illuminés de fleurs, dans cette fête du printemps, le plus affreux défilé de silhouettes convulsées et tordues. L’un de ces hommes est obligé de lancer et de détendre brusquement la jambe à chaque pas, dans un perpétuel « jeté » de danseuse. Un autre marche les deux genoux complètement pliés, comme ces acteurs qui jouent les vieillards. Et son visage a vingt ans. Les petits enfants courent gaîment parmi ces déchets d’humanité. Ils fouettent leurs sabots qui parfois s’égarent entre les pauvres jambes infirmes. Ils ne s’en émeuvent pas plus que s’ils heurtaient un passant valide ou un arbre.

21 mai 1917.

Maintenant, on a décidé de supprimer la viande, non plus tous les soirs, mais deux jours par semaine, où les boucheries seront fermées. C’était aujourd’hui le premier jour maigre. Naturellement, tout le monde prit hier les boucheries d’assaut, afin de s’approvisionner pour deux jours. Les cuisinières racontent leurs exploits. Les bouchers mirent la viande aux enchères. La hausse fut énorme. On s’arrachait, on se volait les morceaux. Dès dix heures du matin, il ne restait rien, nulle part. On signale des troubles véritables.

Il va de soi que les restrictions, ainsi tournées, sont allègrement supportées. On affiche un entrain que l’on juge héroïque. Dans une de ces revues de music-hall dont mon mari raffole, une divette se taille un succès en proclamant, sur l’air de « Au temps des Cerises », que nous regretterons le temps des crises. Oui, la paix et l’abondance revenues, on regrettera les glorieuses privations de la guerre. Et la salle éclate d’enthousiasme. Chacun se sent magnanime, le derrière dans son fauteuil.

22 mai 1917.

L’ingénieur Griset, qui revient des États-Unis, raconte qu’il a rencontré partout l’accueil le plus enthousiaste. Il suffit d’être Français pour être reçu à bras ouverts, porte ouverte, caisse ouverte. L’argent s’offre à torrent.

Il disait aussi la fièvre belliqueuse qui a gagné les Américains, leurs préparatifs colossaux, leur ardeur de grands enfants qui vont enfin jouer aux soldats. Les femmes se réjouissent d’être habillées en infirmières. Elles souhaitent que des sous-marins allemands s’approchent des côtes, « afin qu’il y ait des blessés à soigner. »

Mais nos journaux, nos magazines, leur ont donné de la guerre des peintures tellement embellies, tellement idéalisées, que les Américains n’ont aucun soupçon de l’atroce réalité. En voici une preuve typique. À travers ces descriptions, le séjour en première ligne leur apparaît si confortable, que l’un d’eux a pu demander à Griset si les tranchées étaient pourvues de salles de bain.

25 mai 1917.

Beaucoup de grèves depuis quelques jours. D’abord, celle des petites ouvrières de la mode et de la couture, les « midinettes ». Leurs cortèges parcourent le quartier de l’Opéra. La plupart sont jeunes, coquettes, en « tailleur » bleu marine. Elles rient. Elles chantent. Ou bien, sur l’air des « Lampions », elles réclament : « Nos vingt sous, nos vingt sous. »

D’autres corps de métier ont suivi. Aujourd’hui, par hasard, j’ai assisté à des manifestations plus graves, vers la place de la République. Le boulevard, en ces parages, avait un aspect inaccoutumé. De ci, de là, sur le trottoir, un vieux chanteur, accompagné par deux ou trois violons, au milieu d’un cercle religieux d’auditeurs, disait une chanson qui s’achevait par : « Vive la grève. »

Sur la place, même effervescence. Des cortèges se forment à la Bourse du Travail, toute proche. Des pancartes, à l’extrémité d’un bâton souvent orné d’un bouquet, servent de signe de ralliement : « Bijoutières. Fleuristes. Plumassières. »

Une petite troupe passe, ardente et sévère. Beaucoup de très jeunes hommes, l’insigne de la croix de guerre ou des réformés au veston. Ce sont des grévistes, employés de restaurants ou de cafés. Ils s’arrêtent devant chaque établissement encore ouvert, afin d’entraîner leurs camarades. Un groupe y pénètre. Les autres crient : « Tabliers ! Tabliers ! » Les délégués sortent, annoncent que le personnel se met en grève. On les acclame. Les consommateurs quittent vivement la terrasse. Des grévistes rangent les verres, les porte-allumettes, reculent les tables et les chaises, soucieux d’éviter tout vol et tout dégât. La devanture de fer tombe à grand bruit. L’opération n’a pas duré cinq minutes.

Cependant des femmes en cheveux se carrent à la terrasse abandonnée, l’air fier et riant. D’autres, le visage farouche, crient et gesticulent. On pense à des scènes révolutionnaires. On sent la force irrésistible de la foule.

Ces manifestations ne se déroulent pas toujours aussi paisiblement. Même les cortèges de rieuses midinettes ont provoqué des échauffourées. Un souffle d’émeute passe sur les quartiers excentriques. À Ménilmontant, à Belleville, on a contraint des autos de luxe à rebrousser chemin. Ce matin, des cafés ont été saccagés à la gare de l’Est. Mais les journaux n’en soufflent pas mot. La censure cède à la facile tentation d’effacer toute ombre au tableau.

28 mai 1917.

Hier dimanche, le congrès socialiste a décidé, à la quasi-unanimité, l’envoi de délégués français à la conférence de Stockholm, qui doit réunir les représentants de tous les belligérants. Paron m’a conté cette grande séance. Deux députés qui rentrent de Russie, Cachin et Moulet, ont décidé du vote. Ils ont établi que la convocation à Stockholm venait des Russes et non pas des Allemands, comme le prétendait la presse orthodoxe, acharnée contre cette conférence. Ils ont montré que les délégués français pourraient utilement défendre leur pays contre l’accusation d’impérialisme et démasquer les arrière-pensées de conquêtes de leurs rivaux ; tandis que leur absence laisserait face à face les Russes et les Allemands. Majoritaires et minoritaires se sont unis aux cris de : « Vive Jaurès ! » Cette réconciliation n’était pas sans grandeur. Les socialistes de gouvernement sont eux-mêmes acquis à la conférence de Stockholm.

La foule qui stationnait devant l’Hôtel Moderne, où se tenait le congrès, a salué de folles ovations la proclamation du vote. Paron exulte. Il dit que cette conférence peut être le plus grand événement de la Guerre. Mon entourage paraît consterné.