Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le Fils du roi et la grosse tortue

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Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 196-213).


HISTOIRE DU FILS DU ROI AVEC LA GROSSE TORTUE


On raconte entre ce qu’on raconte que, dans l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, il y avait un puissant sultan à qui le Rétributeur avait accordé trois enfants. Et ces trois enfants, qui étaient des mâles indomptables et d’héroïques guerriers, s’appelaient : le plus grand, Schater-Ali ; le second, Schater-Hôssein, et le plus petit, Schater-Môhammad. Et ce petit était de beaucoup le plus beau, le plus vaillant et le plus généreux d’entre les trois frères. Et leur père les aimait d’un égal amour, tellement qu’il avait résolu de leur laisser à chacun, après sa mort, une part égale de ses biens et de son royaume. Car il était juste et loyal. Et il ne voulait point avantager l’un au détriment des autres, ni frustrer l’un au bénéfice des autres.

Et quand ils furent en âge de se marier, le roi, leur père, devint perplexe et hésitant, et, pour prendre conseil, il appela son vizir, un homme sage, intègre et plein de prudence, et lui dit : « Ô mon vizir, je désire beaucoup trouver des épouses à mes trois fils qui sont d’âge à se marier, et je t’ai appelé pour avoir ton avis à ce sujet. » Et le vizir réfléchit pendant une heure de temps, puis releva la tête et répondit : « Ô roi du temps, c’est là une affaire bien délicate ! » Puis il ajouta : « La chance et la malechance sont dans l’invisible ; et nul ne saurait forcer les décrets de la destinée. C’est pourquoi mon idée est que les trois fils de notre maître le roi laissent à leur destinée le choix de leurs épouses. Et, pour cela, ce que les trois princes ont de mieux à faire, c’est de monter sur la terrasse du palais, avec leur arc et leurs flèches. Et là on leur bandera les yeux, et on les fera tourner sur eux-mêmes plusieurs fois. Après quoi, chacun d’eux tirera une flèche dans la direction où il se trouvera arrêté. Et les maisons sur lesquelles tomberont les flèches seront visitées ; et notre maître le sultan appellera le propriétaire de chacune de ces maisons et lui demandera sa fille en mariage pour le prince propriétaire de la flèche, vu que la jeune fille aura été écrite de la sorte sur sa chance par la destinée. »

Lorsque le sultan eut entendu ces paroles de son vizir, il lui dit : « Ô mon vizir, ton conseil est un excellent conseil, et ton avis est agréé. » Et il fit aussitôt appeler ses trois fils, qui revenaient de la chasse, leur fit part de l’arrangement décidé à leur sujet entre lui et le vizir, et monta avec eux sur la terrasse du palais, suivi de ses vizirs et de tous ses dignitaires.

Et les trois princes qui étaient montés sur la terrasse, portant leur arc et leur carquois, choisirent chacun une flèche et tendirent leur arc. Et on leur banda les yeux.

Et, le premier, le fils aîné du roi, après qu’on l’eût fait tourner sur lui-même, pointa sa flèche dans la direction où il se trouvait tourné. Et la flèche, lancée par la corde violemment débandée, s’envola dans les airs et alla tomber sur la demeure d’un grand seigneur.

Et, à son tour, le second fils du roi lança sa flèche, qui alla tomber sur la terrasse du chef principal des troupes du royaume.

Et le troisième fils du roi, qui était le prince Schater-Môhammad, lança sa flèche dans la direction où il se trouvait tourné. Et la flèche alla tomber sur une maison dont on ne connaissait pas le propriétaire. Et l’on alla visiter les trois maisons en question. Et il se trouva que la fille du grand seigneur et la fille du chef de l’armée étaient deux adolescentes comme des lunes. Et leurs parents furent à la limite de l’épanouissement de les marier aux deux fils du roi. Mais quand on alla visiter la troisième maison, qui était celle où était tombée la flèche de Schater-Môhammad, on s’aperçut qu’elle n’était habitée que par une grosse tortue solitaire.

Et le sultan, père de Schater-Môhammad, et les vizirs et les émirs et les chambellans virent la grosse tortue, qui vivait toute seule dans cette maison, et s’en étonnèrent prodigieusement. Mais comme il n’y avait pas à songer un instant à la donner comme épouse au prince Schater-Môhammad, le sultan décida qu’il fallait recommencer l’expérience. Et, en conséquence, le jeune prince remonta sur la terrasse, portant sur son épaule son arc et son carquois, et, devant toute l’assistance, il lança une seconde flèche sur sa chance. Et la flèche, conduite par la destinée, alla tomber précisément sur la maison habitée par la grosse tortue solitaire.

À cette vue, le sultan fut extrêmement contrarié, et dit au prince : « Par Allah ! ô fils, ta main aujourd’hui n’a point sur elle la bénédiction. Prie sur le Prophète ! » Et le jeune prince répondit : « Que le salut et les bénédictions et toutes les grâces soient sur Lui, sur Ses compagnons et sur Ses fidèles ! » Et le sultan reprit : « Invoque le nom d’Allah, et lance ta flèche pour une troisième expérience ! » Et le jeune prince dit : « Au nom d’Allah le Clément sans bornes, le Miséricordieux ! » Et, bandant son arc, il lança, pour la troisième fois, la flèche, qui alla, dirigée par la destinée, tomber encore une fois sur la maison où vivait, en solitaire, la grosse tortue.

Lorsque le sultan vit, à n’en plus douter, que l’épreuve était si nette et si péremptoire en faveur de la grosse tortue, il décida que son jeune fils, le prince Schater-Môhammad, resterait célibataire. Et il lui dit : « Ô mon fils, comme cette tortue n’est ni de notre race, ni de notre espèce, ni de notre religion, il vaut mieux que tu ne te maries pas du tout, jusqu’à ce qu’Allah nous rende Ses grâces ! » Mais Schater-Môhammad se récria en disant : « Par les mérites du Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — le temps de mon célibat est passé ; et puisque la grosse tortue m’a été écrite par la destinée, je consens à me marier avec elle. » Et le sultan, à la limite de l’étonnement, répondit : « Certes, ô mon fils, la tortue t’a été écrite par la destinée ; mais depuis quand les fils d’Adam prennent-ils les tortues pour épouses ? C’est là une chose prodigieuse ! » Mais le prince répondit : « C’est cette tortue-là que je veux comme épouse, et non pas une autre ! »

Et le sultan, qui aimait son fils, ne voulut point le contrarier ni lui faire de peine, et, revenant sur sa décision, il donna son consentement à cet étrange mariage.

Et de grandes fêtes et de grandes réjouissances et de grands festins, avec danses, chants et jeux d’instruments, furent donnés en l’honneur des noces des princes Schater-Ali et Schater-Hôssein, les deux fils aînés du sultan. Et quand les quarante jours et quarante nuits que durèrent les fêtes pour chaque noce furent écoulés, les deux princes entrèrent chez leurs épouses, pour la nuit nuptiale, et consommèrent leur mariage en toute félicité et vaillance.

Mais quand ce fut le tour des noces du jeune prince Schater-Môhammad avec son épouse la grosse tortue solitaire, les deux frères aînés et les deux épouses des deux frères, et les parentes, et toutes les femmes des émirs et des dignitaires refusèrent leur présence aux cérémonies, et n’épargnèrent rien pour rendre ces fêtes attristantes et moroses. Aussi le jeune prince fût-il humilié en son âme, et subit-il toutes sortes d’avanies tant par les regards que par les sourires et par les dos tournés. Mais quant à ce qui se passa lors de la nuit nuptiale, lorsque le prince fut entré chez son épouse, nul ne peut le savoir. Car tout se passa sous le voile que seuls les yeux d’Allah peuvent pénétrer. Et il en fut de même pour la nuit suivante et, d’ailleurs, pour les autres nuits. Et chacun s’étonnait qu’une pareille union pût avoir lieu ! Et nul ne comprenait comment un fils d’Adam pouvait cohabiter avec une tortue, fûtelle grosse comme une jarre-réservoir. Et voilà pour les noces du prince Schater-Môhammad avec son épouse la tortue !

Mais pour ce qui est du sultan, les années, les préoccupations du règne et les émotions de toutes sortes, sans compter le chagrin que lui avait causé le mariage de son plus jeune fils, voûtèrent son dos et amincirent ses os. Et il maigrit, et jaunit, et perdit l’appétit. Et sa vue baissa avec ses forces ; et il devint presque complètement aveugle.

Lorsque ses trois fils, qui aimaient leur père comme il les aimait, virent l’état où il se trouvait, ils résolurent de ne plus laisser le soin de sa santé aux femmes du harem, qui étaient des ignorantes et des superstitieuses ; et ils se concertèrent sur les meilleurs moyens à employer pour rendre les forces à leur père avec la santé. Et ils vinrent le trouver et, après lui avoir baisé la main, ils lui dirent : « Ô notre père, voici que ton teint jaunit et que diminue ton appétit et que s’affaiblit ta vue. Et si les choses continuent de la sorte, nous n’aurons plus qu’à nous déchirer les vêtements dans notre douleur de perdre en toi notre soutien et notre voie ! Il faut donc que tu écoutes notre conseil, parce que nous sommes tes fils, et que tu es notre père. Or, nous sommes d’avis que désormais ce soient nos épouses qui te préparent la nourriture et non point les femmes de ton harem. Car nos épouses sont fort expertes en cuisine, et feront pour toi des mets qui te rendront l’appétit, et par l’appétit les forces, et par les forces la santé, et par la santé l’excellence de la vue et la guérison de tes yeux malades. » Et le sultan fut bien touché de cette attention de ses fils, et leur répondit : « Qu’Allah vous inonde de Ses grâces, ô fils de votre père ! Mais cela va être un bien grand dérangement pour vos épouses…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Qu’Allah vous inonde de Ses grâces, ô fils de votre père ! Mais cela va être un bien grand dérangement pour vos épouses ! » Mais ils se récrièrent, disant : « Un dérangement ! Mais ne sont-elles pas tes esclaves ? Et qu’ont-elles de plus urgent à faire que préparer les mets pour ton rétablissement ? Et nous avons pensé, ô père, que le mieux pour toi serait que chacune d’elles te préparât un plateau de mets, cuisinés par elle, afin que ton âme puisse choisir dans le nombre ce qui te sera le plus agréable par l’aspect, par l’odeur et par le goût. Et de la sorte la santé te reviendra, et tes yeux guériront. » Et le sultan les embrassa et leur dit : « Vous savez mieux que moi ce qui me convient ! »

Et, à la suite de cet arrangement qui les réjouit à la limite de la réjouissance, les trois princes allèrent trouver leurs épouses, et leur commandèrent de préparer, chacune, un plateau de mets qui fussent admirables à la vue et à l’odorat. Et chacun d’eux excita l’émulation de son épouse respective, en lui disant : « Il faut que notre père préfère les mets de ma maison a ceux de la maison de mes frères ! »

Et, entre temps, les deux frères aînés ne cessèrent de se moquer de leur frère cadet, en lui demandant avec beaucoup d’ironie ce que son épouse, la grosse tortue, pourrait bien envoyer pour faire revenir l’appétit de leur père et lui dulcifier le palais. Mais il ne répondait à leurs demandes et interrogations que par un sourire tranquille.

Quant à l’épouse de Schater-Môhammad, qui était la grosse tortue solitaire, elle n’attendait que cette occasion pour montrer ce dont elle était capable. Et, à l’heure et à l’instant, elle se mit au travail. Et elle commença par envoyer à l’épouse du fils aîné du roi sa servante de confiance, avec mission de lui demander qu’elle voulût bien ramasser, pour elle tortue, tout le crottin des rats et des souris de sa maison, vu que, elle tortue, en avait un besoin urgent pour en assaisonner le riz, les farces et les autres mets, et qu’elle ne se servait jamais d’autres condiments que de ceux-là. Et l’épouse de Schater-Ali, en entendant cela, se dit : « Non, par Allah ! je me garderai bien de donner ces crottins de rats et de souris que me réclame cette misérable tortue. Car je saurai bien m’en servir, comme condiments, mieux qu’elle ! » Et elle répondit à la servante : « Je regrette de répondre par le refus. Mais, par Allah ! c’est à peine si le crottin dont je dispose peut me suffire pour mon usage personnel ! » Et la servante revint porter cette réponse à sa maîtresse, la tortue.

Alors la tortue se mit à rire ; et elle se convulsa de joie. Et elle envoya sa servante de confiance à l’épouse du second fils du roi, avec mission de lui demander toute la fiente de poules et de pigeons qu’elle avait sous la main, sous prétexte que, elle tortue, en avait un pressant besoin pour en saupoudrer les mets qu’elle préparait pour le sultan. Mais la servante revint vers sa maîtresse avec rien dans la main, et avec des propos désobligeants sur la langue, de la part de l’épouse de Schater-Hôssein. Et la tortue, de ne voir rien sur la main de sa servante, et d’entendre les propos désobligeants qu’elle portait sur sa langue de la part de l’épouse du second fils du sultan, se trémoussa d’aise et de contentement, et se mit à rire tellement qu’elle se renversa sur son derrière.

Après quoi elle prépara les mets, suivant ses connaissances, les rangea sur le plateau, couvrit le plateau d’un couvercle en osier, et recouvrit le tout d’un foulard de lin parfumé à la rose. Et elle envoya sa servante fidèle porter le plateau au sultan, tandis que de leur côté les deux autres épouses des princes faisaient porter les leurs par des esclaves.

Et donc arriva le moment du repas ; et le sultan s’assit devant les trois plateaux ; mais, dès que l’on eut enlevé le couvercle du plateau de la première princesse, une odeur se dégagea infecte et nauséabonde de crottin de rat, capable d’asphyxier l’éléphant. Et le sultan fut si désagréablement affecté, quant à son odorat, que la tête lui tourna et qu’il tomba évanoui, les pieds sous le menton. Et ses fils s’empressèrent autour de lui, et l’aspergèrent d’eau de roses, et l’éventèrent et réussirent à lui faire reprendre connaissance. Et alors, se rappelant la cause de son malaise, il ne put s’empêcher de laisser éclater sa colère contre sa bru et de l’accabler de malédictions.

Et, au bout d’un certain temps, on parvint à le calmer, et on fit tant et tant qu’on le décida à goûter au second plateau. Mais dès qu’on l’eut découvert, une odeur atroce et fétide remplit la salle, comme si on venait d’y brûler la fiente de toutes les volailles de la ville. Et cette odeur pénétra dans la gorge, dans le nez et dans les yeux malades du malheureux sultan, qui pensa que cette fois il allait devenir tout à fait aveugle, et mourir. Mais on se hâta d’ouvrir les fenêtres et d’enlever le plateau, cause de tout le mal, et de brûler de l’encens et du benjoin pour purifier l’air et combattre la mauvaise odeur.

Et quand le dégoûté sultan eut quelque peu respiré le bon air et qu’il put parler, il s’écria : « Quel mal ai-je donc fait à vos épouses, ô mes enfants, pour qu’elles maltraitent de la sorte un vieillard, et creusent sa tombe de son vivant ? C’est là un crime punissable chez Allah ! » Et les deux princes, époux de celles qui avaient préparé les plateaux, firent de bien gros nez, et répondirent que c’était là une affaire qui dépassait l’entendement.

Et, sur ces entrefaites, le jeune prince Schater-Môhammad vint baiser la main de son père, et le supplia d’oublier ses sensations désagréables, pour ne songer qu’au plaisir qu’il allait avoir du fait du troisième plateau. Et le sultan, entendant cela, fut à la limite de la colère et de l’indignation, et s’écria : « Que dis-tu là, ô Schater-Môhammad ? Et te moques-tu de ton vieux père ? Moi, toucher maintenant aux mets préparés par la tortue, quand ceux préparés par les doigts des femmes sont déjà si horribles et si épouvantables ? Je vois bien que vous avez juré, tous trois, de faire éclater mon foie, et de me faire boire la mort d’une gorgée. » Mais le jeune prince se jeta aux pieds de son père, et lui jura, sur sa vie et sur la vérité sacrée de la foi, que le troisième plateau lui ferait oublier ses tribulations, et qu’il consentait, lui Schater-Môhammad, à avaler tous les mets s’ils n’étaient pas du goût de son père. Et il supplia et pria et insista et intercéda avec tant de ferveur et d’humilité en faveur du plateau, que le roi finit par se laisser fléchir, et fit signe à l’un des esclaves de lever le couvercle du troisième plateau, tout en prononçant la formule : « Je me réfugie en Allah le Protecteur ! »

Mais voici que, le couvercle enlevé, il se dégagea du plateau de la tortue un fumet composé des plus suaves parfums de cuisine, et si exquis et si délicieusement pénétrant que, sur le moment même, se dilatèrent les éventails du cœur du sultan et s’épanouirent les éventails de ses poumons, et frémirent les éventails de ses narines, et revint son appétit depuis si longtemps disparu, et s’ouvrirent ses yeux et se clarifia sa vue. Et rose devint son teint et reposé l’air de son visage. Et il se mit à manger sans discontinuer, pendant une heure de temps. Après quoi il but d’un excellent sorbet au musc et à la neige hachée, et, de plaisir, il rota à plusieurs reprises quelques rots qui partaient du fond de son estomac satisfait. Et, à la limite de l’aise et du bien-être, il remercia le Rétributeur de Ses bienfaits, disant : « Al Gamdou lillah ! »

Et il ne sut comment exprimer à son fils, le petit, la satisfaction qu’il avait des mets cuisinés par la grosse tortue son épouse. Et Schater-Môhammad accepta les félicitations avec modestie, pour ne point rendre ses frères jaloux et les indisposer contre lui. Et il dit à son père : « Ce n’est là, ô père, qu’une partie des talents de mon épouse ! Mais, si Allah veut, un jour viendra où il lui sera donné de mieux mériter tes compliments ! » Et il le pria, du moment qu’il était satisfait, d’accepter qu’à l’avenir ce fût la tortue qui restât seule chargée de lui fournir les plateaux de mets, tous les jours. Et le sultan accepta, en disant : « De tout cœur paternel et affectueux, ô mon enfant ! »

Et, à ce régime, il se rétablit complètement. Et ses yeux guérirent également.

Et, pour fêter sa guérison et le retour de sa vue, le sultan donna une grande fête au palais, avec un festin magnifique auquel il convia ses trois fils avec leurs épouses. Et les princesses se préparèrent de leur mieux à paraître devant le sultan, de manière à faire honneur à leurs époux et à blanchir leur visage devant leur père.

Et la grosse tortue se prépara également à blanchir le visage de son époux en public, par la beauté de sa mise et l’élégance de son habillement. Et, lorsqu’elle se fut parée comme elle voulait, elle envoya sa servante de confiance auprès de sa belle-sœur, la grande, la prier de lui prêter, à elle tortue, la grosse oie qu’elle avait dans sa basse-cour, parce qu’elle avait l’intention, elle tortue, d’aller au palais à cheval sur cette belle monture. Mais la princesse lui fit répondre, par l’intermédiaire de la langue de la servante, que si elle, princesse, avait une si belle oie, c’était pour s’en servir pour son propre usage. Et la tortue, à cette réponse, se renversa sur son derrière par la force de son rire, et envoya la servante chez la seconde princesse avec mission de lui demander, comme simple prêt pour un jour, le gros bouc qui lui appartenait. Mais la servante revint auprès de sa maîtresse, lui rapportant, sur sa langue, un refus accompagné de paroles amères et de commentaires désagréables. Et la tortue s’en convulsa et s’en trémoussa et en fut à la limite de la dilatation et de l’épanouissement.

Et, lorsque vint l’heure du festin, et que les femmes de la sultane furent, sur l’ordre de leur maîtresse, rangées en bon ordre devant la porte extérieure du harem pour recevoir les trois épouses des fils du roi, on vit soudain s’élever un nuage de poussière, qui se rapprocha rapidement. Et, au milieu de ce nuage, apparut bientôt une oie gigantesque qui courait en avant, à ras du sol, les pattes éperdues, le cou tendu et les ailes battantes, et portant, juchée sauvagement sur son dos, et la figure retournée d’épouvante, la première princesse. Et, immédiatement derrière elle, à cheval sur un bouc bêlant et ruant, toute crottée et poussiéreuse, apparaissait la seconde princesse.

Et, à cette vue, le sultan et son épouse furent extrêmement formalisés, et devinrent bien noirs, quant au visage, de honte et d’indignation. Et le sultan éclata contre elles en réprimandes et en reproches, leur disant : « Voilà que, non contentes d’avoir voulu ma mort par l’asphyxie et l’empoisonnement, vous voulez me rendre la risée du peuple, et nous compromettre tous et nous déshonorer en public ! » Et la sultane, également, les reçut avec des paroles courroucées et des yeux de travers. Et on ne sait pas ce qui serait arrivé, si on n’était venu annoncer l’approche du cortège de la troisième princesse. Et le cœur du sultan et de son épouse furent pleins d’appréhension ; car ils se disaient : « Si tel a été l’équipage des deux premières, qui sont de notre espèce d’êtres humains, quel va être celui de la troisième, qui est de la race des tortues ? » Et ils invoquèrent le nom d’Allah, disant : « Il n’y a de recours et il n’y a de refuge qu’en Allah, qui est grand et puissant ! » Et ils attendirent la calamité, en s’arrêtant de respirer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils attendirent la calamité, en s’arrêtant de respirer.

Et voici qu’une première équipe de coureurs apparut sur le meidân, annonçant l’arrivée de l’épouse du prince Schater-Môhammad. Et bientôt on vit quatre beaux saïs vêtus de brocart et de splendides tuniques à manches traînantes s’avancer, leur longue baguette à la main, en criant : « Place à la fille des rois ! » Et le palanquin, recouvert d’étoffes précieuses aux belles couleurs, apparut porté sur les épaules des nègres noirs, et vint s’arrêter au pied des marches de l’entrée. Et il en sortit une princesse vêtue de splendeur et de beauté, que personne ne connaissait. Et, comme on s’attendait à voir également descendre la tortue, on crut que cette princesse était la dame d’honneur. Mais quand on vit qu’elle montait seule l’escalier, et que le palanquin s’éloignait, on fut bien obligé de reconnaître en elle l’épouse de Schater-Môhammad, et de la recevoir avec tous les honneurs dus à son rang et avec toute la cordialité désirable. Et le cœur du sultan se dilata d’aise à la vue de sa beauté, de sa grâce, de son tact, de ses belles manières et de tout le charme qui se dégageait d’elle et du moindre de ses gestes ou mouvements.

Et, comme le moment était venu de se rendre au festin, le sultan invita ses fils et les épouses de ses fils à prendre place autour de lui et de la sultane. Et l’on commença le repas.

Or, le premier mets servi sur le plateau fut, suivant l’usage, un grand plat de riz gonflé au beurre. Mais, avant que personne eût eu le temps d’en prendre une bouchée, la belle princesse le souleva et le versa tout entier sur ses cheveux. Et, au même moment, tous les grains de riz se changèrent en perles, qui coulèrent le long des beaux cheveux de la princesse, et s’éparpillèrent autour d’elle et tombèrent sur le sol avec un bruit merveilleux.

Et, avant que les assistants fussent revenus de leur surprise devant un prodige si admirable, la princesse prit une grande soupière qui contenait un potage vert et épais de mouloukhia, et se le versa tel quel sur la tête. Et le potage vert se transforma aussitôt en une infinité d’émeraudes de la plus belle eau, qui coulèrent le long de ses cheveux et de ses habits, et allèrent s’éparpiller autour d’elle, en mélangeant leurs belles couleurs vertes aux blancheurs pures des perles, sur le sol.

Et la vue de ces prodiges émerveilla à l’extrême le sultan et les convives. Et les servantes s’empressèrent d’apporter sur la nappe du festin d’autres plateaux de riz et de potage au mouloukhia. Et les deux autres princesses, devenues bien jaunes de jalousie, ne voulurent point rester si effacées par le succès de leur belle-sœur, et prirent à leur tour les plats de mets. Et l’aînée prit le plat de riz, et la seconde le plat de potage vert. Et elles se les versèrent chacune sur sa propre tête. Et le riz resta riz sur les cheveux de l’une, et se colla horriblement sur sa tête qu’il beurra. Et le potage vert resta potage, et coula sur les cheveux et la tête et les habits de la seconde, en la revêtant tout entière d’une couche verte, semblable à de la bouse de vache, gluante et horrible extrêmement.

Et le sultan, à cette vue, fut dégoûté à la limite du dégoût, et cria à ses deux brus aînées d’avoir à se lever de leur place et à sortir de la salle, loin de ses yeux. Et il leur signifia qu’il ne voulait plus les revoir désormais, ni même sentir leur odeur. Et elles se levèrent, à l’heure et à l’instant, et s’en allèrent hors de sa présence, avec leurs époux, honteuses, humiliées et dégoûtantes. Et voilà pour elles !

Mais pour ce qui est de la princesse merveilleuse et du prince Schater-Môhammad, son époux, ils restèrent seuls dans la salle avec le sultan, qui les embrassa et les serra contre son cœur avec effusion, et leur dit : « Vous seuls êtes mes enfants ! » Et il voulût à l’instant écrire le trône au nom de son fils le petit, et fît réunir les émirs et les vizirs, et écrivit devant eux le trône sur la tête de Schater-Môhammad, comme héritage et succession, à l’exclusion de ses autres héritiers. Et il leur dit à tous deux : « Je souhaite que désormais vous habitiez avec moi, dans le palais, car sans vous je mourrais certainement. » Et ils répondirent : « Ouïr c’est obéir ! Et ton désir est sur notre tête et notre œil ! »

Et la princesse merveilleuse, pour ne plus être tentée de revêtir sa forme de tortue, qui risquait de donner quelque émotion désagréable au vieux sultan, donna l’ordre à sa servante de lui apporter la carapace qu’elle avait laissée à la maison. Et lorsqu’elle eut la carapace entre les mains, elle la brûla et la consuma. Et dès lors elle resta toujours sous sa forme de princesse. Et gloire à Allah qui l’a dotée d’un corps sans défaut, un émerveillement pour les yeux !

Et le Rétributeur continua à les combler de Ses grâces et leur accorda beaucoup d’enfants. Et ils vécurent contents et prospérant.

— Et Schahrazade, voyant que le Roi l’écoutait sans déplaisir, raconta encore, cette nuit-là, l’histoire de