Le Mandarin/06

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 39-48).


VI

PÉ-KANG ET LES DIPLOMATES


La diplomatie s’émut de la présence de Pé-Kang à Paris.

Un mandarin descendant de Koung-Fou-Seu n’avait pu quitter la Chine dans le seul but de satisfaire une curiosité banale, en contradiction avec les mœurs et le caractère chinois. Il venait sans doute pour remplir quelque mission secrète ! Dans le monde des diplomates, autant et plus qu’ailleurs, les suppositions amènent les suppositions.

Pé-Kang reçut des visites et des invitations quasi officielles ; en vain il protesta de son insignifiance, personne n’y voulut croire.

Un soir qu’il dînait chez un haut personnage, vers la fin du repas, quelques diplomates étrangers se prirent à critiquer les actes de leurs gouvernements.

Le mandarin adressa cette question à l’un d’entre eux :

— Un diplomate peut-il, dans la critique du gouvernement qu’il représente, aller jusqu’à blâmer les vices de son chef d’État sans méconnaître les devoirs de sa mission ?

— Les princes n’ont point de vices, mais seulement des faiblesses, répondit un envoyé d’Autriche.

Le chargé d’affaires d’un royaume connu répondit à son tour :

— Tout diplomate peut reconnaître, non blâmer, les défauts de son prince ; il doit chercher surtout à atténuer, par ses propres vertus, l’effet de ces défauts. En agissant ainsi, il prouvera que la somme des qualités du prince qu’il représente est suffisante pour inspirer à ceux qui l’entourent le dévouement raisonné et l’amour de la vertu.

— Bien dit ! ajouta le maître de la maison ; et les gouvernements étrangers auront confiance dans le représentant et dans le prince représenté.

De longues dissertations suivirent ; puis, les bons mots eurent leur tour et semblèrent s’arrêter de préférence sur le sérail des empereurs d’Orient.

Un ambassadeur turc défendit son prince d’une étrange manière : il alla jusqu’à prétendre que le gouvernement des reines n’était pas exempt des abus qu’on reprochait au chef du grand sérail. Il voulut en donner des exemples, mais un diplomate européen se hâta de l’interrompre.

— Puisque nous en sommes aux personnalités, dit quelqu’un, je demande qu’on mette l’empereur de Chine en accusation.

— Apprenez-nous donc, fit un lord de la haute chambre en s’adressant à Pé-Kang, pourquoi le gouvernement chinois s’obstine à nous interdire l’entrée de l’empire ? Il y a là plus qu’une considération politique, qui, en tout cas, serait bien mal entendue. D’où vient que le peuple anglais et le peuple chinois, deux peuples avides de commerce et qui sont si bien faits pour s’entendre, restent en éternelle méfiance ?

Le petit-fils de Koung-Tseu répondit avec résolution :

— Comment pourrions-nous croire à la parole des Européens ? Ils changent dix fois par siècle de costume, de rites et de manière d’être. Aujourd’hui nous sommes d’accord, demain nos conventions seront reniées. Pour nous la versatilité européenne, et surtout la versatilité anglaise, est passée en proverbe. Lors même que des actes nombreux ne justifieraient pas cette opinion, elle est établie.

Ce n’est point la Chine qui a donné le ton aux relations diplomatiques entre l’Angleterre et nous, mais bien l’Angleterre.

D’ailleurs, les envoyés de la très-gracieuse reine Victoria ont toujours été avec nous d’une insolence qui dépasse toute limite ; ils nous traitent comme des Chinois, c’est assez dire. Je puis citer entre mille un exemple de cette insolence.

— Nous vous en prions, dit l’Anglais.

Pé-Kang reprit :

— Le livre des Vers nous enseigne qu’il faut juger les hommes par leurs actions et non par leurs paroles.

Le fils du ciel avait conclu, par l’entremise d’un mandarin et de lord Elgin, un traité de commerce avec l’Angleterre. Or, selon les rites de notre cour, les représentants des souverains doivent être considérés comme les souverains mêmes. C’est pourquoi notre mandarin, après la signature du traité, demanda à l’impérieux lord Elgin, avec lequel il n’avait pas cessé un instant d’être d’une politesse extrême, s’il voulait permettre qu’il lui baisât la main, désirant par la témoigner son respect a la personne de la reine d’Angleterre.

L’interprète de lord Elgin lui transmit le désir du mandarin. L’ambassadeur anglais haussa les épaules. « Ma parole d’honneur, dit-il, ces Chinois sont d’une servilité rare !… » Puis, riant d’une pensée qui lui traversait l’esprit, il ajouta : « Qu’on aille vite chercher mon lévrier Djinn et qu’on l’amène à l’instant. » Lorsque le lévrier entra, le chargé d’affaires de la reine Victoria dit d’un ton méprisant : « Donnez la patte de ce chien à baiser à ce Chinois. » L’interprète traduisit le dire au mandarin. Celui-ci se courba lentement, prit la patte du lévrier, la baisa, puis se relevant et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient : « La patte de ce chien, dit-il, et la main de ce lord, c’est pour moi la même chose. »

Comprenez-vous, Excellence, ajouta Pé-Kang en s’adressant au maître de la maison, pourquoi les conventions de ce traité sont si mal observées aujourd’hui, et comprenez-vous en même temps le mépris des Anglais pour notre servilisme et notre déloyauté ? Il serait urgent peut-être d’instruire les diplomates des mœurs et de la langue du pays avec lequel un gouvernement tient à contracter bonne et valable alliance.

— Ceci me paraît juste, répondit le diplomate français.

L’histoire fit grand effet. Bientôt la conversation générale reprit son cours, et les discussions politiques recommencèrent.

Sommé par tout le monde à la fois de dire son avis et d’affirmer ses conclusions en matière de gouvernement, le mandarin raconta l’histoire du roi de Thsi :

— Siouan, commença-t-il, était faible, mais il désirait sincèrement le bonheur de son peuple. Un jour il fit appeler le philosophe Meng-Tseu, qui pratiquait la doctrine de Koung-Tseu, et lui demanda comment il fallait s’y prendre pour faire le bonheur d’un peuple. « Ma chétive personne, dit le roi, n’a pas grande lumière. »

Meng-Tseu répondit : « Vous enlevez pour faire la guerre les meilleurs bras aux laboureurs, et le peuple manque de pain ! Encouragez l’agriculture, visitez les champs et rendez-vous compte de l’état des moissons ; lorsque la récolte est abondante, élevez l’impôt en nature et faites construire des greniers ; conservez des grains pour les années stériles, et gardez-vous d’accabler le laboureur de redevances. Alors le peuple rustique, reprenant confiance, s’attachera à la terre et lui fera produire davantage ; le peuple des villes s’adonnera sans inquiétudes au culte des arts et de la musique, et deviendra moins grossier. Vous pourrez abolir les peines et les supplices qui font haïr le gouvernement des princes. Quand l’ennemi vous menacera, les jeunes garçons aux cheveux noirs et les vieillards eux-mêmes saisiront leurs armes pour vous défendre.

« Réjouissez-vous avec le peuple, et le peuple prendra part a vos tristesses ! Lorsque le roi se réjouit et que le peuple est dans la peine, le peuple maudit son prince et appelle des vengeurs.

« Faites que les fonctions publiques soient remplies par des hommes qui ne songent point seulement aux bénéfices de leur charge ; que vos marchés et vos frontières soient surveillés sans qu’aucun droit puisse être exigé pour cette surveillance. Si vous comprenez le mandat du ciel, les hommes des quatre régions voudront être gouvernés par vous. »

Le roi dit : « Lorsqu’on pratique les vertus que vous m’enseignez, ne trouve-t-on jamais de contradicteurs ? »

Meng-Tseu répondit : « Je plains le gouvernement qui trouve des contradicteurs en faisant le bien, autant que le peuple qui ne proteste pas quand son gouvernement fait le mal. La loi qui gouverne les hommes et fait mouvoir les choses finit tôt ou tard par rétablir la justice.

« Les empereurs Yao et Chun aimaient leurs peuples et ils étaient aimés de lui ; ils illustrèrent leur règne par de nombreux bienfaits. Yao et Chun n’exigeaient de leur peuple que des services nécessaires, et le peuple ne demandait aux empereurs Yao et Chun que des réformes possibles. »

Le roi dit : « J’essayerai de suivre l’exemple des empereurs Yao et Chun. » Meng-Tseu repartit : « Les empereurs Yao et Chun furent de grands princes ! »

— Ce furent de grands princes que les empereurs Yao et Chun, répétèrent les diplomates en souriant.

— Et le roi de Thsi un bien bon homme, ajouta un envoyé de Naples.

— La morale de cette histoire, reprit le mandarin sans prendre garde aux sourires, c’est que les rois qui ne se sentent pas assez de lumières pour gouverner leurs peuples doivent consulter les lettrés.