Le Mandarin/07

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 49-65).


VII

UN LIVRE


De sombres nuages s’entre-choquent ; l’eau ruisselle sur les toits ; les chevaux que le vent fouette passent rapides comme l’éclair au ciel. Pé-Kang, assis près de sa fenêtre, se plaît à voir les hommes et les femmes surpris par l’orage courir follement à la recherche d’un abri.

La pluie qui frappe à ses vitres l’amène insensiblement à songer au ciel bleu de la Chine : les ruisseaux de la rue lui rappellent les scintillantes cascades de ses jardins, et quelques plantes étiolées placées sur son balcon, les fleurs éblouissantes de son pays.

— Oh ! mes belles fleurs, dit le jeune Chinois ! Oh ! mon beau soleil ! Et vous, mes fontaines jaillissantes, chantez-vous encore loin de moi ? Mes yeux ne se sont point réjouis à regarder les fleurs de France, mon cœur n’a point tressailli au murmure des cascades étrangères…

Quelqu’un frappe à la porte :

— Ouvrez ! dit le mandarin.

Un homme entre et Pé-Kang se précipite au devant de lui :

— Les génies bienfaisants vous conduisent, dit-il au visiteur ; ce mauvais temps me faisait regretter la Chine ; me voici tout joyeux et réchauffé ; il y a d’autres rayons que ceux du soleil.

L’étranger sourit, et prenant la main du jeune Chinois :

— Cette vilaine journée, répondit-il, m’attriste autant que vous ; je venais dans la louable intention de mêler mes regrets aux vôtres, et j’ai quelque droit de m’étonner que ma présence vous apporte de la joie.

— J’aime à vous voir, reprit Pé-Kang ; votre affection m’est douce et chère. Je trouve dans l’amitié étrangère certains mystères qui attirent mon âme curieuse.

Celui que Pé-Kang accueillait ainsi s’appelait Victor Durand. C’était un jeune littérateur dont les études se portaient de préférence vers les choses chinoises. Il venait de publier le récit d’un voyage en Chine. Le petit-fils de Koung-Tseu l’avait trouvé très-empressé et s’était attaché à lui.

— Je vous apporte un livre tout frais éclos, dit le visiteur ; nous allons le lire ensemble. L’auteur est un historien célèbre, qui s’avise, m’assure-t-on, d’enseigner la pure morale des temps passés avec les paroles du siècle. Il pleut ; l’agitation s’est calmée au dehors ; recueillons-nous et jugeons. Ce livre a pour titre l’Amour !

— J’écoute avec mon cœur, dit Pé-Kang.

À peine Durand eut-il lu les premières pages de l’introduction que le mandarin l’interrompit.

— Si ces observations, dit-il, sur l’influence des narcotiques et des spiritueux qui « obscurcissent l’esprit, le barbarisent, et atteignent la race même, » sont aussi justes pour la France que pour la Chine, ce livre doit commencer, pour vous comme pour moi, à devenir intéressant.

— Je crois, fit le lecteur avec distraction, que ceci vous concerne particulièrement.

Et il continua.

Chemin faisant, on découvrit une comparaison de l’amour et des fleuves qui transporta Pé-Kang au septième ciel.

— Je comprends très-bien, dit-il, et je retrouve, avec un vrai bonheur, les images de notre style. Allez, mon ami.

Tout à coup, ne pouvant contenir son admiration, le jeune Chinois s’écria :

— Comme il connaît la femme, cet homme ! Je suis ému. À coup sûr, il faut qu’elle appartienne à un seul, car, en effet, « celui qui le premier murmure à son oreille des paroles d’amour grave à jamais sa pensée dans le cœur de sa compagne. » Oh ! comme il l’a bien étudiée ! La fatalité qui pèse sur la vie de la femme n’arrêterait pas l’éternelle curieuse ; elle irait d’un pied léger courir après les énigmes, niant sa souffrance et imposant autour d’elle sa fiévreuse volonté.

À l’homme les spéculations inquiètes, à la femme la douce paix du foyer ! Voyez-vous, mon ami, cette frêle créature débattre un marché sur les places publiques, en butte aux insultes des commerçants jaloux, des serviteurs et de la populace ! Nous avons compris depuis longtemps que l’inaction des femmes était fatale chez les peuples civilisés, et nous leur avons brisé les pieds. Depuis, nous sommes parvenus à leur faire entendre que cette difformité devenait leur plus grand charme ; elles l’ont cru, et tout est bien !

Je veux traduire ce livre, ajouta le mandarin ; je le sens et je l’apprécie on ne peut mieux ; il me semble écrit pour nous.

— Je commence à le soupçonner, dit Victor Durand.

Et il reprit sa lecture.

— Encore une image ! fit bientôt Pé-Kang. Comme cela aide à la compréhension, ne trouvez-vous pas ? Ce style me rappelle nos papillons bigarrés qui volent en tournoyant, se cachent dans les fleurs, reparaissent, s’enfuient pour revenir, se perdent…

— Je trouve, dit le lecteur, qu’on perd de vue trop souvent les papillons dont vous parlez.

— Barbare ! quoi, cette comparaison ne provoque pas votre enthousiasme ? Nos livres orientaux débutent ainsi, et nous aimons à découvrir dans la première image symbolique toute la pensée de l’auteur. En Chine, un livre qui ne serait pas ainsi conçu n’aurait aucun succès.

Cette Andromède délivrée, que l’auteur nous peint avec tant de grâce, n’est-ce pas la femme encore enfant qu’il faut guider à travers les broussailles dans tous les chemins de la vie, et qui appartient à l’homme par droit de conquête et de création, comme la faiblesse appartient à la force, comme l’ignorance appartient au savoir !

— Mais qui donc, demanda Durand, a réuni ces lourdes chaînes autour du corps délicat de l’intéressante Andromède ? Qui donc a jeté sur son chemin tant de broussailles, sinon Persée lui-même ?

À mon tour de vous convaincre par des images : Andromède est sur son rocher, livrée à tous les vents, en proie aux tristesses de la solitude, aux haines brûlantes qui dessèchent le cœur de l’esclave. Persée passe, il s’émeut des cris d’Andromède, il la délivre ; la voilà libre ! « Ah ! mon doux libérateur, dit-elle, quittons vite ce noir rocher qui durant les siècles a meurtri mes pieds nus ; allons courir dans les plaines sur les gazons fleuris ; puis nous nous reposerons à l’ombre des hauts arbres. » Mais écoutez la voix du libérateur et jugez ! Il dit à la femme : « Je t’ai délivrée de tes chaînes de fer, mais tu resteras sur ce rocher enchaînée par ma volonté ! » Andromède se courbe devant le maître, pleure et supplie à genoux, promettant reconnaissance éternelle et soumission. La prière, si douce aux lèvres de la femme, la beauté, la faiblesse finissent par vaincre la force. Persée emporte la petite Andromède et la dépose à son foyer ; il l’initie aux mystères de son activité, et d’une esclave fait une compagne. Mais, tandis qu’il court après les aventures, de peur qu’il ne l’enchaîne encore, la faible Andromède apprend à se servir des armes de Persée.

Pé-Kang garda le silence. Durand se remit à lire.

Quelques minutes après le jeune Chinois l’arrêta de nouveau.

— Je vois par ce passage, dit-il, que les arts ne sont pas honorés en France comme en Chine. L’auteur de l’Amour prétend qu’il faut confondre l’art et le métier. Chez nous, le fils du ciel, qui a pour mission de développer le goût du peuple, ne souffrirait jamais qu’on pût confondre ces deux choses. Si l’empereur voyait un artiste user ses facultés dans le métier de tailleur, il lui fournirait les moyens d’être seulement artiste, quitte à forcer, d’autre part, certains artistes à exercer le métier de tailleur.

Plus loin le descendant de Koung-Tseu ajouta :

— Votre moraliste français affirme, comme mon aïeul, que la femme est née pour l’agrément de l’homme. Les missionnaires chrétiens sont aussi d’accord avec nous sur ce point. Que me disait-on ? Chacun abuse ici de mon ignorance. On m’assurait dernièrement qu’en France vous souteniez l’égalité de l’homme et de la femme.

— Pour ceux qui ne s’inquiètent pas des données religieuses, repartit Durand, la question se tranche d’elle-même. Sans remonter aux mystères des causes, nous voyons que la femme est aussi nécessaire que l’homme à la reproduction de l’espèce, et que partout, excepté en Chine, nulle impossibilité intellectuelle et nulle difformité physique n’entravent son action dans nos relations. Quelques natures honnêtes se disent qu’il serait bon de reconnaître en principe l’égalité de la femme, qui se prouve surabondamment chaque jour par les faits. Ceux qui prêchent les théories de servitude sont d’ailleurs les premiers à constater, en descendant de leur chaire, les phénomènes qu’ils viennent de nier. L’heure s’avance et le moment s’approche où le fait écrasera de tout son poids les mauvais principes.

— Ce que vous m’apprenez est en dehors des idées que je veux et dois comprendre, répondit Pé-Kang ; nos traditions et les enseignements de Confucius me défendent d’y réfléchir.

— Vous raisonnez comme un Chinois, mon ami, et beaucoup de gens raisonnent comme vous ; ils regardent en arrière et marchent à reculons.

Mais essayons de lire avec suite : « La femme est une malade !… »

Le chapitre terminé, le mandarin s’écria :

— Je m’explique aujourd’hui tes caprices, ô femme ! et je t’aimerai pour ta souffrance. J’hésitais à te confier mon cœur, te croyant variable à plaisir ; maintenant la joie et la confiance entrent dans mon âme !

— J’envie cette joie et cette confiance, dit tristement Durand. La lecture de ce livre, au contraire, me cause un véritable malaise physique. Ce mélange de réalité scientifique et d’idéalisme illuminé m’impressionne douloureusement. Je n’aperçois derrière un tourbillon de mots éblouissants que chair et que décomposition. Si vous venez parler de régénération, pourquoi vous préoccuper autant de la maladie qui est un état accidentel, et si peu de la santé ? La femme du monde est malade généralement, je le reconnais ; mais la petite bourgeoise, la fille du peuple, la campagnarde ont plus de santé : elles travaillent ! Ne vaudrait-il pas mieux prêcher le travail que l’oisiveté, mère de tous les maux ?

Mais voici un chapitre qui répond à mon interrogation. J’y apprends que la femme ne doit point travailler ; et cela, en vue de la génération. Depuis quand la physiologie enseigne-t-elle que les oisives donnent au pays des fils plus vigoureux que les travailleuses ? La femme est malade, dit-on ! Oui, des femmes sont malades, et des hommes le sont aussi ; mais, dans un milieu favorable, tous deux peuvent jouir d’une excellente santé. C’est pure question d’hygiène que tout ceci.

Continuons : « La femme sera pauvre !… »

— Voilà une erreur grave, s’écria Durand. J’ai constaté bien des fois que ceux qui éprouvent de grandes privations usent avec excès des choses qu’ils possèdent brusquement ; c’est la réaction éternelle et si légitime qu’on retrouve dans la plupart des actes humains.

— Vous avez raison, dit Pé-Kang, car les commentaires du Ta-Hio nous apprennent qu’il est plus difficile de rester simple dans la richesse que de rester bon dans la pauvreté. Quel est le chapitre suivant ?

Durand reprit le livre et lut : « Il faut choisir une Française… »

— La vierge chinoise seule, ajouta le mandarin, peut donner à l’homme cette douce joie de l’initiation dont parle l’auteur de l’Amour. Vos vierges, dès leur plus tendre enfance, voient, entendent et sont interrogées ; elles côtoient des hommes qui pensent mieux ou autrement que l’homme qu’elles épousent. Pour s’absorber dans un seul être, il faut croire qu’il est le premier, le plus grand, l’unique ; il faut ne connaître que lui ! En France vous ne pouvez créer la femme ; si ignorante qu’elle soit au jour du mariage, son jugement sur les choses est déjà porté.

Arrivé à certain passage où l’auteur dit au jeune homme : « Lis seul, et tu sentiras ton cœur, et la sainteté de la nature te touchera, » Durand jeta le livre sur la table.

— De grâce, ne nous reposons pas, dit le jeune Chinois, la récolte est abondante…

— Et si lourde, ajouta Durand, que son poids m’accable. Mais je me reproche d’attiédir votre foi. Adieu. Gardez ce livre, je reviendrai demain savoir quels nouveaux enseignements vous en avez pu tirer.

Et il sortit.

Pé-Kang trouva que son idéal ressemblait à celui de M. Michelet. « Un seul cœur, murmurait-il en lisant, un nid, une cage avec un charmant petit oiseau, si artificieusement disposée qu’elle le livre tout à l’amour. »

Le mandarin découvrit que certains désirs de l’auteur de l’Amour se trouvaient être en Chine des réalités. Il lut avec profit les chapitres de la nuit et du lendemain des noces. Tout cela lui fit rêver mariage. Il se plut à changer les accessoires des tableaux, à reporter l’action en d’autres lieux, et il finit par entrevoir un gracieux intérieur chinois. La grossesse, les couches, l’allaitement, tous ces grands drames de la vie privée l’émurent puissamment ; il relut un à un les détails de chaque scène, et il ressentit comme une grande pitié qui lui vint des sens, non du cœur, et le troubla d’une étrange façon.

Au moment de la séparation de l’enfant, il versa des larmes sur la jeune mère. Mais il se rappela que le livre du Lûn-Yu dit pareillement : « Il faut, pour conserver l’affection de ses enfants, les réprimander le moins possible et ne jamais se départir du rôle de tendresse que la nature assigne aux parents ; les enfants doivent être instruits par les étrangers. »

— L’amour que M. Michelet désire pour les jeunes hommes de France, ils ne le rencontreront pas, se disait Pé-Kang ; j’irai le chercher sous mon ciel d’azur et je le trouverai. Ah ! que j’aimerai ma compagne ! Je la veux pure de tout contact et de toute pensée ; je forcerai le bonheur à visiter mon palais. Désirs sacrés de l’amour, je vous resterai fidèle ! Douces joies de l’intimité, je vous consacrerai ma vie ! Ah ! que j’aimerai ma compagne ! Je la vois déjà, impatiente de mon retour ; elle regarde à travers les grilles et reconnaît sur les dalles le bruit de mon pas ! Être attendu sitôt qu’on s’éloigne, la consolante idée ! Avec deux cœurs réunis, vivre dans une seule pensée, quelle ivresse !

Les influences du monde ou de la famille ne viendront point troubler ma chère félicité. Mœurs de ma patrie, vous me permettrez d’enfermer mon trésor ! Quels délicieux hivers je me prépare… Sans objet et sans forme, un amour puissant, éternel, vient de prendre possession de mon cœur. Saint et sacré le livre qui inspire de telles joies et fait trouver dans le désir du bonheur le bonheur lui-même !

La précieuse lecture achevée, Pé-Kang la recommença ; puis enfin il se mit au lit. Il rêva de tours de porcelaine, de foyers chinois, de lit nuptial, de cascades, d’éclairs, et d’amour. À son réveil, mille images confuses dansèrent devant ses grands yeux démesurément ouverts.

Le premier objet qui frappa la vue du jeune Chinois fut le livre de l’Amour.

— Mon beau et bon livre, s’écria-t-il, ne me quitte plus ; je te placerai dans ma ceinture, à côté de la feuille de bambou.

Tandis qu’il s’habillait, quelqu’un entra précipitamment ; c’était Durand.

— Eh bien ! fit-il dès la porte, votre enthousiasme a-t-il monté ?

Pé-Kang saisit la main de son ami.

— Cher monsieur, dit-il, j’affirme que ce livre résume l’idéal chinois !

— Je le veux bien, répondit Durand.

Le descendant de Koung-Tseu ajouta :

— Il faut me conduire vers l’auteur de l’Amour ; je baiserai le bas de sa robe et je lui dirai : « Maître ! j’ai compris tes enseignements et tu m’as dévoilé la pensée de mon cœur ; souffre que ma reconnaissance égale tes bienfaits ! »