Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Acte V
ACTE V.
Scène première[1].
Je ne pouvois avoir rencontre plus heureuse
Pour satisfaire ici mon humeur curieuse.
Vous avez feuilleté le Digeste à Poitiers,
Et vu, comme mon fils, les gens de ces quartiers :
Ainsi vous me pouvez facilement apprendre
Quelle est et la famille, et le bien de Pyrandre.
Quel est-il, ce Pyrandre ?
Noble, à ce qu’on m’a dit, mais un peu mal en biens.
Il n’est dans tout Poitiers bourgeois ni gentilhomme
Qui, si je m’en souviens, de la sorte se nomme.
Vous le connoîtrez mieux peut-être à l’autre nom ;
Ce Pyrandre s’appelle autrement Armédon.
Aussi peu l’un que l’autre.
Cette rare beauté qu’en ces lieux même on prise[2] ?
Vous connoissez le nom de cet objet charmant
Qui fait de ces cantons le plus digne ornement ?
Croyez que cette Orphise, Armédon, et Pyrandre,
Sont gens dont à Poitiers on ne peut rien apprendre.
S’il vous faut sur ce point encor quelque garant…
Mais je ne sais que trop qu’il aime cette Orphise,
Et qu’après les douceurs d’une longue hantise,
On l’a seul dans sa chambre avec elle trouvé ;
Que par son pistolet un désordre arrivé
L’a forcé sur-le-champ d’épouser cette belle.
Je sais tout ; et de plus ma bonté paternelle
M’a fait y consentir, et votre esprit discret
N’a plus d’occasion de m’en faire un secret[3].
Quoi ! Dorante a fait donc un secret mariage[4] ?
Et comme je suis bon, je pardonne à son âge.
Qui vous l’a dit ?
Lui-même.
Il vous fera du reste un fidèle récit ;
Il en sait mieux que moi toutes les circonstances :
Non qu’il vous faille en prendre aucunes défiances ;
Mais il a le talent de bien imaginer,
Et moi, je n’eus jamais celui de deviner.
Vous me feriez par là soupçonner son histoire.
Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l’en croire ;
Mais il nous servit hier d’une collation[5]
Qui partoit d’un esprit de grande invention ;
Et si ce mariage est de même méthode,
La pièce est fort complète, et des plus à la mode.
Prenez-vous du plaisir à me mettre en courroux ?
Ma foi, vous en tenez aussi bien comme nous ;
Et pour vous en parler avec toute franchise,
Si vous n’avez jamais pour bru que cette Orphise,
Vos chers collatéraux s’en trouveront fort bien.
Vous m’entendez ? adieu : je ne vous dis plus rien.
Scène II.
Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
Dorante n’est qu’un fourbe ; et cet ingrat que j’aime,
Après m’avoir fourbé, me fait fourber moi-même ;
Et d’un discours en l’air qu’il forge en imposteur[6],
Il me fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’étoit peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité !
Scène III.
Êtes-vous gentilhomme ?
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Avec toute la France aisément je le croi.
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang[7] ?
J’ignorerois un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne ?
Où le sang a manqué, si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire ;
Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire[8] ;
Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi[9].
Moi ?
Souille honteusement ce don de la nature :
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire[10],
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque foiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?
Qui vous dit que je mens ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie ;
Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours.
Appelez la mémoire ou l’esprit au secours.
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu’un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu’un homme du tien débite impudemment ?
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit foible, et pour cervelle usée !
Mais dis-moi, te portois-je à la gorge un poignard ?
Voyois-tu violence ou courroux de ma part ?
Si quelque aversion t’éloignoit de Clarice,
Quel besoin avois-tu d’un si lâche artifice ?
Et pouvois-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
Consentoit à tes yeux l’hymen d’une inconnue ?
Ce grand excès d’amour que je t’ai témoigné
N’a point touché ton cœur, ou ne l’a point gagné :
Ingrat, tu m’as payé d’une impudente feinte,
Et tu n’as eu pour moi respect, amour, ni crainte.
Va, je te désavoue.
Eh ! mon père, écoutez.
Quoi ? des contes en l’air et sur l’heure inventés ?
Non, la vérité pure.
En est-il dans ta bouche ?
Voici pour votre adresse une assez rude touche.
Épris d’une beauté qu’à peine j’ai pu voir[11]
Qu’elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,
De Lucrèce, en un mot vous la pouvez connoître…
Dis vrai : je la connois, et ceux qui l’ont fait naître ;
Son père est mon ami.
Étant de ses regards charmé si puissamment,
Le choix que vos bontés avoient fait de Clarice,
Sitôt que je le sus, me parut un supplice ;
Mais comme j’ignorois si Lucrèce et son sort
Pouvoient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n’osai pas encor vous découvrir la flamme
Que venoient ses beautés d’allumer dans mon âme[12] ;
Et j’avois ignoré, Monsieur, jusqu’à ce jour
Que l’adresse d’esprit fût un crime en amour[13].
Mais si je vous osois demander quelque grâce,
À présent que je sais et son bien et sa race,
Je vous conjurerois, par les nœuds les plus doux
Dont l’amour et le sang puissent m’unir à vous,
De seconder mes vœux auprès de cette belle :
Obtenez-la d’un père, et je l’obtiendrai d’elle.
Tu me fourbes encor.
Croyez-en pour le moins Cliton que vous voyez :
Il sait tout mon secret.
Tu ne meurs pas de honte
Qu’il faille que de lui je fasse plus de conte[14],
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu’à toi !
Écoute : je suis bon, et malgré ma colère,
Je veux encore un coup montrer un cœur de père,
Je veux encore un coup pour toi me hasarder.
Je connois ta Lucrèce, et la vais demander ;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive…
Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.
Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas :
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais ;
Autrement, souviens-toi du serment que je fais :
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d’un père,
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
Rendra prompte justice à mon honneur perdu.
Scène IV.
Je crains peu les effets d’une telle menace.
Vous vous rendez trop tôt et de mauvaise grâce ;
Et cet esprit adroit, qui l’a dupé deux fois,
Devoit en galant homme aller jusques à trois :
Toutes tierces, dit-on, sont bonnes ou mauvaises[15].
Cliton, ne raille point, que tu ne me déplaises :
D’un trouble tout nouveau j’ai l’esprit agité.
N’est-ce point du remords d’avoir dit vérité ?
Si pourtant ce n’est point quelque nouvelle adresse,
Car je doute à présent si vous aimez Lucrèce,
Et vous vois si fertile en semblables détours,
Que, quoi que vous disiez, je l’entends au rebours.
Je l’aime, et sur ce point ta défiance est vaine ;
Mais je hasarde trop, et c’est ce qui me gêne.
Si son père et le mien ne tombent point d’accord,
Tout commerce est rompu, je fais naufrage au port.
Et d’ailleurs, quand l’affaire entre eux seroit conclue[16],
Suis-je sûr que la fille y soit bien résolue ?
J’ai tantôt vu passer cet objet si charmant :
Sa compagne, ou je meure ! a beaucoup d’agrément.
Aujourd’hui que mes yeux l’ont mieux examinée,
De mon premier amour j’ai l’âme un peu gênée[17] :
Mon cœur entre les deux est presque partagé,
Et celle-ci l’auroit s’il n’étoit engagé.
Et porter votre père à faire une demande[18] ?
Il ne m’auroit pas cru, si je ne l’avois fait.
Quoi ? même en disant vrai, vous mentiez en effet !
C’étoit le seul moyen d’apaiser sa colère.
Que maudit soit quiconque a détrompé mon père !
Avec ce faux hymen j’aurois eu le loisir
De consulter mon cœur, et je pourrois choisir.
Mais sa compagne enfin n’est autre que Clarice.
Je me suis donc rendu moi-même un bon office.
Oh ! qu’Alcippe est heureux, et que je suis confus !
Mais Alcippe, après tout, n’aura que mon refus.
N’y pensons plus, Cliton, puisque la place est prise.
Vous en voilà défait aussi bien que d’Orphise.
Reportons à Lucrèce un esprit ébranlé,
Que l’autre à ses yeux même avoit presque volé.
Mais Sabine survient.
Scène V.
En de si belles mains as-tu su la remettre ?
Oui, Monsieur, mais…
Quoi ? mais !
Elle a tout déchiré.
Sans lire ?
Sans rien lire.
Et tu l’as enduré ?
Elle me va chasser, l’affaire en est vidée.
Elle s’apaisera ; mais, pour t’en consoler,
Tends la main.
Eh ! Monsieur.
Je ne perds pas sitôt toutes mes espérances.
Comme ses déplaisirs sont déjà consolés,
Elle vous en dira plus que vous n’en voulez.
Elle a donc déchiré mon billet sans le lire[19] ?
Elle m’avoit donné charge de vous le dire ;
Mais, à parler sans fard…
Sait-elle son métier ?
Elle n’en a rien fait et l’a lu tout entier.
Je ne puis si longtemps abuser un brave homme.
Si quelqu’un l’entend mieux, je l’irai dire à Rome.
Elle ne me hait pas, à ce compte ?
Elle ? non.
M’aime-t-elle ?
Non plus.
Tout de bon ?
Tout de bon.
Aime-t-elle quelque autre ?
Encor moins.
Qu’obtiendrai-je ?
Je ne sais.
Mais enfin, dis-moi.
Que vous dirais-je ?
Vérité.
Je la dis.
Mais elle m’aimera ?
Peut-être.
Et quand encor ?
Quand elle vous croira.
Quand elle me croira ? Que ma joie est extrême !
Quand elle vous croira, dites qu’elle vous aime.
Je le dis déjà donc, et m’en ose vanter,
Puisque ce cher objet n’en sauroit plus douter :
Mon père…
La voici qui vient avec Clarice.
Scène VI.
Comme tu le connois, ne précipite rien.
Beauté qui pouvez seule et mon mal et mon bien…
On diroit qu’il m’en veut, et c’est moi qu’il regarde.
Quelques regards sur toi sont tombés par mégarde.
Voyons s’il continue.
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux !
Et que je reconnois par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d’absence !
Il continue encor.
Mais vois ce qu’il m’écrit.
Mais écoute.
Tu prends pour toi ce qu’il me dit.
Éclaircissons-nous-en. Vous m’aimez donc, Dorante ?
Hélas ! que cette amour vous est indifférente !
Depuis que vos regards m’ont mis sous votre loi…
Crois-tu que le discours s’adresse encore à toi ?
Je ne sais où j’en suis.
Oyons la fourbe entière.
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.
C’est ainsi qu’il partage entre nous son amour :
Il te flatte de nuit, et m’en conte de jour[21].
Vous consultez ensemble ! Ah ! quoi qu’elle vous die,
Sur de meilleurs conseils disposez de ma vie :
Le sien auprès de vous me seroit trop fatal :
Elle a quelque sujet de me vouloir du mal.
Ah ! je n’en ai que trop, et si je ne me venge…
Ce qu’elle me disoit est de vrai fort étrange.
C’est quelque invention de son esprit jaloux.
Je le crois ; mais enfin me reconnoissez-vous ?
Si je vous reconnois ! quittez ces railleries,
Vous que j’entretins hier dedans les Tuileries,
Que je fis aussitôt maîtresse de mon sort.
Pour une autre déjà votre âme inquiétée[22]…
Pour une autre déjà je vous aurois quittée ?
Que plutôt à vos pieds mon cœur sacrifié…
Bien plus, si je la crois, vous êtes marié.
Vous prenez du plaisir à m’entendre redire
Qu’à dessein de mourir en des liens si doux
Je me fais marié pour toute autre que vous[23].
Mais avant qu’avec moi le nœud d’hymen vous lie,
Vous serez marié, si l’on veut, en Turquie.
Mais enfin vous n’avez que mépris pour Clarice ?
Mais enfin vous savez le nœud de l’artifice,
Et que pour être à vous je fais ce que je puis.
Je ne sais plus moi-même, à mon tour, où j’en suis[26].
Lucrèce, écoute un mot.
Lucrèce ! que dit-elle ?
Vous en tenez, Monsieur : Lucrèce est la plus belle ;
Mai laquelle des deux ? J’en ai le mieux jugé,
Et vous auriez perdu si vous aviez gagé.
Cette nuit à la voix j’ai cru la reconnoître.
Clarice sous son nom parloit à sa fenêtre ;
Sabine m’en a fait un secret entretien.
Bonne bouche[27], j’en tiens ; mais l’autre la vaut bien ;
Et comme dès tantôt je la trouvois bien faite,
Mon cœur déjà penchoit où mon erreur le jette.
Ne me découvre point ; et dans ce nouveau feu
Tu me vas voir, Cliton, jouer un nouveau jeu.
Sans changer de discours changeons de batterie.
Quand tu lui diras tout, il sera bien surpris.
Comme elle est mon amie, elle m’a tout appris :
Cette nuit vous l’aimiez, et m’avez méprisée.
Laquelle de nous deux avez-vous abusée ?
Vous lui parliez d’amour en termes assez doux.
Moi ! depuis mon retour je n’ai parlé qu’à vous.
Vous n’avez point parlé cette nuit à Lucrèce ?
Vous n’avez point voulu me faire un tour d’adresse ?
Et je ne vous ai point reconnue à la voix ?
[28] ?
Nous diroit-il bien vrai pour la première foisPour me venger de vous j’eus assez de malice
Pour vous laisser jouir d’un si lourd artifice,
Et vous laissant passer pour ce que vous vouliez,
Je vous en donnai plus que vous ne m’en donniez.
Je vous embarrassai, n’en faites point la fine :
Choisissez un peu mieux vos dupes à la mine.
Vous pensiez me jouer ; et moi je vous jouois,
Mais par de faux mépris que je désavouois ;
Car enfin je vous aime, et je hais de ma vie
Les jours que j’ai vécus sans vous avoir servie[29].
Pourquoi, si vous m’aimez, feindre un hymen en l’air,
Quand un père pour vous est venu me parler ?
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre ?
Pourquoi, si vous l’aimez, m’écrire cette lettre ?
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j’ai moi-même enfin assez joué d’adresse :
Il faut vous dire vrai, je n’aime que Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe ? et peux-tu l’écouter ?
Quand vous m’aurez ouï, vous n’en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m’a fait pièce, et je l’ai su connoître ;
Comme en y consentant vous m’avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m’en suis vengé.
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries ?
Clarice fut l’objet de mes galanteries…
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur ?
Elle avoit mes discours, mais vous aviez mon cœur,
Où vos yeux faisoient naître un feu que j’ai fait taire,
Jusqu’à ce que ma flamme ait eu l’aveu d’un père :
Comme tout ce discours n’étoit que fiction,
Je cachois mon retour et ma condition.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.
Vous seule êtes l’objet dont mon cœur est charmé.
C’est ce que les effets m’ont fort mal confirmé.
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre ?
Après son témoignage il faudra consulter
Si nous aurons encor quelque lieu d’en douter.
Qu’à de telles clartés votre erreur se dissipe.
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe ;
Sans l’hymen de Poitiers il ne tenoit plus rien ;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien ;
Mais entre vous et moi vous savez le mystère.
Le voici qui s’avance, et j’aperçois mon père.
Scène VII.
Nos parents sont d’accord, et vous êtes à moi.
Votre père à Dorante engage votre foi.
Un mot de votre main, l’affaire est terminée[30].
Un mot de votre bouche achève l’hyménée.
Ne soyez pas rebelle à seconder mes vœux.
Êtes-vous aujourd’hui muettes toutes deux ?
Mon père a sur mes vœux une entière puissance.
Le devoir d’une fille est dans l’obéissance[31].
Venez donc recevoir ce doux commandement.
Venez donc ajouter ce doux consentement.
et Isabelle, et le reste rentre chez Lucrèce.)
Si vous vous mariez, il ne pleuvra plus guères.
Je changerai pour toi cette pluie en rivières.
Vous n’aurez pas loisir seulement d’y penser.
Mon métier ne vaut rien quand on s’en peut passer.
Comme en sa propre fourbe un menteur s’embarrasse !
Peu sauroient comme lui s’en tirer avec grâce.
Vous autres qui doutiez s’il en pourroit sortir,
Par un si rare exemple apprenez à mentir.
- ↑ Dans les éditions de 1644-56, cette scène a pour interlocuteurs GÉRONTE et ARGANTE (voyez les variantes des Acteurs, p. 140, note 1), et commence de la manière suivante :
ARG. La suite d’un procès est un fâcheux martyre.
GÉR. Vu ce que je vous suis, vous n’aviez qu’à m’écrire,
Et demeurer chez vous en repos à Poitiers ;
J’aurois sollicité pour vous en ces quartiers.
Le voyage est trop long, et dans l’âge où vous êtes,
La santé s’intéresse aux efforts que vous faites.
Mais puisque vous voici, je veux vous faire voir
Et si j’ai des amis, et si j’ai du pouvoir.
Faites-moi la faveur cependant de m’apprendre
[Quelle est et la famille et le bien de Pyrandre.]
ARG. [Quel est-il, ce Pyrandre ?] GÉR. Un de vos citoyens.— Dans un passage du Discours du poëme dramatique (tome I, p. 43), où Corneille parle de la nécessité de faire connaître, dès le premier acte, tous les acteurs qui devront paraître dans les suivants, il nous apprend en ces termes ce qui l’a déterminé à modifier ainsi cette scène : « Le plaideur de Poitiers (Argante), dans le Menteur, avoit le même défaut ; mais j’ai trouvé le moyen d’y remédier en cette édition, où le dénouement se trouve préparé par Philiste et non par lui. »
- ↑ Var. Cette rare beauté qu’ici mêmes on prise ?
Vous connoîtrez le nom de cet objet charmant,
Qui de votre Poitiers est l’unique ornement ? (1644-56)
Var. Cette rare beauté qu’ici même l’on prise ? (1660-64) - ↑ Var. [N’a plus d’occasion de m’en faire un secret.]
ARG. Quelque envieux sans doute avec cette chimère
A voulu mettre mal le fils auprès du père ;
Et l’histoire, et les noms, tout n’est qu’imaginé.
Pour tomber dans ce piège, il étoit trop bien né,
Il avoit trop de sens et trop de prévoyance.
À de si faux rapports donnez moins de croyance.
GÉR. C’est ce que toutefois j’ai peine à concevoir :
Celui dont je le tiens disoit le bien savoir,
Et je tenois la chose assez indifférente.
Mais dans votre Poitiers quel bruit avoit Dorante ?
ARG. D’homme de cœur, d’esprit, adroit et résolu ;
Il a passé partout pour ce qu’il a voulu.
Tout ce qu’on le blâmoit (mais c’étoient tours d’école),
C’est qu’il faisoit mal sûr de croire à sa parole,
Et qu’il se fioit tant sur sa dextérité,
Qu’il disoit peu souvent deux mots de vérité ;
Mais ceux qui le blâmoient excusoient sa jeunesse ;
Et comme enfin ce n’est que mauvaise finesse,
Et l’âge, et votre exemple, et vos enseignements,
Lui feront bien quitter ces divertissements.
Faites qu’il s’en corrige avant que l’on le sache :
Ils pourroient à son nom imprimer quelque tache.
Adieu : je vais rêver une heure à mon procès.
GÉR. Le ciel suivant mes vœux en règle le succès (a) ! (1644-56)
(a) Ce vers termine la scène dans les éditions indiquées. - ↑ Var. Quoi ! Dorante a donc fait un secret mariage ? (1660 et 63)
- ↑ Var. Mais il nous a servis d’une collation. (1660-64)
- ↑ Var. Et d’un discours en l’air, que forme l’imposteur,
Il m’en fait le trompette et le second auteur ! (1644-56) - ↑ Var. Ceux qui l’ont jusqu’à nous fait passer dans leur sang ? (1644-56)
- ↑ Var. Tout ce que l’un a fait, l’autre le peut défaire. (1644-56)
- ↑ Var. Tu n’es pas gentilhomme, étant sorti de moi. (1644 in-4o)
- ↑ Var. Est-il vice plus lâche, est-il tache plus noire. (1644-56)
- ↑ Var. Épris d’une beauté qu’à peine ai-je pu voir. (1644-56)
- ↑ Var. [Que venoient ses beautés d’allumer dans mon âme ;]
Et vous oyois parler d’un ton si résolu,
Que je craignis sur l’heure un pouvoir absolu :
Ainsi donc, vous croyant d’une humeur inflexible,
Pour rompre cet hymen, je le fis impossible ;
[Et j’avois ignoré, Monsieur, jusqu’à ce jour.] (1644 in-4o) - ↑ Var. Que la dextérité fût un crime en amour. (1644-64)
- ↑ Conte, compte. C’est l’orthographe constante de Corneille. Nous la conservons à la rime.
- ↑ « Cette plaisanterie est tirée de l’opinion où l’on était alors que le troisième accès de fièvre décidait de la guérison ou de la mort. » (Voltaire.)
- ↑ Var. Et qui sait si d’ailleurs l’affaire entre eux conclue
Rencontrera sitôt la fille résolue ? (1644-56) - ↑ Var. De ma première amour j’ai l’âme un peu gênée. (1644-63)
- ↑ Var. Et porter votre père à faire la demande ? (1644-56)
- ↑ Il y a dans les Plaideurs de Racine (acte II, scène vi) un vers presque semblable :
Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ? - ↑ Ces mots à Clarice et un grand nombre des indications semblables qui se trouvent dans cette scène (quatorze sur trente-cinq) manquent dans les deux éditions de 1644.
- ↑ Var. Il t’en conte de nuit, comme il me fait de jour. (1644-56)
- ↑ Var. Votre âme du depuis ailleurs s’est engagée.
DOR. Pour un autre déjà je vous aurois changée ? (1644-56) - ↑ Var. Je me fais marié pour tout (a) autre que vous.
CLAR. Et qu’avant que l’hymen avecque moi vous lie. (1644-56)
(a) Voyez plus haut la note du vers 1020. - ↑ Ici l’édition de 1682 porte aussi tout autre, pour toute autre.
- ↑ Var. Dites qu’avant qu’on puisse autrement m’engager. (1644)
Var. Dites qu’avant qu’on puisse autre part m’engager. (1648-56) - ↑ Var. Moi-mêmes, à mon tour, je ne sais où j’en suis. (1644-56)
- ↑ Exclamation qui indique l’heureux dénoûment d’une affaire. Elle a ici un sens ironique. Voyez le Lexique,
- ↑ Var. Vous diroit-il bien vrai pour la première fois ? (1644 in-4o)
- ↑ Var. Les jours que j’ai vécus (a) sans vous avoir servie. (1644-56)
(a) Les autres éditions portent ici, comme plus haut, vécu, sans accord. Voyez ci-dessus, p. 192, vers 950. - ↑ Var. Un seing de votre main, l’affaire est terminée. (1644-56)
- ↑ Au tome III, p. 296, nous avons rapproché ce vers et le suivant des vers 340 et 341 d’Horace.