Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910
PERSONNAGES
Un garde de la maréchaussée de France[8], La scène se passe à Paris, dans la maison de Célimène. |
ACTE I
Scène première
Et, quoique amis enfin, je suis tous des premiers…
J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.
Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements :
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent !
Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles[10],
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.
Quelques dehors civils que l’usage demande.
Ce commerce honteux de semblants d’amitié.
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ?
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?
À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?
Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint l’École des maris,
Dont…
Le monde par vos soins ne se changera pas :
Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez donne la comédie ;
Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…
Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants[12],
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l’injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.
Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue ;
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
À force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.
Et…
J’ai tort, ou j’ai raison.
Et peut, par sa cabale, entraîner…
Si les hommes auront assez d’effronterie,
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause[14].
Si l’on vous entendait parler de la façon.
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux[15] ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
D’où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible : elle a l’art de me plaire.
J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.
Vous croyez être donc aimé d’elle ?
Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.
D’où vient que vos rivaux vous causent de l’ennui ?
Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.
Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs :
Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.
Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour.
Pourrait…
Scène 2
Éliante est sortie, et Célimène aussi.
Mais, comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
Dans un ardent désir d’être de vos amis.
Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,
N’est pas assurément pour être rejeté.
Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que c’est à lui qu'on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :
C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.
Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi.
Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.
Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.
Et pour vous confirmer ici, mes sentiments,
Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
Et qu’en votre amitié je vous demande place.
Touchez là, s’il vous plaît ! Vous me la promettez,
Votre amitié ?
Mais l’amitié demande un peu plus de mystère ;
Et c’est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.
Et je vous en estime encore davantage.
Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;
Mais cependant je m’offre entièrement à vous.
S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;
Il m’écoute ; et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,
Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.
Veuillez m’en dispenser.
Si, m’exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir et me déguiser rien.
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
L’Espoir… Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
(À toutes ces interruptions il regarde Alceste.)
Et si du choix des mots vous vous contenterez.
Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.
L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps, notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir.
S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m’en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours[18].
Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.
Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;
Qu’il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu’on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s’expose à jouer de mauvais personnages.
Que j’ai tort de vouloir…
Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,
Qu’il ne faut que ce faible à décrier un homme,
Et qu’eût-on d’autre part cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés.
Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.
Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,
Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations ;
Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme,
Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur.
C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre[20].
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu’est-ce que Nous berce un temps notre ennui
Et que, Rien ne marche après lui ?
Que, Ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir ?
Et que, Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris ;
J’aime mieux ma mie, ô gué
J’aime mieux ma mie.
La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter…
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris,
J’aime mieux ma mie, o gué !
J’aime mieux ma mie.
Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.
(À Philinte, qui rit.)
Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
J’estime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants où chacun se récrie.
Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
Vous en composassiez sur la même matière.
Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.
Scène 3
Et j’ai bien vu qu’Oronte, afin d’être flatté…
ACTE II
Scène 1
De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Que vous avez voulu me ramener chez moi ?
Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme[25].
Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?
Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités ;
Et votre complaisance un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt[26],
Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave[27],
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret[28] ?
Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?
Et ne ménagez point un rival qui m’offense.
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.
Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?
Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
Soyez content.
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi[29].
Mon amour ne se peut concevoir ; et jamais
Personne n’a, madame, aimé comme je fais.
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur ;
Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur[30]
Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…
Scène 2
À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;
Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.
Et les précautions de votre jugement…
Scène 3
(Il témoigne s’en vouloir aller.)
Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.
Scène 4
(Basque donne des sièges, et sort.)
(À Alceste.)
Vous n’êtes pas sorti ?
Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?
Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.
La conversation prend un assez bon train.
Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
À force de façons, il assomme le monde :
Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille[32] aussi peu qu’une pièce de bois.
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
Son mérite jamais n’est content de la cour,
Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.
C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.
Qu’en dites-vous, madame ?
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots[33].
Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.
Il faut que le reproche à madame s’adresse.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre[34].
Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.
Et vous pouvez pousser contre moi la satire.
Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.
Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :
Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.
Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.
Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
À bien injurier les personnes qu’on aime.
Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime[35].
Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.
Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.
Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.
Scène 5
Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.
Avec du dor dessus[36].
Ou bien faites-le entrer.
Scène 6
Venez, Monsieur.
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance.
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
Je les trouve méchants.
Allons, venez.
De me faire dédire.
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
(À Clitandre et Acaste qui rient.)
Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
Où vous devez.
Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.
ACTE III
Scène 1
Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine ;
J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble, avec quelque raison ;
Et je crois par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser dans le monde une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
À juger sans étude et raisonner de tout ;
À faire aux nouveautés dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, et faire du fracas
À tous les beaux endroits qui méritent des has !
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi[37].
Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?
À pouvoir d’une belle essuyer la froideur.
C’est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
À brûler constamment pour des beautés sévères,
À languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
À chercher le secours des soupirs et des pleurs,
Et tâcher, par des soins d’une très longue suite,
D’obtenir ce qu’on nie à leur peu de mérite.
Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
Pour aimer à crédit et faire tous les frais.
Quelque rare que soit le mérite des belles,
Je pense, Dieu merci, qu’on vaut son prix comme elles ;
Que pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien ;
Et qu’au moins, à tout mettre en de justes balances,
Il faut qu’à frais communs se fassent les avances.
Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.
Que qui pourra montrer une marque certaine
D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
L’autre ici fera place au vainqueur prétendu,
Et le délivrera d’un rival assidu ?
Et du bon de mon cœur à cela je m’engage.
Mais, chut.
Scène 2
Savez-vous qui c’est ?
Scène 3
Et l’ardeur de son zèle…
Pour accrocher quelqu’un sans en venir à bout.
Elle ne saurait voir qu’avec un œil d’envie
Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
Et son triste mérite, abandonné de tous,
Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
Elle tâche à couvrir d’un faux voile de prude
Ce que chez elle on voit d’affreuse solitude ;
Et, pour sauver l’honneur de ses faibles appas,
Elle attache du crime au pouvoir qu’ils n’ont pas.
Cependant un amant plairait fort à la dame ;
Et même pour Alceste elle a tendresse d’âme.
Ce qu’il me rend de soins outrage ses attraits ;
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
Et son jaloux dépit, qu’avec peine, elle cache,
En tous endroits sous main contre moi se détache.
Enfin je n’ai rien vu de si sot à mon gré ;
Elle est impertinente au suprême degré,
Et…
Scène 4
Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.
(Clitandre et Acaste sortent en riant.)
Scène 5
Madame, l’amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et comme il n’en est point de plus grande importance
Que celles de l’honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,
Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse,
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée :
Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence.
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
Et ce sage dehors, que dément tout le reste ?
Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle,
Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
Mais elle a de l’amour pour les réalités.
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.
Ces avis mutuels seraient mis en usage ;
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.
Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces :
L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir[39] ;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
Les vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.
De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine,
Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger
À quel prix aujourd’hui on peut les engager ?
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?
On ne s’aveugle point par de vaines défaites ;
Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants :
Et de là nous pouvons tirer des conséquences
Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances,
Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
Pour les petits brillants d’une faible victoire ;
Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
De traiter pour cela les gens de haut en bas.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que l’on a des amants quand on en veut avoir.
Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
Et sans…
Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
Si mon carrosse encor ne m’obligeait d’attendre.
Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir.
Scène 6
Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
Soyez avec madame ; elle aura la bonté
D’excuser aisément mon incivilité.
Scène 7
Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
En vérité, les gens d’un mérite sublime
Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
Je voudrais que la cour, par un regard propice,
À ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux
Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.
Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
Qu’ai-je fait, s’il vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi ?
N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
Et le mérite enfin, que vous nous faites voir
Devrait…
De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
D’avoir à déterrer le mérite des gens.
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême,
Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits
Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.
Tout est d’un grand mérite également doué ;
Ce n’est plus un honneur que de se voir loué :
D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n’a point à louer les vers de messieurs tels,
À donner de l’encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Que cette personne est, madame, votre amie ?
De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.
Et de pareils avis obligent un amant.
Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme[40]
Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.
Mais votre charité se serait bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
De l’infidélité du cœur de votre belle ;
Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
ACTE IV
Scène 1
Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
« Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
Que lui fait mon avis, qu’il a pris de travers ?
On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières,
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de cœur,
Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie. »
Où s’est avec effort plié son sentiment,
C’est de dire, croyant adoucir bien son style :
« Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l’incline.
N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.
Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois, qu’il n’en est rien.
Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,
Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi.
Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.
Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
Elle pouvait sur moi, madame, retomber !
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment[41].
Scène 2
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.
Les vices odieux des âmes les plus basses !
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…
à Éliante.
C’est de sa trahison n’être que trop certain,
Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui,
Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle ;
C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l’assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
On fait force desseins qu’on n’exécute pas :
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.
Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
Et je me punirais de l’estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
Scène 3
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?
À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux :
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?
J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.
Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?
Du crime dont vers moi son style vous accuse !
Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?
Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…
Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !
De me justifier les termes que voici.
Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.
Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
à Célimène.
Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
À vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité !
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux,
L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle ?
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère ;
Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté ;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée ;
À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
Et si de me trahir il aura la noirceur.
Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Me préserve le ciel que vous ayez matière…
Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.
Scène 4
Qu’as-tu ?
Veux-tu parler ?
Si tu ne veux, maraud, t’expliquer autrement.
Un papier griffonné d’une telle façon,
Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon[44].
C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
Mais le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.
Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?
Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
Est venu vous chercher avec empressement,
Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle ?
Et que d’être arrêté le sort vous y menace.
Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?
Et courez démêler un pareil embarras.
Ait juré d’empêcher que je vous entretienne ;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
De vous revoir, madame, avant la fin du jour.
ACTE V
Scène 1
Rien de ce que je dis ne peut me détourner ;
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur et les lois ;
On publie en tous lieux l’équité de ma cause,
Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
Cependant je me vois trompé par le succès,
J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et, non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur[45] !
Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
À qui je n’ai fait rien qu’être sincère et franc,
Qui me vient malgré moi d’une ardeur empressée,
Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
Et parceque j’en use avec honnêteté
Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.
Et tout le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Ce que votre partie ose vous imputer
N’a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
On voit son faux rapport lui-même se détruire,
Et c’est une action qui pourrait bien lui nuire.
Il a permission d’être franc scélérat ;
Et, loin qu’à son crédit nuise cette aventure,
On l’en verra demain en meilleure posture.
Au bruit que contre vous sa malice a tourné ;
De ce côté déjà vous n’avez rien à craindre :
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
Il vous est en justice aisé d’y revenir,
Et contre cet arrêt…
Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse ;
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus ?
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?
Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu d’équité,
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
Des moyens d’exercer notre philosophie :
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et, si de probité tout était revêtu,
Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui ;
Et, de même qu’un cœur d’une vertu profonde…
En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire :
De ce que je dirais je ne répondrais pas,
Et je me jetterais cent choses sur les bras.
Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
Il faut qu’elle consente au dessein qui m’amène ;
Je vais voir si son cœur a de l’amour pour moi ;
Et c’est ce moment-ci qui doit m’en faire foi.
Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.
Et je vais obliger Éliante à descendre.
Scène 2
Madame, vous voulez m’attacher tout à vous.
Il me faut de votre âme une pleine assurance :
Un amant là-dessus n’aime point qu’on balance.
Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende,
De le sacrifier, madame, à mon amour,
Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.
Vous à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?
Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un ou l’autre ;
Ma résolution n’attend rien que la vôtre.
Et sa demande ici s’accorde à mon désir.
Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène ;
Mon amour veut du vôtre une marque certaine :
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment d’expliquer votre cœur.
Partager de son cœur rien du tout avec vous.
Et que vous témoignez tous deux peu de raison !
Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce n’est pas mon cœur maintenant qui balance :
Il n’est point suspendu sans doute entre vous deux,
Et rien n’est si tôt fait que le choix de nos vœux ;
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
À prononcer en face un aveu de la sorte :
Je trouve que ces mots qui sont désobligeants,
Ne se doivent point dire en présence des gens.
Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière ;
Et qu’il suffit enfin que de plus doux témoins[46]
Instruisent un amant, du malheur de ses soins.
J’y consens pour ma part.
C’est son éclat surtout qu’ici j’ose exiger,
Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde est votre grande étude :
Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
Il faut vous expliquer nettement là-dessus ;
Ou bien pour un arrêt je prends votre refus :
Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit tout le mal que j’en pense.
Et je lui dis ici même chose que vous.
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
J’en vais prendre pour juge Éliante, qui vient.
Scène 3
Par des gens dont l’humeur y paraît concertée.
Ils veulent l’un et l’autre, avec même chaleur,
Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur,
Et que, par un arrêt qu’en face il me faut rendre,
Je défende à l’un d’eux tous les soins qu’il peut prendre.
Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.
Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.
Scène 4
Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.
Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue :
Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
Et l’amitié passant sur de petits discords,
J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre ?
Et je ne doute pas que sa civilité
À connaître sa main n’ait trop su vous instruire.
Mais ceci vaut assez la peine de le lire.
« Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n’ai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n’y a rien de plus injuste ; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte…
Il devrait être ici.
» Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et, depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai jamais pu prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis…
C’est moi-même, messieurs, sans nulle vanité.
» Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée. Pour l’homme aux rubans verts…
- (À Alceste.)
À vous le dé, monsieur.
» Pour l’homme aux rubans verts[47], il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme au sonnet[48]…
- (À Oronte.)
Voici votre paquet.
» Et pour l’homme au sonnet, qui s’est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l’on m’entraîne ; et que c’est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu’on goûte, que la présence des gens qu’on aime.
Me voici maintenant, moi.
» Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j’aurais de l’amitié. Il est extravagant de se persuader qu’on l’aime, et vous l’êtes de croire qu’on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en être obsédée. »
D’un fort beau caractère on voit là le modèle,
Madame, et vous savez comment cela s’appelle.
Il suffit. Nous allons l’un et l’autre, en tous lieux,
Montrer de votre cœur le portrait glorieux.
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
Et je vous ferai voir que les petits marquis
Ont, pour se consoler, des cœurs de plus haut prix.
Scène 5
Et votre cœur, paré de beaux semblants d’amour,
À tout le genre humain se promet tour à tour !
Allez, j’étais trop dupe, et je vais ne plus l’être ;
Vous me faites un bien, me faisant vous connaître :
J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez,
Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
(À Alceste.)
Monsieur, je ne fais plus d’obstacle à votre flamme,
Et vous pouvez conclure affaire avec madame.
Scène 6
Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;
(montrant Alceste.)
Mais, monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,
Un homme, comme lui, de mérite et d’honneur,
Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
Devait-il…
Vider mes intérêts moi-même là-dessus,
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
Mon cœur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
Il n’est point en état de payer ce grand zèle ;
Et ce n’est point à vous que je pourrai songer,
Si, par un autre choix, je cherche à me venger.
Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
Si de cette créance il peut s’être flatté.
Le rebut de madame est une marchandise
Dont on aurait grand tort d’être si fort éprise.
Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut.
Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
Et je brûle de voir une union si belle.
Scène 7
Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
Ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
Et puis-je maintenant… ?
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment sans doute est raisonnable ;
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,
Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, j’y consens.
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?
(À Éliante et à Philinte.)
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encor tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.
(à Célimène.)
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains
Et que dans mon désert où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
Il peut m’être permis de vous aimer encore.
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
Et l’hymen…
Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
Scène dernière
Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité ;
De vous depuis longtemps je fais un cas extrême ;
Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,
Ne se présente point à l’honneur de vos fers ;
Je m’en sens trop indigne, et commence à connaître
Que le ciel pour ce nœud ne m’avait point fait naître ;
Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
Que le rebut d’un cœur qui ne vous valait pas ;
Et qu’enfin…
Ma main de se donner n’est pas embarrassée ;
Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
Qui, si je l’en priais, la pourrait accepter.
L’un pour l’autre à jamais garder ces sentiments !
Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ;
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.
Pour rompre le dessein que son cœur se propose.
- ↑ Acteurs de la troupe de Molière :
Molière - ↑ La Thorillière
- ↑ Du Croist
- ↑ Armande Béjart, femme de Molière
- ↑ Mademoiselle De Brie
- ↑ Mademoiselle du Parc
- ↑ La Grange
- ↑ De Brie
- ↑ Béjart
- ↑ M. Saint-Marc Givardin, à propos de ces vers, a remarqué que Molière paraît s’être souvenu d’un passage de la Mère coquette de Quinault, jouée deux ans avant le Misanthrope. Voici le passage de Quinault :
Estimez-vous beaucoup l’air dont vous affectez
D’estropier les gens par vos civilités,
Ces compliments de main, ces rudes embrassages,
Ces saluts qui font peur, ces bonjours à gourmades ?
Ne reviendrez-vous point de toutes ces façons ?
- ↑ Ce n’est pas des hommes qu’Alceste est ennemi, mais de la méchanceté des uns, et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens…
(Jean-Jacques Rousseau.) - ↑ Timon Atheniensis dictus μισάνθρωπος interrogatus cur omnes homines odio prosequeretur : Malos, inquit, merito odi, cæteros ob id odi, quod malos non oderint. (Erasmi apophtegmata.) — La misanthropie était, à ce qu’il paraît, assez fréquente dans l’antiquité ; Platon en parle en ces termes, qui s’appliquent assez bien à Alceste : « La misanthropie, dit Platon, vient de ce qu’après s’être beaucoup trop fié, sans aucun examen, à quelqu’un, et l’avoir cru tout à fait sincère, honnête, et digne de confiance, on le trouve peu de temps après méchant et infidèle, et tout autre encore dans une autre occasion ; et lorsque cela est arrivé à quelqu’un plusieurs fois, et surtout relativement à ceux qu’il aurait crus ses plus intimes amis, après plusieurs mécomptes, il finit par prendre en haine tous les hommes, et ne plus croire qu’il y air rien d’honnête dans aucun d’eux. »
- ↑ Variante : Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien
- ↑ Quelque tour qu’on donne à la chose, ou celui qui sollicite un juge l’exhorte à remplir son devoir, et alors il fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes, et alors il veut le séduire, puisque toute acception de personnes est un crime dans un juge, qui doit connaître l’affaire et non les parties, et ne voir que l’ordre et la loi ; or, je dis qu’engager un juge à faire une mauvaise action, c’est la faire soi-même, et qu’il vaut mieux perdre une cause juste, que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net ; il n’y a rien à répondre.
(Jean-Jacques Rousseau.) - ↑ Variante : Vous avez pris chez lui ce qui charme vos yeux.
- ↑ Ce vers est devenu proverbe.
- ↑ Variante : Morbleu ! vil complaisant, vous louez des sottises ?
- ↑ On croit ce sonnet de Benserade.
- ↑ Rousseau reproche au Misanthrope de ne pas dire crûment du premier mot à Oronte que son sonnet ne vaut rien ; et il ne s’aperçoit pas que, chaque fois qu’Alceste répète : Je ne dis pas cela, il dit en effet tout ce qu'on peut dire de plus dur ; en sorte que, malgré ce qu’il croit devoir aux formes, il s’abandonne à son caractère dans le temps même où il croit en faire le sacrifice. Rien n’est plus naturel et plus comique que cette espèce d’illusion qui se fait, et Rousseau l’accuse de fausseté dans l’instant où il est le plus vrai ; car qu’y a-t-il de plus vrai que d’être soi-même en s’efforçant de ne pas l’être ?
(La Harpe.) - ↑ Ce passage offre la critique d’une manie de faire de mauvais vers et de les publier. Ils croyaient, comme le dit de Visé, que leur naissance devait les excuser lorsqu’ils écrivaient mal ; et ils se consolaient en disant : Cela est écrit cavalièrement.
- ↑ On a beaucoup disputé sur le sens de cette expression. Les uns veulent que ce soit : bon à serrer, loin du jour, dans les tiroirs d’un cabinet (sorte de meuble alors à la mode) ; les autres prennent le mot dans un sens moins délicat, et qui s’est attaché à ce vers, devenu proverbe. Je crois que Molière a cherché l’équivoque. Et qu’on ne dise pas que la grossièreté du second sens est indigne d’Alceste ; Alceste est poussé à bout ; et lui, qui ne s’est pas refusé tout à l’heure une mauvaise pointe sur la chute du sonnet, ne paraît pas homme à refuser à sa colère un mot à la fois dur et comique, bien que d’un comique trivial. C’est justement cette trivialité qui fait rire, par le contraste avec le rang et les manières habituelles d’Alceste.
(F. Génin.) - ↑ Variante : Je me passerai bien que vous les approuviez.
- ↑ Prononcer prenez l’un peu moins haut.
- ↑ Nous remarquerons, à propos de cette scène, que Molière est le premier de nos écrivains dramatiques qui ait transporté sur le théâtre la critique littéraire. Il continue ici la tâche qu’il a entreprise dans les Précieuses et les Femmes Savantes.
- ↑ Dans la première scène de l’acte premier, Alceste dit à Philinte :
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dés qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers.
Ainsi Alceste a montré à son ami les mêmes délicatesses qu’il laisse voir tel à sa maîtresse.
(Aimé Martin.) - ↑ Scarron, dans sa nouvelle tragi-comique, Plus d’effets que de paroles, dit, en parlant du prince de Tarente : « Il s’était laissé croître l’ongle du petit doigt de la gauche jusqu’à une grandeur étonnante, ce qu’il trouvait le plus galant du monde. »
(Bret.) - ↑ Hauts-de-chausses taillés d’après une mode allemande.
(Ménage.) - ↑ Ce passage, qui peint si bien l’influence des futilités sur le cœur des femmes, a trouvé de nos jours un gracieux écho dans ces vers d’un de nos poètes les plus aimables et les plus aimés :
Et si d’aventure on s’enquête
Qui m’a valu telle conquête,
C’est l’allure de mon cheval,
- Un compliment sur sa mantille,
- Et des bonbons à la vanille
- Par un beau soir de carnaval.
- (Alfred de Musset.)
- ↑ M. Aimé Martin a remarqué, à propos de ce passage, que Molière ne fait que traduire en vers cette confidence qu’il adressait à Chapelle, en parlant de sa femme : « Si vous saviez ce qu’elle me fait souffrir, vous auriez pitié de moi. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien en son absence qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on ne saurait dire m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas là le dernier point de la folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse sans pouvoir en triompher, etc. » (La Fameuse Comédienne, ou Intrigues de Molière et de sa femme, p. 39 ; Mémoires de Grimarest, p. 31 et 54.)
- ↑ Avant Molière, on n’avait présenté l’amour sur la scène qu’à l’espagnole, c’est-à-dire, comme une vertu héroïque qui grandit les personnages. C’est ainsi que Corneille l’a employé dans le Cid, dans Cinna, partout. Molière le premier, d’après sa triste expérience, a peint l’amour comme une faiblesse d’un grand cœur. De là des luttes qui peuvent s’élever jusqu’au tragique ; et Molière y touche dans la scène du billet : Ah ! ne plaisantes pas ; il n’est pas temps de rire, etc.
Racine tira de cette admirable scène une importante leçon. Il n’avait encore donné que la Thébaïde et Alexandre, et, dans ces deux pièces, il avait traité l’amour suivant le procédé de Corneille ; mais, après avoir vu le Misanthrope, il rompis sans retour avec l’amour romanesque, et abandonna la convention pour la nature, que Molière lui avait fait sentir. Un an juste après le Misanthrope parut Andromaque, qui commence l’êre véritable du génie de Racine. Il y a plus : la position de Pyrrhus et d’Hermione n’est pas sans analogie avec celle d’Alceste et de Célimène. Quand Voltaire dit : « C’est peut-être à Molière que nous devons Racine, » il ne songeait qu’aux encouragements pécuniaires* et aux conseils dont le premier aida le second ; mais ce mot peut encore être vrai dans un sens plus étendu.- (F. Géniu.)
- ↑ Le Comte de Saint-Gilles, suivant les commentateurs.
- ↑ C’est-à-dire, qu’elle remue. Dans l’édition de 1682, on lit cette variante :
Qu’elle s’émeut autant qu’une pièce de bois.
(Voir F. Génin, Lexique, au mot Grouiller.) - ↑ Variante : On voit qu’il se fatigue à dire de bons mots.
- ↑ Ce passage fut appliqué, lors des premières représentations de la pièce, au duc de Montausier, l’un des auteurs de la Guirlande de Julie, et des visiteurs assidus de l’hôtel de Rambouillet.
- ↑ Cette tirade est imitée, ou plutôt traduite librement du quatrième livre de Lucrèce ; on sait que Molière, élève de Gassendi, avait essayé de traduire le poète philosophe. Il ne conserva guère de son travail que les vers récités par Éliante dans le deuxième acte du Misanthrope. Le poète romain ne consacre que quelques traits à chacun de ses tableaux ; il entremêle sa poésie de phrases grecques, dont le laconisme était expressif pour les Romains, accoutumés à leur emploi. Lucrèce indique sa pensée sans la développer. Molière, libre dans son imitation, n’a pris que les traits convenables à son sujet. L’interprète de Lucrèce, M. de Ponderville, soumis à une plus rigoureuse exactitude, a reproduit ainsi ce passage justement célèbre :
Chacun de son idole ennoblit les défauts.
On compare à Minerve un regard louche et faux.
La malpropre, sans art aime à paraître belle ;
La bavarde est un feu qui toujours étincelle ;
La muette devient la timide pudeur ;
Un teint brun, de l’amour nous révèle l’ardeur.
La naine, en abrégé, des grâces est rivale ;
La maigre est, dans son port, la biche du Ménale.
Une haute stature a de la dignité ;
Et le nez court promet l’ardente volupté.
Dans l’étique langueur le plaisir se devine ;
La bègue a dans sa voix une grâce enfantine.
L’embonpoint monstrueux ne rappelle-t-il pas
De l’auguste Cérès les robustes appas ?
Une lèvre épaissie est le trône de rose
Où vole le baiser, où l’amour se repose.
J’ajouterais encore à ces malins tableaux,
Si le temps qui s’enfuit ne brisait mes pinceaux. - ↑ Cette jaquette à grandes basques était l’uniforme des exempts des maréchaux. On sait que le tribunal des maréchaux connaissait des querelles d’honneur qui éclataient entre gentilshommes.
- ↑ Suivant M. Aimé Martin, ce portrait d’Acaste, tracé par lui-même, n’est autre que le portrait du duc de Lauzun.
- ↑ Arsinoé est la peinture frappante et admirable d’une classe de femme très nombreuse alors. Dans un temps où les tartuffes étaient puissants, les prudes devaient abonder. Il y a bien près de l’hypocrite en religion à l’hypocrite en vertu. Une femme longtemps adonnée aux plaisirs du monde et qui les voyait s’enfuir loin d’elle, pour paraître y renoncer de plein gré, se jetait dans la dévotion, fulminait contre les moindres écarts de celles que son exemple avait naguère entraînées, et semblait frémir à l’idée seule d’étourderies qu’elle ne commettait plus faute de complices.
(Taschereau.) - ↑ N’est pas un si grand cas dans le sens de : n’est pas une si grande chose.
- ↑ Sur ce passage, voici la remarque de Voltaire :
« Il faut dire toute mon amie qu’elle est, et non pas toute mon amie elle est. Et je la nomme ; cet et est de trop. Je la nomme est vicieux ; le terme propre est je la déclare ; on ne peut nommer qu’un nom : je le nomme grand, vertueux, barbare ; je le déclare indigne de mon amitié. »
(Mélanges, t.III, p. 228.)
Il est manifeste que Voltaire n’a pas saisi le sens de ce passage. Il a supposé une inversion très dure, et compris : Elle est toute, c’est-à-dire, tout à fait, mon amie, et je la nomme indigne d’asservir, etc. ; tandis que le sens véritable est celui-ci : Toute mon amie qu’elle est, elle est (et je ne crains pas de la nommer, et je le dis tout haut), elle est indigne, etc.
Il est probable que Voltaire avait sous les yeux un texte mal ponctué.
(F Génin.) - ↑ Le caractère de Philinte a été attaqué avec beaucoup de sévérité par Jean-Jacques, qui ne voit dans ce personnage « qu’un des ces honnête gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parcequ’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parcequ’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain, sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui. » M. Aimé Martin, en rapportant ce passage, dit avec raison qu’une aussi injuste critique n’a pas besoin d’être réfutée.
- ↑ Ce vers et les cinq précédents sont empruntés à Don Garcia de Navarre. La scène suivante est également empruntée à la même pièce.
- ↑ Si l’on s’en rapporte au pamphlet intitulé la Fameuse Comédienne, ou Histoire des intrigues amoureuses de Molière, le poète n’aurait fait que transporter ici une scène de son intérieur. Un abbé de Richelieu avait, pour se venger, fait tenir à Molière un billet écrit par sa femme au comte de Guiche. Molière, qui tenait en main les preuves de l’infidélité, eut une explication à la suite de laquelle il fut si convaincu de la vertu et de la sincérité de sa femme, qu’il lui fit mille excuses de son emportement.
- ↑ Variante : Il faudrait, pour le lire, être pis que démon.
- ↑ Ceci fait allusion à une indigne supercherie imaginée par les nombreux ennemis de Molière. La représentation des trois premiers actes du Tartufe à la cour ayant effrayé bon nombre de gens, on fit courir dans Paris, sous le nom de Molière, un libelle infâme. On espérait par là faire suspendre la nouvelle pièce.
- ↑ Témoin est ici pour témoignage.
- ↑ À cette époque les jeunes seigneurs se paraient, comme les dames, de nœuds de rubans, et cette parure féminine entrait même dans leur toilette militaire. Aujourd’hui, cette brillante toilette qui marque le siècle est négligée par les acteurs qui jouent les rôles d’Oronte, d’Acaste et de Clitandre ; mais pour que ces mots, l’homme aux rubans verts, conservent leur application, Alceste paraît avec un nœud de cette couleur attaché à son épaule. Ainsi le Misanthrope, dont l’habit doit être simple et modeste, est le seul qui se présente avec des rubans. Un semblable contre-sens suffirait pour faire sentir la nécessité de rétablir les costumes.
(Aimé Martin.)
- ↑ Variante : L’homme à la veste, etc.