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Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Acte III

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 181-198).
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ACTE III.


Scène première.

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE.
PHILISTE.

Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,
730Et n’aviez l’un ni l’autre aucun désavantage.
Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis,
Et que, la chose égale, ainsi je vous sépare :
Mon heur en est extrême, et l’aventure rare[1].

DORANTE.

735L’aventure est encor bien plus rare pour moi,
Qui lui faisois raison sans avoir su de quoi[2].
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine :
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine ?
Quelque mauvais rapport m’auroit-il pu noircir ?
740Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.

ALCIPPE.

Vous le savez assez.

DORANTE.

Vous le savez assez.Plus je me considère[3],
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.

ALCIPPE.

Eh bien ! puisqu’il vous faut parler clairement,
Depuis plus de deux ans j’aime secrètement ;
745Mon affaire est d’accord, et la chose vaut faite ;
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l’objet qui me tient sous la loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu’à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique ;
750Et vous n’ignorez pas combien cela me pique,
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m’avez à dessein caché votre retour,
Et n’avez aujourd’hui quitté votre embuscade[4]
Qu’afin de m’en conter l’histoire par bravade.
755Ce procédé m’étonne, et j’ai lieu de penser
Que vous n’avez rien fait qu’afin de m’offenser.

DORANTE.

Si vous pouviez encor douter de mon courage,
Je ne vous guérirois ni d’erreur ni d’ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux ;
760Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,
Écoutez en deux mots l’histoire démêlée :
Celle que, cette nuit, sur l’eau j’ai régalée
N’a pu vous donner lieu de devenir jaloux ;
Car elle est mariée, et ne peut être à vous.
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,
Et je ne pense pas qu’elle vous soit connue.

ALCIPPE.

Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,
De voir finir sitôt notre division[5].

DORANTE.

Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance

770Aux premiers mouvements de votre défiance ;
Jusqu’à mieux savoir tout sachez vous retenir[6],
Et ne commencez plus par où l’on doit finir.
Adieu : je suis à vous.


Scène II.

ALCIPPE, PHILISTE.
PHILISTE.

Adieu : je suis à vous.Ce cœur encor soupire !

ALCIPPE.

Hélas ! je sors d’un mal pour tomber dans un pire.
775Cette collation, qui l’aura pu donner ?
À qui puis-je m’en prendre ? et que m’imaginer ?

PHILISTE.

Que l’ardeur de Clarice est égale à vos flammes.
Cette galanterie étoit pour d’autres dames.
L’erreur de votre page a causé votre ennui ;
780S’étant trompé lui-même, il vous trompe après lui.
J’ai tout su de lui-même, et des gens de Lucrèce[7].
Il avoit vu chez elle entrer votre maîtresse ;
Mais il n’avait pas vu[8] qu’Hippolyte et Daphné
Ce jour-là, par hasard, chez elle avoient dîné ;
785Il les en voit sortir, mais à coiffe abattue[9],
Et sans les approcher il suit de rue en rue ;

Aux couleurs, au carrosse, il ne doute de rien ;
Tout étoit à Lucrèce, et le dupe si bien,
Que prenant ces beautés pour Lucrèce et Clarice,
790Il rend à votre amour un très mauvais service.
Il les voit donc aller jusques au bord de l’eau,
Descendre de carrosse, entrer dans un bateau ;
Il voit porter des plats, entend quelque musique,
(À ce que l’on m’a dit, assez mélancolique).
Mais cessez[10] d’en avoir l’esprit inquiété ;
Car enfin le carrosse avoit été prêté :
L’avis se trouve faux, et ces deux autres belles
Avoient en plein repos passé la nuit chez elles.

ALCIPPE.

Quel malheur est le mien ! Ainsi donc sans sujet
800J’ai fait ce grand vacarme à ce charmant objet[11] ?

PHILISTE.

Je ferai votre paix. Mais sachez autre chose :
Celui qui de ce trouble est la seconde cause,
Dorante, qui tantôt nous en a tant conté
De son festin superbe et sur l’heure apprêté,
805Lui qui, depuis un mois nous cachant sa venue,
La nuit, incognito, visite une inconnue,
Il vint hier de Poitiers, et, sans faire aucun bruit,
Chez lui paisiblement a dormi toute nuit.

ALCIPPE.

Quoi ! sa collation…

PHILISTE.

Quoi ! sa collation…N’est rien qu’un pur mensonge ;
810Ou, quand il l’a donnée, il l’a donnée en songe[12].

ALCIPPE.

Dorante, en ce combat si peu prémédité,

M’a fait voir trop de cœur pour tant de lâcheté.
La valeur n’apprend point la fourbe en son école :
Tout homme de courage est homme de parole ;
815À des vices si bas il ne peut consentir,
Et fuit plus que la mort la honte de mentir.
Cela n’est point.

PHILISTE.

Cela n’est point.Dorante, à ce que je présume,
Est vaillant par nature et menteur par coutume.
Ayez sur ce sujet moins d’incrédulité,
820Et vous-même admirez notre simplicité :
À nous laisser duper nous sommes bien novices.
Une collation servie à six services,
Quatre concerts entiers, tant de plats, tant de feux,
Tout cela cependant prêt en une heure ou deux,
825Comme si l’appareil d’une telle cuisine
Fût descendu du ciel dedans quelque machine.
Quiconque le peut croire ainsi que vous et moi,
S’il a manque de sens, n’a pas manque de foi.
Pour moi, je voyois bien que tout ce badinage
830Répondoit assez mal aux remarques du page ;
Mais vous ?

ALCIPPE.

Mais vous ?La jalousie aveugle un cœur atteint,
Et sans examiner, croit tout ce qu’elle craint.
Mais laissons là Dorante avecque son audace ;
Allons trouver Clarice et lui demander grâce :
835Elle pouvoit tantôt m’entendre sans rougir.

PHILISTE.

Attendez à demain et me laissez agir :
Je veux par ce récit vous préparer la voie,
Dissiper sa colère et lui rendre sa joie.
Ne vous exposez point, pour gagner un moment,
840Aux premières chaleurs de son ressentiment.

ALCIPPE.

Si du jour qui s’enfuit la lumière est fidèle,
Je pense l’entrevoir avec son Isabelle.
Je suivrai tes[13] conseils, et fuirai son courroux
Jusqu’à ce qu’elle ait ri de m’avoir vu jaloux.


Scène III.

CLARICE, ISABELLE.
CLARICE.

845Isabelle, il est temps, allons trouver Lucrèce.

ISABELLE.

Il n’est pas encor tard, et rien ne vous en presse.
Vous avez un pouvoir bien grand sur son esprit :
À peine ai-je parlé, qu’elle a sur l’heure écrit.

CLARICE.

Clarice à la servir ne seroit pas moins prompte.
850Mais dis, par sa fenêtre as-tu bien vu Géronte ?
Et sais-tu que ce fils qu’il m’avoit tant vanté
Est ce même inconnu qui m’en a tant conté ?

ISABELLE.

À Lucrèce avec moi je l’ai fait reconnoître ;
Et sitôt que Géronte a voulu disparoître,
855Le voyant resté seul avec un vieux valet[14],
Sabine à nos yeux même a rendu le billet.
Vous parlerez à lui.

CLARICE.

Vous parlerez à lui.Qu’il est fourbe, Isabelle.

ISABELLE.

Eh bien ! cette pratique est-elle si nouvelle ?

Dorante est-il le seul, qui, de jeune écolier,
860Pour être mieux reçu s’érige en cavalier ?
Que j’en sais comme lui qui parlent d’Allemagne,
Et si l’on veut les croire, ont vu chaque campagne[15] ;
Sur chaque occasion tranchent des entendus ;
Content quelque défaite, et des chevaux perdus ;
865Qui dans une gazette apprenant ce langage,
S’ils sortent de Paris, ne vont qu’à leur village,
Et se donnent ici pour témoins approuvés
De tous ces grands combats qu’ils ont lus ou rêvés !
Il aura cru sans doute, ou je suis fort trompée,
870Que les filles de cœur aiment les gens d’épée ;
Et vous prenant pour telle, il a jugé soudain
Qu’une plume au chapeau vous plaît mieux qu’à la main.
Ainsi donc, pour vous plaire, il a voulu paroître,
Non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il veut être,
875Et s’est osé promettre un traitement plus doux
Dans la condition qu’il veut prendre pour vous.

CLARICE.

En matière de fourbe il est maître, il y pipe ;
Après m’avoir dupée, il dupe encore Alcippe[16].
Ce malheureux jaloux s’est blessé le cerveau
880D’un festin qu’hier au soir il m’a donné sur l’eau.
(Juge un peu si la pièce a la moindre apparence).
Alcippe cependant m’accuse d’inconstance,
Me fait une querelle où je ne comprends rien.
J’ai, dit-il, toute nuit souffert son entretien ;
885Il me parle de bal, de danse, de musique,
D’une collation superbe et magnifique,
Servie à tant de plats, tant de fois redoublés,
Que j’en ai la cervelle et les esprits troublés.

ISABELLE.

Reconnoissez par là que Dorante vous aime,
890Et que dans son amour son adresse est extrême ;
Il aura su qu’Alcippe étoit bien avec vous[17],
Et pour l’en éloigner il l’a rendu jaloux.
Soudain à cet effort il en a joint un autre :
Il a fait que son père est venu voir le vôtre.
895Un amant peut-il mieux agir en un moment
Que de gagner un père et brouiller l’autre amant ?
Votre père l’agrée, et le sien vous souhaite ;
Il vous aime, il vous plaît : c’est une affaire faite.

CLARICE.

Elle est faite, de vrai, ce qu’elle se fera.

ISABELLE.

900Quoi ? votre cœur se change, et désobéira[18] ?

CLARICE.

Tu vas sortir de garde, et perdre tes mesures[19].
Explique, si tu peux, encor ses impostures :
Il étoit marié sans que l’on en sût rien ;
Et son père a repris sa parole du mien,
905Fort triste de visage et fort confus dans l’âme.

ISABELLE.

Ah ! je dis à mon tour : « Qu’il est fourbe, Madame ! »
C’est bien aimer la fourbe, et l’avoir bien en main,
Que de prendre plaisir à fourber sans dessein ;
Car, pour moi, plus j’y songe, et moins je puis comprendre

910Quel fruit auprès de vous il en ose prétendre.
Mais qu’allez-vous donc faire ? et pourquoi lui parler ?
Est-ce à dessein d’en rire, ou de le quereller ?

CLARICE.

Je prendrai du plaisir du moins à le confondre.

ISABELLE.

J’en prendrois davantage à le laisser morfondre.

CLARICE.

915Je veux l’entretenir par curiosité[20].
Mais j’entrevois quelqu’un dans cette obscurité,
Et si c’étoit lui-même, il pourroit me connoître[21] :
Entrons donc chez Lucrèce, allons à sa fenêtre,
Puisque c’est sous son nom que je lui dois parler.
920Mon jaloux, après tout, sera mon pis aller :
Si sa mauvaise humeur déjà n’est apaisée,
Sachant ce que je sais, la chose est fort aisée.


Scène IV.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

Voici l’heure et le lieu que marque le billet.

CLITON.

J’ai su tout ce détail d’un ancien valet.
925Son père est de la robe, et n’a qu’elle de fille ;
Je vous ai dit son bien, son âge, et sa famille.
Mais, Monsieur, ce seroit pour me bien divertir,
Si comme vous Lucrèce excelloit à mentir :
Le divertissement seroit rare, ou je meure !
930Et je voudrois qu’elle eût ce talent pour une heure ;

Qu’elle pût un moment vous piper en votre art,
Rendre conte pour conte, et martre pour renard :
D’un et d’autre côté j’en entendrois de bonnes.

DORANTE.

Le ciel fait cette grâce à fort peu de personnes :
935Il y faut promptitude, esprit, mémoire, soins,
Ne se brouiller jamais, et rougir encor moins[22].
Mais la fenêtre s’ouvre, approchons.


Scène V.

CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, à la fenêtre ;
DORANTE, CLITON, en bas.
CLARICE, à Isabelle[23].

Mais la fenêtre s’ouvre, approchons.Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.

ISABELLE.

Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
940Je ne manquerai pas de vous en avertir.

(Isabelle descend de la fenêtre et ne se montre plus.)
LUCRÈCE, à Clarice.

Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c’est à moi de me taire.

CLARICE.

Êtes-vous là, Dorante ?

DORANTE.

Êtes-vous là, Dorante ?Oui, Madame, c’est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule foi.

LUCRÈCE, à Clarice.

945Sa fleurette pour toi prend encor même style[24].

CLARICE, à Lucrèce.

Il devroit s’épargner cette gêne inutile.
Mais m’auroit-il déjà reconnue à la voix ?

CLITON, à Dorante.

C’est elle ; et je me rends, Monsieur, à cette fois.

DORANTE, à Clarice.

Oui, c’est moi qui voudrois effacer de ma vie
950Les jours que j’ai vécu[25] sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux !
C’est ou ne vivre point, ou vivre malheureux ;
C’est une longue mort ; et pour moi, je confesse
Que pour vivre il faut être esclave de Lucrèce.

CLARICE, à Lucrèce.

955Chère amie, il en conte à chacune à son tour.

LUCRÈCE, à Clarice.

Il aime à promener sa fourbe et son amour.

DORANTE.

À vos commandements j’apporte donc ma vie,
Trop heureux si pour vous elle m’étoit ravie !
Disposez-en, Madame, et me dites en quoi
960Vous avez résolu de vous servir de moi.

CLARICE.

Je vous voulois tantôt proposer quelque chose ;
Mais il n’est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.

DORANTE.

Car elle est impossible.Impossible ? Ah ! pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.

CLARICE.

965Jusqu’à vous marier, quand je sais que vous l’êtes ?

DORANTE.

Moi, marié ! ce sont pièces qu’on vous a faites ;
Quiconque vous l’a dit s’est voulu divertir.

CLARICE, à Lucrèce.

Est-il un plus grand fourbe ?

LUCRÈCE, à Clarice.

Est-il un plus grand fourbe ?Il ne sait que mentir.

DORANTE.

Je ne le fus jamais ; et si par cette voie,
On pense…

CLARICE.

970On pense…Et vous pensez encor que je vous croie ?

DORANTE.

Que le foudre à vos yeux m’écrase, si je mens[26] !

CLARICE.

Un menteur est toujours prodigue de serments.

DORANTE.

Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
975Cessez d’être en balance, et de vous défier
De ce qu’il m’est aisé de vous justifier.

CLARICE, à Lucrèce.

On diroit qu’il est vrai, tant son effronterie
Avec naïveté pousse une menterie.

DORANTE.

Pour vous ôter de doute, agréez que demain
980En qualité d’époux je vous donne la main.

CLARICE.

Eh ! vous la donneriez en un jour à deux mille.

DORANTE.

Certes, vous m’allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand, que j’en crains les jaloux.

CLARICE.

C’est tout ce que mérite un homme tel que vous,
985Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,
Et n’en a vu qu’à coups d’écritoire ou de verre[27] ;
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour ;
Qui donne toute nuit festin, musique, et danse,
990Bien qu’il l’ait dans son lit passée en tout silence ;
Qui se dit marié, puis soudain s’en dédit :
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit !
Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu’on ne nomme.

CLITON, à Dorante.

Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.

DORANTE, à Cliton.

Ne t’épouvante point, tout vient en sa saison.

(À Clarice.)

De ces inventions chacune a sa raison :
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente ;
Mais à présent je passe à la plus importante :
J’ai donc feint cet hymen (pourquoi désavouer
1000Ce qui vous forcera vous-même à me louer ?) ;
Je l’ai feint, et ma feinte à vos mépris m’expose ;
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause ?

CLARICE.

Moi ?

DORANTE.

Moi ?Vous. Écoutez-moi. Ne pouvant consentir…

CLITON, bas, à Dorante.

De grâce, dites-moi si vous allez mentir.

DORANTE, bas, à Cliton.

1005Ah ! je t’arracherai cette langue importune.

(À Clarice.)

Donc, comme à vous servir j’attache ma fortune,
L’amour que j’ai pour vous ne pouvant consentir
Qu’un père à d’autres lois voulût m’assujettir…

CLARICE, à Lucrèce.

Il fait pièce nouvelle, écoutons.

DORANTE.

Il fait pièce nouvelle, écoutons.Cette adresse
1010A conservé mon âme à la belle Lucrèce ;
Et par ce mariage au besoin inventé,
J’ai su rompre celui qu’on m’avait apprêté.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes ;
1015Mais louez-moi du moins d’aimer si puissamment,
Et joignez à ces noms celui de votre amant.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres ;
J’évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres ;
Et libre pour entrer en des liens si doux,
1020Je me fais marié pour toute[28] autre que vous.

CLARICE.

Votre flamme en naissant a trop de violence,
Et me laisse toujours en juste défiance.
Le moyen que mes yeux eussent de tels appas
Pour qui m’a si peu vue et ne me connoît pas ?

DORANTE.

1025Je ne vous connois pas ! Vous n’avez plus de mère ;
Périandre est le nom de Monsieur votre père ;
Il est homme de robe, adroit et retenu ;
Dix mille écus de rente en font le revenu ;
Vous perdîtes un frère aux guerres d’Italie ;

1030Vous aviez une sœur qui s’appeloit Julie.
Vous connois-je à présent ? dites encor que non.

CLARICE, à Lucrèce.

Cousine, il te connoît, et t’en veut tout de bon.

LUCRÈCE, en elle-même.

Plût à Dieu !

CLARICE, à Lucrèce.

Plût à Dieu !Découvrons le fond de l’artifice.

(À Dorante.)

J’avois voulu tantôt vous parler de Clarice,
1035Quelqu’un de vos amis m’en est venu prier.
Dites-moi, seriez-vous pour elle à marier ?

DORANTE.

Par cette question n’éprouvez plus ma flamme.
Je vous ai trop fait voir jusqu’au fond de mon âme,
Et vous ne pouvez plus désormais ignorer
1040Que j’ai feint cet hymen afin de m’en parer.
Je n’ai ni feux ni vœux que pour votre service,
Et ne puis plus avoir que mépris pour Clarice.

CLARICE.

Vous êtes, à vrai dire, un peu bien dégoûté :
Clarice est de maison, et n’est pas sans beauté ;
1045Si Lucrèce à vos yeux paroît un peu plus belle,
De bien mieux faits que vous se contenteroient d’elle.

DORANTE.

Oui, mais un grand défaut ternit tous ses appas.

CLARICE.

Quel est-il, ce défaut ?

DORANTE.

Quel est-il, ce défaut ?Elle ne me plaît pas ;
Et plutôt que l’hymen avec elle me lie,
1050Je serai marié, si l’on veut, en Turquie.

CLARICE.

Aujourd’hui cependant on m’a dit qu’en plein jour
Vous lui serriez la main, et lui parliez d’amour.

DORANTE.

Quelqu’un auprès de vous m’a fait cette imposture.

CLARICE, à Lucrèce.

Écoutez l’imposteur ; c’est hasard s’il n’en jure.

DORANTE.

Que du ciel…

CLARICE, à Lucrèce.

Que du ciel…L’ai-je dit ?

DORANTE.

1055Que du ciel…L’ai-je dit ?J’éprouve le courroux
Si j’ai parlé, Lucrèce, à personne qu’à vous !

CLARICE.

Je ne puis plus souffrir une telle impudence,
Après ce que j’ai vu moi-même en ma présence :
Vous couchez d’imposture[29], et vous osez jurer,
1060Comme si je pouvois vous croire, ou l’endurer !
Adieu : retirez-vous, et croyez, je vous prie,
Que souvent je m’égaye ainsi par raillerie,
Et que, pour me donner des passe-temps si doux,
J’ai donné cette baye à bien d’autres qu’à vous.


Scène VI.

DORANTE, CLITON.
CLITON.

1065Eh bien ! vous le voyez, l’histoire est découverte.

DORANTE.

Ah ! Cliton, je me trouve à deux doigts de ma perte.

CLITON.

Vous en avez sans doute un plus heureux succès,
Et vous avez gagné chez elle un grand accès ;
Mais je suis ce fâcheux qui nuis par ma présence,
1070Et vous fais sous ces mots être d’intelligence[30].

DORANTE.

Peut-être. Qu’en crois-tu ?

CLITON.

Peut-être. Qu’en crois-tu ?Le peut-être est gaillard.

DORANTE.

Penses-tu qu’après tout j’en quitte encor ma part,
Et tienne tout perdu pour un peu de traverse[31] ?

CLITON.

Si jamais cette part tomboit dans le commerce,
1075Et qu’il vous vînt marchand pour ce trésor caché,
Je vous conseillerois d’en faire bon marché.

DORANTE.

Mais pourquoi si peu croire un feu si véritable ?

CLITON.

À chaque bout de champ vous mentez comme un diable.

DORANTE.

Je disois vérité.

CLITON.

Je disois vérité.Quand un menteur la dit,
1080En passant par sa bouche, elle perd son crédit[32].

DORANTE.

Il faut donc essayer si par quelque autre bouche

Elle pourra trouver un accueil moins farouche[33].
Allons sur le chevet rêver quelque moyen
D’avoir de l’incrédule un plus doux entretien.
1085Souvent leur belle humeur suit le cours de la lune :
Telle rend des mépris qui veut qu’on l’importune ;
Et de quelques effets que les siens soient suivis[34],
Il sera demain jour, et la nuit porte avis[35].

FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. Var. Mon heur en est extrême, et l’aventure est rare. (1644-60)
  2. Var. Qui me battois à froid et sans savoir pourquoi, (1644-56)
  3. Var. Vous le savez assez.Quoi que j’aye (a) pu faire,
    Je crois n’avoir rien fait qui vous doive déplaire. (1644-56)

    (a) Voltaire fait sur ce vers la remarque suivante : « Le mot aye ne peut entrer dans un vers, à moins qu’il ne soit suivi d’une voyelle avec laquelle il forme une élision. »
  4. Var. Jusques à cejourd’hui, que sortant d’embuscade,
    Vous m’en avez conté l’histoire par bravade. (1644-56)
  5. Var. De voir sitôt finir notre division. (1644 et 48)
  6. Var. Prenez sur un appel le loisir d’y rêver,
    Sans commencer par où vous devez achever. (1644-56)
  7. Var. Je viens de tout savoir d’un des gens de Lucrèce. (1644-56)
  8. L’édition de 1692 donne seule su, au lieu de vu.
  9. Var. Comme il en voit sortir ces deux beautés masquées,
    Sans les avoir au nez de plus près remarquées,
    Voyant que le carrosse, et chevaux, et cocher,
    Étoient ceux de Lucrèce, il suit sans s’approcher,
    Et les prenant ainsi pour Lucrèce et Clarice. (1644-56)
  10. L’édition de 1656 donne, par une erreur évidente, cesse, pour cessez.
  11. Var. J’ai fait ce grand vacarme à ce divin objet ? (1644-56)
  12. Var. Ou bien, s’il l’a donnée, il l’a donnée en songe, (1644-64)
  13. Il y a tes dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille, bien qu’Alcippe d’ordinaire ne tutoie pas Dorante. L’impression de 1692 donne vos.
  14. Var. Le voyant resté seul avecque son valet. (1644-56)
  15. Var. Et si l’on les veut croire, ont vu chaque campagne. (1644-56)
  16. Var. D’une autre toute fraîche il dupe encore Alcippe. (1644-56)
  17. Var. Il aura su qu’Alcippe étoit aimé de vous. (1644-56)
  18. Var. Quoi ? votre humeur ici lui désobéira ? (1644-56)
  19. « Cette métaphore, tirée de l’art des armes, paraît aujourd’hui peu convenable dans la bouche d’une fille parlant à une fille ; mais quand une métaphore est usitée, elle cesse d’être une figure. L’art de l’escrime étant alors beaucoup plus commun qu’aujourd’hui, sortir de garde, être en garde, entrait dans le discours familier, et on employait ces expressions avec les femmes mêmes ; comme on dit à la boule-vue à ceux qui n’ont jamais vu jouer à la boule ; servir sur les deux toits à ceux qui n’ont jamais vu jouer à la paume ; le dessous des cartes, etc. » (Voltaire.)
  20. Var. Non, je lui veux parler par curiosité. (164-56)
  21. Var. Et si c’étoit lui-même, il me pourroit connoître. (1644-56)
  22. Var. Ne hésiter jamais, et rougir encor moins (a). (1644-60)

    (a) Voltaire dit au sujet de ce vers : « Ne hé est dur à l’oreille ; on ne fait plus difficulté de dire aujourd’hui : J’hésite, je n’hésite plus. »
  23. Les mots à Isabelle manquent dans les deux éditions de 1644 ; et de même avant le vers 941 et le vers 949 les mots à Clarice.
  24. Var. Il continue encore à te conter sa chance.
    CLARICE, à Lucrèce. Il continue encor dans la même impudence. (1644-56)
  25. Telle est ici l’orthographe de toutes les éditions, y compris celle de 1692. Voyez plus bas, p. 236, note 2, le même vers écrit différemment (avec accord du participe) dans plusieurs éditions.
  26. Var. Que la foudre à vos yeux m’écrase, si je mens ! (1644-56)
  27. Var. Et n’en a vu qu’à coups d’écritoire et de verre. (1644-63)
  28. On lit tout autre dans les éditions de 1648-60. Voyez tome I, p. 228, note 3.
  29. C’est-à-dire : Vous payez d’imposture. Voyez le Lexique.
  30. Voyez ci-dessus les vers 349 et 350, et la Notice, p. 122.
  31. Var. [CLIT. Si jamais cette part tomboit dans le commerce,]
    Quelque espoir dont l’appas vous endorme ou vous berce,
    Si vous trouviez marchand pour ce trésor caché. (1644-56)
  32. « Voilà deux vers qui sont passés en proverbe. » (Voltaire.) — Ils sont imités de l’espagnol. Voyez l’Appendice, p. 259.
  33. Var. Elle recevra point un accueil moins farouche. (1644-56)
  34. Var. Mais de quelques effets que les siens soient suivis, (1644-56)
  35. Voyez ci-dessus, p. 138, note 3.