Le Mandarin/04

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 23-27).


IV

À PARIS


Le petit-fils de Koung-Tseu pensait que quiconque veut étudier sérieusement les mœurs et le caractère d’un empire, doit, autant que faire se peut, s’incliner devant les usages, se conformer aux coutumes et choquer le moins possible les habitudes du pays qu’il visite.

Les rayons visuels, disait-il, sont identiques chez les individus de race différente, mais celui qui regarde avec le plus de curiosité est logiquement celui qui voit le mieux ou le plus. Si vous voulez observer avec fruit les hommes des nations étrangères, ajoutait le jeune Chinois, ne faites rien pour attirer leur attention.

Pé-Kang connaissait depuis longtemps les éléments de la langue française, et, durant les longues heures de la traversée, il se fit instruire de la valeur des mots. Notre langue a mille nuances qui échappent à la plupart des étrangers, mais Pé-Kang était doué d’un esprit fin, pénétrant, et d’un véritable amour de la science.

Le mandarin était de taille moyenne ; son teint bronzé s’illuminait aux rayons de ses grands yeux d’un bleu clair ; ses sourcils noirs attiraient le regard sur un front que la coiffure chinoise faisait paraître exagéré ; sa bouche était belle d’une beauté tout européenne, sa main longue et fine, son pied trop petit.

Doux, sentimental, avide de connaissances, il possédait ce charme de curiosité naïve qui sied à la jeunesse et plaît aux hommes instruits et expérimentés.

De Marseille à Paris nos chemins de fer avaient fortement impressionné le jeune homme : « Les Français courent d’un point à un autre aussi vite que la poudre, » disait-il.

À Paris, Pé-Kang s’installa dans un hôtel des boulevards. La vivacité de notre langage, de nos allures, le mouvement qui nous emporte vers des choses insignifiantes, tout dans nos mœurs, dans nos coutumes et dans notre caractère, tendait à plonger le jeune Chinois en des étonnements nouveaux et à le sortir de son calme habituel ; il ne pouvait se ressaisir. L’esprit alourdi, l’oreille au guet, la poitrine oppressée, il attendit tout une semaine, du haut de son balcon, que le bruit cessât. Or, le bruit en continuant finit par se transformer ; l’étranger crut entendre mille voix amies l’appeler au dehors, et il s’élança dans le cercle de cette activité fiévreuse. À force de voir courir les autres, il voulut courir à son tour.

Afin de passer inaperçu au milieu de la foule, Pé-Kang se composa, les tailleurs aidant, un costume simple et grave, qui rappelait celui des Turcs de la réforme.

Lorsqu’il fut revenu de ses premières impressions, de ses premières fatigues, et qu’il se crut quelque peu francisé, le mandarin s’en alla visiter un lettré chinois de sa connaissance, qui habitait Paris depuis plusieurs années.

Ce lettré, homme d’une grande érudition, composait avec un membre de l’Institut des dictionnaires français-chinois et chinois-français.

Les deux savants applaudirent au voyage de Pé-Kang et à son but. Ils entrevirent dans cet impatient besoin d’apprendre que manifestait le jeune homme l’espérance de relations nouvelles entre la Chine et l’Europe. Leurs amis partagèrent cette espérance et se plurent à résumer sur la tête du Chinois leurs aspirations d’humanité et de cosmopolitisme intellectuel.

De proche en proche, artistes, savants et philosophes convinrent d’attirer dans leur cercle le descendant de Confucius, de provoquer ses questions, d’y répondre avec bienveillance, de l’intéresser enfin à nos mœurs, à nos arts, à nos idées.

On résolut de consacrer par là une première union intellectuelle entre deux empires jusqu’à ce jour étrangers l’un à l’autre, une sainte union, de celles qui renversent les hautes murailles plus vite que les boulets, et qui lient les intérêts des peuples plus sûrement que les doubles traités de la diplomatie.

Un mois après son arrivée à Paris, Pé-Kang pouvait écrire en Chine :

« Je n’ai pas perdu un seul jour. Chacun ici se plaît à m’enseigner toutes choses ; mais rassurez-vous, ô mes amis, je n’ai pas trouvé encore un seul précepte qui puisse effacer une parole de la feuille de bambou, — et cependant je ne suis point chez des barbares ! »