Le Livre d’un inconnu/36

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XXXVI


Lune, lune fantasque, ô peu discrète amie,
Pourquoi nous suivais-tu dans la marche endormie
De ce fiacre banal où tantôt nous faisions
Le tour du lac désert qu’argentaient tes rayons ?
Pourquoi, lorsque pressant mes lèvres sur les siennes,
J’oubliais un moment mes douleurs anciennes,
Lorsque son sein troublé battait contre mon cœur,
Pourquoi, Lune, pourquoi ton clair rayon moqueur

Vint-il dans cet instant d’ivresse nous surprendre ?
Elle, instinctivement, comme pour se défendre,
Ainsi qu’elle aurait fait sous des regards humains,
Tressaillante, cacha sa tête dans ses mains.
Mais, hélas ! dans l’éclair de ce rayon rapide,
J’avais vu la pâleur de sa face livide,
Et sa bouche pâmée, et ses yeux sans regards,
Et des funèbres flots de ses cheveux épars
Dans ta blanche clarté sortait sa gorge nue,
Plus blême que le sein meurtri d’une statue.

Et maintenant, quand triste et seul je sens grandir
Dans mon âme l’amer reflux du souvenir,
Quand renaît et revit l’ancien passé rebelle,
Vieux dessin obstiné sous la couleur nouvelle,
Ô Lune, c’est bien toi que je revois là-bas,
Tristement écornée à l’angle d’un toit bas,
Masque terne, bouffi, grimaçant et rougeâtre,
Pareil à l’accessoire oublié d’un théâtre !
Ainsi tout ici-bas s’abaisse et s’avilit,
La coupe du dégoût goutte à goutte s’emplit ;
Toi qui régnais là-haut superbe, immaculée,
Astre déchu, du fier zénith gloire écroulée,
Tu finis aux bas fonds du ciel vide, et mon cœur

Jadis si fier et pur, mais qu’un destin moqueur
Dès longtemps a choisi pour jouet et pour cible,
Lassé de tout, déçu dans son rêve impossible,
Cherche pour s’étourdir des amours de hasard,
Et s’éteint comme toi dans un sale brouillard.