Le Mandarin/13

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 143-158).


XIII

AU CERCLE


Un matin, Pé-Kang reçut de Didier la lettre suivante :


 « Cher mandarin,


« Ce soir, vers neuf heures, j’irai vous prendre, et, si vous y consentez, je vous conduirai à mon cercle. Je veux vous faire faire la connaissance de deux hommes d’une grande distinction, que vous rencontreriez difficilement dans le monde.


« Bien à vous,

« Didier. »


Pé-Kang se tint prêt, et, à l’heure dite, il vit arriver son ami. Didier aimait à trouver l’occasion de faire l’éloge de cette honnête et humaine vertu de l’exactitude qu’il pratiquait et prêchait à tous allants et venants.

Le cercle de Didier était peut-être un peu plus sombre et un peu plus enfumé qu’aucun autre cercle de Paris.

À son entrée, le mandarin fut pris à la gorge et toussa trois fois comme au début d’un grand discours ; ses yeux troublés s’égarèrent au milieu des spirales fumeuses qui emplissaient l’atmosphère du cercle. En marchant, il découvrit quelques hommes graves et silencieux dont le profond recueillement le fit sourire.

— Tous les fumeurs se ressemblent, dit le jeune Chinois à son ami, et vos fumeurs de tabac ne me paraissent avoir rien à envier à nos fumeurs d’opium ; leur apathie, leur indifférence, je dirais presque leur immobilité, est la même.

— Vous vous trompez, répondit le philosophe.

Puis entraînant le mandarin jusqu’au fond de la salle, il le conduisit vers une table sur laquelle toutes sortes de journaux se trouvaient amoncelés. Deux hommes assis près de cette table, et nonchalamment accoudés, s’entretenaient amicalement.

— Tiens ! voilà. Didier, s’écria l’un des causeurs en se retournant.

— Bonsoir, Lefranc !… bonsoir, mon bon Davenel, ajouta Didier en s’adressant à l’autre causeur. — Et prenant le fils de Confucius par le cou : — Permettez-moi, dit-il, de vous présenter mon ami le mandarin !

Davenel, à ce nom, sourit dédaigneusement et saisit un journal qu’il parcourut avec une attention extrême.

Lefranc se leva et tendit les mains au jeune Chinois :

— Monsieur, dit-il, avouez que notre ami Didier a des pensées charmantes ; en voici une dont je le remercie de tout mon cœur.

Pé-Kang répondit d’une voix émue :

— Depuis mon séjour en France, il me tombe des faveurs tellement imméritées, que, pour oser les recevoir, il me faut supposer que j’ai acquis une valeur nouvelle en mettant le pied sur le sol de votre beau pays.

Lefranc protesta contre la modestie du mandarin.

— J’ai pour ami Victor Durand, dit-il, et grâce à ses indiscrétions, j’ai pu vous apprécier, monsieur.

Bientôt la conversation s’établit ; on prit place autour de la table ; Davenel gardait obstinément le silence.

Tout à coup Didier résolut de rompre la glace.

— Davenel, dit-il, avez-vous entendu parler des doctrines de Koung-Tseu ?

— En douteriez-vous, par hasard ? demanda l’écrivain.

— Que pensez-vous des vertueux préceptes contenus dans le Ta-Hio ?

— Eh ! repartit Lefranc, vous savez bien qu’il n’a pas l’idée de la vertu.

À ce mot, qui paraissait résumer nombre de discussions passées, et qui devait forcément en provoquer de nouvelles, il se fit de proche en proche un grand bruit dans la salle ; la plupart des fumeurs se rapprochèrent avec vivacité ; tous avaient le geste rapide, le visage animé, l’œil curieux.

Didier, voyant l’étonnement du jeune mandarin, lui demanda si les fumeurs d’opium ressemblaient aux fumeurs de tabac.

— À votre tour, mon ami, reprit brusquement Davenel, avez-vous trouvé la définition exacte de ce que vous appelez la vertu ?

Lefranc répondit :

— La vertu n’est autre chose que la pratique du bon, du bien et du vrai.

— Qu’est-ce que le bien, le bon et le vrai ? repartit Davenel ; on entend ces mots très-différemment.

— Le bon et le bien sont choses relatives aux temps et aux mœurs ; mais le vrai, c’est l’essence de toute morale divine, la base et le moteur éternel de toute vertu.

— Qu’est-ce que la vertu ? recommença Davenel en riant. Des mots ! des mots ! toujours des mots, aussi impuissants dans l’action que la morale de Confucius qui a fort peu moralisé les Chinois.

— Vous croyez donc les Chinois bien pervertis ? demanda Pé-Kang.

— Je les déteste, répondit Davenel avec le plus grand calme.

Chacun se regarda. Didier et Lefranc bondirent sur leur chaise. Le mandarin repartit :

— J’ai lu dans une œuvre a laquelle vous prêtez le concours de votre talent, des appréciations si étranges sur nos mœurs et sur notre caractère, que je ne m’étonne point que vous nous détestiez.

— Voici pourquoi je déteste les Chinois, répliqua Davenel en s’animant. C’est un peuple rachitique, sans force et sans beauté, qui n’a de grand que son égoïsme. Ni ses arts ni sa morale n’ont eu la puissance de le sortir d’une triste phase de l’humanité qui n’aboutit à rien, le patriarcat. Confucius, dont vous me vantez la supériorité, autorise lui-même cette rage du trafic qui a de tout temps dégradé l’esprit chinois.

— Comment donc ? s’écria Pé-Kang.

Davenel repartit :

— Le Lun-Yu dit : « L’homme supérieur ne doit mépriser aucun métier honnête, si ce métier lui procure des richesses. » Les Chinois ont oublié le mot honnête. Qu’est-ce que cela ? Heureux le moraliste qu’on dénature si peu ! il n’a vraiment aucun droit de se plaindre.

— Parlez-nous des commerçants français ! dit Lefranc. En voilà qui n’ont point oublié le mot honnête ! Si j’en crois Fourier, ils en apprendraient aux Chinois eux-mêmes sur les ruses de commerce, sur les trois mesures, et sur l’organisation du vol patenté !

— Nous marchons, nous autres, vers une prompte rénovation, reprit Davenel, et nous subissons les désordres qu’amène la formation de tout organisme nouveau, tandis que les Chinois périssent misérablement et sans espoir de se régénérer.

— Je m’étonne, Lefranc, ajouta Davenel, que vous qui soutenez tout au moins l’égalité des sexes, vous ayez le courage d’établir une comparaison entre le peuple le plus chevaleresque de la terre et celui qui a eu la bassesse d’imprimer sur le corps de la femme la marque de son esclavage.

Je ne puis, moi, songer sans souffrir à la femme chinoise, que Dieu a créée belle et gracieuse comme nos femmes, et qui traîne lourdement ses pauvres pieds mutilés. Je rêve pour elle des vengeances sans fin, que justifieront quatre mille siècles de tortures. Les temps vont venir des représailles féminines, et elles seront terribles. Nous irons apprendre aux vierges chinoises qu’elles sont supérieures à tous les magots de chair et de porcelaine ; qu’elles sont libres d’échapper à leur autorité féroce ; libres d’accourir dans les bras de leurs libérateurs, qui seront des esclaves soumis. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour absorber la Chine ? un demi-siècle, grâce à la femme chinoise ; — et la race jaune disparaîtra !

Si je m’expliquais davantage, vous Lefranc, et vous Didier, et vous-même monsieur, si vous êtes intelligent, ajouta-t-il en s’adressant au mandarin, vous tomberiez tous d’accord avec moi, à moins que vous ne soyez de l’avis de Michelet et de Jean-Paul.

— Lors même que nous serions destinés à absorber les Chinois, ainsi que vous le dites, Davenel, repartit Lefranc, je ne vois pas pourquoi nous les trouverions plus méprisables que tel ou tel peuple mort avant eux. Le progrès les a visités comme d’autres, et ils se sont trouvés à leur jour sur le chemin tracé par Dieu. Le monde marche, mais c’est par une suite d’évolutions dont chaque membre du corps humain a sa part. Un peuple en mourant lègue à celui qui naît ses richesses industrielles, ses forces physiques, ses vérités morales, avec charge d’en user au profit du progrès. Il ne faut pas que, ayant palpé l’héritage, nous nous croyions dispensés de toute reconnaissance envers les testateurs. L’amour attire les affinités de progrès d’un pôle à l’autre, la répulsion les éloigne éternellement. Soyons justes envers les Chinois, et, plutôt que de les maudire, demandons leur adhésion et leur concours à l’œuvre du perfectionnement universel. Disons qu’ils n’ont pas plus que les civilisés en masse, et que les civilisés n’ont pas plus qu’eux la saine notion de l’humaine justice ; mais ajoutons que les meilleurs d’entre eux et d’entre nous agissent dans le sens de cette justice et de la perfection.

— Bravo ! s’écria Didier.

— Qu’est-ce que la justice ? Un mot qu’il s’agirait de définir encore, répliqua Davenel, de la matière à métaphysique !

— Quand même ce ne serait qu’un mot, poursuivit Lefranc, ne contient-il pas les plus grandes aspirations du cœur humain ? N’est-ce pas au nom de cette justice, Davenel, que vous vous êtes fait l’apôtre des droits de la femme ?

— Oui, répondit l’auteur de la formule du Gerfaut, mais moi j’ai défini ma justice, tandis que tous les métaphysiciens de ce temps-ci se plaisent à en faire des créations sans queue ni tête. Puisque la justice, dites-vous, est une aspiration du cœur humain, chacun doit l’entendre à sa manière. Ce n’est pas plus que le cœur humain une chose invariable et absolue, et j’entends, lorsqu’on en parle, qu’on en détermine les rapports.

Mais en voilà bien assez pour aujourd’hui. Discutez à votre aise, mes très-chers, je vous quitte. À demain, mon bon Lefranc. Bonsoir, Didier.

Et, se levant, Davenel prit son chapeau, adressa de côté et d’autre quelques paroles d’adieu, et sortit.

Après son départ, Lefranc dit au jeune Chinois :

— Connaissez-vous les livres de Davenel ?

— Non, monsieur, mais j’ai appris qu’il voulait faire de la femme l’arc-en-ciel aux sept couleurs qui dira dans l’avenir la réconciliation de l’homme avec l’univers.

— Davenel, ajouta Didier, est le plus gracieux esprit que je connaisse, un esprit français, je devrais dire gaulois. Il a chanté le vin mieux que Béranger ; il aime la chasse comme l’aimaient nos pères ; il jase dans les plaines avec l’herbe des chemins, redit les murmures des feuilles et les causeries du vent. Les fleurs, au bord des ruisseaux, l’aident à deviner les doux motifs de leur coquetterie ; les oiseaux et les bêtes le fatiguent de leurs confidences. Tout ce qui possède une parcelle d’existence lui répète les secrets de son activité. Lorsque les ruisseaux sont gelés, et les fleurs desséchées au bord des rives ; quand l’herbe est morte dans la plaine, que les feuilles jaunies se dispersent et que le vent siffle avec menace, Davenel, comme les bardes gaulois, prend sa lyre et nous raconte ce que les fleurs et les bêtes lui ont confié. Mais, par-dessus toutes choses, il glorifie la femme, la blonde Velléda, à la bouche inspirée, au regard fascinateur, dont le voile sacré servait de drapeau à nos ancêtres.

Il y a des gens qui ne peuvent croire qu’autant de poésie ait pu germer au milieu des vulgarités de notre réalisme, et qui font de Davenel un contemporain de Linné. Lorsque Michelet est venu, dans son Insecte et dans son Oiseau, répandre les idées de Davenel, il a eu des succès immenses ! Mais combien je préfère l’œuvre de notre ami…

— Ce cher Didier, ajouta joyeusement Lefranc, quel enthousiasme ! Croirait-on entendre un matérialiste ?

— À propos de matérialisme, répliqua vivement le philosophe, parlons de votre dernière discussion au sujet d’un mort illustre ; je vous cherchais justement pour vous communiquer mes idées à cet égard. Je commence par dire que je vous approuve ; mais permettez-moi de prendre les choses d’un peu haut.

— Je vous écoute, mon ami.

Didier poursuivit :

— Les croyances disparaissent ; la science, d’ailleurs, ne les autorise plus. La jeune génération s’en inquiète à peine, et j’affirme qu’elle ne souffrira pas de son scepticisme. Seulement je crois, puisqu’on rejette toute morale divine, qu’il est temps de s’inquiéter d’une morale humaine. Bien des gens pratiquaient le bien dans la crainte d’une punition future. Je voudrais inspirer à ces gens la même crainte ou quelque crainte analogue, par exemple, la peur de voir les faiblesses de leur vie publiquement révélées aussitôt après leur mort ; et voici comment je procéderais.

Tout ami serait par moi autorisé à faire l’éloge de son ami mort, devant un conseil de famille, sur la tombe ou dans les journaux. En même temps, les ennemis qui croiraient la conduite du mort répréhensible en quelque point seraient pareillement autorisés à formuler leurs accusations, sauf à en fournir la preuve. Alors, des censeurs, chargés de résumer l’opinion générale, ajouteraient sur les déclarations municipales un mot qui deviendrait le jugement dernier, porté par la masse au lieu d’être porté par Dieu !

Le mouvement qui se fait dans le sens de mes idées vous a poussé, à votre insu, mon cher Lefranc, à prendre il y a quelques jours le rôle d’accusateur. Vous seul peut-être pouviez le prendre. Votre hardiesse ne devait porter préjudice qu’à vous-même, et vous en avez bravement accepté toutes les conséquences. On a défendu celui que vous attaquiez, rien de plus logique. Enfin, quelqu’un est venu résumer sans passion l’attaque et la défense, et forcer le public à porter un jugement éclairé.

Depuis, l’Allemagne a osé toucher à son tour à un homme dont le génie avait jeté un éclat incomparable. Le signal est donné. Il y a de par le monde une réaction énergique en faveur de l’honnêteté. Qu’importent certaines exagérations !

Mais voyez-vous, Lefranc, quels enseignements ressortent de faits nouveaux ?

Le monde va se régénérer. Des gouvernements vicieux seront détruits par des conquérants honnêtes. On ne verra point de luttes acharnées, point de bouleversements ; à peine les générations futures entendront-elles quelques protestations au nom d’un droit qu’un droit plus humain écrasera. Heureux les jeunes cœurs qui ne font que bégayer encore les mots de progrès, de justice et de liberté ! l’avenir leur réserve d’immenses joies. L’aurore du siècle prochain éclairera de grandes conquêtes, et son crépuscule voilera bien des ruines. La religion du bien pour le bien aura fait tout cela.

— Votre matérialisme me déplaît, dit Lefranc ; mais, comme vous, je crois que le monde marche, et je défie qu’on m’enrôle parmi les larmoyeurs. Malgré les moqueries de Davenel sur les grands mots, malgré vos négations, Didier, je sais que nous nous entendons tous et que nous nous dirigeons vers le même but.

De plus, j’affirme avec vous, s’il le faut, que certaines questions, qui ne doivent être qu’individuelles, ont été revêtues d’un trop grand caractère de généralité ; qu’elles entravent l’évolution des choses, et qu’elles seront pendant longtemps encore ou niées ou éliminées.