Le Mystère de Quiberon/12

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 166-182).



CHAPITRE XI

Distribution des armes. — Ardeur des chouans. — Tactique de d’Hervilly. — Raisons de cette tactique ; instructions de l’agence de Paris à d’Hervilly et aux chefs royalistes. — Refus d’autoriser la marche en avant. — Conflit d’autorité entre Puisaye et d’Hervilly. — Premiers succès des chouans ; concours des populations. — Mouvement contrarié par les mesures de d’Hervilly. — Offensive reprise par les républicains. — Singulière inaction de Hoche. — Prise du fort Penthièvre et occupation de la presqu’île par les royalistes.

Cependant on n’avait pu refuser des armes à cette multitude, qui en avait vu opérer le débarquement. Onze mille fusils furent distribués. En comptant les contingents chouans déjà équipés, le nombre des insurgés prêts à entrer en campagne se trouva de quinze mille.

Avec ces volontaires pleins d’ardeur, Puisaye voulait se jeter en avant ; il se faisait fort d’entraîner toute la population valide de la province, qui, depuis longtemps préparée et organisée, n’attendait qu’un signal, pendant que les troupes déjà réunies s’empareraient, par une brusque attaque, de Vannes et de Rennes, laissées à peu près sans défense. Maître alors de toute la contrée et secondé par une puissante diversion qui lui était promise du côté de la Vendée, il serait en mesure de marcher sur Paris, à la tête d’une armée formidable, que grossirait en route le concours assuré de l’Anjou, du Maine et de la Normandie[1].

Tel était le plan concerté dès le principe pour l’expédition. La pacification de La Jaunaye aurait pu en déranger les combinaisons, mais la déception qui s’en était suivie, rendait de nouveau disponibles tous les concours sur lesquels on avait compté. Les principaux chefs des Chouans se joignaient à Puisaye pour en réclamer l’exécution. « Toute la Bretagne est avec nous, — disait Tinténiac, Cadoudal, Bois-Berthelot, — marchez seulement et vous verrez. »

Cela ne faisait pas l’affaire de d’Hervilly.

Il avait reçu de nouvelles instructions qui confirmaient et précisaient ce qu’on attendait de lui.

Elles étaient datées de Paris, du 26 juin :


« Au nom de Sa Majesté Louis XVIII, roi de France et de Navarre, de présent à Vérone, et en celui de S. A. R. Monsieur, comte d’Artois, lieutenant général du royaume, le comité royal de Paris, d’accord avec le Conseil des princes, croit devoir, dans les circonstances actuelles, donner à M. le comte d’Hervilly, commandant les troupes de débarquement à bord de l’escadre de Sa Majesté Britannique, les instructions suivantes auxquelles il se conformera :

» 1° M. le comte d’Hervilly, qui connaît beaucoup mieux que M. de Puisaye, les intentions des émigrés, s’attachera à ne pas compromettre la vie de ces gentilshommes dans des marches à travers le pays insurgé.

» 2° La commission que le gouvernement anglais lui a donnée n’étant peut-être pas assez explicite, le Conseil des princes nous autorise à la développer, en tant que besoin serait. M. le comte d’Hervilly ne doit agir que sous sa responsabilité personnelle, veiller à ce qu’aucune trahison ne vienne le surprendre et à ne s’avancer que lorsqu’il sera assuré du concours de tous.

» 3° Pour laisser à M. de Puisaye le temps de développer ses plans, que tout porte à croire hostiles au rétablissement de la branche aînée des Bourbons, M. d’Hervilly se tiendra sur une réserve prudente et ne risquera rien sans avoir mûrement réfléchi.

» 4° Le succès de ses démarches dépend du plus profond secret.

» Au nom du Conseil de l’agence royale.


» Signé : Brottier. »

Le même jour, l’ordre suivant était expédié à tous les chefs royalistes :

« Paris, 26 juin 1795. — Au nom du Roi[2], il vous est enjoint de ne vous soulever que lorsque vous recevrez une nouvelle commission du Conseil des princes. Ce serait exposer le pays que vous commandez et vous-mêmes, à de graves inconvénients, que d’outrepasser l’ordre ci-joint.

» Au nom du Conseil de l’agence royale.


» Signé : Brottier. »

Ces dépêches sont de véritables chefs-d’œuvre de perfidie. Chaque mot cache un sous-entendu qui mériterait un commentaire. Développer une commission, insuffisamment explicite, pour inciter un major général à usurper les pouvoirs du commandement supérieur, est une trouvaille de rédaction ; mais que dire des habiles détours employés pour indiquer discrètement le point principal sur lequel il faut contrecarrer les plans du général en chef. Ces plans paraissent hostiles au rétablissement de la branche aînée des Bourbons, c’est-à-dire à la proclamation de Louis XVIII. M. d’Hervilly, qui connaît beaucoup mieux les intentions des émigrés, c’est-à-dire le mot d’ordre de Vérone, veillera à ce qu’aucune trahison ne vienne le surprendre, c’est-à-dire à ce que Louis XVII ne soit pas proclamé, et ne s’avancera que lorsqu’il sera assuré du concours de tous, c’est-à-dire lorsque, par l’effet des manœuvres activement poursuivies, on aura obtenu partout la proclamation de Louis XVIII.

On voit que Puisaye ne se trompait pas lorsqu’il écrivait dans ses Mémoires : « Je ne pus me refuser à l’idée que tout ce que j’éprouvais était le résultat d’un plan concerté d’avance et que d’Hervilly agissait en vertu d’ordres secrets. »

Pour rester dans la prudente réserve prescrite, sans enfreindre le secret recommandé, d’Hervilly ergotait, alléguait des règles de guerre méthodique, inventait des prétextes, refusait de permettre une marche aventureuse tant qu’on n’aurait pas assuré les derrières de l’armée et une base de retraite par l’occupation de Quiberon. À cette objection, Cadoudal et Mercier-la-Vendée firent une réponse bien simple ; ils offrirent d’aller sur l’heure enlever d’assaut le fort Penthièvre. D’Hervilly refusait, non sans hauteur.

Stupéfaits d’une telle attitude, ces hardis et loyaux chefs de partisans donnaient un libre cours à leur indignation et les explications prenaient bientôt une telle tournure que le marquis de Contades se voyait obligé d’intervenir pour empêcher la discussion d’aboutir à une rupture violente.

D’Hervilly pourtant ne cédait pas.

Ne pouvant produire les instructions de l’agence royale, il exhibait les pouvoirs qui lui donnaient, au nom du gouvernement anglais, « l’entière disposition et autorité sur tout ce qui était à sa solde », et s’en appuyait pour se prétendre « responsable de tout ce qui lui avait été confié ».

Puisaye ripostait en produisant de son côté les pouvoirs qu’il avait « pour commander, surveiller et diriger la conduite de l’entreprise, employer les troupes de concert avec telles personnes qui pourraient le joindre, agir contre les troupes de ceux qui exerçaient alors le gouvernement de la France, de la manière qui pourrait paraître la plus propre à ramener le rétablissement de l’ordre et d’un bon gouvernement dans ce pays ». Il faisait remarquer de plus que les royalistes et leurs chefs ne se résoudraient jamais à recevoir les ordres d’un commandant non pourvu d’une commission des princes français. Enfin il faisait valoir que la place de maréchal général des logis, dont était pourvu d’Hervilly « seconde place dans les armées, qui n’est qu’une commission et non un grade », supposait nécessairement la subordination à un général en chef[3].

Trancher le différend se trouva impossible. Le commodore Warren ne put que faire partir en toute hâte un cotre pour porter en Angleterre une lettre de Puisaye, contenant ses plaintes contre les prétentions de d’Hervilly et la demande d’une décision pour prononcer entre eux.

Mais, dès ce moment, l’unité de commandement était détruite et toutes les chances favorables d’une action rapide étaient déplorablement compromises.

Les troupes bretonnes s’agitaient et murmuraient hautement. Accourus à la première annonce des secours promis pour l’exécution des grands projets mystérieusement colportés et commentés depuis huit ou dix mois dans les pardons et dans les veillées, les rudes gars du Morbihan taxaient de « feignants[4] » ces brillants officiers et ces régiments superbes qui semblaient dédaigner de se joindre à eux, leur marchandaient les munitions et leur refusaient même des ordres de marche.

Déjà, sans attendre la fin du débarquement, Tinténiac, avec ses Chouans, avait pris sur lui d’attaquer le poste de Sainte-Barbe qui commandait la presqu’île. Il l’avait trouvé défendu par huit à neuf cents hommes sous les ordres de l’adjudant général Romand, mais l’avait enlevé après une assez vive résistance et un combat à la bayonnette, puis, appuyé par Cadoudal, Mercier et Allègre, avait poursuivi et dispersé les républicains, après leur avoir tué près de deux cents hommes. Leur commandant, abandonné par eux, avait erré longtemps avant de rentrer à Auray.

Le comte de Vauban avait été envoyé à trois lieues vers le nord, au village de Ploemel, avec quatre mille paysans et les quatre-vingts officiers sans troupes.

Enfin, on se décida à un mouvement en avant ; mais dans le sens des plans de d’Hervilly, c’est-à-dire uniquement pour couvrir l’établissement dans la presqu’île.

En conséquence, Vauban se porta à Mendon, à cinq lieues de la côte ; Bois-Berthelot occupe, à droite, la hauteur de Locmaria, en avant d’Auray, et Tinténiac prend position à gauche devant le bourg de Landevant. Une réserve était établie en potence entre Plouharnel et Saint-Michel.

Tinténiac s’empare de vive force de Landevant et Bois-Berthelot se rend maître d’Auray.

La ligne s’étend alors sur un front de quatre lieues environ, fermant l’espace compris entre deux bras de mer assez profonds, la rivière d’Auray à l’est et la rivière d’Étel à l’ouest et coupant par ses deux ailes, la grande route de Vannes à Lorient.

L’effet de ces premiers succès fut énorme. Dès le premier moment, Hoche a fait évacuer tous les petits postes entre Lorient et la Vilaine. Les autorités et les administrations civiles se sont retirées en toute hâte à Hennebont et à Lorient. Celles de Vannes même ont précipitamment quitté la ville, sur l’avis suivant de Hoche :


« Il pourrait être infiniment dangereux pour vous de rester dans la place, qui, d’ailleurs, n’est susceptible d’aucune défense. Je vous invite à faire évacuer les caisses, les papiers de vos administrations et à suivre de vos personnes la garnison, dans le cas où elle effectuerait sa retraite, ce à quoi elle sera contrainte si l’ennemi se présente en force[5]. »

Les populations, au contraire, manifestent avec empressement les dispositions les plus favorables à l’armée royale. Dès l’entrée de Dubois-Berthelot[sic] à Auray, un bataillon de cinq cents volontaires s’est formé spontanément pour marcher avec lui. De Lorient, un des notables habitants est venu au camp de Vauban déclarer que la ville avait une grande confiance en M. de Puisaye et n’hésiterait pas à se joindre à lui s’il était en état de la défendre contre la vengeance républicaine. De Belle-Isle, de partout, arrivent de pareils encouragements et de pareilles offres de concours.

Pour tirer parti de ces bonnes dispositions et des avantages obtenus, pour prendre, par une rapide offensive, possession de toute la contrée, effectivement abandonnée par les républicains, les chefs royalistes demandaient quelques renforts de troupes de ligne et de l’artillerie. Pour se maintenir au moins dans les positions importantes conquises, ils réclamaient seulement quatre cents hommes et quelques pièces de canon. À cette dernière demande, énergiquement formulée par Puisaye, d’Hervilly feint de consentir. Il envoie à Mendon le régiment de la Marine et deux canons, mais avec l’ordre incroyable de revenir le lendemain matin : « Ce qui, — constate Vauban, — fit beaucoup plus mauvais effet que si aucun renfort n’eût été envoyé. » D’Hervilly s’obstinait dans son parti pris de rendre impossible toute marche en avant. Il fit plus : comme s’il eût voulu rompre toute communication entre ses troupes et les corps bretons, il fit, — sans motif plausible, avoue Chasle de La Touche, — évacuer Carnac, Plouharnel, Sainte-Barbe et toute la ligne en avant de la falaise, pour concentrer tous les régiments soldés dans la presqu’île.

Il faut avouer que, si son but était d’empêcher le soulèvement des populations préparé par Puisaye et de décourager les connivences qu’il prétendait avoir, — et qu’il avait — dans le camp républicain, sa tactique ne pouvait être meilleure.

Les positions occupées n’étaient plus tenables pour les corps chouans, à peine organisés et nullement aguerris, laissés ainsi en l’air, à six lieues de tout soutien et de tout ravitaillement.

Hoche s’était décidé à reprendre l’offensive.

Son attitude pendant les premiers jours reste cependant hésitante et équivoque. Le 28, il s’est avancé du côté d’Auray, mais sans se laisser voir. Le 29, il a fait marcher deux ou trois mille hommes sur la route de Vannes à Auray, mais avec défense d’entrer dans Auray ; et quant à lui, il s’est porté sur la hauteur de Baden, « d’où l’on découvre l’escadre anglaise et Carnac », comme un homme qui attendrait un signal, ou peut-être un message secret, puis s’est retiré, « après s’être assuré qu’il n’existait pas de camp ». Cette pointe, assez singulière, donna lieu de la part de ses subordonnés, à des commentaires qu’il se crut obligé de démentir[6].

Le lendemain 30, Landevant, du côté de Lorient, est attaqué et repris par le général républicain Josnet La Violais. La division de Chouans commandée par Tinténiac, quoique soutenue par un renfort amené par Vauban, avait très mal défendu une position assez forte : premier effet du découragement qui devait bientôt se manifester avec plus de violence.

Pendant ce temps, du côté de Vannes, le général Valletaux avait ouvert le feu contre Auray et l’avait réoccupé.

Vauban, qui avait pu, à grand-peine, rejoindre sa division à Mendon, se porte rapidement au secours de son aile droite, qu’il suppose établie sur la hauteur de Locmaria, point de concentration désigné à l’avance et faisant face à l’armée républicaine, qu’il aperçoit arrêtée dans la plaine et semblant hésiter à poursuivre la retraite des Chouans. Il s’avance alors pour la prendre en flanc, et la voit se retirer sans résistance et se renfermer dans Auray.

Rassuré temporairement de ce côté, Vauban se retourne vers sa gauche débandée, se jette sur les républicains de Josnet La Violais, éparpillés par l’ardeur de la poursuite. Pendant cette marche, un sergent chouan de son avant-garde, traversant son village, trouve sa vieille mère, sa sœur, sa femme et ses deux petits enfants massacrés par les républicains à coups de baïonnettes. Cet homme, fou de douleur et d’exaspération, fait mettre ces malheureuses victimes devant la porte de sa maison, exposées aux regards de ses camarades qui le suivent. À ce spectacle, aux clameurs des femmes qui crient vengeance, l’ardeur des royalistes se double de colère ; ils rejoignent les républicains et les attaquent avec furie. Les républicains surpris, s’arrêtent, essaient de se rallier ; une lutte acharnée s’engage ; pendant trois heures on se bat corps à corps ; enfin les républicains cèdent ; ils ont perdu douze ou quinze cents morts et sept à huit cents prisonniers ; ils se sauvent en désordre dans toutes les directions.

La division de Tinténiac était délivrée. Vauban se reporte vers Locmaria, qu’il croit toujours occupé par son aile droite ; mais il apprend qu’elle a rétrogradé jusqu’à une lieue en arrière et que son commandant, Dubois-Berthelot, blessé, s’est fait transporter à Quiberon. Il prend alors le parti de se poster au village de Ploemel, où il est rejoint par la presque totalité de la division Tinténiac.

Tout cela s’était passé sans qu’il fût fait un mouvement par les trois ou quatre mille hommes retirés dans Auray, non plus que par les autres troupes qui se trouvaient à portée, sous les ordres directs de Hoche. C’est sans doute pour expliquer cette inaction et pour répondre à des reproches reçus ou pressentis, que ce général, dans sa dépêche de ce jour adressée au gouvernement, glisse ces mots : « Mon dessein est de ne point avoir d’affaires particulières ; elles aguerriraient les Chouans ; mais bien une action générale, dans laquelle les troupes déploieront sans doute leur vaillance accoutumée. »

La garnison républicaine de Quiberon, composée de quelques centaines d’hommes répartis dans les divers postes, se trouvait comme bloquée dans la presqu’île. Depuis le jour où le projet de débarquement n’avait pu faire de doute, ce résultat devait être considéré comme inévitable ; et pendant les quatre ou cinq jours perdus par d’Hervilly en explorations dans la baie, le temps avait été donné à Hoche de pourvoir aux renforcements indispensables, ou tout au moins, au ravitaillement. Rien n’avait été fait. Cette garnison était sans pain. Dès le lendemain du débarquement, elle en était à manger de l’avoine. Elle était forcément condamnée à se rendre.

La presqu’île représente assez bien un bateau couché sur le flanc, dont la proue allongée regarderait le large dans la direction de l’île de Houat, au Sud-Est, et dont la poupe, très amincie, toucherait au Nord, l’extrémité étroite d’une langue de terre ayant sa base entre Carnac et Sainte-Barbe. Cette langue de terre a une lieue de long à peu près. Du fort Penthièvre, placé sur une petite falaise, à l’étranglement de la pointe nord, au fort du Conguet qui domine la pointe du large, la presqu’île a une longueur d’un peu plus de deux lieues ; sa largeur est, presque uniformément, de trois kilomètres environ.

Le 30 juin, l’escadre anglaise vint se ranger à portée de canon et ouvrit le feu contre les forts Penthièvre, Roh-Brennie et Bey-Rohu. Les forts ripostèrent, mais il ne paraît pas que, de part ni d’autre, cette canonnade ait eu des effets très meurtriers. On dirait presque qu’il s’agissait d’un simulacre. Ceci se passait le lendemain même du jour où Hoche s’était tenu à son observatoire de Baden. Ce combat d’artillerie ne fut repris ni le 1er ni le 2 juillet.

Le commandant de Quiberon, qui avait envoyé à Lorient demander des vivres, vit revenir, ce même jour du 30, un officier chargé par le représentant Topsent, d’informer la garnison « que si elle pouvait tenir cinq ou six jours, elle serait débloquée ». Mais pour tenir, il fallait des vivres ; on n’en envoyait pas. Un arrêté fut alors pris pour réquisitionner les grains chez les habitants aisés. Mais — chose singulière, — il ne fut pas mis à exécution.

Dans la matinée du 3, d’Hervilly s’avance par la falaise, à la tête de 1500 hommes, jusqu’au pied du fort Penthièvre. D’autres troupes débarquent à Bey-Rohu et sur divers points. On ne voit pas que les royalistes aient rencontré la moindre résistance. Le commandant républicain Delise, s’est porté au centre de la presqu’île, à Saint-Pierre, pour ramener tous ses petits postes au fort Penthièvre (fort Sans-Culotte). Il y reçoit, presque au même instant, un parlementaire débarqué au Port-Haliguen, porteur d’une sommation, et une ordonnance du sous-commandant laissé à la garde du fort Penthièvre, lui apportant communication d’une sommation qu’il a reçue de son côté et de la réponse par lui faite. Cette réponse, sous des protestations de résolution irréductible, laisse clairement apercevoir la disposition à capituler.

Delise réunit un conseil de guerre pour décider ce que comporte la situation et s’y rend, accompagné du parlementaire, qui est revenu avec un autre : c’étaient M. de Damas et M. d’Hervilly lui-même. Après une discussion, qui paraît avoir été assez longue, la garnison se rend à discrétion.

Dans un mémoire justificatif qu’il fit parvenir au gouvernement de Tsvistock (Angleterre), le 12 messidor an IV, Delise a cherché à se rendre intéressant, en se plaignant d’un prétendu manque de foi commis par les parlementaires, qui auraient profité des négociations pour envahir la presqu’île et cerner le conseil de guerre. Ce mémoire, plein de contradictions flagrantes et d’allégations manifestement inexactes, ne résiste sur aucun point au plus simple examen. Il résulte de tous les documents, qu’aucune résistance n’était réellement possible. D’Hervilly paraît s’être montré d’abord disposé à discuter les termes d’une capitulation ; mais Puisaye, jugeant la situation telle qu’elle était, s’opposa à ce qu’on admît aucunes conditions.

La divergence qui s’accuse ici sur un point spécial entre les deux chefs, en sens inverse de ce qu’on devait attendre de leurs caractères respectifs, semble, au premier abord, inexplicable. La raison en apparaît avec une vraisemblance frappante, si l’on veut la chercher dans l’ordre d’idées qui règle la conduite de chacun d’eux, depuis le débarquement et qui la règlera encore dans la suite. Tout s’enchaîne alors d’une façon remarquable.

Puisaye a lancé une proclamation au nom de Louis XVII ; Ellison a fait une sommation au même nom. Si les Chouans, qui n’écoutent que Puisaye, remportent un avantage marqué, ce sera au nom de Louis XVII ; et cette cause y gagnera d’être posée devant le pays et devant l’Europe, dans des conditions qui ne souffriront plus d’atteinte. C’est pourquoi d’Hervilly s’est opposé le premier jour, à l’entreprise que voulaient tenter contre le fort Penthièvre, Cadoudal et Mercier. C’est pourquoi aussi, dans la circonstance présente, d’Hervilly a hâte d’accepter n’importe quelle capitulation, pourvu qu’elle lui fournisse l’occasion de mettre en avant le nom de Louis XVIII. Au dernier moment, Puisaye, réduit à un rôle expectant, trouve pourtant un prétexte pour l’arrêter, en exigeant le summum de ce qu’autorisent les usages de guerre. Il se trouve que l’ennemi est réduit à se rendre sans conditions[7].

La garnison du fort est prisonnière de guerre. Dans les troupes qui la composent, se trouvent deux ou trois compagnies provenant de l’ancien régiment de la Reine ; elles reconnaissent plusieurs de leurs anciens officiers et s’enrôlent dans le régiment d’Hervilly. Le reste est conduit sur les vaisseaux pour être transporté en Angleterre.

Aussitôt, la flotte débarque tout ce qui reste de son matériel. Des magasins sont établis ; un parc d’artillerie est installé à Portivy, centre de la presqu’île, et des cantonnements sont assignés. Tous les régiments qui occupent la ligne extérieure sont rappelés et toutes les troupes soldées sont concentrées dans la presqu’île. Le fort Penthièvre reçoit une garnison ; par une fatale inspiration, c’est aux transfuges qui viennent de s’enrôler, que d’Hervilly confie la garde de ce poste, qui est la clef de la position. Des retranchements palissadés sont construits pour barrer le passage, accessible aux basses mers, entre le fort et la baie.

Toutes les dispositions prises, telles que si la conquête et l’occupation de cette langue de terre eussent été le but de l’expédition, supposent évidemment chez d’Hervilly, l’intention de se tenir là, sans rien entreprendre, jusqu’à l’arrivée des renforts promis et surtout d’attendre quelque chose qui vienne dissiper ses embarras.


  1. On sait quelles circonstances retardèrent la prise d’armes de la Vendée. Mais la rupture de la pacification coïncida précisément, à quelques jours près, avec le débarquement de Quiberon : Charette avait lancé le 26 juin, son appel aux armes. Si la marche en avant des Bretons n’eût pas été arrêtée, comme on le verra, les opérations eussent été combinées. Quant aux provinces normandes, on a vu plus haut ce que dit Vauban. Elles se seraient soulevées sans aucun doute aussitôt que la Vilaine aurait été franchie. — À cette époque, un mouvement assez grave se produisit à Rouen, aux cris de Vive Louis XVII. (Voir Moniteur du 11 thermidor, compte rendu de la séance du 6 thermidor.)
  2. Pour les simples chefs auxquels on n’avait pas à demander usurpation de pouvoirs formelle, on n’usait pas d’autant de circonlocutions. Il y avait cependant un point particulièrement délicat : obéiraient-ils tous à un ordre donné au nom du roi Louis XVIII ? On se tirait d’embarras en donnant l’ordre au nom du roi, tout court. La différence entre les deux dépêches du même jour, est remarquable.
  3. Il faut remarquer l’absurde fausseté de la situation. Logiquement, d’Hervilly n’avait qu’à produire les instructions de l’agence ; ou, mieux encore, l’agence aurait dû faire retirer à Puisaye les pouvoirs qu’il tenait des princes. Cette façon ténébreuse de procéder accuse avec une force invincible, le caractère inavouable des considérations auxquelles on obéissait.
  4. Ce nom de feignants est resté dans les souvenirs des gens du pays.
  5. Voici un document qui prouve que la façon d’agir de Hoche n’était pas sans étonner et inquiéter les républicains zélés : « Communication du directoire du département du Morbihan aux districts, 10 messidor (28 juin) — Nous vous remettons, citoyens, la copie d’un arrêté au sujet de la fatale déclaration du général Hoche, qu’il nous a arrachée hier soir, en présence de toutes les autorités constituées de la commune de Vannes, convoquées à l’assemblée. »
    Voici un autre document qui montre avec quel extraordinaire sans-gêne, Hoche savait travestir les faits au besoin. Le 13 messidor, il écrit à Grenot, représentant en mission : « … deux ou trois mille Chouans vinrent entourer nos postes établis sur la côte, et ceux-ci durent se faire jour à travers, pour regagner Auray, qu’on évacua le lendemain, sans consulter ni les administrations du département, ni les officiers généraux. » (Rousselin, Vie de Hoche, t. 2, p. 181.)
  6. Voir Lettre de Hoche aux officiers municipaux de Vannes, du 13 messidor (Ier juillet). — Append. n° 13.
  7. Il est bien probable que le seul avantage que put prendre d’Hervilly, fut tout au plus d’éviter que la reddition fut faite formellement au nom de Louis XVII. Il serait vraiment trop invraisemblable qu’il eût agi au nom de Louis XVIII au fort Penthièvre, au moment même où, dans le camp royaliste et dans toute la province, était publiée la proclamation de Puisaye, au nom de Louis XVII.