Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Juin 1916
Boulevard Saint-Germain vers midi. La foule s’amasse déjà sur les trottoirs. Elle attend les funérailles de Galliéni. Des curieux sont grimpés sur des chaises, des échelles, des tribunes improvisées. Il y en a qui mangent, leurs victuailles étalées entre eux, sur les bancs. Une femme vomit. Les propos sont d’un jour de fête : « Et on dit qu’il n’y a personne à Paris ! — Vous attendez le cortège ? — Il aura beau temps. » Les fenêtres sont louées vingt francs la place.
Vers six heures, la cérémonie achevée, j’ai vu, dans mon quartier, un soldat-ordonnance à pied qui ramenait par la bride un cheval sans cavalier, un cheval luisant et fin, un cheval de général, garni d’une selle de velours et d’or, aux fontes en peau de tigre. Quinze personnes suivaient, en extase. Un adolescent, qui marchait à côté du soldat, rayonnait d’orgueil et de gloire. Quelle allégorie de l’attrait exercé par la guerre !
La bataille navale du Jutland, où tant d’équipages, tant de milliers de jeunes hommes furent engloutis en quelques heures, eut un sort singulier. Le jour même de la rencontre, avant-hier, les Anglais furent très sobres de nouvelles, tandis que les Allemands illuminaient, donnaient congé dans les écoles et chantaient victoire. Hier, on balançait, on croyait à l’équilibre des pertes. Et, aujourd’hui, les journaux annoncent décidément une victoire anglaise… Napoléon a écrit dans le Mémorial : « Il n’y a de victoires que celles qu’on proclame. » Les deux partis ont suivi ses leçons.
Au cours d’une interpellation sur Verdun, le député Albert Favre a obtenu la réunion de la Chambre en Comité secret pour le 16 juin. Longtemps hostile à cette mesure, le gouvernement s’y résigne, mais il exige toute une procédure prudente et complexe.
Lord Kitchner a péri à bord d’un navire, coulé dans des conditions qu’on ignore ou qu’on cache. Ici, cette fin tragique est accueillie sans grand émoi. Il n’était pas populaire. J’entends dire : « Il était hypnotisé par l’Égypte. Il était hostile à Salonique. Sa disparition consolidera le Cabinet anglais. » Le croirait-on ? Le goût du persiflage à l’endroit des alliés et des militaires n’a pas désarmé devant la mort. Je laisse à imaginer les douteuses plaisanteries que peut inspirer la perte soudaine de tout un État-Major. Et l’on prête à un Anglais ce flegmatique propos dont il salua la nouvelle de l’événement : « Oh ! C’est malheureux… Un si beau bateau ! »
Un écrivain nationaliste qui, dans ses propos intimes, peint l’avenir des couleurs les plus sombres, publie chaque matin un article enthousiaste et confiant, béat et radieux. Cette contradiction est fréquente. Il l’explique : « Je verse à mes lecteurs un ballon d’oxygène. »
Décidément, une offensive anglo-française se prépare dans le Nord. On dit qu’on emploiera des procédés nouveaux, qu’on est bien résolu à limiter l’avance et les pertes.
Plus les partis sont rétrogrades, plus ils aiment la guerre. Plus ils sont avancés, moins ils l’aiment. N’est-ce pas la preuve qu’elle est un héritage du passé ? Quoi de plus anti-démocratique que la guerre ? Dès qu’elle éclate, la foule est brimée, opprimée, bâillonnée. Nul ne peut plus se déplacer, écrire, parler à sa guise. Des millions d’hommes, transformés en soldats, constituent soudain une société archaïque, où l’on ne connaît plus que des inférieurs et des supérieurs, où règne l’obéissance aveugle, où la peine de mort sévit pour tout et pour rien, où une infime minorité peut disposer des masses, sans les consulter, sans les avertir même, et les sacrifier, comme des bêtes.
Le délire de la Mode gagne les mobilisés. Et ce sont des costumes de fantaisie, exacts comme des gants, des bonnets de police sur l’oreille, des bérets sur l’épaule, de grands revers, des basques à godets, des plastrons bouffants, des chemises bleues et des cravates assorties, de hautes bottes fauves aux laçages patients, toute une frénésie d’éblouir, d’apparaître héroïque et suave.
D’après les traductions officielles de la presse allemande, le bourgmestre de Nuremberg a avoué que les avions français n’avaient jamais survolé cette ville avant l’ouverture des hostilités. Or, le gouvernement impérial invoquait en particulier ce raid pour justifier sa déclaration de guerre à la France. Pourquoi nos journaux taisent-ils soigneusement cet aveu ? Ce serait pourtant une occasion de dénoncer la mauvaise foi des Allemands, reconnue par eux-mêmes. Dans l’obscur désir de prolonger la guerre, veut-on éviter d’amorcer des explications, d’engager des pourparlers, de dissiper des malentendus ?
J’ai sous les yeux un ordre d’un général à ses troupes. Il commande à ses soldats d’écrire simplement à leur famille, au lieu de se plaindre de la fatigue et de la nourriture : « Tout va bien. Vive la France ! »
Le Comité secret a duré six jours. Jamais séances de la Chambre n’ont tant piqué la curiosité, que bien des parlementaires ont satisfaite. Chaque soir, on commentait la physionomie de la journée. On en parlait comme d’une représentation à bureaux fermés, d’une répétition des « couturières ». On entendait : « Roques n’a pas été bon. — Beau succès d’Abel Ferry. — Albert Thomas excellent. — Violette applaudi dans un rôle difficile. — Delcassé a été chuté. — Triomphe de Briand. »
Divers belligérants ont recours, depuis longtemps déjà, à ces « Comités confidentiels ». Leurs journaux en donnent un compte rendu. Ici, la presse a reçu l’ordre de n’en pas souffler mot.
Le député socialiste Brizon avait écrit un article intitulé le Mauvais Président. Il y traçait le portrait du président de la République Chinoise, qui ressemblait, par certains traits, à un autre président de république. La censure interdit la publication. L’auteur eut alors recours à un ingénieux subterfuge. Il lut son article à la tribune de la Chambre. L’Officiel dut le publier. Ainsi couvert, Brizon put le reproduire dans un journal.
Un ultimatum à la Grèce l’enjoint de démobiliser, de changer de Chambre et de Ministère. Mais personne n’y prend garde. Tous les yeux sont tournés vers un sous-marin allemand qui vient d’émerger sur les côtes d’Espagne, à Carthagène.
Les journaux annoncent fièrement qu’à Berlin la natalité a baissé de 28 p. 100. Fidèles à leur tactique, ils omettent de dire qu’elle a baissé à Paris de 50 p. 100.
Ah ! la tâche est ingrate, de montrer que cette diminution de la natalité enlève au pays autant d’existences que la guerre elle-même, et que ce double appauvrissement risque, à la longue, de l’épuiser, de le frapper d’une incurable anémie. Je l’ai tentée, cette tâche, devant mon mari, les Foucard, les Delaplane. Je les vois encore. Une folie rageuse les transporte. Des poings même me menacent. On voudrait me faire rentrer dans la bouche ces propos qui préparent « une paix infâme ». Ils ne veulent rien voir, rien savoir, rien prévoir. Ils crient que peu leur importe le lendemain de la victoire. Ils tueraient leur pays, par amour pour lui.
Ceux de ces forcenés qui gardent une lueur de raison sentent bien, au fond, le péril. Ils l’écartent, ils le conjurent, à grand renfort de preuves historiques. Une guerre longue ? On n’en meurt pas. N’a-t-on pas vu la guerre de Sept ans, la guerre de Trente ans, la Guerre de Cent ans ? Les peuples ne se sont-ils pas toujours relevés de ces épreuves ? L’argument est misérable. Quelle comparaison établir entre les guerres du passé, où s’affrontaient de petites troupes de métier, et la guerre actuelle, jusqu’ici sans exemple, où s’entrechoquent des nations en armes ?