Le Mandarin/14

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 159-170).


XIV

CECI ET CELA


Pé-Kang était chaque jour assailli par une foule d’idées nouvelles qu’il avait un mal extrême à classer ; elles lui arrivaient de toutes parts, revêtues de formes définitives. Le mandarin, qui n’avait pu assister à leur lente formation, les acceptait forcément sur la foi d’appréciations étrangères. Il sentait que pour remonter aux sources des vérités nouvelles, il lui faudrait provoquer des explications d’une banalité ridicule.

Que de fois, l’esprit alourdi, tendu, le cœur serré, Pé-Kang se laissa gagner par des découragements sans limites ! il était venu en France pour se renseigner sur les progrès scientifiques, et la base de toute connaissance positive lui échappait. Une méthode traditionnelle manquait au jeune Chinois, et, soit qu’il voulût conclure, soit qu’il voulût tirer argument d’un fait quelconque, il se voyait forcé de recourir aux lumières de ses amis.

Ses négations philosophiques amenaient, hors du cercle de Didier, d’éternelles discussions. Interpellé, pressé de répondre, il perdait son calme et se laissait démonter à tous propos. Pouvait-il répondre : J’arrive à telle certitude par les expériences de Didier ! Mes affirmations reposent sur les faits enregistrés par Didier !

On comprend l’effet qu’auraient produit de tels discours.

D’autre part, si le petit-fils de Koung-Tseu invoquait les autorités chinoises, ses théories disparaissaient sous une pluie de finesses railleuses, et la discussion dégénérait d’une façon absurde.

Pé-Kang avait encore un autre sujet de tristesse. Le spiritiste Durand ne lui pardonnerait pas son scepticisme moqueur à l’égard de ses doctrines, et il avait organisé contre lui un système de persiflage qui finit par rendre le mandarin très-malheureux.

Il y avait dans le monde une femme que Pé-Kang aimait à rencontrer. Elle était la seule, jeune et jolie, avec laquelle il se plût à causer d’une façon suivie.

Quoique très-instruite, elle savait être simple ; elle avait un caractère d’une grande douceur, et tenait en haute estime tout ce qui se rapportait au sentiment ; elle parlait des besoins du cœur avec tant de charme, que les plus indifférents se sentaient désireux de provoquer ses sympathies.

Pé-Kang subissait-il près de cette femme gracieuse et intéressante l’attrait particulier de l’amour ? C’est ce qu’on ne put découvrir.

— Madame, lui demanda-t-il un soir, on m’a dit qu’en France les femmes des classes supérieures s’attachaient de préférence aux étrangers, croyez-vous que cela soit vrai ?

— Non ; je crois qu’en France notamment, il faut se garder d’établir des règles générales en amour.

Durand, qui se trouvait dans le salon, vint saluer les deux causeurs, et prit part à la conversation.

— Madame, répondit-il à la jeune femme qui lui demandait son avis, le peuple français étant le peuple initiateur par excellence, la femme française doit éprouver un grand bonheur à dévoiler dans l’amour des horizons nouveaux ; si elle aime le progrès, ajouta malignement le spiritiste, elle choisira de préférence son amant parmi les barbares.

— Est-ce un esprit qui vous inspire ? dit le mandarin, d’un ton légèrement railleur.

Le spiritiste repartit sur le même ton :

— J’ai vu des femmes aimer d’un amour immense des Anglais, des Russes, des Arabes, des Turcs, je n’en ai point encore vu aimer des Chinois. Et vous, madame, ajouta-t-il en s’adressant à la jeune femme, avez-vous vu, parmi vos connaissances, quelque Française éprise d’un Chinois ?

— Non, répondit la jeune femme en riant, jamais ! — Puis, comprenant la dureté de ce mot que Pé-Kang venait de recevoir en pleine poitrine, et qui l’avait fait pâlir et chanceler, elle ajouta, mais trop tard : — Rien ne saurait cependant empêcher une Française d’aimer un Chinois, si le Chinois est aimable.

Pé-Kang s’inclina froidement, s’éloigna et ne revint plus.

La jeune femme, ayant prié un ami commun de s’informer du motif de cette brusque retraite, le jeune Chinois lui écrivit :

« La belle Tsi-Tseu était bienfaisante, et elle se croyait bonne. Le roi de Lou entendit parler de sa bonté, et il en devint amoureux. Mais, avant le mariage, il voulut qu’elle subit une épreuve. Il organisa une fête, et, au milieu des réjouissances, il fit mourir un homme d’une façon burlesque. La belle Tsi-Tseu ne put réprimer un sourire. En vain, plus tard, ses larmes coulèrent ; la passion du roi de Lou s’était envolée vers les pures régions où elle avait pris naissance.

« Est-elle vraiment bonne la femme sur les lèvres de laquelle un sourire peut glisser à la vue d’une souffrance repoussante ou ridicule ? »

. . . . . . . . . . . . . . .


Le mandarin continuait ses études ; il recueillait chaque jour quelques grains de science, et cependant il ne se sentait point satisfait.

Un étranger, se disait-il, ne peut prétendre à l’héritage d’une famille dans laquelle il s’introduit brusquement. Pourquoi voudrais-je acquérir du soir au matin les connaissances qui appartiennent aux savants français, et avec lesquelles on les a familiarisés dès leur plus tendre jeunesse ?

Pé-Kang possédait a un degré supérieur la faculté d’assimilation, la seule qui distingue encore ses compatriotes. Didier, joyeux de voir la facilité prodigieuse avec laquelle le mandarin absorbait ses enseignements, se plaisait à l’instruire ; il profitait habilement des connaissances du jeune homme, simplifiait à son usage les théories générales, lui faisait part de ses observations particulières, et l’initiait à ses découvertes.

Pé-Kang, sur les conseils de son ami, faisait collection de tous les manuels pouvant servir plus tard à son instruction première, qu’il comptait recommencer. Il se proposait, en outre, de soumettre ces manuels au mandarin directeur des collèges chinois.

Les études, en Chine, sont organisées avec un soin extrême ; elles se divisent en grandes et en petites. L’instruction étant obligatoire, les classes sont toujours largement pourvues d’élèves. Mais quoiqu’on pratique sur une grande échelle le système d’émulation, le résultat des études est mesquin. « On ne s’inquiète que de la lettre morte, disait Pé-Kang ; chez nous, on dédaigne les sciences vivantes, et en général tout ce qui pourrait autoriser la jeunesse à chercher autre chose que ce que nos gouvernants trouvent parfait. »

Le fils de Koung-Tseu avait résolu d’obtenir à sa rentrée en Chine l’autorisation de fonder une école d’enseignement. Il voulait qu’une fois leurs études terminées, des jeunes gens, choisis parmi les plus intelligents, fussent envoyés en France, et revinssent au bout de quelques années avec le titre de professeur.

Il confia tout d’abord ce projet à son ami le Chinois qui composait un dictionnaire. Encouragé par lui, il communiqua ses intentions au directeur des écoles publiques de Péking, ajoutant qu’il entendait supporter tous les frais de cette fondation.

Le directeur des écoles publiques lui répondit :

« Si les rapports entre la France et la Chine continuent de s’aigrir, l’empereur refusera de laisser des sujets chinois à la garde de ses « ennemis, tandis qu’au contraire si les hostilités cessent, nul ne s’opposera au dessein que forme un petit-fils de Koung-Tseu, et qui a pour but la glorification du Céleste Empire. »

Quelques bonnes âmes voulurent initier Pé-Kang aux passions de la politique. On le trouva dédaigneux. Là, mieux qu’ailleurs, il sut tirer parti de son ignorance des traditions, pour se soustraire au danger de l’enrôlement.

À Paris, on ne peut voir de sang-froid un homme chercher sa voie ou son chemin. Dans aucun pays, le désir de venir en aide aux chercheurs n’est plus réel, et on le retrouve partout. Il n’est si petite école qui ne pratique l’accaparement avec zèle.

Pé-Kang, lorsqu’on lui parlait de politique, s’étonnait de nous voir désirer autre chose qu’un gouvernement absolu et centralisateur.

« — Les peuples n’ont jamais rien gagné, répondait-il, à éparpiller leurs principes d’autorité.

« Vous avez fait, comme nous, justice du droit divin, et vous n’acceptez l’hérédité que sur bonne et valable preuve de capacité. Que faut-il de plus ?

« Confucius dit : « Lorsque la voix du ciel, c’est-à-dire la voix du peuple, applaudit au choix fait par les lettrés et les hommes vertueux de l’empire, les gouvernants deviennent sacrés aux yeux de tous. »

« Le gouvernement de France me paraît semblable à celui de Chine ; basé sur le système de la centralisation, il est le bras qui distribue l’ordre et le mouvement. Je trouve la France aussi bien gouvernée que la Chine, et d’après les mêmes principes. Je ne la vois point tiraillée par des factions qui détruiraient sa tranquillité à l’intérieur et son influence au dehors. Plus d’oiseuses discussions dans les lieux publics, de celles qui amènent la diversité des opinions, l’incertitude, partant le trouble et les crises sociales. Les individus rejetés dans le cercle des activités industrielles et scientifiques agissent dans un but de bien-être général, moins étendu à coup sûr, mais plus immédiat et plus certain.

« Un centre intelligent, ajoutait le mandarin, acquiert, par la concentration, des puissances multiples, et distribue ses énergies sur les provinces. Le rayonnement est infini. Un groupe supérieur à la masse entraîne d’un mot celle-ci dans la voie du progrès.

« Je n’emporterai de France, continuait le petit-fils de Koung-Tséu, aucune vérité morale, car la feuille de bambou les contenait toutes ; ni une vérité politique, car la France gouvernementale ressemble à la Chine, et le fils du ciel ne diffère de l’empereur des Français, qu’en raison de la diversité des caractères du peuple que chacun d’eux gouverne. Mais je rapporterai des vérités scientifiques qui ouvriront à nos savants le champ des découvertes. Les secrets de l’industrie française, auxquels je suis quelque peu initié, en multipliant le bien-être matériel de notre peuple, le forceront d’entrevoir des jouissances inconnues, de former des désirs nouveaux, et bientôt de marcher à la rencontre de ce qui constitue le progrès.

« Pourquoi m’inquiéterais-je de politique ? répétait de nouveau le mandarin ; je suis étranger, je juge un pays par le gouvernement qu’il a proclamé ou qu’il subit, et je conclus alors de façon ou d’autre… Prendre part a ses passions politiques serait folie, et je m’en dispense.

« Je suis d’ailleurs de l’avis des hommes politiques de la Chine en matière de gouvernement ; ils disent : « Quand un peuple a perdu ses vertus, ou qu’il est absorbé par ses intérêts matériels, ou qu’il a besoin de repos, il choisit de lui même le gouvernement qui sait le mieux châtier la masse et protéger les individus ; qui le garde avec une sévérité plus jalouse des entraînements révolutionnaires ; qui bannit avec le plus de rigueur les utopistes dont les prédications tendraient à faire sortir le peuple de sa chère immobilité ! »

« Voilà les conclusions de tous les Chinois en matières politiques, » disait le mandarin.