Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le Bouc et la fille du roi

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Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 177-195).


HISTOIRE DU BOUC AVEC LA FILLE DU ROI


Il est raconté, entre ce qui est raconté, qu’il y avait dans une ville de l’Inde un sultan qu’Allah, qui est grand et généreux, avait rendu père de trois princesses comme des lunes, parfaites par n’importe quel endroit, et un délice pour l’œil du spectateur. Et le sultan, leur père, qui les aimait à l’extrême, voulut, dès qu’elles furent pubères, leur trouver des époux qui fussent capables de les estimer à leur valeur et de faire leur bonheur. Et, dans ce but, il appela la reine, son épouse, et lui dit : « Voici que nos trois filles, les bien-aimées de leur père, ont atteint la nubilité, et quand l’arbre est à son printemps il faut que, sous peine de se dessécher, il porte des fleurs annonciatrices des beaux fruits. C’est pourquoi il nous faut trouver, pour nos filles, des époux qui les rendent heureuses. » Et la reine dit : « L’idée est excellente. » Et, après avoir délibéré entre eux sur les meilleurs moyens d’arriver à ce but, ils résolurent de faire annoncer par les crieurs publics, dans toute l’étendue du royaume, que les trois princesses étaient en âge de se marier, et que tous les fils d’émirs et de grands seigneurs, voire même de simples particuliers et d’hommes du commun, étaient requis de se présenter, à jour fixe, sous les fenêtres du palais. Car la reine avait dit à son époux : « Le bonheur dans le mariage ne dépend ni de la richesse ni de la naissance, mais du seul décret du Tout-Puissant. Il vaut donc mieux laisser le soin à la destinée de choisir elle-même les époux de nos filles. Et elles n’auront, quand le jour sera venu de choisir, qu’à jeter chacune son mouchoir par la fenêtre, sur la foule des prétendants. Et ceux sur qui tomberont les trois mouchoirs deviendront les époux de nos trois filles. » Et le sultan avait répondu : « L’idée est excellente. » Et il en fut ainsi.

Aussi, quand vint le jour fixé par les crieurs publics, et que le meidân qui s’étendait au pied du palais fut rempli par la foule des prétendants, la fenêtre s’ouvrit, et la fille aînée du roi, comme la lune, parut la première avec son mouchoir à la main. Et elle jeta le mouchoir en l’air. Et le vent l’emporta et le fit tomber sur la tête d’un jeune émir, brillant et beau.

Puis la seconde fille du roi parut à la fenêtre, comme la lune, et jeta son mouchoir, qui alla tomber sur la tête d’un jeune prince aussi beau et aussi charmant que le premier.

Et la troisième fille du sultan de l’Inde jeta son mouchoir sur la foule. Et le mouchoir tournoya un instant, s’immobilisa un instant, et tomba pour aller s’accrocher aux cornes d’un bouc, qui se tenait parmi les prétendants. Mais le sultan, bien qu’il eût solennellement promis sa fille à n’importe quel spectateur sur qui tomberait le mouchoir, considéra l’expérience comme non avenue, et la fit recommencer. Et la jeune princesse jeta de nouveau dans les airs son mouchoir qui, après s’être arrêté entre deux airs, au-dessus du meidân, tomba avec rapidité et en ligne droite sur les cornes du même bouc. Et le sultan, à la limite de la contrariété, tint pour non avenue ce second choix du sort, et fit recommencer l’épreuve à sa fille. Et le mouchoir, pour la troisième fois, voltigea quelque temps dans les airs, et alla se poser droit sur la tête cornue du bouc…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le mouchoir, pour la troisième fois, voltigea quelque temps dans les airs, et alla se poser droit sur la tête cornue du bouc.

À cette vue, le dépit du sultan, père de la jeune fille, fut à ses limites extrêmes, et il s’écria : « Non, par Allah ! je préfère la voir vieillir vierge dans mon palais que de la voir devenir l’épouse d’un bouc immonde ! » Mais, à ces paroles de son père, la jeune fille se prit à pleurer ; et les larmes coulaient nombreuses sur ses joues ; et elle finit par dire, entre deux sanglots : « Puisque telle est ma destinée, ô père, pourquoi veux-tu l’empêcher de courir ? Pourquoi t’interposer entre moi et ma chance ? Ne sais-tu que chaque créature porte sa destinée attachée à son cou ? Et si la mienne est attachée à ce bouc, pourquoi m’empêcher de devenir son épouse ? » Et, de leur côté, ses deux sœurs, qui étaient en secret fort jalouses d’elle parce qu’elle était la plus jeune et la plus jolie, unirent leurs protestations aux siennes, parce que la réussite de son mariage avec le bouc les vengeait au delà de leurs souhaits. Et, à elles trois, elles firent tant et tant, que le sultan, leur père, finit par donner son consentement à un mariage si étrange et si extraordinaire.

Et aussitôt l’ordre fut donné pour que les noces des trois princesses fussent faites avec toute la pompe désirable et selon le cérémonial d’usage. Et toute la ville fut illuminée et pavoisée, pendant quarante jours et quarante nuits, durant lesquels furent donnés de grandes réjouissances et de beaux festins, avec danses, chants et jeux d’instruments. Et la joie ne cessa de régner dans tous les cœurs, et elle eut été complète si chacun des invités n’eût été quelque peu préoccupé des résultats d’une telle union, entre une princesse vierge et un bouc, dont l’apparence était celle d’un bouc terrible entre tous les boucs. Et, pendant ces jours préparatoires de la nuit nuptiale, le sultan et son épouse, ainsi que les femmes des vizirs et des dignitaires fatiguèrent leur langue à vouloir dissuader la jeune fille de la consommation de son mariage avec l’animal à odeur répugnante, à œil allumé et à outil effrayant. Mais à tous et à toutes, elle répondait chaque fois par ces mots : « Chacun porte sa destinée attachée à son cou, et si la mienne est d’être l’épouse du bouc, nul ne saurait s’y opposer. »

Or, quand vint la nuit de la consommation, on conduisit la princesse, avec ses sœurs, au hammam. Après quoi elles furent parées, ornées et coiffées. Et chacune d’elles fut conduite à la chambre nuptiale qui lui était réservée. Et on introduisit auprès de chaque princesse l’époux qui lui avait été écrit par la destinée. Et il arriva ce qui arriva, pour les deux sœurs aînées !

Mais, pour ce qui est de la petite princesse et de son mari le bouc, voici ! Dès que le bouc eut été introduit dans la chambre de la jeune fille, et que la porte eut été fermée sur eux deux, le bouc embrassa la terre entre les mains de son épouse, et, se secouant soudain, il rejeta sa peau de bouc et se changea en un adolescent beau comme l’ange Harout. Et il s’approcha de la jeune fille, et la baisa entre les deux yeux, puis sur le menton, puis sur le cou, puis un peu partout, et lui dit : « Ô vie des âmes, ne cherche point à savoir qui je suis ! Qu’il te suffise de savoir que je suis plus puissant et plus riche que le sultan ton père et les deux fils de l’oncle, qui sont les époux de tes sœurs. Il y a longtemps que ton amour était dans mon cœur, et je n’ai pu que maintenant arriver jusqu’à toi. Et si tu me trouves à ta convenance, et que tu veuilles me garder, tu n’as qu’à me faire une promesse ! » Et la jeune fille, qui trouvait le bel adolescent à sa convenance tout à fait et à son goût absolument, répondit : « Et quelle est la promesse qu’il faut que je fasse ? Dis-la, et je m’exécuterai, quelque difficile qu’elle puisse être, pour l’amour de tes yeux ! » Il dit : « La chose est aisée, ya setti. Je te demande de me promettre simplement de ne jamais révéler à personne le pouvoir que je possède de me changer à ma guise. Car si jamais quelqu’un se doutait seulement que je suis tantôt bouc et tantôt être humain, à l’instant je disparaîtrais, et il te serait difficile de retrouver mes traces. » Et la jeune fille lui promit la chose, en toute certitude, et ajouta : « Je préfère mourir que de perdre en toi un si bel époux ! »

Alors, n’ayant plus de motifs plausibles de se tenir en suspicion, ils se laissèrent aller à leur penchant naturel. Et ils s’aimèrent d’un grand amour, et passèrent, cette nuit-là, une nuit de bénédiction, lèvres sur lèvres et jambes sur jambes, dans les délices pures et les échanges charmants. Et ils ne cessèrent leurs ébats et leurs travaux qu’avec la naissance du matin. Et l’adolescent se leva alors d’entre les blancheurs de la jeune fille, et reprit sa forme première de bouc barbu, avec cornes, sabots fourchus, marchandises énormes et tout ce qui s’ensuit. Et de tout ce qui avait eu lieu, il ne resta rien, sinon quelques taches de sang sur la serviette de l’honneur.

Or, le matin, quand la mère de la princesse fut entrée, selon l’usage, pour demander des nouvelles de sa fille et examiner avec son propre œil la serviette de l’honneur, elle fut à la limite de la stupeur en constatant que l’honneur de la jeune fille était apparent sur la serviette, et que la chose accomplie était péremptoire. Et elle vit que sa fille était fraîche et heureuse, et qu’à ses pieds, sur le tapis, le bouc était assis et ruminait sagement. Et, à cette vue, elle courut chercher le sultan, son époux, père de la princesse, qui vit ce qu’il vit, et ne fut pas moins stupéfait qu’elle-même. Et il dit à sa fille : « Ô ma fille, est-ce vrai cela ? » Elle répondit : « C’est vrai, mon père ! » Il demanda : « Et tu n’es pas morte de honte et de douleur ? » Elle répondit : « Par Allah ! pourquoi serais-je morte, alors que mon époux a été si empressé et si charmant ? » Et la mère de la princesse demanda : « Alors tu ne te plains pas ? » Elle dit : « Pas du tout ! » Alors le sultan dit : « Puisqu’elle ne se plaint pas de son époux, c’est qu’elle est heureuse avec lui. Et c’est là tout ce que nous pouvons souhaiter pour notre fille ! » Et ils la laissèrent vivre en paix avec le bouc, son époux.

Or, au bout d’un certain temps, le roi donna, à l’occasion de sa fête, un grand tournoi sur la place du meidân, au-dessous des fenêtres du palais. Et il convia à ce tournoi tous les dignitaires de son palais, ainsi que les deux époux de ses filles. Quant au bouc, le sultan ne l’invita pas, pour ne point s’exposer à la risée des spectateurs.

Et le tournoi commença. Et les cavaliers, sur leurs coursiers dévorateurs de l’air, joutèrent à grands cris, en lançant leurs djérids. Et ceux qui se distinguèrent entre tous furent les deux époux des princesses. Et déjà la foule des spectateurs les acclamait à l’envi, quand entra dans le meidân un superbe cavalier, dont la seule allure faisait déjà plier les fronts des guerriers. Et il provoqua à la joute, l’un après l’autre, les deux émirs vainqueurs, et, du premier coup de son djérid, les désarçonna. Et il fut acclamé par la foule, comme le maître de la journée.

Aussi, quand le jeune cavalier passa sous les fenêtres du palais, en saluant le roi avec son djérid, comme le veut l’usage, les deux princesses lui jetèrent des regards chargés de haine. Mais la plus jeune, ayant reconnu en lui son propre époux, n’en lit rien paraître sur son visage, pour ne point trahir son secret ; mais elle prit une rose dans ses cheveux, et la lui jeta. Et le roi et la reine et ses sœurs virent cela, et en furent extrêmement formalisés.

Et le second jour, la joute eut encore lieu au meidân. Et de nouveau le bel adolescent inconnu fut le maître de la journée. Et, comme il passait sous les fenêtres du palais, la plus jeune des princesses lui jeta ostensiblement un jasmin, qu’elle avait pris dans ses cheveux. Et le roi et la reine et les deux sœurs virent cela et en furent extrêmement suffoqués. Et le roi dit en lui-même : « Voilà que maintenant cette fille éhontée déclare publiquement ses sentiments à un étranger, ne se contentant pas de nous avoir fait voir le monde en noir en épousant le bouc de perdition ! » Et la reine lui jeta des regards de travers. Et ses deux sœurs se secouèrent les vêtements d’horreur, en la regardant.

Et le troisième jour, quand le vainqueur de la dernière joute, qui était le même beau cavalier, eut passé sous les fenêtres du palais, la jeune princesse, épouse du bouc, prit à ses cheveux, pour la lui jeter, une fleur de tamarinier. Car elle n’avait pu se retenir, en voyant son époux si splendide.

À cette vue, la colère du sultan et l’indignation de la sultane et la fureur des deux sœurs éclatèrent avec violence. Et les yeux du sultan devinrent rouges, et ses oreilles tremblèrent et ses narines frémirent. Et il prit sa fille par les cheveux et voulut la tuer et faire disparaître ses traces. Et il lui cria : « Ah ! maudite dévergondée, tu ne t’es pas seulement contentée de faire entrer un bouc dans ma lignée, mais voici maintenant que tu provoques publiquement les étrangers, et que tu attires sur toi leurs désirs. Meurs donc, et délivre-nous de ton ignominie ! » Et il se disposa à lui fracasser la tête contre les dalles de marbre. Et la pauvre princesse, saisie de frayeur en voyant la mort devant ses yeux, ne put s’empêcher, tant l’âme est chose précieuse et chère, de s’écrier : « Je vais dire la vérité ! Épargnez-moi, je vais dire la vérité ! » Et, sans prendre haleine, elle raconta à son père, à sa mère et à ses sœurs, ce qui lui était arrivé avec le bouc, et qui était le bouc, et comment le bouc était tantôt bouc et tantôt être humain. Et elle leur dit que c’était son propre époux, le beau cavalier vainqueur des joutes.

Tout cela !

Et le sultan, et l’époux du sultan et les deux filles du sultan, sœurs de la jeune princesse, furent prodigieusement étonnés et s’émerveillèrent de sa destinée. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du bouc, il disparut. Et il n’y eut plus ni bouc, ni bel adolescent, ni odeur de bouc, ni vestige d’adolescent. Et la jeune princesse, l’ayant attendu en vain plusieurs jours et plusieurs nuits, comprit qu’il ne reparaîtrait plus ; et elle

devint triste, douloureuse, sanglotante et sans espoir…

— À ce moment de Sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais pour ce qui est du bouc, il disparut. Et il n’y eut plus ni bouc, ni bel adolescent, ni odeur de bouc, ni vestige d’adolescent. Et la jeune princesse, l’ayant attendu en vain plusieurs jours et plusieurs nuits, comprit qu’il ne reparaîtrait plus, et elle devint triste, douloureuse, sanglotante et sans espoir.

Et elle vécut de la sorte pendant un certain espace de temps, dans les larmes continuelles et la consomption, refusant toute consolation et tout délassement. Et elle répondait à tous ceux qui essayaient de lui faire oublier son malheur : « C’est inutile, je suis la plus infortunée d’entre les créatures, et je mourrai certainement. »

Mais, avant que de mourir, elle voulut savoir par elle-même s’il existait, sur toute l’étendue de la terre d’Allah, une femme aussi abandonnée du sort qu’elle l’était elle-même, et aussi malheureuse. Et elle résolut d’abord de voyager et d’interroger toutes les femmes des villes où elle passerait. Puis elle abandonna cette première idée, pour faire construire à grands frais un hammam splendide qui n’avait pas son pareil dans tout le royaume de l’Inde. Et elle fît annoncer par les crieurs publics, dans tout l’empire, que l’entrée du hammam serait gratuite pour toutes les femmes qui voudraient venir s’y baigner, mais à condition que chaque bénéficiaire racontât à la fille du roi, pour la distraire, le plus grand malheur ou la plus grande tristesse qui avait affligé sa vie. Quant à celles qui n’avaient rien de semblable à lui raconter, elles n’avaient point la permission d’entrer au hammam.

Aussi ne tardèrent pas à affluer au hammam de la princesse toutes les affligées du royaume, toutes les abandonnées du sort, les malheureuses de toutes les couleurs, les misérables de toutes les espèces, celles qui étaient veuves et celles qui étaient divorcées, et toutes celles qui avaient été blessées, d’une manière ou d’une autre, par les vicissitudes du temps ou les trahisons de la vie. Et chacune d’elles, avant son bain, racontait à la fille du roi ce qu’elle avait éprouvé de plus attristant dans sa vie. Il y en eut qui racontèrent le nombre de coups dont les gratifiait leur époux, et il y en eut qui versèrent des larmes en faisant le récit de leur veuvage, tandis que d’autres disaient leur amertume de voir leur époux leur préférer quelque rivale affreuse et vieille ou quelque négresse à lèvres de chameau ; et il y en eut même qui trouvèrent des paroles émouvantes pour faire le récit de la mort d’un fils unique ou d’un mari très aimé. Et une année s’écoula de la sorte dans le hammam au milieu des histoires noires et des lamentations. Mais la princesse ne trouva pas une femme, parmi les milliers qu’elle avait vues, dont le malheur pût être comparé au sien en intensité et en profondeur. Et, de plus en plus, elle s’enfonça dans la tristesse et le désespoir.

Et voici qu’un jour entra dans le hammam une pauvre vieille, déjà tremblante sous le souffle de la mort, qui s’appuyait sur un bâton pour marcher. Et elle s’approcha de la fille du roi, et lui baisa la main, et lui dit : « Pour moi, ya setti, mes malheurs sont plus nombreux que le nombre de mes années, et ma langue se dessécherait avant que j’aie fini de te les raconter. C’est pourquoi je ne te dirai que le dernier malheur qui me soit arrivé, et qui est d’ailleurs le plus grand de tous, parce qu’il est le seul dont je n’aie compris ni le sens ni le motif. Et ce malheur m’est arrivé précisément hier, dans la journée. Et si je suis si tremblante devant toi, ya setti, c’est d’avoir vu ce que j’ai vu ! Or, voici :

« Sache, ya setti, que pour tout bien je ne possède que cette seule chemise en cotonnade bleue que tu vois sur moi. Et, comme elle avait besoin d’être lavée, afin qu’il me fût possible de me présenter d’une façon convenable au hammam de ta générosité, je me décidai à aller au bord de la rivière, en un endroit solitaire où il me fût loisible de me dévêtir, sans être aperçue, et de laver ma chemise.

« Et la chose se passa sans encombre, et déjà j’avais lavé ma chemise et l’avais étendue sur les galets au soleil, quand je vis s’avancer de mon côté une mule sans muletier, qui était chargée de deux outres pleines d’eau. Et moi, croyant que le muletier allait bientôt paraître, je me hâtai de remettre ma chemise qui n’était qu’à moitié sèche, et laissai passer la mule. Mais comme je ne voyais ni muletier ni ombre de muletier, je fus dans une grande perplexité en pensant à cette mule sans maître, qui marchait en dodelinant de la tête sur le rivage, sûre de sa route et de sa direction. Et, poussée par la curiosité, je me levai sur mes deux pieds et la suivis de loin. Et elle arriva bientôt devant un monticule, non loin du bord de l’eau, et s’arrêta en frappant la terre de son sabot. Et, par trois fois, elle frappa ainsi la terre avec le sabot de sa jambe droite. Et, au troisième coup, le monticule s’entr’ouvrit et la mule descendit par une pente douce dans son intérieur. Et moi, malgré ma surprise extrême, je ne pus empêcher mon âme de suivre cette mule. Et j’entrai derrière elle dans le souterrain.

« Et je ne tardai pas à arriver de la sorte dans une grande cuisine qui devait être, sans aucun doute, la cuisine de quelque palais de dessous terre. Et je vis les belles marmites rouges qui étaient rangées en bon ordre sur les poêles, et qui chantaient en répandant un fumet de premier ordre, qui dilata les éventails de mon cœur et revivifia les membranes de mes narines.

« Et un grand appétit creusa mon intérieur, et mon âme désira ardemment goûter à cette cuisine excellente. Et je ne pus résister aux sollicitations de mon âme. Et, comme je ne voyais ni cuisinier, ni aide-cuisinier, ni personne à qui demander quelque chose pour Allah, je m’approchai de la marmite qui répandait la plus exquise odeur, et j’en soulevai le couvercle. Et un grand nuage odorant m’enveloppa, et une voix me cria soudain du fond de la marmite : « Hé la ! hé la ! c’est pour notre maîtresse cela ! Ne touche pas, ou tu mourras ! » Et moi, saisie d’épouvante, je laissai retomber le couvercle sur la marmite, et m’échappai de la cuisine. Et j’arrivai dans une seconde salle, un peu plus petite, où sur des plateaux étaient rangées des pâtisseries de qualité, et des galettes qui sentaient bon, et un tas d’autres choses de premier ordre, bonnes à manger. Et moi, ne pouvant résister aux sollicitations de mon âme, je tendis la main vers un des plateaux, et pris une galette encore moite de tiédeur. Et voici que je reçus une tape sur la main, qui me fit lâcher la galette ; et une voix sortit du milieu du plateau, qui me cria : « Hé la ! hé la ! c’est pour notre maîtresse cela ! Ne touche pas, ou tu mourras ! » Et ma frayeur arriva à ses limites extrêmes, et je courus droit devant moi, tremblant sur mes vieilles jambes qui se dérobaient sous moi. Et je me vis soudain, ayant traversé des galeries et des galeries, dans une grande salle creusée en voûte, dont la beauté et la richesse n’avaient rien à envier aux palais des rois, au contraire ! Et, au milieu de cette salle, était un grand bassin d’eau vive. Et autour de ce bassin, il y avait quarante trônes, dont un était plus haut et plus splendide que les autres.

« Et je ne vis personne dans cette salle, qui n’était habitée que par la fraîcheur et l’harmonie. Et j’étais là depuis quelque temps à admirer toute cette beauté, quand, au milieu du silence, mes oreilles furent frappées par un bruit semblable à celui que font les sabots des chèvres marchant en troupeau sur les pierres. Et, ne sachant quelle pouvait bien être l’affaire, je me hâtai de me blottir sous un divan qui était contre le mur, de façon à pouvoir regarder sans être vue. Et le bruit des sabots heurtant le sol se rapprocha de la salle, et je vis bientôt entrer quarante boucs à longue barbe. Et le dernier était monté sur l’avant-dernier. Et ils allèrent tous se placer en bon ordre, chacun devant un trône, autour du bassin. Et celui qui chevauchait son compagnon, descendit du dos de son porteur, et alla se placer devant le trône principal. Puis tous les autres boucs s’inclinèrent devant lui, la tête sur le sol, et restèrent ainsi un moment sans bouger. Puis ils se relevèrent tous ensemble, et, en même temps que leur chef, ils se secouèrent par trois fois. Et, au même instant, leurs peaux de boucs tombèrent. Et je vis quarante adolescents comme des lunes, dont le plus beau était le chef. Et ils descendirent dans le bassin, leur chef en tête, et se baignèrent dans l’eau. Et ils en sortirent avec des corps comme le jasmin, qui bénissaient leur Créateur. Et ils allèrent s’asseoir sur leurs trônes, tout nus avec leur beauté.

« Et, comme je considérais l’adolescent assis sur le grand trône, et que je m’émerveillais en mon cœur à sa vue, je vis soudain de grosses larmes qui dégouttelaient de ses yeux. Et des larmes tombaient également des yeux des autres adolescents, mais en moins grand nombre. Et tous se mirent à soupirer, disant : « Ô notre maîtresse ! ô notre maîtresse ! » Et l’adolescent, leur chef, soupirait : « Ô souveraine de la grâce et de la beauté ! » Puis j’entendis des gémissements sortir de terre, descendre de la voûte, partir des murs, des portes et de tous les meubles, répétant avec l’accent du regret et de la douleur, ces mêmes mots : « Ô notre maîtresse ! ô souveraine de la grâce et de la beauté ! »

« Et lorsqu’ils eurent pleuré et soupiré et gémi pendant une heure de temps, l’adolescent se leva et dit : « Quand vas-tu venir ? Moi je ne puis sortir ! Ô ma souveraine, quand vas-tu venir, puisque je ne puis sortir ? » Et il descendit de son trône, et rentra dans sa peau de bouc. Et tous également descendirent de leurs trônes, et rentrèrent dans leurs peaux de boucs. Et ils s’en allèrent comme ils étaient venus.

« Et moi, quand je n’entendis plus sur le sol le bruit de leurs sabots, je me levai de ma cachette, et m’en allai également comme j’étais venue. Et je ne pus respirer à mon aise, qu’en me voyant hors du souterrain.

« Et telle est, ô princesse, mon histoire. Or, c’est là le plus grand malheur de ma vie. Car non seulement je n’ai pu satisfaire mon désir sur les marmites et les plateaux, mais je n’ai rien compris à tout ce que j’ai vu de prodigieux dans ce souterrain. Et c’est là précisément le plus grand malheur de ma vie ! »

Lorsque la vieille eut terminé de la sorte son récit, la fille du roi, qui l’avait écoutée avec un cœur battant, ne douta point que le bouc qui chevauchait son compagnon, et qui était le plus bel adolescent, ne fût son bien-aimé, et elle faillit mourir d’émotion. Et quand elle put enfin parler, elle dit à la vieille : « Ô ma mère, Allah le Miséricordieux ne t’a conduite ici que pour que ta vieillesse soit heureuse par mon entremise. Car désormais tu seras comme ma mère, et tout ce que possède ma main sera sous ta main. Mais, de grâce ! si tu as quelque gratitude pour les bienfaits d’Allah sur ta tête, lève-toi à l’heure et à l’instant, et conduis-moi à l’endroit où tu as vu entrer la mule avec les deux outres. Et je ne te demande pas de venir avec moi, mais de m’indiquer l’endroit seulement ! » Et la vieille répondit par l’ouïe et l’obéissance. Et, lorsque la lune se leva sur la terrasse du hammam, elles sortirent toutes deux et allèrent au bord de la rivière.

Et elles virent bientôt la mule qui s’en venait de leur côté, chargée de ses deux outres pleines d’eau. Et elles la suivirent de loin, et la virent qui frappait du sabot le sol au pied du monticule, et qui s’engageait dans le souterrain ouvert devant elle. Et la fille du roi dit à la vieille : « Toi, attends-moi ici. » Mais la vieille ne voulut point la laisser entrer seule, et la suivit, malgré l’émotion.

Et elles entrèrent dans le souterrain et arrivèrent dans la cuisine. Et de toutes les belles marmites rouges, rangées en bon ordre sur les poêles, et qui chantaient avec harmonie, se dégageaient des fumets de tout premier ordre qui dilataient les éventails du cœur, revivifiaient les membranes des narines et dissipaient les soucis des âmes en peine. Et les couvercles des marmites se levaient d’eux-mêmes sur leur passage, et des voix en sortaient joyeuses qui disaient : « La bienvenue à notre maîtresse, la bienvenue ! » Et, dans la seconde salle, les plateaux étaient rangés qui contenaient les excellentes pâtisseries, et les galettes soufflées, et les choses si bonnes et si tendres qui satisfaisaient la vue du spectateur. Et de tous les plateaux, et du fond des huches qui contenaient le pain frais, des voix joyeuses s’exclamaient sur leur passage : « La bienvenue ! la bienvenue ! » Et l’air même, autour d’elles, semblait agité de frémissements de bonheur et résonnait d’exclamations de joie.

Et la vieille, voyant et entendant tout cela, dit à la fille du roi, en lui montrant l’entrée des galeries qui conduisaient à la salle voûtée : « Ô ma maîtresse, c’est par là qu’il te faut entrer. Pour moi, je t’attendrai ici, car la place des servantes est à la cuisine, et non dans les salles du trône ! » Et la princesse pénétra seule, à travers les galeries, dans la grande salle que lui avait décrite la vieille, tandis que sur son passage les voix heureuses faisaient entendre des concerts de bienvenue…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et la princesse pénétra seule, à travers les galeries, dans la grande salle que lui avait décrite la vieille, tandis que sur son passage les voix heureuses faisaient entendre des concerts de bienvenue. Et, loin de se cacher sous le divan comme l’avait fait la vieille, elle alla s’asseoir sur le grand trône, qui s’élevait à la place d’honneur, au bord du bassin. Et, pour toute précaution, elle ramena son petit voile sur son visage.

Or, elle était à peine installée de la sorte, comme une reine sur son trône, qu’un bruit très doux se fit entendre, non point de sabots heurtant le sol, mais d’un pas léger qui courait, annonciateur de son propriétaire. Et, comme un diamant, entra l’adolescent.

Et il arriva ce qui arriva.

Et dans le cœur des deux amoureux la joie succéda aux tourments. Et ils s’unirent comme l’amant s’unit à son amant, tandis que de la voûte et des murs et de tous les coins de l’appartement se faisait entendre l’harmonie des chants, et que s’élevaient les voix des servants en l’honneur de la fille du sultan.

Et, après un certain temps passé là par les amants dans les délices et les plaisirs charmants, ils s’en retournèrent au palais du sultan, où leur arrivée fut accueillie avec enchantement, aussi bien par leurs parents que par les petits et les grands, au milieu des réjouissances et des chants, et du pavoisement de toute la ville par ses habitants.

Et dès lors, ils vécurent contents et prospérant. Mais Allah est le plus grand !

— Et Schahrazade, ne se sentant pas fatiguée cette nuit-là, dit encore :