Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Appendice

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 241-273).
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APPENDICE.



PARALLÈLE
DE LA VERDAD SOSPECHOSA D’ALARCON
ET DU
MENTEUR DE CORNEILLE.


Il était réservé à Corneille d’ouvrir la voie à l’art comique en France, comme il avait fait pour la tragédie, en ayant recours une seconde fois au théâtre espagnol. Un discernement admirable, secondé par une chance fort heureuse, lui fait découvrir dans un recueil apocryphe de pièces imprimées en Espagne le texte le mieux approprié à l’instinct élevé qui le guide, le texte unique qu’il aurait probablement à choisir aujourd’hui encore, dans tout le domaine espagnol ; car c’est l’œuvre la plus sérieuse, au sens comique, du plus sérieux poëte de cette race, don Juan Ruiz de Alarcon y Mendoza.

Il ignora d’abord le nom du poëte auquel il avait cette obligation. La pièce dont il s’agit, livrée au pillage des libraires, ainsi que plusieurs autres du même auteur, faisait partie, dans le volume qu’étudia Corneille vers 1641, d’une douzaine de comédies portant le nom de Lope de Vega, recommandation suprême auprès des acheteurs. Qui sait même si le mensonge de cette enseigne ne contribua pas à attirer l’attention de l’investigateur ?

C’est en vain qu’Alarcon, publiant à Madrid une vingtaine de ses comédies en deux volumes, 1628 et 1634, avait réclamé à cette dernière date, d’un ton fin et discret, sa propriété usurpée, sans vouloir rendre responsables de ce pillage, fort ordinaire alors, des noms plus illustres que le sien : le vieux Lope, plongé dans la dévotion, approchait alors de sa fin ; rien n’empêcha d’ailleurs les éditions pseudonymes de se reproduire encore par la suite.

C’est le tome XXII (apocryphe) des Comédies de Lope de Vega, Saragosse, 1630, qui contient la Verdad sospechosa, et qui commença sans doute une substitution de nom si étrangère au caractère honorable de Lope, et surtout au caractère de sa poésie. Dans le tome XXIV de la même série, Saragosse, 1633, on lui attribua de même une des bonnes comédies d’Alarcon, el Exámen de maridos, qui se retrouve dans les recueils de pièces détachées (sueltas), tantôt sous son nom, tantôt sous celui de Montalvan. C’est ainsi encore que le Tejedor de Segovia d’Alarcon (traduit en 1839, et dignement apprécié par M. Ferdinand Denis) a couru dans les sueltas sous le nom de Calderon et de Rojas.

Mais la renommée de Juan de Alarcon, longtemps obscurcie par ces spoliations, a été revendiquée et s’est fort agrandie dans le siècle présent. Du reste tout ce qu’on sait sur sa personne, c’est qu’il était né au Mexique de sang espagnol, qu’il occupa à Madrid une charge de l’ordre judiciaire, et qu’il devait être d’un âge moyen entre Lope et Calderon. Il mourut en 1639. Quelques mauvaises épigrammes du temps font penser qu’il n’était ni beau ni bien fait ; quant à son caractère personnel, on peut l’inférer de ce qu’aucun auteur dramatique n’a plus constamment employé le ton d’un moraliste élevé et convaincu.

Vers 1660 seulement Corneille connut et restitua le vrai nom de son modèle, dans l’Examen du Menteur, examen par malheur bien bref et insuffisant. Il faut voir toutefois dans ce morceau, ainsi que dans sa préface primitive (1644), quelle gratitude et quelle admiration il témoigne pour l’ouvrage en partie traduit, en partie imité par lui ; quelle généreuse envie l’entraîne jusqu’à dire qu’il voudrait avoir donné les deux plus belles pièces qu’il ait faites, et que ce sujet fût de son invention. Enfin il n’a rien vu dans cette langue qui l’ait satisfait davantage[1]. C’est là un grave jugement, pour peu qu’il se souvienne de Castro et du Cid ; jugement maintenu avec fermeté après que l’ouvrage est dépouillé du prestige d’un nom tel que celui du grand Lope de Vega.

Mais la préface, antérieure de seize ans à ces déclarations, s’exprimait, comme on peut le voir, avec une effusion d’éloges non moins franche sur cet admirable original[2]. Ce que nous voulons y remarquer, c’est la répugnance de Corneille à reprendre pour l’impression du Menteur le fastidieux procédé des citations espagnoles au bas de ses vers. Heureusement la fantaisie des critiques n’était plus tournée à cette exigence pédantesque. L’hommage si éclatant qu’il rend cette fois à son modèle doit suffire à le dispenser de marquer ses obligations en détail. Il aurait bien fait, ce nous semble, de s’en tenir à ce moyen d’excuse. Il y ajoute un peu gauchement, qu’on nous permette de le dire, une raison fausse en elle-même, en disant que comme il a « entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la françoise, vous trouveriez si peu de rapport entre l’espagnol et le françois, qu’au lieu de satisfaction vous n’en recevriez que de l’importunité. » Il y a plus de maladresse que de manque de sincérité dans les prétextes qu’il ajoute pour se défendre de ne pas payer une dette qui ne lui incombe pas réellement.

Cette dette, qui n’était pas la sienne, devient de nos jours celle d’une édition critique de Corneille. Le Menteur est un ouvrage dont la valeur, le caractère, l’artifice de composition, le style même ne peuvent être suffisamment compris, si on ne le rapproche du modèle d’où il est tiré.

I.

Un mot d’abord sur le titre, la Verdad sospechosa. Il signifie la vérité rendue suspecte, discréditée par des mensonges. C’est moins l’annonce d’une comédie de caractère, quoique la pièce possède ce mérite, qu’une allusion aux complications d’un amusant imbroglio de galanterie espagnole qui entre pour moitié dans le double genre de l’ouvrage. Le titre français pouvait se présenter de lui-même ; cependant il se rencontre dans un second titre, y por otro titulo el Mentiroso, placé, comme par hasard, seulement à l’index du volume, dans la contrefaçon espagnole, qui est assez correcte d’ailleurs.

Nous supposons connu, par la lecture de Corneille, le fond commun des deux ouvrages, et par là nous nous épargnons la tâche d’analyser celui du poëte espagnol, tâche difficile par cela même que la composition en est traitée avec un art consommé, dans toutes les parties d’un sujet fort compliqué. C’est un mérite qu’on pourrait recommander à une étude spéciale, mais nous ne voulons pas oublier qu’ici c’est Corneille que nous étudions, soit dans les ressources d’invention dont il fait usage, soit dans l’exécution et les développements de détail.

Corneille rendait déjà un assez grand service à notre théâtre, lorsqu’il y importait pour la première fois un sujet vraiment comique, sans nulle prétention d’en modifier la pensée fondamentale, et qu’il le revêtait pour nous des beautés d’une diction encore inconnue en ce genre. Mais quel que soit son désir de changer le moins possible, il se condamne à mille modifications plus ou moins adroites, soit pour dépayser son action, soit pour obéir aux conditions purement formelles de son art et de son école. Ce ne sont jamais en réalité que des expédients de métier, pour pouvoir mettre en œuvre dans la proportion resserrée de cinq actes, en alexandrins, une composition qui s’offre à lui plus étendue dans sa forme originale, plus pleine d’action, de dialogue rapide et de détails motivés.

II.

Les personnages seront les mêmes, moins trois ou quatre petits rôles accessoires, mais fort utiles à leur place. Les noms, qui chez Alarcon appartiennent naturellement à la société espagnole, se transforment chez nous en noms insignifiants, tirés du grec pour la plupart, et dits de comédie, pratique peu favorable à l’illusion, et qui a trop longtemps persisté en France[3].

La scène est des deux parts dans la capitale : à Madrid elle présente, selon le besoin, environ six tableaux divers ; à Paris, deux seulement, les Tuileries, et la place Royale[4], dans laquelle des mariages se traitent et de graves entretiens s’engagent.

La durée, de trente-six heures en français, a aussi beaucoup de continuité dans l’espagnol, sauf un intervalle de trois jours qui est supposé entre la scène d’entretien nocturne et l’action ultérieure.

III.

Notre scène première n’est que la seconde dans l’espagnol, où nous voyons arriver l’écolier de Salamanque, appelé à la vie de cour par suite de la mort d’un frère aîné. Il est accueilli cordialement par son noble père, don Beltran, qui attache à son service le valet Tristan. Ainsi nous comprendrons plus tard les plaisantes surprises de ce valet à chaque mensonge inattendu d’un maître qu’il ne connaissait pas encore. Ces choses s’expliquent moins nettement entre Dorante et Cliton. Mais le grand mérite de cette introduction, c’est de nous faire connaître d’abord un rôle aussi dominant que celui du vieux gentilhomme, plein de sa tendresse de père et de ses principes d’honneur : il interroge avec sollicitude un digne letrado, ou maître ès arts, auquel était confié à Salamanque le jeune Garcia (Dorante), selon l’usage des étudiants de qualité. Ce personnage ne doit figurer que dans cette scène, et doit repartir pour prendre possession d’un emploi dont on l’a gratifié ; mais pressé de questions sur les dispositions de son élève, il signale à regret une fâcheuse habitude de mentir. Douleur généreuse, éloquente, du père. Ainsi s’établit d’abord le fond moral de la pièce, tandis que le caractère et l’indignation du Géronte de Corneille ne se produisent que bien tard. Don Beltran songe enfin à marier son fils, pour prévenir, s’il se peut, le tort qu’il pourra se faire dans le monde. Le spectateur sait gré au poëte de cet art qu’il met à justifier et à lier toutes les circonstances.

IV.

Le lendemain, notre jeune homme, en toilette à la mode, nous donne en causant avec son nouveau valet (Tristan-Cliton) une seconde exposition plus gaie. On est dans un lieu fréquenté du beau monde, les Argenteries, las Platerias, ou la rue des Orfèvres[5] (comme les Tuileries chez Corneille, vers 5).

Diceme bien este traje[6] ?
Divinamente, señor.
« Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier[7] ? »

Le talent de Corneille fait de son côté les frais de cette causerie, avec un succès de style encore inouï, mais malheureusement gâté par quelques détails de mauvais ton. Il ne pouvait suivre son auteur dans ses railleries piquantes contre la mode tyrannique des larges fraises empesées ou golillas à la hollandaise ; il ne se hasarde pas non plus à imiter une folle tirade du valet sur le firmament diversement constellé des beautés de Madrid. Le rôle souvent agréable du valet gracioso comportait, surtout à cette place, de telles échappées de style et de gaieté, comme une sorte d’aria buffa, qui ne nuisait nullement à l’effet général, quoique dérogeant ici à la manière simple et châtiée de l’écrivain.

C’est à Corneille qu’appartiennent ces jolies maximes sur la façon de donner qui vaut mieux que ce qu’on donne[8] ; mais Alarcon insiste trop lui-même sur le précepte de libéralité en amour, qui ne s’applique dans la pièce qu’à des largesses envers des subalternes.

V.

Arrivent les deux jeunes dames, d’abord vues à distance. Leur voiture s’est arrêtée devant un orfèvre. Vive admiration de Garcia pour l’une d’elles, dont il voudrait savoir le nom. Le valet est sûr de faire parler leur cocher[9], épigramme peut-être plus proverbiale en Espagne qu’en France :

TRISTAN.

Pues yo, mientras hablas, quiero

que me haga relacion
el cochero, de qui en son.

GARCÍA.

Dirálo ?

TRISTAN.

Dirálo ?Si ; que es cochero.

La principale de ces deux dames (Jacinta-Clarice) fait un faux pas et tombe. L’heureuse occasion offerte au jeune homme de la relever engage la conversation par de beaux compliments alambiqués, également à la mode en Espagne et à l’hôtel de Rambouillet. Une corrélation piquante nous engage à traduire ce passage : il faut tenir compte du langage métaphorique de la galanterie méridionale, et rapprocher le surplus de Corneille[10].

« Souffrez, Madame, que cette main vous relève si je suis digne d’être l’Atlas d’un ciel incomparable.

— Puisqu’il vous est donné de le toucher, vous devez être Atlas sans doute.

— C’est une chose de parvenir, une autre de mériter. Qu’ai-je gagné à toucher la beauté qui m’enflamme, si je n’ai obligation de cette faveur qu’au hasard et non à votre volonté ? De cette main, il est vrai, j’ai pu toucher le ciel ; mais que m’en revient-il si c’est parce que le ciel est tombé, et non pas que j’aie été élevé jusqu’à lui ?

— À quelle fin prend-on la peine de mériter ?

— Afin de parvenir.

— Mais parvenir sans passer par les moyens, n’est-ce pas heureuse fortune ?

— Oui.

— Pourquoi donc vous plaindre du bien qui vous est advenu, si, n’ayant pas eu à le mériter, vous n’en avez que plus de bonheur ?

— C’est que les intentions étant ce qui donne leur mérite aux actes, soit de faveur, soit de dommage, votre main que j’ai touchée n’est pas une faveur pour moi, si vous l’avez souffert, et que tel n’ait pas été votre choix. Souffrez donc mon regret de penser qu’en ce bonheur qui m’est échu, j’ai rencontré la main sans le cœur, la faveur sans la volonté. »

Cette thèse, comme on le voit, passe tout entière dans Corneille. Il faut bien qu’il y joigne la solennité de son vers arrondi et de sa grande forme dialectique moins découpée en dialogue. Peut-être ajoute-t-il pour son compte quelque surcroît d’amphigouri : le vers 133, au sujet de cette faveur :

« On me l’a pu toujours dénier sans injure. »

ne s’entend guère, ou c’est une préparation trop artificielle à l’histoire qu’il va faire de son servage incognito depuis une année.

C’est du reste la même conduite de dialogue ; mais la fable de l’ancien héros des guerres d’Allemagne, inventée par Corneille d’une manière brillante[11], est dans l’espagnol celle d’un créole péruvien, réputé d’avance très-opulent. Cette ressource romanesque était fort naturelle dans les conditions de l’Espagne d’alors. Mais il y a plus de couleur et de richesse dans la versification de Corneille. Comparez à sa traduction amplifiée ces vers :

JACINTA.

Como, si jamás os vi ?

DON GARCÍA.

Tan poco ha valido, ay Dios !
mas de un año, que por vos
he andado fuera de mí ?

TRISTAN, á parte.

Un año ! y ayer llegó
á la corte !

JACINTA.

á la corte !Bueno á fe !
Mas de un año ! Juraré
que no os vi en mi vida yo.

DON GARCÍA.

Cuando del indiano suelo
por mi dicha llegué aquí,
la primer cosa que ví
fué la gloria de ese cielo.
Y aunque os entregué al momento
el alma, habéislo ignorado,
porque ocasion me ha faltado
de deciros lo que siento

Tristan se récrie encore : Indiano ! Mais Corneille prête à son valet des interruptions en aparté, qu’il adresse à son maître comme pour le rappeler au bon sens au travers de ses fictions. Ce jeu comique est reproduit dans les actes suivants et provoque des rires fréquents. Une négligence de style dans l’Examen du Menteur ferait croire que c’est en copiant Alarcon que notre poëte a forcé son aversion pour les aparté[12], tandis que ceux-ci du moins lui appartiennent exclusivement, comme plus loin ce mot plaisant :

« De grâce, dites-moi si vous allez mentir[13]. »

Le faux nabab américain soutient son rôle en offrant à la discrétion de la dame toute une boutique de bijoux. Les mœurs du temps atténuaient un peu l’inconvenance ; mais il est refusé délicatement : on n’agrée que l’offre elle-même. Tout ensuite est traduit, dans l’incident qui termine la scène, l’approche du prétendant de Jacinte, et les derniers compliments adressés à la dame ; de même aussi dans les renseignements rapportés par le valet sur la plus belle des deux[14], nommée Lucrèce, et dans la méprise qui devient la source de toute l’intrigue, le Menteur croyant que ces indications désignent Jacinte-Clarice, tandis que Cliton pencherait pour donner le prix de la beauté à celle qui a su se taire[15], la vraie Lucrèce en effet (même nom dans les deux auteurs). Ce qui suit fait voir comment il arrive à Corneille de charger la plaisanterie jusqu’à heurter la bienséance[16], sans y être invité par son modèle :

TRISTAN.

Pues á mi la que calló
me pareció mas hermosa.

DON GARCÍA.

Qué buen gusto !

TRISTAN.

Qué buen gusto !Es cierta cosa
que no tengo voto yo ;
mas soy tan aficionado
á cualquier mujer que calla,
que bastó, para juzgalla
mas hermosa, haber callado.

VI.

D’ici à la fin de notre acte premier, il faudrait transcrire presque entièrement les deux textes en regard l’un de l’autre. L’Alcippe espagnol s’appelle don Juan de Sosa ; son ami Philiste, don Felix : ce sont d’anciens camarades d’université. Alarcon n’oublie pas de placer un mot sur la nouvelle tenue dans laquelle ils voient Garcia et qui annonce un changement d’état. Sauf cette fidélité de détails, qui a bien son prix, Corneille, suivant à peu près tout le dialogue, fait une excellente étude d’artifice scénique, et ensuite un vrai chef-d’œuvre de description à l’instar de l’élégante fête espagnole. Celle-ci, fort curieuse, ne fût-ce que pour la couleur locale de son ordonnance, est surpassée encore par l’esprit et la verve qui animent le tableau de ce qu’était une fête parisienne vers la même époque. Les cinq bateaux sur la Seine sont les six cabinets de feuillage dressés sur le soto du Manzanarès, dans les bosquets du sotillo. Dorante, malgré son extravagance, a peut-être plus de goût, Garcia plus de faste, surtout dans l’étalage du banquet avec ses quatre dressoirs, ses vaisselles d’or, et jusqu’à un certain joyau figurant un homme tout percé de flèches d’Amour : ce sont les cure-dents d’or, seuls dignes d’être offerts aux dents de perle, etc. Les deux feux d’artifice se ressemblent assez ; mais l’un est tiré à l’arrivée de la dame, l’autre après le repas. De part et d’autre, nous entendons quatre chœurs de musique distincts, les clarinettes, les instruments à archet, les flûtes, enfin les voix accompagnées de harpes et de guitares. On a, du côté espagnol, des glaces, des sorbets, des parfums et des essences ; mais les cinq dames invitées et la danse jusqu’au jour n’appartiennent qu’au programme français. Le soleil jaloux vient mettre un terme à tant de délices, et rien n’égale la grâce du tour de Corneille[17] dans ce final exquis inspiré par ces vers :

Tanto que envidioso Apolo
apresuró su carrera,
porque el principio del dia
pusiese fin á la fiesta.

Les traits de surcharge sont dus, en espagnol, à la facilité des métaphores emphatiques qui abondent dans cette poésie : ils sont plus étudiés dans le français. Cette prétérition plaisante du narrateur, qui veut être sobre, appartient à Dorante :

« Je ne vous dirai point les différents apprêts,
« Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets[18]… »

VII.

Le même genre de supériorité se maintient chez Corneille dans la scène suivante, où Cliton demande compte à son maître de tant de menteries. Une partie des réponses de ce dernier est nécessairement inventée dans le français, entre autres l’apologie du rôle militaire qu’il s’est donné. Rien de piquant comme l’ironique compliment à charmer une dame :

« Un cœur« … J’apporte à vos beautés
« Un cœur nouveau venu des universités[19]… »

On croit lire du Regnard et du meilleur. C’est du reste une analogie de manière qui se retrouve assez souvent, soit dans la plaisanterie, soit dans le ton leste et risqué des personnages. Citons une autre jolie réplique, qui n’est que traduite, mais traduite parfaitement aux vers 362 et suivants de Corneille :

Tú no sabes á qué sabe,
cuando llega un porta-nuevas
muy orgulloso á contar
una bazaña ó una fiesta,
taparle la boca yo
con otra tal, que se vuelva
con sus nuevas en el cuerpo,
y que reviente con ellas.

VIII.

La scène première du deuxième acte de Corneille accuse gravement le contraste entre le modèle et l’imitateur, quant à l’observation des convenances d’illusion et de réalité. Le Géronte qu’on ne connaît pas échange sur la place Royale quelques paroles avec Clarice, dont il est venu demander la main pour son fils Dorante, sans que nous sachions pourquoi. Le procédé de don Beltran est tout autre : nous savons le motif qui l’amène dans la demeure de doña Jacinta, assistée, ainsi qu’il convient, de son oncle et tuteur don Sanche, et, sans longueurs, nous avons toutes les conditions requises d’urbanité. Là se place une donnée très-essentielle à l’action et que Corneille a rendue très-confuse. En fille prudente, Jacinte, qui n’a jamais vu le mari proposé, et qui ne soupçonne pas que ce soit l’inconnu de la promenade, témoigne naturellement au père qu’elle ne serait pas fâchée de l’apercevoir avant de faire connaissance avec lui. Don Beltran approuve cette idée, et il annonce qu’il passera à cheval, accompagné de son fils, sous les fenêtres de la maison. Ce sera plus tard une surprise piquante, lorsque Jacinte, causant avec sa camériste du riche Péruvien, le reconnaîtra par la fenêtre accompagnant don Beltran. Corneille ébauche seulement cette idée quand il fait dire à Clarice, dans une phrase bien forcée :

« Trouvez donc un moyen de me le faire voir,
« Sans m’exposer au blâme et manquer au devoir[20]. »

Sur quoi Géronte promet de le tenir longtemps sous la fenêtre en se promenant avec lui[21]. Mais le pis est que ces dispositions sont prises ici en pure perte, et n’aboutissent à rien. C’est simplement une pensée inachevée, qui ne s’explique qu’à l’aide de l’espagnol, où elle est complète. Il est vrai que Corneille donne plus loin une indication de scène, comme par réminiscence de ce moyen perdu : c’est pendant le récit du prétendu mariage de Poitiers ; on lit après le vers 663 : Ici Clarice les voit de sa fenêtre ; et Lucrèce, avec Isabelle, les voit aussi de la sienne. Mais cet incident muet est si insignifiant et si peu compris qu’on le retranche à la représentation sans nul inconvénient. Quand, pour expliquer sa demande matrimoniale, Géronte dit de son fils :

« Je cherche à l’arrêter, parce qu’il m’est unique[22], »

on comprend de même par l’espagnol, à l’aide de ce qui précède, qu’en fixant l’état de ce fils qui lui reste, Géronte obéit à peu près aux motifs de prudence que don Beltran a fait connaître plus clairement.

IX.

La scène suivante a d’autres défauts, qui proviennent de même de cette imitation en raccourci d’un modèle où il n’y a rien de trop. Comparons donc avec le texte, pour comprendre ce que la copie a d’équivoque et de forcé : car ce n’est pas toujours de changements qu’il s’agit, c’est parfois de contre-sens.

Jacinte est une jeune fille à marier, d’une physionomie agréable et vraie, quoique peu sentimentale, nuance qui n’allait pas au pinceau de Corneille : aussi la rend-il d’une manière bien dure quand il prête à ce personnage une forte tirade déclamatoire sur les mariages mal assortis[23], et surtout des vers tels que ceux-ci au sujet de son premier prétendant :

« Oui, je le quitterois ; mais pour ce changement
« Il me faudroit en main avoir un autre amant[24]. »

« Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien[25]. »

Or pourquoi Jacinte est-elle accessible à de nouvelles propositions, en y mettant la forme naturelle et décente de l’espagnol ? C’est que depuis deux ans son accordé Juan de Sosa la fait attendre, parce qu’une bonne commanderie de Calatrava, indispensable à leur établissement, éprouve en cour des retards presque décourageants, et qu’après tout on ne veut pas rester fille. Corneille, embarrassé pour trouver dans nos mœurs une autre cause de retard et d’empêchement, suppose[26] avec peu d’adresse un père d’Alcippe qui est à Tours, qui depuis deux ans devrait venir à Paris marier son fils, et dont le voyage est sans cesse différé par diverses petites causes.

Jacinte a des égards pour cet aspirant qu’elle ne hait point : c’est pourquoi elle a quitté plus tôt la conversation de l’agréable Péruvien des Platerias ; c’est pourquoi aussi elle voudrait connaître un peu le fils de don Beltran, sans qu’il lui fût encore présenté en personne. L’hémistiche de Corneille : Mais connoître dans l’âme[27], marque bien la discordance des tons, et déroute l’intelligence. Voyez plus loin un autre hémistiche : Pour en venir à bout[28], qui ne doit se rapporter qu’à cette intention curieuse de la jeune fille, mais qui, même grammaticalement, ne se rapporte d’une manière bien nette à quoi que ce soit, ce qui fait que l’on ne comprend plus du tout la petite intrigue qui va suivre.

Dans une intention plus claire et plus naturelle, Jacinte imagine un léger artifice espagnol assez décent, pour pouvoir incognito entendre causer le fils de don Beltran après qu’elle l’aura vu passer à cheval sous sa fenêtre ; et cette invention ne vient pas de sa suivante Isabelle, comme dans Corneille. À Madrid, et dans la pratique reçue au théâtre, un jeune homme peut être appelé par un billet mystérieux, et amené, à la nuit close, par un messager fidèle, sous une fenêtre (grillée) d’où une jeune dame, inconnue, sauf les renseignements qu’il pourra prendre, aurait quelque question à lui adresser fort honnêtement. On priera donc Lucrèce, l’amie dévouée, d’envoyer à Garcia cet appel anonyme auquel un jeune cavalier ne peut manquer de se rendre, et Jacinte, placée avec elle derrière cette grille, pourra le faire parler sans être elle-même reconnue à la voix (condition toujours accordée sur la scène espagnole), et sans qu’elles soient le moins du monde compromises ni l’une ni l’autre. Il sera bon seulement qu’une soubrette fasse le guet à l’intérieur, pour éviter l’intervention fâcheuse d’un vieux parent.

Ces habitudes méridionales sont si peu à l’aise sur la scène de Corneille, que, sans le texte espagnol, l’imitation devient presque inintelligible. Aussi Voltaire n’a-t-il rien compris à cette partie de la pièce, et ses quiproquos, dont il nous suffit d’avertir le lecteur, achèveraient de lui faire perdre le fil déjà embrouillé de l’intrigue[29]. Il eût fallu avant tout rendre exactement et dans la juste mesure l’intention des deux jeunes filles. L’idée de connoître dans l’âme par cette légère épreuve le fils de don Beltran ne pouvait raisonnablement sortir de la donnée. Elle est pourtant sortie, par une traduction outrée, d’un mot du texte, quand Jacinte dit que ce sera peu d’information pour elle d’avoir vu passer le jeune homme :

Veré solo el rostro y talle ;
el alma, que importa mas,
quisiera ver con hablalle.

Lisez ensuite les vers 443 et suivants de Clarice, et vous ne saurez plus ce qu’elle attend de cette capricieuse épreuve.

X.

Suivent d’autres parties importantes dans lesquelles Corneille rachète heureusement le désavantage de sa position comme imitateur d’une œuvre étrangère.

C’est qu’en effet cette œuvre est à moitié une comédie de caractère, et par ce côté elle est ouverte à son imitation la plus brillante ; à moitié une intrigue fort ingénieuse de cape et d’épée, intrigue tout espagnole, qui doit résister à des qualités d’esprit, à des habitudes d’art et de contrée telles que les siennes.

XI.

Voici donc une petite scène fort agréablement rendue[30] quand Alcippe vient, furieux de la fête galante qu’on lui a contée, faire une querelle de jalousie toute semblable à celle de l’espagnol. On le prie de ne pas s’emporter si fort, parce que le père de la jeune personne va venir de la salle voisine ; on ne comprend rien à la cause de ses plaintes. Le tour vif et piquant du dialogue est bien reproduit, d’après cette fin par exemple :

JACINTA.

Tú eres cuerdo ?

DON JUAN.

Tú ères cuerdo ?Como cuerdo ?
Amante y desesperado !

JACINTA.

Vuelve, escucha, que si vale
la verdad, presto verás
cuán mal informado estás.

DON JUAN.

Voyme, que tu tio sale.

JACINTA.

No sale. Escucha, que fio
satisfacerte.

DON JUAN.

satisfacerte.Es en vano,
si aqui no me dás la mano.

JACINTA.

La mano ? — Sale mi tio.

Il est vrai qu’on ne trouve point ici cette condition de deux baisers[31], qui n’était ni dans les convenances de la scène espagnole, ni dans celles de la situation et des personnages.

En outre, sur la scène française, la décoration permanente d’une place publique, d’une rue, décoration presque constamment déplacée, gâte un peu le sens des mots : Mon père va descendre[32]. L’idée de ce jeu tient dans l’original à ce que l’oncle peut passer d’un salon voisin dans la salle à manger.

Le monologue suivant, où Alcippe exprime son ressentiment contre son rival[33], n’était pas très-nécessaire ; il est ajouté par l’auteur français, avec une belle teinte tragique, accident de couleur qui n’est guère en harmonie avec le reste.

XII.

Pour passer à l’amusante scène où le Menteur va se dire marié, il faut que le théâtre reste vide : défaut trop fréquent, mais grave selon Corneille et tous les classiques. Il n’est vraiment grave que quand un local arbitrairement choisi ne peut changer, comme la place où cette action est confinée mal à propos (voyez, aux vers 552 et suivants, le palliatif tiré de l’éloge des constructions nouvelles de Paris) ; mais c’est tout le contraire quand le spectateur, en voyant la scène transformée, aime à sentir sa curiosité rafraîchie, transportée sur un nouveau champ d’action.

Dans l’espagnol, nous sommes au parc d’Atocha, qui ressemble à quelqu’une de nos promenades hors des murs de Paris. Là sont descendus de cheval don Beltran et son fils. Le grave père, qui, depuis la confidence du Letrado[34], a recueilli encore un semblable témoignage par la bouche du valet Tristan, se propose deux choses dans cet entretien : d’abord une forte et noble réprimande à donner à son fils, au gentilhomme qui se dégrade par le mensonge ; ensuite un mariage à lui proposer. Il va se produire un très-bel effet de haut comique, quand le jeune homme, après avoir écouté docilement la semonce paternelle, se trouve tout aussitôt avoir besoin d’un empêchement insurmontable à un mariage qui contrarie son amour, il le croit du moins, et qu’il rend au respectable moraliste le fruit de son sermon, en improvisant avec tant de feu le roman de ses amours à Salamanque, de son hymen forcé, la montre qui sonne, le pistolet qui part, la muraille percée, etc. Le bon père est ému, il croit tout, se résigne, et remonte à cheval pour aller porter ses excuses à la famille de Jacinte. Le jeune étourdi reste seul, enchanté de son adresse et de tant d’aventures à soutenir.

Corneille a beaucoup sacrifié de la force comique en disjoignant ces deux moitiés de scène, si frappantes par leur péripétie immédiate. S’il reproduit très-fidèlement et avec un grand charme, au deuxième acte[35], le conte du mariage, il réserve pour le cinquième[36], comme renfort de son faible dénoûment, la réprimande du vieux gentilhomme.

Quant à la narration, c’est un morceau capital, où Corneille regagne l’avantage par un travail plus attentif dans le choix et la distribution des circonstances, et par un style plus savamment étudié, où l’emphase convenable au sujet n’est pas surchargée d’un luxe trop oiseux. Il coupe avec plus d’art le dialogue qui doit amener cette narration ; mais il ajoute un petit mouvement théâtral sur lequel nous interrogerons la délicatesse du lecteur, pour savoir si ce trait de fourberie hypocrite est bien dans la vraie nuance du caractère du Menteur :

« Pour ob« Souffrez qu’aux yeux de tous
« Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux.
« Je suis — Quoi ? — Dans Poitiers — Parle donc, et te lève.
« — Je suis donc marié, puisqu’il faut que j’achève[37]. »

Cette remarque en appelle une autre, c’est qu’en divers endroits, très-courts il est vrai, le ton du jeune homme en arrière de son père offre, comme chez Regnard, un mélange d’impertinence dure et moqueuse qui n’était point dans l’original, plus fidèle à des habitudes de bonne compagnie.

Il est trop vrai en général que la malice française aime à enchérir, plutôt que de rabattre, sur les détails d’un certain genre. Pourquoi Corneille suppose-t-il que Dorante se coulait souvent sans bruit dans la chambre de sa belle[38], tandis que son auteur suppose seulement un premier rendez-vous pour amener son aventure ?

D’autres détails ajoutés dans le récit sont d’un effet un peu frivole si l’on veut, mais excellent :

« Ce fut, s’il m’en souvient, le second de septembre ;
« Oui, ce fut ce jour-là[39]

« Elle a déjà sonné deux fois en un quart d’heure[40]. »

La conclusion par le mariage, exposée en une seule période, avec accumulation de motifs[41], est suggérée par la forme de l’original ; mais l’habileté du style de Corneille y triomphe d’une manière incomparable.

Citons enfin quelques passages du texte, dont on trouvera dans les vers français la traduction suffisamment fidèle :

Ella turbada, animosa
(mujer alfin), á empellones
mi casi difunto cuerpo
detrás de su lecho esconde.
Llegó don Pedro, y su hija
fingiendo gusto, abrazóle,
por negarle el rostro, en tanto
que cobraba sus colores.
Asentáronse los dos,
y él con prudentes razones
le propuso un casamiento
con uno de los Monroyes.
Ella honesta como cauta,
de tal suerte le responde
que ni á su padre resista,
ni á mi, que la escucho, enoje.
Despidiéronse con esto ;
y cuando ya casi pone
en el umbral de la puerta
el viejo los piés, entónces…
Mal haya, amén, el primero
que fué inventor de relojes !
Uno, que llevaba yo,
á dar comenzó las doce.
Oyólo don Pedro, y vuelto
hácia su hija : De donde
vino este reloj ? le dijo.
Ella respondió : Envióle,
para que se le aderecen,
mi primo, don Diego Ponce,
por no haber en su lugar

relojero ni relojes.
Dádmele, dijo su padre,
porque yo ese cargo tome.
Pues entónces, doña Sancha
(que este es de la dama el nombre),
á quitármele del pecho
cauta y prevenida corre,
antes que llegar él mismo
á su padre se le antoje.
Quitémele yo, y al darle,
quiso la suerte que toquen,
á una pistola que tengo
en la mano, los cordones.
Cayó el gatillo, dió fuego ;
al tronido desmayóse
doña Sancha ; alborotado,
el viejo empezó á dar voces.
Yo viendo el cielo en el suelo,
y eclipsados sus dos soles,
juzgué sin duda por muerta
la vida de mis acciones
, etc.

Après le siège et la capitulation, un détail qui ne pouvait passer de l’espagnol en français, est cette licence obtenue de l’évêque.

Partió á dar cuenta al obispo
su padre, y volvió con órden
de que el desposorio pueda
hacer qualquier sacerdote.
Hizóse
, etc.

Le valet n’a pas suivi ses maîtres à cette promenade d’Atocha ; dans le français, au contraire, il entend tout, et reste ému lui-même d’une si étrange histoire. Cette différence vaut à Corneille une scène charmante qui est toute à lui[42].

Dans les petits mouvements de la fin de notre deuxième acte, le spectateur peut regretter de ne pas entendre lire tout haut, comme dans l’espagnol, les deux billets, l’un de rendez-vous nocturne, l’autre de cartel ; car la rédaction très-courte de ces deux appels entre bien dans le ton romanesque de l’aventure. Ils sont d’ailleurs remis à Garcia plus convenablement, chez lui, le matin. Sa fatuité s’exprime comme celle de Dorante (Je revins hier au soir de Poitiers, etc.[43]) :

Tan terribles cosas hallo
que sucediéndome van,

que pienso que desvario.
Vine ayer, y en un momento
tengo amor, y casamiento,
y causa de desafio.

XIII.

En conséquence de la distinction essentielle déjà faite ci-dessus (X), notre parallèle n’exige plus désormais un rapprochement aussi continu des deux ouvrages. Le succès de l’imitation s’étend uniquement à ces parties de la pièce espagnole qui mettent en jeu le caractère du Menteur : l’effort pénible, la confusion, l’absence d’intérêt résultent chez l’imitateur de son impuissance à transporter sur la scène française l’autre moitié du type original, cette intrigue de mœurs espagnoles qu’Alarcon a si habilement fondue dans sa comédie de caractère. En effet l’unité de la conception originale consiste dans le rapport combiné de ces deux parties : d’une part, le Menteur se décrie par tous les contes qu’il invente ; de l’autre, il s’embarrasse jusqu’à la fin par une méprise fortuite sur le nom de celle qu’il préfère ; son erreur involontaire est imputée au compte de ses mensonges (verdad sospechosa), parce qu’on ne veut plus le croire : c’est la moralité de l’ouvrage, beaucoup moins saillante chez Corneille, et la punition s’accomplit par une petite disgrâce suffisante pour la justice du drame comique. L’ingénieux jeune homme n’épouse pas celle qu’il a recherchée, mais la compagne et l’amie placée tout auprès, à laquelle il a inspiré de l’intérêt dans le cours de ses quiproquos et de ses mensonges, en lui adressant par méprise ses protestations les plus vives. Pour en venir là, il faut passer par un de ces réseaux de complications piquantes et légères qui étaient le secret de la poésie et de la galanterie espagnole. L’esprit et le travail de Corneille s’épuisent en vain à reproduire un pareil tissu. En le suivant de moins près dans cette tentative, nous épargnons, bien qu’à regret, le temps qui serait nécessaire pour faire voir par ce côté le mérite de son modèle.

XIV.

Au commencement de notre troisième acte, l’épisode du duel est assez froidement indiqué par une conversation, tandis qu’il est mis en scène dans l’original. C’est sur le terrain, dans le parc d’Atocha, où son père l’a laissé, que Garcia rencontre son adversaire, lui demande la cause de ce défi, le rassure en inventant une dame mariée à laquelle il aurait donné sa grande fête, et insiste ensuite par point d’honneur pour croiser l’épée, puisqu’on l’a fait venir à cette intention. Survient l’ami commun, don Félix, qui s’occupe au combat : Garcia les quitte avec des airs graves de gentilhomme raffiné[44], et l’entretien qui suit est rendu en entier par la scène entre Alcippe et Philiste[45].

Dans la scène suivante, Clarice se dispose à la conversation du balcon en causant avec Isabelle des nombreuses faussetés du jeune homme, jusqu’à l’aveu d’un mariage, qui ôte toute excuse à ses empressements auprès d’elle. C’est à peu près tout le dialogue espagnol, moins la surprise de Jacinte-Clarice reconnaissant par la fenêtre le brillant étranger, qui n’est plus autre que le fils de don Beltran ou de Géronte.

Enfin la scène du balcon nous offre le moment principal de cet acte, et un effet encore très-dramatique. Dorante n’y ment plus, mais il fait penser à Clarice qu’il ment plus que jamais en ne lui parlant que de Lucrèce, parce que c’est le nom qu’il lui attribue. De là ce dialogue avec Cliton :

« Je disois vérité. — Quand un menteur la dit,
« En passant par sa bouche elle perd son crédit[46] ; »

et ce qui précède, le tout emprunté à ce texte bien net d’intention et de style :

DON GARCÍA.

Estoy loco.
Verdades valen tan poco !

TRISTAN.

En la boca mentirosa.

DON GARCÍA.

Que haya dado en no créer
cuanto digo !

TRISTAN.

cuanto digo !Que te admiras,
si en cuatro ó cinco mentiras
te ha acabado de coger ?
De aqui, si lo consideras,
conocerás claramente
que quien en las burlas miente
perde el crédito en las veras.

Il y a du reste, chez Alarcon, beaucoup de force et de rapidité dans le dialogue qui a poussé à bout le début de Jacinte et qui donne lieu à Lucrèce de désirer que le Menteur dise vrai en s’adressant à elle. La même conduite est suivie dans le français, et tous les traits principaux sont traduits.

Ainsi se rapportent aux vers 949, etc., de Corneille les suivants

Soy al fin el que se precia
de ser vuestro, y soy qui en hoy
comienzo á ser, porque soy
el esclavo de Lucrecia.

Aux vers 959, etc. :

DON GARCÍA.

Ya espero, señora mia,
lo que me quereis mandar.

JACINTA.

Ya no puede haber lugar
lo que trataros queria…

DON GARCÍA.

Por qué ?

JACINTA.

Por qué ?Porque sois casado.

DON GARCÍA.

Que yo soy casado ?

JACINTA.

Que yo soy casado ?Vos.

DON GARCÍA.

Soltero soy, vive Dios !
Quien lo ha dicho, os ha engañado

JACINTA, á parte, á Lucrecia.

Viste mayor embustero ?

LUCRECIA.

No sabe sino mentir.

JACINTA.

Tal me quereis persuadir ?

DON GARCÍA.

Vive Dios, que soy soltero.

JACINTA, á parte.

Y lo jura.

LUCRECIA, á parte.

Y lo jura.Siempre ha sido
costumbre del mentiroso
de su crédito dudoso,
jura para ser creido.

Aux vers 1044, etc. :

JACINTA.

Pues Jacinta no es hermosa ?
No es discreta, rica, y tal
que puede el mas principal
desealla para esposa ?

DON GARCÍA.

Es discreta, rica, y bella ;
mas à mi no me conviene.

JACINTA.

Pues decid, qué falta tiene ?

DON GARCÍA.

La mayor, que es no querella.

Nous aurions pu tout citer, car Corneille n’a rien omis, sauf les détails auxquels il devait substituer des équivalents ou de simples raccords. Ici comme ailleurs on aura pu remarquer chez le poëte français plus d’étude et d’art dans le style, chez l’espagnol une précision plus vive, qui entraîne davantage l’action dramatique.

XV.

Du reste, après cet effort très-ingénieux pour lutter sur ce terrain de l’intrigue féminine espagnole, Corneille abandonne forcément la partie. Le naturel le plus parfait, la plus grande vérité de couleur locale sont précisément ce qu’il y a de plus nécessaire pour encadrer ces subtiles intrigues de jolies dames, voilées ou de leur mantille ou du mystère de la nuit. Aussi suffisait-il de l’instinct et de la vivacité familière des femmes espagnoles pour fournir assez d’actrices capables de rendre avec agrément divers rôles du premier rang dans ces comédies. Avec moins de spontanéité sur notre scène, sous l’empire de tant de conditions antipathiques à ces habitudes, la concurrence était téméraire et à peu près impossible. Matériellement, un obstacle insurmontable à l’imitation complète de cette partie de l’intrigue, résulte de l’étendue, qui eût imposé à l’imitateur la substance d’une pièce en sept ou huit actes : telle est en effet la disproportion ordinaire entre les ouvrages dramatiques des deux nations. Une autre difficulté tout aussi sérieuse est dans le canevas même, dont la trame chez l’auteur espagnol est d’une telle finesse qu’elle échappe à l’analyse aussi bien qu’à l’imitation. Il faudrait voir dans le texte, ou mieux sur le théâtre, la jolie scène de jour où sont redoublées les méprises de la nuit entre les jeunes filles tapadas, c’est-à-dire couvertes de leurs mantilles comme d’un domino, suivant l’usage d’Espagne. Cette combinaison sert à pousser à bout les confusions, les mensonges apparents du Menteur, qui, en recherchant l’une, s’adresse involontairement à l’autre, et le dépit de Jacinte qui se détache de lui, et l’inclination croissante de Lucrèce. Le lieu naïvement choisi pour cette action n’est autre que le cloître de l’église et couvent de la Magdalena, à l’heure de l’office de l’octave, lieu fréquenté du beau monde, rendez-vous à la mode de dévotion et de galanterie. D’autres rencontres importantes pour notre comédie y sont amenées ensuite très-naturellement.

Corneille était forcé de renoncer à tant de développements, et il ne pouvait transporter l’intrigue dans un lieu saint. Toutefois on lit avec quelque surprise, au vers 1434, ce mot de Clarice à Lucrèce :

« Soit. Mais il est saison que nous allions au temple. »

Que vient faire le temple ou l’église, dans une action comique aussi abstraite chez nous que les noms grecs de ses personnages ? Voltaire est choqué de cette inconvenance dramatique : Allons à l’église, puisque nous n’avons plus rien à dire ici ! et cela sans qu’il doive rien résulter pour notre action de cette dévote pratique. La faute tient à un scrupule assez touchant de Corneille : il a beau retrancher et changer bien des choses, on voit qu’il s’y résout timidement, qu’il est comme obsédé des souvenirs de son texte, et il en donne volontiers, comme ici, des miettes éparses, par réminiscence des morceaux dont il est obligé de se priver.

XVI.

Au quatrième acte reparaît le comique de caractère du Menteur, qui n’avait presque plus menti dans le troisième.

C’est d’abord l’honnête valet qu’il va prendre pour dupe à son tour, lui, de son cœur l’unique secrétaire, lui, de ses secrets le grand dépositaire[47].

Pues secretario me bas hecho
del archivo de tu pecho…

Cliton demande à son maître des nouvelles de cet Alcippe qui, dit-on, s’est battu[48], transition très-faible, ainsi que tout le commencement de la première scène, et qui est tout autrement ménagée dans l’espagnol, où elle sort directement de l’action.

L’occasion est belle pour le Menteur, en s’avouant le héros de ce duel, d’inventer un superbe combat, et de tuer son homme, sauf à le voir entrer en scène aussitôt, ressuscité sûrement par quelque charme hébraïque dont il connaît la formule, sachant dix langues aussi bien que la sienne. Émotions successives du valet, suivies de ses reproches ironiques. Tout cela est imité de fort près, sauf la supposition d’une vieille rancune et d’anciennes provocations[49], sauf encore le joli vers de Corneille :

« Les gens que vous tuez se portent assez bien[50]. »

Quelque chose manque pourtant : il était naturel d’amplifier le récit du combat par quelques grands détails d’escrime comme fait Alarcon. Pour en inventer, Corneille, qui n’était pas homme d’épée, pouvait manquer de ressources techniques ; mais pourquoi ne traduit-il pas le grand fait d’armes de son auteur ? D’abord il ne veut pas dire qu’un Agnus Dei porté par l’adversaire l’a préservé d’un terrible coup d’estocade en brisant l’estoc par la moitié. De plus, pour suivre le poëte espagnol, il eût fallu raconter que, réduit au tronçon de l’arme, le vainqueur a fendu le crâne à son ennemi ; mais Corneille veut éviter le double emploi d’une lame brisée : or déjà le Menteur nous disait en contant l’esclandre de Poitiers :

« Mon épée en ma main en trois morceaux rompit[51]. »

Notez que ce contre-temps avait été judicieusement substitué alors à celui d’un nœud d’épée qui, dans l’espagnol, s’était accroché au loquet d’une serrure. Notre poëte n’avait pas voulu d’un accident trop analogue à celui du pistolet accroché par les cordons de la montre. Mais ce souvenir transposé de l’épée brisée n’est-il pas encore un exemple de ces scrupules de fidélité dont nous venons de parler ?

Nous devons ajouter que dans sa forme réduite Corneille écrit admirablement tout ce passage, avec un sel comique qui, tout en imitant, surpasse l’original, par exemple dans ce tour rapide : À ce compte il est mort ? — Je le laissai pour tel[52].

Vino sin sentido al suelo,
y aun sospecho que sin aima.
Dejéle así, y con secreto
me vine.

On peut comparer les passages suivants, à partir du vers 1168 de Corneille :

TRISTAN.

Tambien á mi me la pegas !
Al secretario del alma !
..........

DON GARCÍA.

Sin duda que le han curado
por ensalmo.
..........

TRISTAN.

Señor, mis servicios paga
con enseñarme ese ensalmo.

DON GARCÍA.

Esta en dicciones hebráicas,

y si no sabes la lengua,
no bas de saber pronunciarlas.

TRISTAN.

Y tú sábesla ?

DON GARCÍA.

Y tú sábesla ?Qué bueno !
Mejor que la castellana :
hablo diez lenguas.

TRISTAN, á parte.

hablo diez lenguas.(Y todas
para mentir no te bastan.)
Cuerpo de verdades lleno
con razon el tuyo llaman,
pues ninguna sale dél…
(Á parte.)
(Ni hay mentira que no salga.)

XVII.

L’autre trait de caractère, le seul autre moment intéressant de ce quatrième acte, nous révèle inopinément la grossesse de la jeune épouse demeurée à Poitiers (ou à Salamanque), quand le bon père, gagné de tendresse, veut que son fils aille la chercher, et qu’il faut le faire renoncer à cette idée[53].

DON BELTRAN.

Por qué ?

DON GARCÍA.

Por qué ?Porque está preñada ;
y hasta que un dichoso nieto
te dé, no es bien arriesgar
su persona en el camino.

DON BELTRAN.

Jesus ! fuera desatino,
estando así, caminar.

Alarcon n’a pas, il est vrai, de vers qui équivaille à ce mouvement du vieillard heureux de l’idée d’être bientôt aïeul :

« À ce coup ma prière a pénétré les cieux[54]. »

La lettre qu’il s’agit d’écrire et de modifier d’après cette nouvelle, amène la malencontreuse question du nom du beau-père. Chez Alarcon, c’est seulement le prénom inséparable du don qu’il est question de retrouver, car il est indispensable en espagnol, et il y a plus de vraisemblance dans cet oubli que dans celui du nom de famille. Le seigneur de Herrera à Salamanque va donc s’appeler don Diego, après avoir été nommé ci-devant don Pedro ; la variante s’expliquera en Espagne par l’adoption d’un nouveau prénom à titre d’héritage testamentaire ; en France, Armédon changé en Pyrandre s’expliquera comme un nom de terre :

« Il portoit ce dernier quand il fut à la guerre[55]. »

Et quand le bonhomme enfin s’est retiré content :

« Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.
« — L’esprit à secouru le défaut de mémoire[56]. »

El que miente ha menester
gran ingenio y gran memoria.

Les deux scènes dont nous venons de parler sont disposées par Alarcon dans un ordre tout différent qu’il serait trop long d’exposer. L’entrée d’Alcippe au moment où on vient de le tuer, est motivée autrement par Corneille, et d’une manière un peu froide. Après tout ce qui s’est passé, cet Alcippe n’a pas besoin de témoigner tant d’empressement et d’amitié à Dorante. La nouvelle qu’il apporte, c’est que son père est arrivé de Tours, condition absolue de son mariage, comme dans l’espagnol l’obtention d’une commanderie par don Juan de Sosa.

Mais ici, en s’écartant de l’original, notre comédie dégénère rapidement. Nous n’insisterons pas dans la seconde moitié de cet acte sur l’intervention de cette soubrette Sabine qui ne parle que de se faire payer, sans qu’on en comprenne l’utilité. L’équivalent de cette figure est dans le texte un valet de Lucrèce qui tient moins de place et qui sert à l’action. Il serait superflu de poursuivre ces petits emprunts partiels, où le modèle rendu presque méconnaissable est pourtant toujours rappelé plus ou moins indirectement.

XVIII.

Encore un beau moment de grande imitation dans le cinquième acte, au commencement, et c’est tout ce que nous aurons à comparer. C’est assez, en effet, de cette succession de passages brillants déduits d’un même caractère, pour avoir maintenu la comédie de Corneille au rang qu’elle occupe sur notre théâtre, malgré l’effort d’indulgence qu’exigent, surtout vers la fin, sa composition et son ensemble dramatique.

Le père du Menteur demande quelques renseignements sur sa nouvelle famille de province à l’un des amis d’université de son fils. C’est à Philiste qu’il s’adresse, rôle très-indifférent, tandis qu’Alcippe (comme Juan de Sosa dans le texte) pourrait également lui répondre. Ce que notre auteur met du sien dans ce dialogue, c’est, dans les réponses de Philiste, une malice ironique qui devient gratuitement assez désobligeante et discourtoise envers ce père trop crédule. Cela est d’ailleurs tourné d’une manière très-leste et très-piquante :

« Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l’en croire ;
« Mais il nous servit hier d’une collation
« Qui partoit d’un esprit de grande invention, etc.[57]. »

L’auteur espagnol ménage cet éclaircissement d’une façon plus digne, et beaucoup plus frappante par la situation : il amène d’un côté de la scène, au cloître de la Madeleine, don Beltran causant avec Juan de Sosa, tandis que de l’autre côté Garcia achève sur Tristan l’essai de ses inventions. Désabusé enfin, le père reste à la même place, lançant des regards courroucés à son fils qui s’approche, et qui subit pour la seconde fois une éloquente réprimande sur l’infamie de ses mensonges.

Corneille, on le sait, a attendu jusqu’ici pour faire élever la voix à son iratus Chremes, et dans cette belle interpellation : Êtes-vous gentilhomme[58] ? il préfère imiter d’abord la grave leçon de la deuxième journée dont nous avons parlé (XII) et qu’il a omise en son lieu. Le petit monologue : Ô vieillesse facile ! etc.[59], est librement imité de cet endroit de la troisième journée :

Válgame Dios ! Es posible
que á mi no me perdonaran
las costumbres deste mozo ?
Que aun á mi en mis propias canas
me mintiese al mismo tiempo
que riñéndoselo estaba ?…

Mais l’interpellation énergique transposée dans Corneille est marquée d’un ton plus irrité, au lieu du ton plutôt grave et triste qu’elle rend dans l’admonestation prudente d’où elle est reprise :

DON BELTRAN.

Sois caballero, García ?

DON GARCÍA.

Téngome por hijo vuestro.

DON BELTRAN.

Y basta ser hijo mio
para ser vos caballero ?

DON GARCÍA.

Yo pienso, señor, que sí.

DON BELTRAN.

Que engañado pensamiento !
Solo consiste en obrar
como caballero, el serlo.
Quién dió principio á las casas
nobles ? Los ilustres hechos
de sus primeros autores.
Sin mirar sus nacimientos,
hazañas de hombres humildes
honraron sus herederos.
Lugo en obrar mal ó bien
está el ser malo ó ser bueno.
Es asi ?

DON GARCÍA.

Es asi ?Que las hazañas
dén nobleza, no lo niego ;
mas no negueis que sin ellas
tambien la dá el nacimiento.

DON BELTRAN.

Pues si honor puede ganar
qui en nació sin él, no es cierto
que por el contrario puede
quien con él nació, perdello ?

DON GARCÍA.

Es verdad.

DON BELTRAN.

Es verdad.Luego si vos
obrais afrentosos hechos,
aunque seais hijo mio,
dejais de ser caballero :
luego si vuestras costumbres
os infaman en el pueblo,
no importan paternas armas,
no sirven altos abuelos.

« Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
« Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais[60]. »

Qué caballero, y qué nada !
Si afrenta al noble y plebeyo
solo el decirle que miente,
décid, qué será el hacerlo,
si vivo sin honra yo,
segun los humanos fueros,
mientras de aquel que me dijo
que mentia, no me vengo[61] ?

On voit combien est en général plus forte de style l’éloquence de Corneille, indépendamment du ton plus pressé que comporte ici la situation. De ce premier emprunt il passe à ceux que lui fournit dans l’original la réprimande actuelle :

Si algun cuidado amoroso
te obligó á que me engañaras,
qué enemigo te oprimia,
qué puñal te amenazaba,
sino un padre, padre al fin[62] ?

L’interlocution un peu plus fréquente où se mêle Cliton à demi-voix est de Corneille. Vient la demande de la main de Lucrèce, dont le Menteur atteste, toujours par erreur de nom, qu’il est amoureux, ce qui fut la cause de ses feintes aventures. Tout est imité ; en particulier ce beau mouvement : Tu ne meurs pas de honte[63]… quand Dorante invoque le témoignage de son valet à l’appui du sien.

DON BELTRAN.

No, no. Jesus ! Calla. En otra
habías de meterme. Basta.
Ya, si dices que esta es luz,
he de pensar que me engañas.

DON GARCÍA.

No, señor : lo que á las obras
se remite, es verdad clara ;
y Tristan, de qui en te fias,
es testigo de mis ansias.
Dílo, Tristan.

TRISTAN.

Dílo, Tristan.Si, señor :
lo que dice es lo que pasa.

DON BELTRAN.

No te corres desto ? Dí :
no te avergüenza que hayas
menester que tu criado
acredite lo que hablas ?

XIX.

Il resterait à comparer les deux dénoûments. Garcia ne ment plus dans le dénoûment espagnol, mais il est fourvoyé jusqu’au bout par sa première méprise, d’une manière qui nous semble amusante, dramatique et fort habilement combinée.

Dans la pièce française, Dorante est tiré de son erreur par un propos fortuit, quand Clarice dit devant lui à son amie : Lucrèce, écoute un mot[64]. Dès lors il fait soudain changement de front. Par une précaution trop visiblement artificielle de l’auteur, Dorante s’est avisé à part lui que Lucrèce vaut bien Clarice[65], et pour ne pas rester humilié des mépris de cette dernière, il se met à soutenir assez bassement qu’il a joué la comédie à son égard, et que la vraie Lucrèce a toujours eu son amour. Ce nouveau genre de mensonge n’a rien de l’inspiration comique des précédents : c’est une ressource d’amour-propre qui n’est point confondue comme il le faudrait, et qui profite à son hypocrisie. Tout se termine, nous sommes forcés de le dire, dans une indifférence générale du spectateur pour les personnages, surtout pour le principal, et la conclusion par un double mariage s’accomplit sommairement, à demi dissimulée derrière la coulisse.

Corneille s’applaudit, un, peu complaisamment, dans son Examen, d’avoir évité, par la conversion soudaine des sentiments de Dorante, ce qu’il y aurait eu de trop dur dans un mariage tragiquement imposé sous la menace d’être tué par son père[66]. Dans la roideur des formes françaises, la chose en effet aurait pu prendre ce tour désagréable ; mais la conclusion espagnole qui donne Lucrèce à Garcia ne laisse aucune impression bien fâcheuse, et présente au contraire un tableau original et supérieurement ordonné. Huit personnes au moins y sont amenées sur la scène sans aucune confusion, parce que le poëte espagnol peut faire converser séparément des groupes différents. Corneille n’osait faire usage de cette faculté sur son théâtre, et c’est probablement là le genre d’aparté qu’il n’aimait pas, et qu’il aurait voulu éviter[67].

Nous croyons donc devoir terminer cette étude par l’exposé de la dernière scène d’Alarcon, pour compléter un peu l’idée du modèle auquel Corneille renonçait malgré lui, après l’avoir si attentivement poursuivi, habilement imité, surpassé même quelquefois par la poésie du style. Le mérite de l’illusion et de la mise en scène devait rester à une comédie plus formée, plus savante, et moins gênée dans ses allures, telle qu’était alors la comédie espagnole par rapport à la nôtre.

XX.

La scène est un salon attenant à un jardin, chez Lucrèce.

Le seigneur de Luna, père de Lucrèce, dont on s’était passé jusqu’ici, ramène de la promenade son vieil ami don Sanche, l’oncle de Jacinte. On doit souper ensemble, et l’on cause tandis que les deux jeunes filles sont au jardin. On reçoit à cette heure inaccoutumée la visite de Juan de Sosa, pressé de montrer à don Sanche la nomination officielle qu’il a enfin reçue et qui doit assurer son bonheur. L’oncle de Jacinte accueille cette nouvelle avec joie et va dans le jardin en faire part à sa pupille.

Un motif grave amène également chez le seigneur de Luna Garcia et don Beltran, pressé de présenter son fils au père de Lucrèce.

Tandis que Garcia complimente Sosa sur le succès de ses vœux, peu de mots ont suffi aux deux vieillards pour tomber d’accord, et Luna s’empresse de tendre la main au jeune homme en s’engageant pour sa fille.

Une certaine anxiété se prolonge ainsi pour le spectateur, qui sait que Garcia, encore trompé dans sa démarche par un nom mal appliqué, ne songe en réalité qu’à Jacinte, l’accordée de Sosa.

En ce moment reviennent du jardin don Sanche et les jeunes filles. Jacinte reçoit le compliment de son amie, en souhaitant même fortune au penchant qu’elle lui connaît pour Garcia.

C’est là le moment d’un fort joli coup de théâtre.

Quand, d’un côté de la scène, le père de Lucrèce lui a assuré que Garcia, non marié à Salamanque, vient la demander, et qu’elle a consenti, don Sanche à haute voix invite les deux nobles prétendants à s’avancer vers leurs heureuses fiancées. « Maintenant, dit Garcia triomphant, le fait va justifier tout ce que j’ai dit de vrai. » Et là-dessus il s’avance vers Jacinte du même pas que Sosa. « Que faites-vous, Garcia ? lui dit celui-ci. Voilà Lucrèce. » Il se récrie ; il persiste un moment, et déclare que s’il a demandé l’une par erreur, c’est l’autre qu’il a aimée. Scandale et colère générale. Lucrèce atteste vivement la lettre où il s’engageait à elle d’une manière si peu équivoque ; don Beltran le fera périr de sa main s’il persévère dans cette nouvelle indignité ; le seigneur de Luna voudra laver dans son sang l’injure faite à sa fille. Juan de Sosa prie brièvement Jacinte de mettre un terme à tout cela, et elle se donne à lui. Dès lors Garcia n’a plus qu’à se rendre à la douce Lucrèce.

« À vous la faute, dit Tristan à demi-voix. Si vous aviez commencé par dire vrai, vous posséderiez Jacinte à cette heure. Plus de remède maintenant : consentez, et donnez la main à Lucrèce, qui est aussi une aimable fille.

Don Garcia. Allons, puisqu’il le faut ; je donne ma main.

Tristan. Cela vous apprendra ce qu’on gagne à mentir, et fera voir à l’Assemblée que dans la bouche du menteur d’habitude, la vérité devient suspecte. »

TRISTAN.

Tú tienes la culpa toda ;
que si al principio dijeras
la verdad, esta es la hora
que de Jacinta gozabas.
Ya no hay remedio : perdona,
y da la mano á Lucrecia,
que tambien es buena moza.

DON GARCÍA.

La mano doy, pues es fuerza.

TRISTAN.

Y aquí verás cuan dañosa
es la mentira ; y verá
el senado, que en la boca
del que mentir acostumbra,
es la verdad sospechosa.



L’intérêt qui s’attache à la pièce d’Alarcon et à un poëte de cet ordre dont le nom est presque dépourvu de tout renseignement biographique, nous porte à relever ici deux passages assez remarquables de cette comédie.

Le premier a déjà été signalé par un éditeur : c’est un éloge du roi Philippe III mêlé aux remontrances adressées par don Beltran à son fils : « Songez que vous vivez sous les yeux d’un roi si pieux et si accompli que vos travers ne peuvent trouver en lui de faiblesses qui servent à les excuser. » Cette phrase donnerait à la pièce une date antérieure à la mort de Philippe III, qui arriva en mars 1621.

L’autre passage appartient à la première scène. C’est un trait d’amère censure qui semble coïncider avec des manifestations assez vives de l’opinion publique survenues vers la fin de ce règne, et dont il est question dans le roman de Gil Blas, d’une manière qui ressemble fort à de l’histoire. C’est le moment de la chute du long ministère du duc de Lerme, faiblement continué par son fils le duc d’Uzède. Le Letrado, pour consoler don Beltran au sujet de son fils, lui dit qu’on peut tout espérer du séjour de la cour, d’une si grande école d’honneur, pour l’amendement du jeune homme. « Ah ! je suis presque tenté de rire à voir comme vous entendez la cour. Vraiment, il ne trouverait là personne pour lui enseigner à mentir ! Sachez bien qu’à la cour, si fort que soit en ce genre don Garcia, il trouvera des gens qui lui rendront chaque jour mille points en fait de mensonges. Quand on voit ici tel homme occupant un poste élevé, mentir en des affaires où il y va pour ses dupes de leur fortune et de leur honneur, combien un tel méfait n’est-il pas plus grave de la part de celui qui est offert à tout le royaume pour miroir et pour modèle… Mais quittons ce sujet… je me laisse aller à de médisants propos, etc.[68]. »

V.

Dans une de ses notes sur le Menteur (acte II, scène v), Voltaire mentionne comme étant une imitation de la comédie de Corneille, la pièce de Goldoni intitulée il Bugiardo[69]. Ce rapprochement n’est évidemment qu’une aimable flatterie, motivée par quelques relations de politesse qui s’étaient établies entre Voltaire et l’auteur italien. Les deux ouvrages diffèrent à un tel point l’un de l’autre par les circonstances de l’action, le genre, le ton, la manière, sans parler du talent, que toute comparaison est impossible. Pour montrer combien la distance est grande quant au genre et au ton, il nous suffira de dire que dans la comédie italienne, écrite en prose commune, le père du Menteur, le valet du Menteur, et un autre valet ou confident s’appellent Pantalone, Arlecchino et Brighella, noms de trois masques traditionnels, parlant tous le patois vénitien. Goldoni revendique à bon droit son originalité telle quelle dans un mot de préface, où, par un scrupule de délicatesse, il reconnaît d’une manière générale qu’il a fait quelques emprunts à la pièce française (il ne paraît pas avoir connu l’espagnole) : il a reproduit en effet les plaisantes inventions d’un mariage forcé, d’une femme enceinte, d’un adversaire tué en duel. Au lieu des tirades narratives, c’est en un menu dialogue qu’arrivent une à une toutes les fictions de ce Menteur. Les questions du bonhomme Pantalon en provoquent chaque circonstance successivement, et son jeu de scène devient ainsi le côté le plus plaisant du spectacle.

Du reste le tour honnête et assez sérieux des idées de Goldoni est marqué par son dénoûment. Le menteur Lélio, qu’il a rendu plus méprisable que séduisant, est à la fin chassé par la famille à laquelle il voulait s’allier, et rejeté par son père Pantalon Bisognosi, qui l’abandonne, en lui comptant sa légitime, aux poursuites d’une femme étrangère, qu’il a séduite et délaissée.

V.

  1. Voyez ci-dessus, p. 137.
  2. Voyez ci-dessus, p. 132-134.
  3. Voyez plus haut, p. 140, note 2.
  4. Voyez l’Examen, p. 137 et 138.
  5. C’est aujourd’hui la Calle Mayor.
  6. Nous adoptons l’orthographe des éditions modernes espagnoles.
  7. Acte I, scène i, vers 7.
  8. Ibidem, vers 90.
  9. Voyez ibidem, vers 102-104.
  10. Voyez acte I, scène ii, vers 105-152.
  11. Acte I, scène iii, vers 153 et suivants.
  12. Voyez ci-dessus, p. 137.
  13. Acte III, scène v, vers 1004.
  14. Acte I, scène iv, vers 197.
  15. Ibidem, vers 209.
  16. Voyez ibidem, vers 205 et suivants.
  17. Voyez acte I, scène v, vers 291 et suivants.
  18. Ibidem, vers 279 et 280.
  19. Acte I, scène vi, vers 323 et 324.
  20. Acte II, scène i, vers 383 et 384.
  21. Voyez ibidem, vers 389.
  22. Acte II, scène i, vers 398.
  23. Acte II, scène ii, vers 404 et suivants.
  24. Ibidem, vers 443 et 444.
  25. Ibidem, vers 448. Voyez aussi les vers 464 et 465.
  26. Voyez acte II, scène ii, vers 426 et suivants.
  27. Ibidem, vers 423.
  28. Ibidem, vers 450.
  29. Voyez ses notes sur la scène v du IIIe acte et sur le vers 955. La seconde de ces notes ne se trouve pas dans la première édition de son commentaire.
  30. Voyez acte II, scène iii, vers 469 et suivants.
  31. Voyez acte II, scène iii, vers 530.
  32. Ibidem, vers 474 et 534.
  33. Acte II, scène iii.
  34. Voyez ci-dessus, p. 244.
  35. Scène v.
  36. Scène iii.
  37. Acte II, scène v, vers 591-594.
  38. Voyez ibidem, vers 615.
  39. Acte II, scène v, vers 618 et 619.
  40. Ibidem, vers 638.
  41. Ibidem, vers 665-674.
  42. Acte II, scène vi, vers 686-705.
  43. Acte II, scène viii, vers 720-724.
  44. Comparez vers 769 et suivants.
  45. Acte III, scène ii
  46. Acte III, scène vi, vers 1079 et 1080.
  47. Acte IV, scène i, vers 1129, 1130, et scène iii, vers 1169, 1170.
  48. Voyez acte IV, scène i, vers 1120.
  49. Voyez ibidem, vers 1132 et suivants.
  50. Acte IV, scène ii, vers 1164.
  51. Acte II, scène v, vers 652.
  52. Acte IV, scène i, vers 1143 et 1144.
  53. Voyez acte IV, scène iv, vers 1227 et suivants.
  54. Ibidem, vers 1232.
  55. Acte IV, scène iv, vers 1254.
  56. Acte IV, scène v, vers 1260 et 1261.
  57. Acte V, scène i, vers 1478 et suivants.
  58. Acte V, scène iii, vers 1501.
  59. Acte V, scène ii.
  60. Acte V, scène iii, vers 1519 et 1020.
  61. Comparez vers 1523 et suivants.
  62. Comparez vers 1543 et suivants.
  63. Acte V, scène iii, vers 1581 et suivants.
  64. Acte V, scène vi, vers 1717.
  65. Voyez ibidem, vers 1724 ; et même acte, scène iv, vers 1620 et suivants.
  66. Voyez ci-dessus, p. 138.
  67. Voyez p. 137..
  68. À l’occasion de nos impartiales analyses, nous devons ajouter un mot sur une Histoire de la littérature dramatique des Espagnols, écrite en allemand, ouvrage très-utile et très-bien fait d’ailleurs, mais où sont prononcées contre le Menteur et le Cid de Corneille des censures fort injustes, d’un esprit exclusif, et qui supposent une étude trop incomplète. Voyez Geschichte der dramatischen Literatur und Kunst in Spanien, von Ad. Friedr. von Schack, tome II, p. 430 et p. 625.

    Le tome III du même ouvrage, que nous regrettons d’avoir lu trop tard, présente, au détriment de Corneille, d’autres injustices qui, ajoutées aux précédentes, feraient croire, tant elles marquent d’inattention et d’arbitraire, à une aveugle prévention, indigne d’un tel critique. L’une de ces erreurs (p. 373) consiste à supposer que le Cid est une imitation combinée ou compilation des deux modèles fournis concurremment à Corneille par Castro et par Diamante, erreur d’autant plus étrange qu’elle est avancée à titre de rectification d’un jugement tout contraire exprimé au tome II. En se rétractant ainsi, sur la foi d’un certain sentiment de l’originalité espagnole, singulièrement déçu cette fois, M. de Schack oublie de réfuter la preuve péremptoire, la preuve chronologique, qu’il avait si justement invoquée lui-même. Il se laisse prendre au piège d’un petit article inséré par Voltaire au tome II de la Gazette littéraire de l’abbé Arnaud, et montrant très-peu de confiance envers la critique de Voltaire, il se donne pour convaincu par celle de l’abbé Arnaud, qui n’est autre que Voltaire lui-même dans l’article en question. Mais, pour en finir avec Diamante, nous avons nous-même à rectifier la supposition que nous avons faite au tome III, p. 238, que sa pièce n’avait été imprimée qu’une fois au dix-septième siècle, en 1658-1659. Il faut joindre à cette édition celle qui est comprise dans ses deux volumes de Comédies, Madrid, 1670 et 1674.

    L’autre procédé, non moins arbitraire, regarde l’Héraclius. Pour maintenir en possession de la priorité l’Espagnol Calderon, qui a traité le même sujet dans son drame intitulé : En esta vida todo es verdad y todo mentira, M. de Schack (p. 177) antidate de vingt-sept ans la première publication de cette pièce, et la fait remonter à l’an 1637. Il est vrai qu’il se rétracte encore sur cette nouvelle erreur, et dans le même volume, p. 289 ; mais l’absence de toute date en sa faveur ne lui suffit pas pour renoncer à l’imputation de plagiat contre Corneille, et c’est ce dont nous aurons à parler au prochain volume.

    V.
  69. Le Menteur, le Hâbleur, représenté à Mantoue au printemps de 1750.